Ildegarde

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Silvio PELLICO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MON ILDEGARDE est encore un de ces cantiques que j’avais conçus dans des années bien éloignées ; et déjà elle était achevée en grande partie, et honorée des suffrages bienveillants de notre Monti et de Byron. Ces essais ont été perdus avec d’autres papiers, dans des circonstances douloureuses : j’ai tenté de refaire, dix ans après, la même composition, quoique je sache bien qu’il est difficile de retrouver, dans un âge avancé, les inspirations heureuses de la jeunesse.

 

 

 

 

 

ILDEGARDE

 

 

 

Pars bona mulier bona.

ECCLI. c. XXVI, 3.

 

 

« Pourquoi diriges-tu toujours ton regard vers le château du superbe Irnand, ô Camille ?

– Chère épouse ; je l’ai beaucoup aimé ; et, dans ces jours de neige abondante, je me rappelle toujours les plaisirs de notre enfance, où, tantôt avec la permission de son père et du mien, tantôt sortis furtivement du château, nous nous rencontrions sur la rive du Pellice glacé, et là nous glissions des heures entières, nous riions, nous nous agacions, nous nous battions et nous tombions sur la glace ; puis, le front souvent couvert de sang ou de tumeurs, nous retournions à la maison gais et triomphants ; alors, si le visage de l’un de nous portait l’empreinte d’une chute, son père lui demandait : « As-tu pleuré ? » Et le blessé répondait : « Non. » Et, à cette réponse, le vieillard le prenait dans ses bras et le baisait, en louant l’amour des dangers et le joyeux mépris d’un mal qui ne blesse que le corps et ne peut rien sur l’âme de l’homme courageux.

« Un jour, comme maintenant, la neige de décembre tombait à larges flocons ; tous deux, loin des regards de nos parents et de nos serviteurs, nous descendîmes chacun notre colline et nous nous réunîmes aux glaces chéries. Nous avions beaucoup glissé, beaucoup folâtré ; nous avions joué à qui jetterait de petites boules de neige durcies par la compression, vers différents buts éloignés, sur les hauteurs ou dans les précipices, en poussant de grands cris de joie, que répétaient fortement les échos. Pressés moins par la fatigue que par la faim, nous nous embrassons, et chacun, en aspirant au souper, remonte ses coteaux.

» De temps en temps, nous nous retournions pour nous regarder, et lorsque, déjà bien loin l’un de l’autre, nous ne pouvions plus nous apercevoir, nous nous saluions encore longtemps par des cris affectueux. On entendait ces cris des deux châteaux, et ma mère se levait, et tremblante se montrait au balcon de la tour, incertaine s’ils étaient poussés par la joie ou par la douleur.

» Ah ! ce soir-là, en effet, les adieux d’Irnand se changent tout à coup en cris d’effroi : « Au loup ! au loup ! » répétait-il avec l’accent du désespoir. Je l’entends ; je me représente le péril de mon ami ; une sueur froide me saisit. Rapide, je redescends les collines ; je traverse le Pellice glacé ; dans une inquiétude affreuse, je grimpe sur les monts opposés, et j’appelle : « Mon Irnand !... mon Irnand !... »

» Il était monté sur un orme. En un clin d’œil il est descendu près de moi. Mais le loup retourne sur ses pas et s’avance vers nous. Nous montons tous deux sur un arbre, et très-longtemps nous sommes forcés de rester dans cet abri ; car la bête ne cessait de rôder autour de nous.

» Oh ! comme sur cet arbre mon tendre compagnon me tenait étroitement dans ses bras en me reprochant ma hardiesse ! Il disait qu’il avait crié si fort Au loup ! au loup ! dans l’espoir que j’eusse pu fuir plus vite et éviter une aussi fatale rencontre. « Et au lieu de cela, imprudent, répétait-il sans cesse, tu risques inutilement une vie si chère pour secourir ton ami, ou pour te faire broyer avec lui sous d’horribles dents ! »

» En parlant ainsi, il pleurait ; et moi je pleurais aussi. Oh ! comme nous sentions que nous nous aimions ! Avec quelle sincérité nous assurions, nous protestions que nous aurions volontiers donné notre vie l’un pour l’autre.

» Enfin nous voyons, du haut de notre arbre, des torches ardentes descendre çà et là des collines. C’était le père d’Irnand, c’était mon père, qui venaient avec leurs serviteurs à la recherche de leurs chers enfants égarés. À l’approche du monde, le loup se retira ; et nous, nous descendîmes joyeux de l’arbre hospitalier, et, gambadant sur la neige, nous courûmes à la rencontre de nos pères, racontant avec un intarissable babil, moi, la peur que j’avais eue de perdre mon bien-aimé Irnand, lui, ma témérité, et la preuve qu’elle lui donnait de ma courageuse amitié. Oh ! quelle soirée de bonheur ! quels éloges les deux pères prodiguaient à notre affection fraternelle ! Comme Irnand se montrait fier de moi et moi de lui !

