La légende du trésor de Cid-Hamed

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Amédée PICHOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La retraite des Sarrasins fut si imprévue que la plupart d’entre eux ne purent emporter les trésors qu’ils avaient amassés par la guerre et le pillage. On n’a pas tout à fait perdu l’espoir de retrouver celui que Jussef-Ibin laissa enfoui dans le trou des Fées de la montagne de Cordes. D’autres précipitèrent leurs richesses dans le lit du Rhône, d’où les marins de Trinquetaille et de la Roquette en retirent de précieux débris de temps en temps. Quelques-uns enfin les cachèrent sous ces voûtes romaines servant de caves aux maisons qui avoisinent aujourd’hui l’hôtel de ville. Cid-Hamed, un des principaux officiers de Jussef-Ibin, avait choisi pour sa demeure la troisième des quatre maisons du Plan de la Cour, celle qui fait aujourd’hui face à l’escalier du palais municipal.

Le Maure Cid-Hamed ne quitta Arles qu’avec l’espoir d’y revenir un jour. Ayant d’ailleurs à sauver sa fille, la jeune Gulbeyaz, qu’il aimait par-dessus tous les biens de ce monde, il ne voulut pas embarrasser sa fuite par un trop lourd équipage. Il se contenta donc de déposer ses joyaux avec son or dans un caveau recouvert de larges dalles, et pratiqué sous le Ciel-Ouvert, espèce de petite cour intérieure de sa maison. En notre siècle de lumières, où les arts mécaniques sont si merveilleusement perfectionnés, on a je ne sais combien de ressorts secrets pour protéger contre les mains des voleurs de semblables cachettes ; en ces temps de superstition et d’ignorance on y suppléait par la magie ; Cid-Hamed, après avoir remis en place la dernière dalle du Ciel-Ouvert, prononça, dit la chronique, un mot cabalistique, dont telle était la vertu que le caveau devait rester fermé, quelques efforts que pût faire celui qui voudrait en forcer l’entrée, à moins de répéter le mot mystérieux, avec certain verset du Koran. Cid-Hamed eut la précaution de rendre sa fille témoin de cette opération importante, et il partit avec ses compatriotes vaincus.

Les Maures firent encore quelques excursions en Provence ; mais les portes d’Arles ne s’ouvrirent plus à leurs bannières, et Cid-Hamed succomba dans une bataille, après avoir marié Gulbeyaz à un autre capitaine sarrasin, qui périt lui-même à son tour de la mort des guerriers, laissant sa veuve avec une fille âgée de treize à quatorze ans.

L’adversité ne cessa depuis cette époque d’accabler Gulbeyaz. Obligée de vendre ses biens, les uns après les autres, pour satisfaire les créanciers de son père et de son mari, elle se vit réduite, pour vivre, au travail de ses mains. Négligée du prince, car la mémoire des chevaliers morts ne protège pas longtemps à la cour leurs filles, leurs veuves ; repoussée peu à peu de tous ceux qu’elle avait cru ses amis dans des temps plus prospères ; effrayée de l’indigence qui la menaçait, Gulbeyaz se souvint de la ville où elle avait passé son enfance, et du trésor que son père y avait enfoui sous ses yeux vingt ans auparavant. Cette pensée finit par occuper exclusivement son esprit, d’abord comme un regret, et puis comme un espoir. Après bien des hésitations, elle résolut d’entreprendre le voyage d’Arles. Emportant le peu d’argent qui lui restait, elle se rendit avec Zara, sa fille, au port le plus voisin de Cordoue, et s’embarqua sur un navire qui faisait voile pour les côtes de Provence. La jeune Zara, initiée dans le secret de sa mère, et séduite surtout par ce qu’il y avait de mystérieux et de romanesque dans ce voyage, partagea l’enthousiasme de Gulbeyaz lorsqu’elles abordèrent au rivage de cette contrée, dont elle avait été si souvent entretenue depuis le berceau. La mère et la fille, ayant revêtu en débarquant le costume des femmes chrétiennes d’Espagne, firent à pied la route de Marseille à Arles, se livrant à mille suppositions pour chercher d’avance un moyen de s’introduire dans la maison où les attendait le trésor de Cid-Hamed. Leur bagage était des plus légers. Un grand panier qu’elles portaient tour à tour contenait, avec quelques hardes, une forte corde d’une longueur de vingt à trente pieds environ, et roulée sur elle-même.

