La Noël à Saint-Hilaire
par
Camille PERRAS
Christmas ! the only time, I know of in the long calendar of the year when men and women seem by one consent to open their shut-up hearts freely.
DICKENS
(Christmas Carol)
Nous sommes, par une belle journée du commencement de décembre, dans le « rang des Trente », en arrière du village de Saint-Hilaire. Dame Nature a comblé ce coin du pays de ses charmes. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à jeter un coup d’œil devant soi, pour voir les sinuosités gracieuses du petit chemin entre les vergers, dont les arbres étendent leurs branches toutes duvetées de frimas. La route mène à la montagne où dort, entre les cimes qu’escaladent d’innombrables sapins, le lac enchanteur immortalisé par Louis Fréchette ; charmants aussi, le clocher brillant de la vieille église, d’où s’égrènent les sons argentins de la petite cloche ; la descente régulière du terrain jusqu’aux coquettes maisons du village, échelonnées le long du Richelieu ; les contours indécis, le dessin estompé de la montagne de Saint-Bruno, embellie par les mille feux du couchant ; et, tout au loin, la suite des autres unités de la chaîne montérégienne, premiers jalons des Alléghanys, fuyant vers le sud.
En haut, dans le « rang », vivent les Rivard, famille avantageusement connue de la plupart des gens de la place, et dont le chef, descendant de vieille souche française, a su garder toutes les traditions de ses pères. L’ameublement de leur maison laisse voir une aisance relative, mais par contre la tristesse plane comme un spectre sur le logis, et marque de son sceau terrible le front de tous ses habitants. Autour du poêle, dont la faible chaleur lutte désespérément contre le froid terrible et le vent mordant qui siffle au dehors, se reposent en attendant le souper : l’aïeule, dont les épaules transies sont recouvertes d’un long châle, le père Rivard, vrai type du Canadien traditionnel, et deux jeunes enfants : Joseph et Jean.
On se rappelle encore, au village, le malheur qui les frappa tous, l’an dernier, presque à pareille date, lorsque l’aîné, ébloui par le faux brillant des plaisirs de la ville, s’était plaint, un soir, de la triste vie qu’ils menaient. Il lui fallait la ville. Le père, dans son amour pour la terre, avait essayé de lui faire comprendre sa folie. Il savait bien, lui, qu’il trouverait à la ville, au lieu du bonheur qu’il attendait, la misère ! Mais le fils ne voulut rien entendre. Cette nuit-là, le père Rivard ne ferma pas l’œil, tant il était obsédé par cette sombre pensée. Il voyait son fils, les vêtements en loque, les traits ravagés, cherchant au jour le jour son gîte et son pain. Et son cœur de père se brisait à cette triste éventualité. Quelques jours plus tard, quittant durement sa famille éplorée, malgré les larmes maternelles, le fils partait pour Montréal avec le peu d’argent que son père lui avait laissé. Ce triste souvenir, le père l’a évoqué à l’instant, pendant que sa femme et sa fille Marie préparaient le souper. Et c’est pourquoi ils sont tous si tristes, échangeant des mots vagues pour chasser l’idée de ce malheur.
Ce soir-là, comme tous les soirs depuis quelque temps, la famille à genoux demande à la Vierge de toucher le cœur de leur fils, de le leur ramener et de cicatriser ainsi la plaie béante de leur douleur encore neuve.
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Après avoir quitté le foyer paternel, Alfred avait sollicité un emploi dans une maison de commerce, gagnant un très maigre salaire. Sans compter que la vie de bureau n’allait guère à ce pauvre paysan, bien plus accoutumé à conduire la charrue qu’à aligner des chiffres. Lentement sa santé s’étiolait dans ce milieu nouveau pour lui. Et son âme naïve n’opposait guère de résistance aux perfides conseils des amis de son argent.
Ces tristes amis, incapables d’ouvrir leur cœur pour soulager la peine d’un autre et de lui venir en aide, dans ses malheurs possibles, l’avaient vite entraîné à toutes sortes d’excès. Il fréquentait avec eux buvettes et théâtres, et payait le plus souvent pour tous. En sorte qu’il tomba bientôt dans la misère noire.