» Les jours heureux de notre enfance s’écoulaient ainsi, embellis par mille petites aventures, qui nous assuraient tous deux de notre fidélité mutuelle, de notre amitié généreuse !... Et ce lien si étroit qui unissait les deux âmes les plus sincères, le temps devait le briser !... »

Ainsi gémit le chevalier Camille. Et Ildegarde à la chevelure noire, à la taille majestueuse : « Époux chéri, dit-elle, pardonne, je te prie, ma question : ne fût-ce peut-être pas chez toi une faute d’orgueil ?... as-tu noblement tenté quelque démarche pour te réconcilier avec ce guerrier que Dieu et les anges semblent bénir ?

– Ô Ildegarde, une lune entière n’a point encore parcouru les cieux depuis notre union, et tu connais mal ton Camille. Tu apprendras avec le temps quelle puissance les affections ont dans mon cœur. Si j’ai fait quelque démarche ?... Si dix fois je n’ai point sacrifié ma dignité, pour regagner cet ami ?... Oh ! ce fut en vain ! Il n’est plus ce qu’il était autrefois ; un funeste orgueil le tyrannise, et... (juge si je puis continuer sans frémir) Irnand n’a plus pour moi que du mépris !... »

À ces mots, Ildegarde pâlit. C’est une monstruosité à ses yeux que qui que ce soit au monde puisse concevoir du mépris pour le bon Camille, ce héros si illustre par ses exploits chevaleresques. Et, dans son trouble, elle jetait des regards d’indignation sur le château d’Irnand, ou des regards d’affection sur son époux. Et ces regards disaient : « Si un autre ose te mépriser, sois-en dédommagé par l’estime de ton Ildegarde ! »

Quelles furent les causes de l’inimitié des deux braves chevaliers, c’est ce que les troubadours italiens racontent dans leurs chants d’une manière diverse. Les uns défendent Irnand, qui, parti tout jeune pour l’Allemagne, dévoua son bras à l’un des aspirants au trône impérial. Les autres favorisent Camille ! qui s’enthousiasma pour un autre prétendant, mais un prétendant illégitime. Camille et Irnand espérèrent s’entraîner, chacun dans le parti que lui-même avait embrassé : l’un des deux, on ne sait lequel, offensa son ami jusqu’à l’injure.

La fureur des factions embrasa ces deux cœurs naguère unis si tendrement, et nourrit en eux un insultant mépris. L’iniquité de la cause de ses adversaires, leurs barbares atrocités paraissaient incontestables à Irnand : il ne pouvait pas croire qu’une pensée honnête pût animer aucun de ceux qui avaient embrassé un aussi odieux parti. De même Camille trouvait que l’infamie de l’autre était flagrante pour tous.

On ignore quel est celui en qui l’affection fraternelle faiblit d’abord, ou si un autre germe de haine n’est pas venu exciter encore leur animosité ; mais on les vit tous deux, comme des lions, s’endurcir dans leur camp. Cependant les horreurs de la guerre et les vicissitudes de la fortune donnaient lieu, dans les deux partis, à des actions éclatantes et à de grandes vertus. Cent fois Camille et Irnand, contraints à s’admirer, se disaient chacun en soi-même : « Mon ami est un scélérat ; c’est cependant toujours un héros ! »

Déjà ces années de sang ont passé ; déjà bien des illusions sont flétries dans l’âme tumultueuse et guerrière des jeunes chevaliers. Et cependant, hélas ! la concorde ne rapproche pas leurs mains vaillantes !

Irnand coulait aussi des jours heureux avec une épouse chérie : elle avait le doux nom d’Éline, et elle était déjà mère de plusieurs enfants. Le Ciel lui a donné une âme ardente, un esprit aimable mais enthousiaste. L’atmosphère du Piémont où elle vit n’est point l’atmosphère de sa patrie ; elle est de sang romain, et le père d’Éline, toujours ennemi des rebelles, est mort avec gloire sur le champ de bataille. Elle ne pourrait jamais supposer qu’Irnand portât une haine injuste à Camille. Elle ne connaît point Camille ; mais elle se le représente indigne, irréconciliable, couvant sans cesse des trahisons. Aussi jamais Élice ne dit un mot pour calmer son mari lorsqu’elle entend les frémissements de sa fureur contre son voisin.

Étranges bizarreries du cœur humain ! Irnand, quoique plus fier que Camille, quoique enclin aux mauvais soupçons, n’avait point de plus beaux moments que ceux où, se reportant à son heureuse enfance, il se rappelait telle ou telle noble parole, telle ou telle belle action de cet ami qui lui est aujourd’hui si odieux. Dans ces moments, et ils revenaient fréquemment, il aimait à se représenter quelles délices l’amitié leur procurerait encore à tous deux : mais à peine devinait-il le désir de son cœur, qu’il recommençait à s’exaspérer, à se reprocher à lui-même une indulgence excessive, et à s’imposer plus d’obstination dans sa haine et son mépris.

Il avait vu, chez tant de chevaliers, des changements honteux de principes ! Les uns, d’abord partisans du prince légitime, s’étaient ensuite perfidement réunis à son adversaire ; les autres élevaient jusqu’aux nues un guerrier téméraire qui prétendait au trône, puis, après sa chute, insultaient à son malheur. À cette époque, l’impudence de pareilles apostasies ne se renouvelait que trop. Les âmes plus fières s’en indignaient ; et, dans la crainte de paraître parjures, elles persistaient aveuglément dans l’obéissance qu’elles avaient jurée, quelque périlleuses que fussent les conséquences de leur obstination.

