Empoisonneuse... ??
par
Marguerite PERROY
Paule Genèvre, lentement, gravissait l’escalier roide. Impatiente, elle fouilla le courrier abondant classé par la concierge.
Provinciale au tréfonds, elle détestait ce triage indiscret de la loge, habitude parisienne. Elle regrettait la boîte close, secrète, où les lettres semblent nous attendre en cage, prêtes à battre des ailes.
Preste, elle enfouit journaux et revues dans le sac à provisions qu’elle portait suspendu au bras gauche. Parmi les missives d’amies (il en reste même aux éprouvées), parmi les réponses d’éditeurs ou les paperasses importunes, Paule découvrit promptement la lettre timbrée d’Auvergne que son regard avidement guettait.
Sur la feuille quadrillée, les lignes serrées par une plume malhabile zigzaguaient. Mais les mots importants, les seuls, brillaient entre les autres... N’étaient-ils pas, ceux-là, tracés avec une encre phosphorescente ?... « C’est entendu. »
... C’est entendu. Nul n’a surenchéri. L’hôtesse ne s’est pas ravisée. Leur chambre est retenue pour juillet. Leur chambre à deux lits, le sien et celui de Miette, sa fille, son unique bien de veuve sans fortune et sans amour.
Leur chambre... Elle donne droit sur les sapinières, assure la maîtresse du logis. On n’y entend que les coqs et les cloches, celles des vaches au pacage et celles des clochers.
Deux mois de solitude et d’inspiration sans doute, dans cette paix lustrale. Deux mois surtout de promenades et d’ébats dans le grand vent neuf et le soleil, pour Miette si mince et si pâle.
Un long bain dans les senteurs résineuses, pour Miette qu’anémie l’air troublé de Paris.
Exultant, Paule entre chez elle...
L’escalier soudain n’a plus paru dur à monter. À peine maintenant est-elle un peu essoufflée... Qu’importe ! Qu’importe tout... Sur les jours grisâtres, se-lève, là-bas, le mirage vert, vert comme l’espérance.
La jeune femme s’affaire à la cuisine ; mais un songe clair la suit dans ses allées et venues ménagères. Depuis deux ans, depuis son veuvage, que de privations ! Pas même, surtout pas de vacances. Le moindre trou pas cher aurait fait chavirer l’instable budget. Un ménage d’écrivains ne connaît ni coffre-fort... ni bas de laine.
Après guerre, tous les fournisseurs du corps, bien achalandés, font fortune et roulent auto. Pas les marchands de vérités ou de rêves. Denrées dépréciées, la foule ne les achète guère et seulement en solde...
Alors vienne la maladie, les petites vacances fondent comme neige au soleil. L’époux disparu, son gain s’en fut aussi, creusant dans les revenus fort incertains déjà un vide béant : la débâcle !...
Paule, du même coup, avait perdu le courage d’écrire. Conter le bonheur d’autrui quand on porte le deuil du sien, ou les peines étrangères lorsqu’on voudrait sangloter la sienne propre, c’est tellement dur...
Il le fallut pourtant. Il y avait Miette à faire vivre, Miette, ce reste précieux du pain d’allégresse, trop tôt arraché à ses mains dénuées.
Il y avait le devoir maternel, le devoir envers le bien-aimé ainsi survivant en sa fille ; le devoir envers Dieu qui confie aux mères une éternité en germe à faire fleurir.
Mme Genèvre avait donc repris sa tâche. Sa douleur insinuait dans ses écrits un accent inaccoutumé, pathétique. Le succès de plus en plus s’annonçait ; moins vite les ressources. L’existence à deux restait étroite, on vivait, voilà tout. Soudain, inattendue, survint l’offre magnifique, une chronique hebdomadaire dans La Française d’après-demain, chronique par hasard largement payée. Les premiers billets dans sa main, ces billets qui reviendraient chaque trimestre, exacts comme les feuilles au printemps, la mère tout de suite avait construit son château, ou plutôt sa chaumière, en montagne. Huit semaines encore, et le rêve se réalisera !
Sans cette chronique... La jeune femme ose à peine y songer. L’été se serait traîné, un de plus, dans les pièces mesquines, étouffantes. On aurait fait, accablées de chaleur, quelques fugues en banlieue, piètres escapades, bonds de chèvres attachées au piquet par une corde trop courte.
Des pas dans l’escalier, des coups à la porte : Miette !...