C’est alors seulement qu’il comprit les sages paroles que son père lui avait dites, ce malheureux soir où il lui avait fait part de ses tristes intentions. Depuis quelque temps, il avait enduré tout ce qu’il est possible d’endurer de misères. Mais la souffrance, flambeau divin, éclaire rapidement les cœurs qu’elle frappe, semble-t-il, sans pitié, et Alfred comprit enfin la gravité de sa faute, et dès lors voulut la réparer de son mieux, en retournant à la vieille terre des Rivard, qui, elle aussi, attendait son enfant. Mais le faux orgueil que l’on ressent toujours en ces tristes occasions, s’opposait à l’exécution de son projet.
Fatigué de la vie de débauche qu’il avait menée, il n’attendait que l’occasion favorable pour revenir chez lui, implorer le pardon paternel et celui de Dieu et se réconcilier ainsi avec sa famille et avec le ciel. L’occasion devait lui en être donnée quelques jours plus tard.
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Malgré la vie étrange qu’il menait, Alfred avait eu le bon esprit de faire savoir à ses parents où il demeurait. Aussi plusieurs lettres de Saint-Hilaire étaient venues discrètement sonder son cœur, pour en faire vibrer les moindres sentiments ; mais son âme brisée n’en laissait rien voir.
Un jour que, revenant de son travail, il rentrait à sa pension, la maîtresse de la maison lui remit une lettre. Aussitôt à sa chambre, il répara rapidement les désordres de sa toilette, rangea quelque peu son pauvre mobilier, puis il s’assit à son bureau, décacheta la lettre nerveusement, et la lut avec une émotion fébrile qu’il n’avait jamais éprouvée :
Mon cher Alfred,
Tu ne saurais croire comme tout est triste à la maison, quand tu ne viens pas nous égayer par ta présence. Il y a déjà douze longs mois que tu nous as quittés. Je t’en prie, ne prolonge pas davantage cette absence ; quitte la ville au plus tôt. Bientôt Noël viendra jeter l’espérance au cœur de tout chrétien, arrive avant ce doux anniversaire. L’an passé, tu n’étais pas avec nous, cette année, il faut que tu y soies. Maman serait si heureuse de te revoir !
J’espère que ton cœur cédera à ma demande et que cette année, Noël verra comme auparavant toute la famille réunie.
Je suis celle que tu sais être pour toujours, ta sœur qui t’aime et qui espère ton retour,
Marie.
Il replia lentement la lettre, la plaça dans un tiroir où il les conservait toutes, et, la tête plongée dans ses mains, il songea longuement à ce qu’il devait faire. Pour la première fois, peut-être, une lettre de chez lui parlait réellement à son cœur.
« Tu ne saurais croire comme tout est triste à la maison, quand tu ne viens pas nous égayer par ta présence » ; il reconnaissait bien là, la tendresse enveloppante de sa sœur. Il en fut touché, et ses lèvres murmurèrent : « Merci, Marie, de m’avoir parlé ainsi. » Le souvenir de Noël frappa son esprit et il pensa sérieusement à ce temps gracieux et béni où le doux Jésus, se faisant humble et petit, vient sur la terre, enseigner au monde corrompu et égaré la simplicité du cœur. Des fragments de vieux refrains passaient et repassaient dans son âme agitée. Sa pensée erra sur sa triste existence et d’abondantes larmes coulèrent dans le sillon de ses joues brûlantes. Mais ces pleurs réconfortaient, et d’avoir songé à l’amour de Jésus, des effluves de joie vinrent à la fin bercer son cœur et chasser son chagrin comme des nuages fuyant dans le ciel bleu.
Il descendit souper avec un air joyeux que la maîtresse de la maison ne lui avait jamais remarqué. Son âme était gagnée. Cependant, il ne répondit pas encore à cette lettre, par un reste d’orgueil mal dompté.