Toutes les fois qu’Irnand regarde des hauteurs de son château la demeure de Camille, et qu’il repasse dans son esprit combien de fois, dans ces salles, dans ces galeries, sur ces murailles, sur le penchant de cette colline, sur cette crête escarpée, dans ce délicieux vallon, il s’est entretenu avec cet ami si cher de ses saintes douleurs, de ses saintes joies, il s’irrite tout à coup ; et, se frottant le front avec vivacité, il se dit encore : « Loin de moi ces souvenirs insensés ! C’est un opprobre que d’honorer d’un soupir ces jours trompeurs qui me rendaient le traître si aimable ! »

Moins dominé par l’orgueil, Camille avait demandé l’intervention conciliatrice de plusieurs dames et barons. Les unes et les autres avaient trouvé Irnand sourd à leurs paroles.

Mais c’est surtout à la douce Ildegarde que pèse cette discorde barbare. Toujours elle craint que ces furieux ne courent aux armes.

« Ô mon époux, peut-être ce furent de froids intercesseurs, ces dames et ces barons dont tu me parles. Oh ! comme il aurait été digne de Camille de se présenter lui-même avec une touchante confiance devant cet ennemi irrité !

– Que dis-tu, chère épouse ! Moi innocent ! moi me jeter lâchement à ses pieds !...

– Ta compagne, ô mon bien-aimé, pourrait-elle jamais te conseiller une lâcheté ? Te voir aller vers lui, non comme un suppliant mais avec une noble assurance, voilà tout mon désir. D’après le portrait que tu me traces ordinairement de ce guerrier irrité, il serait incapable de violer l’hospitalité et d’insulter à celui qui demanderait l’entrée de son château. »

Camille hésite quelques jours avant de suivre ce pieux conseil ; puis il dit à Ildegarde : « Non, mon amie, je ne puis m’humilier à ce point ; pourtant je ne veux point renoncer à l’espoir d’une réconciliation. Je n’ai jamais envoyé à cet esprit superbe un messager chargé de lui porter directement les paroles d’un homme d’honneur. Peut-être il dédaigne les intercesseurs étrangers ; peut-être, en voyant devant lui un de mes écuyers, en entendant de ma part des paroles amies, il s’attendrira, et il ne voudra point se laisser vaincre en générosité. »

Camille tenta l’épreuve qu’il avait résolue. Ensuite il attendit le retour du messager : il passait avec agitation d’une salle de son château dans une autre, et chaque moment lui paraissait un retard insupportable.

« Le furieux dédaignerait-il de donner audience à mon envoyé ?...... ou bien soupçonnerait-il dans ma démarche un but perfide ou la basse flatterie d’un esprit intimidé, et alors répondrait-il par une insulte atroce, en violant par des chaînes ou par la mort le caractère sacré de mon ambassadeur ? Misérable ! s’il en est ainsi, malheur à toi ! Mon cœur a pu descendre jusqu’à la mansuétude, mais fais un signe, et tu le verras remonter à la haine, haine terrible, plus grande que la tienne, haine éternelle !..... Que dis-je ? jamais cette âme, livrée à un immense orgueil, ne peut descendre à une insigne bassesse. Et moi, comment puis-je être assez abject pour oser concevoir de sa part une aussi honteuse action !...... Il se sera attendri ; il accablera mon écuyer de mille marques d’une honorable bienveillance ; il le pressera de questions amicales ; peut-être voudra-t-il le suivre ici ; peut-être n’est-il retenu encore quelques instants que par des affaires pressantes..... Je n’ai su être magnanime qu’à demi. Moi-même, et non un messager, moi-même, comme me le conseillait Ildegarde, je devais aller à lui. Oh ! à ma vue, Irnand n’aurait pas eu besoin de longs discours ; il se serait jeté dans mes bras, et sans explications inutiles, douloureuses, tous deux nous nous serions encore appelés amis !.... »

Ainsi pensait-il dans son impatience. Et il évitait, pour lui cacher son trouble, la douce rencontre de sa chère Ildegarde.

Il marche à grands pas ; il s’agite un moment sur son siège, il se relève aussitôt avec une anxiété mêlée d’amitié et de colère ; il se dirige à l’une, à l’autre des fenêtres ; il sort de la grande porte de fer du château, sans remarquer le chien qui s’approche de lui, secouant la queue avec respect, abaissant la tête et espérant une caresse de la main de son maître.

Des créneaux de la terrasse il croit enfin apercevoir l’écuyer. « C’est lui !.... C’est lui !... »

Le sang bout dans les artères de Camille ; il ne peut plus se contenir. Il traverse le pont, descend à la hâte la colline ; une curiosité incroyable le pousse au-devant de son serviteur.

« Pourquoi reviens-tu si tard ? » lui crie-t-il.