Maigre et sans teint, comme elle a besoin de la fraîche atmosphère où se désaltèrent les sapins immortels et les hommes d’un jour !
Miette fourrage dans le courrier abandonné. Elle aime le papier noirci, déjà.
– Atavisme, assurait en riant son père.
– Tu ne lis pas tes lettres aujourd’hui, maman ?
Maman est ailleurs, aujourd’hui, petite Miette. Délestée d’inquiétude par son bel espoir, son cœur a pris l’essor. Ainsi Perrette cheminait, leste, sans craindre le faux pas qui fait se casser la cruche... et le rêve.
– Je n’y pensais plus. Donne, Miette, les lettres seulement.
Très au courant, la petite sépare des autres les plis cachetés. Sur le paquet s’étale un en-tête aux caractères bizarrement cubistes : La Française d’après-demain.
Paule Genèvre sourit à l’enveloppe. Tant de joies lui advinrent par de semblables lettres ! Ses doigts caressent le feuillet qu’ils déplient.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
– Maman, tu es malade ? Maman !
Miette a crié cela d’une pauvre voix qui s’étrangle, parce que sa mère, toute blanche soudain, s’est affaissée sur une chaise.
Miette devine sans comprendre. Cette vilaine lettre lui a fait du mal. Qu’y avait-il dedans ?
Échappée aux mains de Paule que secoue un grand tremblement, la feuille reste inerte sur le sol, comme un oiseau ou un rêve mort. Miette n’ose la lire... Qu’y a-t-il dedans ?
Ceci, tout simplement :
MADAME,
Nos lectrices et nous apprécions infiniment votre talent, si nuancé. Cependant, nous le constatons à regret, après plusieurs chroniques, vos goûts, vos jugements littéraires ne correspondent pas assez à l’esprit de notre public, à la ligne de la revue. Veuillez donc désormais écarter les livres, un peu... fades et consacrer des lignes plus amples et plus bienveillantes aux œuvres vraiment modernes, par le fond et la forme – qui plaisent à nos lectrices, – fussent-elles selon vous trop... pimentées. Faute de quoi, nous nous verrions forcés, Madame, bien à contrecœur, de vous retirer la chronique.
... Et voilà !... Une tenaille serre l’âme de Paule Genèvre, brutalement. La compromission ou la gêne. Salir sa plume ou condamner Miette à l’affreux été parisien. Sacrifier sa conscience ou son cœur... Miette ! Miette !
Dans le nom chéri, gémi comme une incantation, la mère, pour la première fois, ne puise nul réconfort, au contraire.
Miette aujourd’hui ! Miette l’ange gardien des pires heures ! Miette incarne la tentation... La tentation... en se formulant, tout bas, le mot coalise les forces du bien. Tentation, oui... donc à vaincre.
Une chrétienne ne prête pas sa plume aux entreprises corruptrices. Elle n’induit pas les âmes à respirer les égouts.
L’indignation redresse la jeune femme prostrée.
– Non, prononce-t-elle, je ne dois pas, je vais répondre.
Mais dans l’obscur bas-fonds où se réfugient les désirs combattus, les regrets honteux, les faiblesses inavouées, une voix suggère :
– Pourquoi si vite ? Pourquoi rompre les ponts ? Quinze jours encore te restent avant d’envoyer la prochaine chronique. Attends... Réfléchis...
Paule voudrait repousser le conseil sournois, diabolique, jamais ainsi elle ne biaisa devant le devoir trop net. Mais le choc, la déception, en brisant sa juste espérance, émietta sa volonté. Une décision qui s’impose, le non possumus, le renoncement... pas aujourd’hui. Un délai ouvre encore une porte sur la belle échappée verdoyante. Pour la fermer définitivement, la force lui manque. Pas aujourd’hui, pas si vite.
Attendre... Oui, c’est de la sagesse... Ou peut-être de la lâcheté ?
*
* *
– Alors, Docteur ?
Mme Genèvre, tirant derrière elle doucement la porte, lève sur le médecin des yeux démesurés dont le cerne bleuâtre dévore les joues. Les traits sont tirés, blêmis par les nuits sans sommeil, les jours anxieux, près du lit où la fièvre secouait Miette.
– Alors, Madame, nous tenons le bon bout. Le mal est conjuré pour cette fois.
– Vous craignez une rechute ?
– Pas précisément. Rien de ce genre ne peut survenir. Vous êtes une trop attentive garde-malade. Seulement...