Quand elle eut écrit cette supplication, où elle avait versé toute son âme, Marie sentit son cœur rempli d’espoir. Cependant le doute, ce terrible flétrisseur d’espérances et d’énergies, ne tarda pas à s’emparer d’elle. Elle craignit que la ville ne voulût plus lâcher sa proie, et que sa prière ne fût pas exaucée ; ce fut pour elle un tourment.
Les jours qui les séparent de Noël semblent des années pour tous les Rivard. Le père et la mère attendent ce jour avec impatience, à cause de l’espérance versée en eux. Enfin ils voient poindre l’aurore de la veille de Noël, et ils sont remplis de joie en pensant à Noël, à ce mot « lointain, séraphique et surnaturellement doux, mot dont les deux syllabes de cristal, comme des clochettes symphonisent la radieuse gentillesse ». Malgré tout, quelque chose manque à cette joie pour qu’elle soit parfaite : l’aîné ne sera pas là pour partager leur bonheur.
⁂
Le père attend ses invités, et du seuil de sa vieille, très vieille maison, il regarde tomber du ciel la fine neige de décembre et s’amonceler tous ces flocons...
« Un, cent, mille, millions,
Tourbillons de papillons ;
Papillons en avalanche... »
privilège des Noëls canadiens, et, sans lesquels, semble-t-il, Noël n’est pas Noël. Tout à coup, il reconnaît sur la route la carriole bleue d’un de ses frères, qui vient de Saint-Basile pour entendre la messe de minuit à Saint-Hilaire. Une autre ! Une autre encore ! Toutes ces familles nombreuses sont reçues à bras ouverts par le père, qui les conduit dans la « grande pièce », où ils causeront familièrement, des choses de la saison, des grands évènements du temps, et que sais-je encore !
Soudain, au beau milieu de la conversation bruyante et animée, on frappe discrètement à la porte. Le père est tout surpris, car tous ses invités sont arrivés à part d’un seul sur lequel, malheureusement, il ne compte plus. Il ouvre, et voit sur le seuil, les vêtements râpés, le visage ravagé par la souffrance... son Alfred. Une longue étreinte les tient quelques instants cloués sur le seuil ; rempli d’une joie invincible, que rien ne saurait décrire, Alfred demande pardon à Dieu et à son père, puis définitivement réconcilié avec sa famille et avec le ciel, il est conduit en triomphe par son père, dans la pièce où sont déjà réunis les invités. Il embrasse avec effusion l’aïeule, qui attendait discrètement son retour, sa mère, dont les yeux rougis témoignent des longues veillées qu’elle avait passées à pleurer en silence, Marie, toute heureuse que Dieu ait enfin récompensé ses prières, Joseph et Jean, qui se félicitent de l’arrivée du grand frère, et tous les visiteurs, qui laissent trahir leur joie par des exclamations bruyantes. La conversation s’achève en anxieuses questions et dans l’expansion de la gaieté générale.
Quelques instants plus tard, on « attelait », et les robustes chevaux tiraient allègrement les « carrioles » qui ne se refusaient pas, malgré tout, à loger tant de monde. On se dirige ainsi vers l’église où les cloches sonnent à toute volée, annonçant la naissance du Sauveur à toutes ces simples gens de bonne volonté, qui s’en viennent au son menu des grelots. Mais ces cloches ont un attrait particulier pour Alfred, qui s’en va ratifier le pacte qu’il a contracté avec sa famille et avec Dieu. La pauvre église de campagne est parée de tout ce qu’elle a de plus beau ; les banderoles multicolores qui la traversent, toutes les lumières allumées, la crèche, si longtemps attendue, et que les yeux avides du peuple peuvent contempler à satiété, tout cela donne au vieux sanctuaire un air de renouveau qui attire ces pauvres gens ; car ils sentent bien qu’il fait bon de retremper sa foi dans ces sanctuaires particulièrement bénis de Dieu, où l’âme s’épanche plus librement, où l’on prie mieux enfin.