Le fidèle héraut redouble ses pas et parle : « Seigneur, à peine fus-je introduit dans la demeure de votre ennemi... »

Camille, en entendant ce nom d’ennemi, pâlit ; l’autre continue :

« À peine fus-je introduit, je lui ai exposé vos sentiments...

– Comment ?

– Comme vous me l’aviez prescrit : « Chevalier, lui dis-je, mon maître, après les combats d’une longue lutte, cède au besoin de vous rappeler son amitié, de faire disparaître, autant qu’il est en lui, cette froideur que des circonstances déplorables ont fait naître entre votre cœur et le sien... » Je voulais poursuivre ; le superbe Irnand se mit à rire d’un rire amer et s’écria : « Ce n’est point de la froideur, c’est un sang abominable qui sépare nos deux cœurs ! » J’ai achevé néanmoins d’exposer vos généreux desseins. D’abord il paraissait vaincu par des émotions puissantes. Cependant, il apprêtait toujours son sourire sardonique, et il affectait de me lancer les regards de la colère et du mépris. Sans doute il attendait de ma bouche des discours plus humbles encore. Je ne voulus point paraître le dominer ; mon front, ma voix étaient respectueux ; mais je sus conserver de la noblesse, et il s’imagina que je le raillais. « Tes yeux sont trop hardis, jeune homme, dit-il en m’interrompant ; baisse-les ! – Non pas, répondis-je ; un messager de Camille ne connaît pas la crainte. – Le téméraire t’a-t-il envoyé pour m’insulter ? reprit-il en hurlant. Pour soumettre ma patience à une lâche épreuve ? Pour essayer si je voudrais ternir ma réputation sans tache, en touchant de mon épée ta vile peau ou en y imprimant mes fouets ? Retire-toi, amateur imbécile de coups et d’outrages ; va rapporter à ton maître que l’homme qui se repent de sa félonie, que l’homme qui désire retrouver l’affection d’un soldat fidèle, ne met point d’équivoque dans ses discours, et dit franchement : Le chemin que j’ai suivi était le chemin de la honte. » De telles paroles m’enflammèrent d’indignation ; j’avais votre honneur à défendre. « Mon maître ne marchera jamais et n’a jamais marché dans une voie honteuse ! » m’écriai-je avec transport. Il m’interrompit, et, comme pour me couvrir des torrents de son impétueuse éloquence, il rappela, dans tous ses détails, l’histoire malheureuse de la guerre du trône. À l’entendre, ce fut là une conjuration d’illustres scélérats, qui rampaient aux pieds de ce peuple, qu’ils convenaient entre eux, par un contrat infâme, de jouer et de dépouiller. Et vous... je frémis de le redire.

– Moi ! dis....

– Il vous appelait un homme vil, stipulant avec les autres dans l’infamie et dans les rapines...

– Il n’a point dit cela ! Il n’a point dit cela !

– Je le jure !

– Et tu n’as point coupé la parole dans la bouche du scélérat !

– Je l’ai fait, seigneur, je l’ai couvert de honte, je l’ai contraint de rougir, et il me répliqua : « Je ne dis pas qu’il partageait, mais qu’il semblait partager un gain infâme ; et, pour se laver d’une telle souillure, ajouta-il, des explications ambiguës ne suffisent pas. Qu’il se rétracte solennellement ; qu’il prouve que son cœur était aveuglé, mais qu’il était pur ; qu’il prouve qu’il a haï les perfidies des rebelles, qu’il a haï les œuvres iniques qui font la désolation et la ruine de l’empire !... » J’ai pensé qu’il y aurait de la lâcheté à n’opposer qu’une réplique modeste à une aussi grande insolence. Je vous le confesse, seigneur, je sais à peine ce que je lui ai répondu. Je ne l’ai pas insulté, mais, sans doute, des paroles de feu tombaient de mes lèvres sur les calomniateurs ; et je lui fis entendre un tel éloge de mon maître, qu’il en fut frappé et qu’il me félicita. « Va, bon serviteur, me dit-il ; j’aime ta hardiesse, mais pas l’hypocrisie de ton seigneur... »

– Juste ciel !... Il a dit l’hypocrisie ? Tes oreilles ne t’ont point trompé ?

– Il l’a dit, je le jure. »

À ces mots le chevalier se tordit les mains avec rage ; et, avec un mélange de volupté et de fureur, il brisa en mille morceaux un anneau que lui avait donné Irnand, mit en pâlissant le pied sur les éclats tombés à terre et les roula dans la boue.

« C’est fini !... » s’écria-t-il. Et il pleurait de colère, sans répondre, sans prêter plus longtemps l’oreille. Et il se serait précipité à l’instant même pour combattre Irnand.

Le Ciel ne le permit point.

Camille doit voler sans aucun retard à la défense d’une sœur assiégée par des brigands fameux dans les hauteurs solitaires du Monferrat, où la pauvre veuve gémit avec ses petits enfants.

Voilà donc Ildegarde seule. Et, tandis qu’elle offre ses vœux pour le salut, pour le succès, pour le retour de son époux, elle tremble encore que, lorsque le guerrier reviendra vainqueur du Montferrat, il ne déclare la guerre au maître du château voisin.

