Une valse macabre

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Horace PELLETIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand la mort nous a enlevé quelqu’un, un parent ou un ami, nous nous affligeons, nous répandons des larmes en surabondance, nous éclatons en sanglots, nous encombrons sa tombe de couronnes funèbres. Les morts sont-ils aussi affligés que nous, pleurent-ils la vie qu’ils ont quittée, nous regrettent-ils ? Pas toujours, il en est au moins quelques-uns que l’on dirait enchantés d’avoir pris leur volée hors de leur prison charnelle ; et, comme des écoliers échappés du collège ou du pensionnat, ils se sentent heureux de mener une autre existence qui leur semble avoir pour eux plus de charme et d’agrément. Tandis que nous manifestons notre douleur de ne plus les voir, ils manifestent leur joie d’être débarrassés de cette chienne de vie terrestre. Telle est l’histoire d’une jolie morte que je ne fais que traduire, et qui, pour exprimer sa joie de n’être plus de ce monde, se livrait aux charmes et aux douceurs d’une valse désordonnée. Cette jolie morte, qui était une jeune fille d’un peu moins de vingt ans, était folle de la danse. Un soir, au sortir d’un bal chez un ami de sa famille, elle contracta une bronchite qui dégénéra bientôt en phtisie ; son état d’abord assez grave parut s’améliorer, mais le mieux ne dura pas et sa situation devint désespérée. Les parents, très affligés, écrivirent à leur fils aîné, qui étudiait la médecine à Munich, en Bavière, et lui exprimèrent leurs angoisses. Le jeune homme, qui adorait sa sœur, quitta bien vite Munich et accourut auprès de sa famille. Il arriva à la maison paternelle et, très inquiet, il sonna à la porte avec précipitation. « Aussitôt notre vieux serviteur accourut – je laisse la parole au jeune étudiant, – et m’ouvrit. Sans lui adresser aucune question, je montai au salon et je jetai sur un meuble mon pardessus dont je venais de me débarrasser. J’allumai un bougeoir qui était sur la table et fis quelques pas. Quelle ne fut pas ma surprise en voyant la malade, ma chère Jeanne, devant moi et debout avec un aimable sourire sur les lèvres ! J’ouvris de grands yeux en la voyant vêtue d’une robe de gaze blanche, le front orné d’une couronne de roses et ses cheveux châtains tombant en boucles sur ses épaules. J’étais surtout stupéfait de la trouver vivante et saine dans un semblable costume, alors que je la croyais sur le bord de la tombe. Elle était cependant un peu pâle, l’incarnat de ses joues avait disparu, mais ses yeux me paraissaient briller d’un éclat inusité ; habituellement il y avait toujours en eux une certaine langueur.

« – Jeanne ! m’écriai-je en saisissant ses deux mains, vous m’avez sans doute entendu venir ? que je suis heureux de vous voir en bonne santé ! Je vous croyais très malade.

« – Je me sens très bien, me répondit ma sœur.

« Et en effet rien dans son air, ni dans ses manières, n’annonçait la maladie ; sa voix néanmoins était légèrement faible, comme si elle se trouvait à une grande distance de moi, ce que j’attribuai au salon qui, étant assez spacieux, pouvait diminuer l’intensité du son. C’était, somme toute, la même jeune fille gaie, rieuse et charmante que j’avais connue avant de partir pour l’Université. Sa beauté paraissait plus céleste encore par le contraste de la couleur de ses cheveux châtain foncé avec la blancheur de son costume.

« – C’est à peine si j’ose en croire mes yeux, continuai-je tout heureux de la voir en pied, je m’attendais à te voir privée de mouvement et tu sembles habillée comme pour un bal.

« Jeanne souriait, et, désireuse de me prouver qu’il lui était facile de se mouvoir, elle prit aussitôt différentes poses gracieuses, et s’emparant de ma personne elle me fit valser avec elle tout autour du salon comme autrefois avant que je ne fusse un étudiant de l’Université et ne tint aucun compte de mes protestations de ne pouvoir danser avec mes lourdes bottes de voyage. Ses pieds légers touchaient à peine le parquet, tandis que mes bottes faisaient retentir et trembler tout le salon. Je me sentis à la fin tellement étourdi que je la priai de s’arrêter. Je m’arrachai de ses bras et me couvris les yeux avec mes mains, car je voyais les murs du salon tourner autour de moi avec une rapidité vertigineuse. Quand je retirai mes mains de mes yeux, Jeanne avait disparu et j’étais seul dans le salon. J’ouvris promptement la porte pour la suivre et, au lieu de Jeanne, je rencontrai la sœur Alphonsine, une religieuse du couvent à côté de notre maison et qui avait pour mission de soigner les malades et de veiller les morts.

« – Avez-vous vu Jeanne ? lui demandai-je ; savez-vous où elle est ?

« – Je venais pour savoir, me répondit la sœur Alphonsine, la cause de ce bruit horrible que l’on entend au-dessus de la chambre de la morte.

« – Quelle morte ? demandai-je tout étonné. Jeanne était ici il n’y a qu’un instant ; elle m’a obligé de danser avec elle pour me prouver qu’elle était en parfaite santé. Où est-elle maintenant ? Ne l’avez-vous pas rencontrée ?

« La bonne sœur Alphonsine fit dévotement un signe de la croix et me considéra avec attention pour s’assurer que je n’étais pas en état d’ivresse ou frappé d’aliénation mentale. Elle finit par s’écrier : « Jésus Seigneur ! Votre sœur Jeanne est morte hier à six heures du soir et j’ai veillé son corps toute la nuit. »

« Sans vouloir entendre plus de détails, je descendis les marches de l’escalier quatre à quatre et, dans une chambre située immédiatement au-dessous du grand salon, je vis le corps de Jeanne couché dans sa bière, habillée de gaze blanche, une couronne de roses blanches sur la tête et les cheveux dénoués. Son visage était pâle, ses mains jointes comme pour la prière ; un doux et aimable sourire errait sur ses lèvres. Berthe, mon autre sœur, qui se présenta, me confirma tout ce que m’avait dit la religieuse : Jeanne était morte à six heures du soir, après avoir exprimé, à plusieurs reprises, le désir de me voir. »

Ici se termine le récit du jeune étudiant profondément ému et exact historien, qui ajoute quelques réflexions exprimant sa conviction profondément enracinée que les morts, après avoir quitté leur guenille matérielle, peuvent se montrer à ceux qui leur survivent et accomplir des choses étonnantes. Je dirai à mon tour qu’il en est plusieurs qui aiment à faire de bonnes petites niches, voire même des tours bien pendables à leurs anciennes connaissances qui ont conservé bon pied, bon œil. Ils mettent sens dessus dessous les locataires dans les maisons dites hantées, ils obligent les agents de la police à être sans cesse sur pied, et ils font la barbe aux commissaires de police et aux représentants de l’autorité publique à tous les degrés de la hiérarchie. Pendant que nous portons leur deuil, pendant que nous faisons dire des messes pour le repos de leur âme, ils troublent la nôtre et répondent à nos pleurnicheries plus ou moins sincères en se tenant les côtes. Tandis que le jeune Bavarois se hâtait vers la maison paternelle pour donner un dernier et pieux baiser à sa jeune sœur expirante, la friponne ne rêvait que danses et cotillons et, sitôt qu’il parut, en dépit de ses grandes et lourdes bottes, elle le força de se livrer avec elle à une valse échevelée.

 

 

 

Horace PELLETIER.

 

Paru dans L’Initiation en mai 1893.

 

 

 

 

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