Rudolph
NOËL ALLEMAND
par
Anselme PIAT
À William F. MacKenzie.
C’était un soir de Noël. Un vent glacé et violent soufflait sur la ville couverte de neige, pendant que, dans le lointain, les cloches lançaient leurs accords joyeux.
Seul, je cheminais à travers les rues désertes, car c’était « l’heure de l’arbre de Noël », l’heure à laquelle toute famille, riche ou pauvre, réunit ses membres autour du sapin traditionnel.
Tout à coup, une voix enfantine cria derrière moi :
– Fröhliches Weihnachtsfest, herr ! Fröhliches Weihnachtsfest ! (Bon Noël ! monsieur, bon Noël !)
Je ne fis d’abord pas attention à ces cris, ignorant qu’ils m’étaient adressés ; mais je vis bientôt un bambin de six ans environ se placer en face de moi. Je voulus me détourner et passer ; mais, avec cette persistance qu’on ne rencontre que chez les enfants, il me retint par un pan de mon pardessus et de toutes ses forces il reprit :
– Bon Noël, monsieur, bon Noël !
– À toi aussi, mon petit, à toi aussi, bon Noël !
Cependant, je m’arrêtai, étonné de trouver ce gamin seul dans la rue à pareille heure (il était au moins minuit) et par un tel jour de fêle.
– Que fais-tu là ? lui demandai-je.
– Sais pas, murmura-t-il en baissant la tête comme s’il avait commis une mauvaise action.
Tout en continuant mon interrogatoire, j’examinais le petit : il ne devait pas, ainsi que je l’ai dit, avoir plus de six ans ; ses vêtements étaient pauvres mais propres.
– Comment ? repris-je d’un air sévère, tu ne sais pas ? Et ton père ?
– Mon père ?
– Oui, ton papa ?
– Papa ! dit-il d’un air inquiet, qui papa ? Je n’en ai pas, moi... Sais pas...
Puis il ajouta :
– Ah oui, papa !...
Je crus comprendre : le pauvret n’avait plus de père.
– Dis-moi, mon petit homme, comment t’appelles-tu ?
– Rudolph ! m’sieur.
– Ce n’est pas tout, tu as un autre nom.
– Sais pas, moi !
– Comment s’appelle ton papa ?
– Papa... reprit le mioche d’un air ahuri.
– Et ta maman ?
– Ah ! maman, c’est maman Toni.
– Et que fait-elle, ta maman ?
Il devint sérieux, et, après avoir regardé furtivement autour de lui, il avança vers moi sa petite tête comme s’il avait peur qu’un autre entendît ce qu’il allait dire, et, d’une voix faible, ainsi qu’un souffle, il répondit :
– Mama ! Elle dort, elle fait dodo !
– Où ça ? demandai-je intéressé.
– Chez nous, tiens !
Puis, décidé, il ajouta :
– Pourquoi qu’elle dort si longtemps, ma maman ? Tu sais pas, dis, m’sieur ?
– Le pauvre enfant ! murmurai-je.
– Allons, Rudolph, il faut rentrer, je vais t’accompagner, montre-moi le chemin de ta maison.
– Tu viens chez nous, m’sieur, oh ! quel bonheur ! tu pourras me donner à manger, j’ai faim, il n’y a plus rien chez nous ; j’ai appelé ma mama, sais-tu, je l’ai bien embrassée, j’ai pleuré et puis j’ai chanté, elle n’a pas voulu se lever pour aller chercher du pain. J’ai faim, bien faim. Ah ! quel bonheur, tu vas réveiller ma mama.
Ce disant, nous cheminions, moi tenant par la main le petit qui me guidait. Nous marchâmes ainsi un long quart d’heure.
Enfin, bien en dehors de la ville, j’aperçus un groupe de quelques maisons, de ces habitations dans l’intérieur desquelles on n’a pas besoin de pénétrer pour comprendre que les êtres qu’elles abritent sont dans la misère.
Je suivis le-gamin et, avec lui, entrai dans le réduit. À notre arrivée, une vieille femme, une voisine sans doute, qui veillait auprès d’une forme maigre gisant sur un grabat, se leva et vint à moi :
– Tout est fini, monsieur, me dit-elle, le pauvre petit est orphelin... Son père est mort il y a deux ans, aujourd’hui c’est sa mère... C’est le travail et les privations qui nous tuent, nous autres.
Puis elle ajouta :
– Malgré sa pauvreté, elle essayait encore de secourir les plus malheureux qu’elle ; aussi, je me suis souvenue du bien qu’elle m’a fait, et, quoique ce ne soit guère l’habitude en Allemagne de veiller les morts, j’ai voulu rendre hommage à son bon cœur en passant près d’elle les dernières nuits.
– Et le petit ? demandai-je.
– Ach ! Armes Kind ! (pauvre enfant !)
Je regardai autour de moi ; jamais je n’avais vu tant d’ordre parmi tant de misère. Mon examen terminé, je restai un moment pensif, regardant à la fois la morte et l’enfant.
– Je prends Rudolph, dis-je à la vieille, essayez de me trouver les papiers de ses parents et vous me les apporterez chez moi.
Après avoir laissé mon adresse à la vieille et la somme nécessaire aux obsèques, je partis, emmenant le petit Rudolph, qui, après avoir embrassé une dernière fois sa mama s’était mis à pleurer, semblant comprendre enfin le malheur qui le frappait.
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Lorsque j’entrai chez moi, quelques amis m’attendaient depuis longtemps déjà, groupés autour de mon « sapin de Noël ». Devant moi, je poussai le pauvre orphelin qui, tout troublé, n’osait avancer, murmurant sans cesse : « Wie schoen ! » (Que c’est beau !)
– Qu’est-ce que c’est que ce moutard-là ? interrogèrent mes camarades, tous Français comme moi.
– C’est un orphelin, mes chers, que je me suis mis en tête d’adopter et de conduire un jour à ma mère.
Tous restèrent silencieux.
Alors j’interrogeai mon enfant d’adoption :
– Tu veux bien rester avec moi ?
– Oh oui ; mais ma mama ?
– Ta maman est en voyage, elle reviendra plus tard.
– Non, elle dort, ma mama, elle est morte, je le sais bien, va, m’sieur ; mon papa aussi, il est mort, quand j’étais tout petit, que j’avais encore des robes.
Puis, interrompant son sujet, il répéta comme en entrant :
– Que c’est beau ! Que c’est joli !
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– Alors, tu adoptes des Bosches, toi ! me dit un de mes amis, tandis qu’il y a tant de Français, des mioches aussi, qui crèvent de faim dans nos villes. Et tu choisis le jour de Noël pour cet acte-là... Ma foi ! c’est patriotique... mes félicitations, mon cher !
– Écoutez, répondis-je, m’adressant à tous, de cet enfant je ferai un bon Français, un vaillant soldat, et, en donnant une famille au bambin, je donnerai un fils à la France !
– Je te demande pardon, murmura en me tendant la main celui qui m’avait interpellé, aujourd’hui comme toujours tu as raison. Allons ! fêtons ce jour où, pour cadeau de Noël, tu donnes à notre Patrie un défenseur de plus.
– Et toi, mioche, ajouta-t-il en allemand et tout en prenant Rudolph dans ses bras, viens ici qu’on t’embrasse !
Hambourg, décembre 1900.
Anselme PIAT.
Paru dans La Jeune Picardie en 1900.