Un jour qu’elle avait les yeux fixés sur ce château, une pensée lui tomba dans l’esprit : « Et si  moi-même j’y allais, et si ma noble confiance touchait le cœur de la Romaine altière et de l’inflexible baron !... »

Il y a certains caractères paisibles, et tel était le caractère d’Ildegarde, qui sont en même temps très-hardis ; lorsqu’ils ont conçu une belle idée, quelque difficile qu’elle paraisse, ils semblent agir peu, et ils la réalisent.

Le matin suivant, après avoir, à une messe célébrée dans sa chapelle, fortifié l’esprit timide de la femme près de l’Esprit tout-puissant qui gouverne les mondes et donne de la force aux atomes, Ildegarde, tranquille, s’avance sur son palefroi éclatant de blancheur ; une femme et deux serviteurs l’accompagnent.

 Quand elle fut arrivée au pied des hautes murailles du château d’Irnand, son cœur fut saisi un instant de vives palpitations, au souvenir des perfidies, hélas ! alors trop fréquentes entre les barons. Elle pensa quelle serait la douleur désespérée de Camille, si le seigneur qu’elle allait visiter, aujourd’hui ivre de haine, démentait la haute réputation de loyauté qu’il s’était acquise jusque-là. Elle tourna les yeux vers la demoiselle qui l’accompagnait, et elle était pâle comme sa maîtresse ; elle regarda ses deux serviteurs, et ils étaient pâles, et ils osèrent lui demander : « Devons-nous reculer ?

– Insensés », dit-elle, et elle continua sa route en riant.

Cependant Éline s’occupait, dans une vaste salle du château, à tirer d’une quenouille ornée d’or et de pierres précieuses, un lin délicat qu’elle mouillait entre les extrémités de deux doigts d’une blancheur éblouissante ; puis elle roulait gracieusement le fuseau d’ivoire, et avec un accent que le Ciel refuse à une bouche subalpine, elle chantait des airs chevaleresques.

Beaux comme leur mère, un petit garçon et une petite fille étaient assis à côté d’Éline ; leurs pupilles, ombragées par de noires et longues paupières, lançaient sur elle des regards de tendresse, et ils répétaient, avec l’accompagnement harmonieux de l’écho, les derniers mots de la strophe de leur mère. Et la voix grave du père renforçait encore le refrain, tandis qu’il préparait un arc pour la chasse, et souvent ensuite oubliait son arc pour s’attacher à la vue et au chant d’Éline et de ses enfants.

La chanson vive et harmonieuse vint retentir aux oreilles d’Ildegarde. Elle quitta les arçons ; et, la figure riante, quoique le cœur tremblant, elle dit son nom aux pages du château.

Quelle fut la surprise d’Irnand ! A-t-il jamais refusé son oreille et même ses égards à une femme ? Quelle que soit Ildegarde, il va la recevoir avec une courtoisie respectueuse, et l’amène à Éline. Celle-ci se lève, dépose la quenouille dorée, et invite Ildegarde à s’asseoir.

« Mon aimable voisine, ainsi commence Ildegarde, depuis longtemps je désire jouir de votre présence et vous communiquer un de mes souhaits.

– Quel souhait ? lui demande Éline.

– D’obtenir votre amitié, de me consoler avec vous de mes douleurs.

– Et comment donc ? Vous êtes malheureuse !... Comment ? »

Et dans leur précipitation, déjà Éline et le chevalier supposent qu’elle fuit Camille, qui peut-être revenait de son expédition ; car, à, leurs yeux, un monstre envers tant d’autres doit encore être un monstre envers une compagne infortunée.

Tous deux s’approchent d’Ildegarde : et Irnand lui dit : « Mon bras ne vous manquera point, si vous avez besoin d’un défenseur. »

Mais, ô surprise ! la douce Ildegarde continue, et d’une manière bien différente à ce qu’ils attendaient.

« Le soleil ne voit point de femme plus chérie de son époux que moi, ô bonne Éline ! Moi aussi, quand mon seigneur est au château, quand je file en chantant, je le vois souvent à mes côtés, qui accompagne mes chants de sa voix. Bien des fois, les meutes ardentes des chiens aboient dans la cour, et le temps, couvert de légers nuages, est favorable à la chasse ; pourtant il reste aussi avec moi, et accorde une trêve au sanglier jusqu’au jour suivant. Tous deux nous ignorons l’ennui, ou bien si parfois il nous a surpris, ce ne fut jamais quand nos cœurs battaient l’un près de l’autre. Grand Dieu ! Combien pour lui, pour moi s’embellira le charme de notre vie solitaire, lorsque (si le Ciel compatissant sourit à notre douce espérance) un ou plusieurs enfants comme ceux-ci s’élèveront autour de nous. »

Ildegarde s’arrête, et, cédant au doux entraînement d’une âme sensible et émue, ou par un aimable artifice, ou par un sentiment mêlé de naturel et de réflexion, elle prend les deux enfants, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, les caresse tour à tour et les baise avec la joyeuse satisfaction d’une mère, au point que la véritable mère et le père tressaillent d’attendrissement, et se sentent d’autant mieux disposés pour elle, qu’elle est plus aimable envers leurs enfants.