– Dites, Docteur, vous m’effrayez.
– Voilà. Cette bronchite, venue on ne sait comment, sans imprudence observable, sa violence, l’abattement de l’enfant, la lenteur de la réaction, prouvent un organisme débilité, donc à la merci d’un microbe ou d’un courant d’air. Votre fille ne saurait trouver en soi les ressources vitales nécessaires pour reprendre le dessus définitivement.
Appuyée au chambranle, Paule Genèvre, éperdue, les jambes molles, écoute. Chaque mot brûle son cœur, comme une goutte de cire en feu.
– Ces quinze jours de fièvre ont épuisé les réserves trop pauvres de cette enfant que travaille la croissance. Il faut les reconstituer. Voici l’été. Partez. Allez en montagne. Qu’elle vive, en plein vent, boive du lait pur et du soleil. Mettez-la au vert dans les herbages, ou mieux, sous les sapins.
Si vous voulez éviter, l’hiver prochain et dans l’avenir, des accidents semblables ou plus graves, n’enfermez pas ici, pendant les chaleurs, cette grande fille trop frêle. Allez-vous-en, à n’importe quel prix.
Avec quelques paroles encourageantes, le médecin prend congé. Il descend l’escalier, le cœur à l’aise. N’a-t-il pas rempli son devoir professionnel, le même qui lui fait prescrire du vin vieux aux ouvrières en chômage ou le repos d’esprit aux mamans harassées ?
Paule est rentrée dans la chambre.
À n’importe quel prix !... Les mots impitoyables dansent devant ses yeux ! Pour libérer Miette de la canicule parisienne, pour la conduire au royaume du vert, elle doit payer n’importe quel prix. Celui qu’on exige, c’est le plus haut, un prix que jamais Paule ne se serait crue capable de livrer : sa conscience.
Quel marché !...
À cette heure, l’instinct maternel prime tout. Un seul devoir s’impose : faire vivre Miette.
– Comme j’ai bien fait de ne pas écrire non, l’autre jour, pensa la jeune femme. L’autre jour... Il y a deux semaines. Le lendemain Miette se couchait en proie aux frissons.
Tout à coup, l’imminence de la date lui saute à l’esprit. Deux jours pour écrire la chronique nouvelle manière, deux jours.
Il faut se mettre à l’œuvre. Justement, Miette, lassée par le minutieux examen médical, sommeille.
Farouche, écartant les scrupules, mouches importunes, Paule attire des livres déjà coupés. Elle les a lus pendant les longues nuits blanches. Mais sa cervelle était un crible. Elle relit, fébrile, écœurée, quelques romans au goût de La Française d’après-demain.
Quand elle, Paule Genèvre, aura signé leur éloge, le Rubicon sera franchi. Elle aura vendu son âme et sauvé sa fille, sa petite Miette de bonheur.
Saccadée, la plume griffant le papier se précipite, comme un rôdeur après un mauvais coup. Devant certains mots, elle bronche, s’arrête court. Une volonté obstinée la pousse.
La chronique est terminée.
La mère en levant le front rencontre, posés sur elle, les yeux transparents de Miette. Elle court vers le lit, s’agenouille et passionnément étreint la convalescente.
– Si tu savais, Miette, mon amour, combien je t’aime... à la folie !
Elle n’ose pas avouer, jusqu’à la faute.
– Je sais, ma petite maman, assure l’enfant, harcelée de baisers fous, je sais.
Paule se relève et gémit :
– Non, tu ne sais pas.
Puis très vite.
– Sois sage, ma chérie. Puisque tu es réveillée, je vais à la pharmacie.
– Je ne bougerai pas, maman.
Dans la rue, l’air monte à la tête de Mme Genèvre, comme le vin à celle d’un abstinent. D’ailleurs, en elle les ressorts, tendus à l’extrême par une double souffrance, à présent se relâchent. Inquiétude et tentation s’évanouissent. Miette est sauvée, le péché commis.
Car elle ne s’illusionne point. Cette chronique bientôt imprimée, propagée, c’est le péché, celui-là dont il est écrit : « Mieux vaudrait s’attacher une meule au cou... »
Mais ce péché de scandale, pouvait-elle ne pas le commettre ? Pourquoi Dieu permet-il à la vie d’enserrer dans un si cruel dilemme un faible cœur de mère, faible et seul ?
Un porche d’église s’ouvre au passage. La jeune femme esquisse un pas en avant et n’entre point.