L’office commence, rempli de vieux refrains, toujours suaves malgré leur archaïsme : Ça bergers, rassemblons-nous, Dans cette étable, Nouvelle agréable, Les Anges dans nos campagnes, tous ces chants qui réchauffent les cœurs et inclinent nos faibles âmes à la prière. Le plus beau « chanteux » est là, pour entonner le traditionnel Minuit, chrétiens. L’orgue a pour tous des accents nouveaux, et le grand Christ en haut de l’autel ne semble plus crucifié, mais ses bras, qu’on dirait petits, sont ouverts et il sourit à tous pour les bénir.
Soudain le prêtre, portant sur sa poitrine le saint ciboire où Jésus se confine volontairement, marche vers la table sainte, vers la nappe blanche, où convergent les gens qui débouchent par les allées. Combien touchants tous ces hommes simples se dirigeant vers le festin du Christ pour y puiser justice, grâce, vertu et amour. Il y a de plus luxueux sanctuaires dans les grandes villes, mais le Seigneur n’y a pas toujours autant de convives à son festin.
La messe de l’aurore vient encore ajouter de la grâce souriante au cœur et du charme à la fête. La messe est finie ! Sur le perron se rencontrent des amis, qui ne se sont pas vus depuis peut-être bien longtemps. Ici, tout le monde se connaît ; on se serre la main, on se souhaite un joyeux Noël. On a reconnu dans la foule Alfred, le grand garçon du père Rivard, mais combien changé. Monsieur le Curé vient lui aussi saluer ses paroissiens, et quand il aperçoit Alfred, il s’arrête longtemps à l’agneau si longtemps égaré. De toutes parts, les questions pleuvent sur l’enfant prodigue.
– Comment ça va, Alfred ?
– Oh ! assez bien, merci !
– Tu es revenu d’la ville ?
– Oui, et je crois avoir bien fait.
– As-tu eu d’la misère ?
Et Alfred se met à leur raconter en détail sa triste histoire loin du foyer. On perçoit l’émotion et la peine dans sa voix qui prend un ton voilé. Il dit tout ce qu’il a ressenti pendant sa longue absence, et promet de ne plus jamais quitter la terre.
Puis, groupe par groupe, les gens gagnent leurs voitures, et soudain, après avoir échangé de loin un dernier et cordial bonsoir, les « carrioles » repartent, chacune dans sa direction, sous la neige qui ne cesse de tisser à la terre un lange de baptême.
Les voitures qui se dirigeaient en file vers la ferme des Rivard sont bientôt remisées, puis l’on rentre et l’on s’apprête à prendre le « réveillon, » que la maman est en train de préparer ; elle y a mis tout son talent de parfait cordon bleu. Plaisante coutume, que ces réveillons dans nos campagnes, gardiennes de notre foi, de nos mœurs et de nos traditions nationales. Une joie exubérante règne toujours dans ces repas de Noël, et les francs éclats de rire fusent dans toutes les directions.
Après le « réveillon », vient la « veillée » qui dure jusqu’aux petites heures. Durant tout ce temps, les jeunesses dansent et valsent quadrilles auprès cotillons, et cotillons après quadrilles. Et les invités qui ne doivent pas rester à coucher s’éloignent après force saluts courtois.
Ah ! puissent nos terriens garder intactes toutes les belles traditions que nos pères nous ont léguées avec leur sang, leur langue incomparable et leur foi tranquille. Puissent-ils aussi rester fidèles à la terre nationale qui a besoin de bras pour fructifier et devenir la nourricière de notre cher Canada, pays que le Ciel a comblé de ses dons. Et si jamais les paysans venaient à forfaire à l’honneur juré à la terre, puissent-ils, comme Alfred, le grand garçon du père Rivard, être ramenés à elle par la suavité de nos traditions et par la douceur des Noëls de chez nous.
Camille PERRAS.
Paru dans Au pays de l’érable,
4e concours de la Société
Saint-Jean-Baptiste de Montréal, 1919.