« Oh ! comme cette petite te ressemble, ô ma voisine ! »

Et, en disant cela, Ildegarde presse longtemps ses lèvres sur la joue rosée de cette chère petite ange et la couvre de baisers. Puis, avec une simplicité touchante, elle passe et repasse sa main sur la chevelure ondoyante du petit garçon, et, l’attirant par une boucle de ses cheveux, l’embrasse et lui dit :

« Sais-tu que tu es précisément comme un peintre fidèle m’a dépeint ton père dans les jours de son enfance ? les cheveux d’or bouclés, le front large, les yeux vifs.... »

En prononçant ces mots, Ildegarde, par un mouvement involontaire ou réfléchi, levait un regard timide sur le chevalier qui se troublait en se souvenant de Camille. Alors la douce Ildegarde ne prend plus de détours : elle dit avec candeur quelle amertume cruelle lui cause la division d’Irnand et de Camille.

« Bonne Éline ! quand même, par l’orgueil indomptable de l’un des deux, cette discorde serait sans terme ; ne pouvons-nous pas être amies, nous ? ne pouvons-nous pas nous plaindre de ce sort funeste, aimer nos époux et ne partager aucun de ces ressentiments qui blessent la justice ? »

Du cœur d’Éline s’échappe un oui, et elles se pressent dans les bras l’une de l’autre.

Irnand tressaille et s’émeut à cette vue ; à ces accents, il voudrait se disculper, il voudrait prouver à Ildegarde qu’il n’est nullement responsable de la haine qui s’est élevée entre lui et Camille. Homme étrange ! il accuse Camille d’ingratitude, et la plainte amère avec laquelle il s’exprime ne paraît pas s’exhaler de la haine, mais de l’amitié jalouse. Il ne pardonne pas à l’homme qu’il aimait tant, de s’être choisi une idole dans une autre nation !... d’avoir pu oublier pour des ennemis un frère si tendre, son compagnon d’enfance, son Irnand !

Cette situation n’échappe point à la fine Ildegarde. Avec une éloquence aussi douce qu’insinuante, qui ébranle de plus en plus ceux qui l’écoutent, elle dépeint Camille dans ces temps passés comme le partisan trompé peut-être, mais toujours généreux, d’un drapeau séduisant ; comme un guerrier noble et dévoué, qui croyait immoler tout à la vertu, jusqu’aux délices les plus chères de l’amitié. Elle ajoute combien cette amitié vivait toujours dans Camille, combien il soupirait après les jours de la paix, où son Irnand adouci l’aimerait de nouveau. Elle dit combien son époux, de retour sur les rives du Pellice natal, brûlait de se réconcilier avec Irnand ; elle rappelle comment il se servit en vain d’intercesseurs auprès de lui, comment il envoya à Irnand son propre écuyer qu’il repoussa. Elle parle des regards mélancoliques et comme fascinés que Camille jetait sur le château de son premier ami, sur cet arbre, sur cet autre arbre, sur ce vallon, sur cette colline, sur les flots du torrent où ensemble ils avaient nagé, sur les glaces où ils glissaient des heures entières riant, se poussant, luttant, puis tombant sur la glace, et, le front souvent couvert de sang, de meurtrissures, rentrant dans leurs familles triomphants et joyeux.

« Oh ! qu’as-tu fait, mon époux ? s’écrie l’ardente Romaine. C’est un autre, un autre ennemi que tu t’étais forgé pour le haïr, Moi aussi, je le haïssais, tel que tu me le représentais. Mais ce monstre, qui était à nos yeux un objet d’horreur, non, non, ce n’est point ce bon chevalier, à qui tous les souvenirs d’enfance sont si chers, qui t’aime toujours, et qu’Ildegarde n’aimerait pas avec une si vive ardeur s’il était méchant.

– Serait-il vrai ?.... balbutia Irnand. »

Et ses yeux se remplissent de larmes délicieuses. « Il m’aimerait encore !.... Ce n’est point par dérision qu’il m’a envoyé ces froids amis qui parlaient si mal, et ce héraut trop zélé qui m’aigrissait par sa hardiesse ! Et qu’ai-je jamais voulu, sinon d’être aimé de celui que j’aimais ? Je jurais de le haïr, et je n’y parvenais pas !... Mais si votre bonté vous trompait, Ildegarde ? Si, tandis qu’il conserve quelque souvenir touchant de son ami et qu’il l’aime, pour ainsi dire, encore dans le passé, il le haïssait néanmoins tel qu’il est aujourd’hui, s’il osait même l’appeler le vil compagnon d’hommes méprisables ? S’il regardait comme folles les démarches que vous avez faites à mon château, et que ce cri s’échappât de son âme courroucée : « Je ne puis aimer Irnand ! je ne puis plus l’aimer ! ! ! »

Ildegarde dissipe de plus en plus ces doutes douloureux en rappelant tel mot, tel regret de Camille sur leur ancienne amitié.