Comment oser porter devant le grand Sacrifié sa lâcheté dont elle ne veut pas guérir ? La honte la retient et tout aussi, au fond, la peur de la grâce, la grâce qui crucifie.
Un cri muet, pourtant, s’échappe de sa détresse vers l’invisible présence :
– Ayez pitié de moi, Seigneur !
Aveu d’impuissance, S. O. S. spirituel jeté, presque malgré elle, par ce je ne sais quoi indéfinissable qui, dans une volonté naufragée, se dresse encore en haut. La pharmacie regorge.
Le printemps est humide et fiévreux.
Près de Paule une jeune fille lit. 16 ans, une bouche puérile et, sous le petit chapeau enfoncé, des yeux limpides.
Maternelle, Mme Genèvre sympathise avec cette adolescente si pareille à ce que sera Miette dans quatre ans.
Un fluide passe. La lectrice lève sur elle un regard souriant, clair et pourtant troublé par cet inconnu qui tremble au bord des âmes juvéniles, quand s’ouvrent devant elles les dessous de la vie.
Instinctivement, par habitude professionnelle, Paule cherche le titre du livre. Elle tressaille.
Cela... Cette enfant lisait cela... Ces pages trop suggestives, cet étalage habilement charmeur des folles déchéances, travesties en ascensions. Certes, jamais Miette n’ouvrirait pareil livre, jamais. Une page pourrait blesser mortellement son âme fragile.
Il ne faut pas que cette petite, visiblement pure encore...
Mme Genèvre ouvre la bouche.
Mais en elle une autre, l’étrangère, celle qui écrivit la chronique, la fait taire : « De quel droit mettre en garde cette inconnue ? Ce livre, tu le recommandais en phrases persuasives à des jeunes filles par centaines, confiantes en ton jugement. Tu leur devais la vérité ; pas à celle-ci. Tais-toi donc... tu n’as plus le droit. » Trop tard, d’ailleurs : l’adolescente est partie.
À son tour, Paule s’éloigne.
Une vision la hante : Miette, jeune fille, lisant ce livre, en aspirant les miasmes.
– C’est impossible, prononce la mère, tout haut.
Impossible ? Quoi donc ?
Quand Miette, grandie, lira les chroniques maternelles, nouveau style, nouvelle âme plutôt... Même si elle ne les lisait pas, comment lui interdire ce qu’à d’autres l’on conseilla ?
D’autres... des âmes vierges aussi, mourront peut-être, intoxiquées, grâce aux mauvais conseils de Mme Genèvre... Elle se flagelle avec ce mot : empoisonneuse... Empoisonneuse d’âmes.
Elle réalise ce que cela signifie : les tentations, les chutes, les désespoirs, les suicides.
– C’est impossible, répètent ses lèvres.
– Alors, Miette ? reprend la voix tentatrice.
La grâce, une grâce assiégeante, torturante, insiste. Elle sonne dans toute l’âme un tocsin muet, coalisant les énergies baptisées, communiées, s’opposant en une contre-offensive intime, à la faute encore non consommée.
– Miette ? Puis-je donc pour son corps risquer son âme et vendre la mienne ? Cette chronique, n’est-ce pas, avec le démon qui rôde, un pacte tacite ?... Et si Dieu vengeait sur Miette les âmes empoisonnées par moi ?...
Quand elle retrouve chez elle, après l’essoufflant escalier, Miette paisible et, sur la table, les feuillets hachés de noir, Paule sent, cristallisée en elle, une résolution inébranlable...
– Non ! la vie de Miette ne sera pas rachetée avec ces trente deniers, fallût-il balayer les rues. Il y a du travail pour toutes les mains vaillantes. S’il faut tenir l’aiguille le jour et réserver à la plume les nuits, tant pis... Miette ne vivra pas du péché de sa mère... et des autres péchés, fils de celui-là.
Paule Genèvre, brusquement, déchire sa chronique.
Et vite, pour ne pas accorder à la tentation un nouveau délai, dans l’enveloppe adressée à la revue, elle glisse une feuille avec ce seul mot : Impossible !
Nerveusement elle a signé, cacheté le pli, si léger et si lourd ; elle l’a confié à une voisine qui sort.
Alors, brisée par la lutte, meurtrie par la victoire, le front sur les draps de Miette interdite, doucement, se détendant enfin, elle pleure...
Marguerite PERROY.
Paru dans la revue Le Noël
en avril 1938.