« C’est donc moi qui étais l’orgueilleux ! s’écrie le chevalier ; je dois expier mon injustice. Mon ami court loin de moi les périls de la guerre ; avec toutes mes forces je vole à son secours. »

Aussitôt il réunit ses gens, embrasse la tremblante Éline et ses enfants, monte en selle et part.

Longtemps les deux voisines se consolèrent à l’envi, se nourrirent d’espérance, se visitèrent tour à tour en attendant la rentrée des seigneurs ou l’arrivée d’un messager qui leur parlât d’eux. Toutes deux cachent leur trouble ; mais chacune, dans les moments solitaires qu’elle passe au fond de son propre château, compte les jours et pleure avec angoisse. L’une dit : « Oh ! si je n’avais connu Ildegarde ! Elle est peut-être la cause funeste de la mort de mon seigneur ! » L’autre répète à Dieu : « Sauve mon Camille, ou si tu veux me le ravir, ah ! fais que je le suive bientôt, et que pour moi Éline ne reste pas veuve, que pour moi ses enfants ne restent pas orphelins ! »

Enfin l’épouse inconsolable d’Irnand cède à la puissance de ses regrets. Un soir que, suivant sa coutume, elle gravissait avec Ildegarde la crête de la colline dans un endroit d’où la vue s’étendait sur une plus grande partie de la route sablonneuse, mais où, hélas ! elle n’apercevait encore ni les chevaliers ni le messager, elle éclate, en embrassant ses enfants, dans d’horribles sanglots, et repousse les baisers de son amie.

« Va, malheureuse, laisse-moi ! À mes enfants tu as enlevé leur père ; à moi, celui qui était tout pour mon cœur ! celui pour lequel j’avais abandonné sans tristesse la douce terre de mes aïeux !... Je ne puis vivre sans lui. Quel sort sera- réservé à ces pauvres créatures délaissées, lorsque le fer les aura privées de leur père, et que la douleur aura fait mourir leur mère ? L’inimitié d’Irnand pour ton funeste Camille était écrite dans le ciel ! Maudit l’instant où, inspirée par un conseiller infernal, j’ai marché joyeuse à ma ruine ! Maudit le nom de sœur que je t’ai donné ! »

À ces plaintes furieuses, Ildegarde gémit sans pouvoir trouver des paroles pour apaiser la douleur de son amie ; en vain elle essaie de lui donner de nouveaux témoignages d’affection. Repoussée toujours plus durement, accablée des reproches les plus amers, elle respecte le désespoir de son amie, et derrière elle descend tristement la colline comme une suivante grondée qui pleure et n’ose répondre. De temps en temps Ildegarde s’arrête, tend avec confiance l’oreille et les yeux du côté de la vallée, où elle croit entendre parler. Oh ! mais celui qui parle, c’est le paysan qui retourne du labour avec ses bœufs, heureux d’être accompagné de sa vieille mère qui plie sous le faix de quelques bottes d’herbes, et de sa compagne robuste qui porte, avec une aimable vivacité, une charge plus pesante de grosses racines.

Les jours suivants, les deux dames retournèrent à la même colline ; mais Éline était toujours furieuse, et, après le coucher du soleil, elle rentrait chez elle folle de colère et de douleur ; Ildegarde la suivait toujours outragée et toujours affectueuse.

Des cris lointains s’entendent, et comme de coutume, toutes deux palpitantes d’espérance et d’inquiétude jettent des regards avides dans la vallée. Le chien dresse ses oreilles velues et pousse un grand aboiement extraordinaire ; il s’élance avec impétuosité à travers la prairie, franchissant les haies épaisses, les larges fossés, les rochers escarpés ; à certains intervalles il disparaît, reparaît, se tait, et sans s’arrêter aboie de nouveau.

« Est-ce-bien vrai ? Ce sont eux !... Sans doute ce sont eux ! s’écrient tour à tour les deux femmes transportées de joie. Mais si aux soldats qui reviennent manquait l’un des chefs, ou peut-être l’un et l’autre ? Doute effroyable !... Malheureuses ! qui nous tirera d’incertitude ? »

En même temps elles redoublent leur marche avec effroi. Arrivées à la plaine elles entendent le bruit des pieds rapides d’un coursier, peut-être de deux coursiers. « Ah ! qu’ils soient deux ! qu’ils soient les coursiers des deux barons ! » Un nuage épais de poussière laissait mal distinguer les objets. Oh ! oui, c’était précisément Camille et Irnand qui précédaient leurs troupes, impatients de revoir des épouses chéries. Joie ineffable ! heureuse certitude ! on les entend saluer leurs gens : ce sont bien là leurs voix. Les voilà : ils sautent des arçons. Oh ! quels embrassements ! quelle heure indicible ! Après bien des sanglots, des larmes de joie, elles se jettent avec transport dans les bras l’une de l’autre.

« C’est la douleur qui m’irritait ; pardonne-moi, Ildegarde. »

Et Ildegarde coupait la parole à sa sœur, et elles se baignaient toutes deux de leurs pleurs. Cependant Irnand a pris ses enfants dans ses bras ; il reçoit, il donne des caresses, il présente avec effusion ses enfants à Camille et admire la nouvelle tendresse de son ancien ami.

Pendant qu’ils remontent la colline, ils s’abandonnent à un babil, à des exclamations, à des protestations réciproques, à des éclats d’un rire fou, à des sanglots, à une cohue de demandes, de réponses, de récits, à une interruption de causeries commencées, oubliées pour d’autres causeries, qui ne permirent à personne de rien apprendre.

Ils entrent dans le château d’Irnand. Ils s’assoient dans sa grande salle, et lorsque les filles et les pages ont apporté les coupes profondes, ils font jaillir des bouteilles hospitalières le vin ardent où bouillonne une écume de pourpre, puis font retentir les verres au choc des joyeux toasts ; et les barons, le cœur un peu fortifié, élèvent à l’envi leur forte voix, et reprennent leur récit d’une manière plus suivie, plus intelligible.

« Chère Ildegarde, quel bon ange t’a inspirée ? qui t’a poussée, dans un moment si opportun, à renouer entre Irnand et Camille le lien si cher que j’avais follement rompu ?... »

Camille est interrompu par son ami :

« Moi, j’étais l’insensé ! Moi, j’étais le barbare ! »

Mais Camille lui place la main sur la bouche :

« Oh ! quel bon ange t’a inspirée, Ildegarde ! J’étais perdu si la puissance de l’amitié ne venait me délivrer. Je défis d’abord le misérable assiégeant, mais le scélérat réunit de nouvelles bandes. Enfermé dans le château de ma sœur, j’étais tous les jours l’objet de ses railleries et de ses bravades. En vain je faisais des sorties continuelles contre le traître.

» Hélas ! les efforts de ma valeur ne pouvaient rien contre un si grand accroissement d’ennemis. Déjà les vivres nous manquaient, déjà manquaient les armes ; déjà la perte de toutes nos espérances et le tourment affreux de la faim soufflaient à nos guerriers la révolte et la désertion. À la fin tout le monde s’écria : « Rendons-nous ! rendons-nous ! » Le brigand promettait la vie à tous les assiégés, excepté à ma sœur, à ses enfants et à moi. Entre la menace et la prière, je haranguais les perfides qui voulaient ouvrir les portes de la forteresse : « Jusqu’à demain, ingrats ! regardez votre trahison jusqu’à demain !... » À ma voix, un reste de pitié et de respect entra dans le cœur de la plupart. « Jusqu’à demain, s’écrièrent-ils, et si, avant l’aurore, Dieu n’opère pas un prodige en votre faveur, il faut bien que nous, nous cherchions à nous sauver. » Oh ! quelle nuit épouvantable ! Quelles heures rapides ! Comme il était horrible, le son de bronze qui les marquait ! Comme l’approche de l’aurore était désespérante ! Quelle terreur muette sur la figure de ma sœur et de ses- enfants ! Combien elle contrastait avec la dignité que nous mettions dans nos discours pour nous préparer aux supplices qui nous menaçaient ! Et je me disais en moi-même : Ah ! que n’ai-je su me conserver toute ma vie l’amitié de mon Irnand !

» Nous entendons tout à coup un grand bruit retentir hors des murailles. Que sera-ce ? Ô prodige ! C’est un combat ! Et avec qui ? « C’est la main de Dieu, c’est la main de Dieu ! » crient mes soldats. Dans leur repentir, ils se jettent à mes pieds, renouvellent leur serment de fidélité ; je les pousse à une sortie vigoureuse, et pendant plus d’une heure, nous faisons un carnage effroyable de nos ennemis. »

Ici, Irnand interrompt le récit de Camille :

« Ah ! si tu ne m’avais forcé à admirer une pareille impétuosité et une pareille valeur, les ennemis me battaient. Un grand nombre de mes gens prenaient la fuite ; déjà moi-même j’étais désespéré, ton attaque mit le désordre dans l’armée ennemie, et c’est à toi que je dus mon salut. »

Les chevaliers se renvoient tour à tour les éloges, en rappelant mutuellement leurs exploits. À la fin Éline s’écrie : « C’est Ildegarde qui mérite toutes les louanges ! Fléchissez le genou devant elle. »

Et les chevaliers fléchissent le genou, et lui demandent comment ils doivent expier leur fureur et leur haine passée. L’épouse de Camille leur impose pour pénitence une fête annuelle dans les deux châteaux, une fête qu’on appellera la fête de l’amitié, où, après avoir rendu à Dieu de solennelles actions de grâces pour le bienfait d’une aussi touchante réconciliation, les troubadours devront dire combien de soupçons calomnieux enfante la colère, combien les détours des faux amis accroissent la division. Combien la femme sait intercéder puissamment près des cœurs ulcérés.

« Et de moi, quelle pénitence exigez-vous pour mon injuste colère ? » ajoute Éline en rapprochant ses mains d’une manière suppliante, et s’inclinant devant Ildegarde.

Et Ildegarde : « Que le premier fils qui te naîtra, ô ma bien-aimée, porte le nom de mon Camille, et qu’il me soit permis, si j’ai des enfants, de les appeler Irnand ou Éline. »

 

 

Silvio PELLICO, Choix de poésies inédites, 1861.

 

 

 

 

 

 

 

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