Cette corde était, selon Gulbeyaz, le seul objet matériel qui fût utile au succès du voyage : « Il n’en fallut guère plus à Fatima, la femme du vizir Hassem, pour délivrer son époux », disait-elle à sa fille ; et, afin de lui prouver qu’on réussit quelquefois de grandes choses avec de petits moyens, elle lui racontait l’histoire du vizir, vieux récit de l’Ésope des Orientaux. Le vizir Hassem, ayant encouru la disgrâce du calife son maître, fut condamné à passer le reste de sa vie enfermé au faîte de la plus haute tour de Bagdad ; mais Fatima, sa femme, au lieu de s’abandonner à des larmes inutiles, vint, aux approches de la nuit, sous la fenêtre du prisonnier avec un escarbot, un peu de beurre, un écheveau de soie, un paquet de ficelle et un paquet de cordes. Elle attacha autour du corselet de l’escarbot une des extrémités du fil de soie, et, lui ayant frotté légèrement la tête avec le beurre, posa l’insecte contre le mur. L’escarbot, trompé par l’odeur du beurre, et croyant qu’il y en avait une provision au haut de la tour, grimpa d’une pierre à l’autre jusqu’à la fenêtre du vizir, et lui porta ainsi le fil de soie. Avec le fil de soie le vizir soutira le paquet de ficelle, et avec la ficelle la grosse corde, qu’il fixa par un nœud au barreau de la fenêtre pour descendre et s’échapper. – Par ce récit et par d’autres du même genre, Gulbeyaz entretenait sa propre confiance et celle de sa fille.

Ce fut le soir du second jour depuis leur débarquement qu’elles aperçurent le terme de leur pèlerinage ; et, en reconnaissant ces lieux où s’étaient passées ses premières années, Gulbeyaz oublia un moment qu’ils n’étaient plus une patrie pour elle. Elle fit admirer à Zara la forme élégante de cette antique cité, qu’un poète maure avait comparée à une harpe. Elle lui montra à quelques milles de distance la montagne de Cordes, qui conservait et qui conserve encore ce nom de la conquête sarrasine. Elle lui fit suivre des yeux le cours majestueux du Rhône, entourant de ses deux vastes bras le fertile delta de Camargue, elle lui fit remarquer les deux tours carrées qui dominaient le Cirque, rival du Colysée de Rome, et dernière citadelle où les Arlésiens avaient bravé les armes de Jussef-Ibin. Enfin elle nommait à sa fille les clochers de toutes les églises qui avaient, pendant vingt ans, servi de mosquées aux vainqueurs. Tout à coup les cloches chrétiennes sonnèrent l’Angélus. Dans son attendrissement, Gulbeyaz, quoique fidèle musulmane, ne put entendre cette harmonie solennelle sans se prosterner religieusement, comme si c’était encore la voix du muezzin qui invitait les croyants à la prière, du haut de la tour de Saint-Trophyme.

Les émotions de Gulbeyaz eurent quelque chose de plus triste lorsqu’elle passa le long du fameux champ d’Alyscamps, cimetière consacré aux braves qui avaient payé de leur sang la défaite des Maures. Mais déjà elle n’était qu’à quelques centaines de pas des remparts, et elle n’hésita plus à franchir une des portes, en suppliant le bon génie qui semblait avoir jusque-là favorisé son voyage de l’empêcher d’échouer au port. En effet, venant au-devant de tous ses vœux, le hasard, sinon un bon génie, introduisit la mère et la fille dans la maison de Cid-Hamed dès cette nuit même.

Embarrassée de demander un asile, après avoir erré pendant une heure dans les rues tortueuses d’Arles, écoutant tous les bruits, lançant des regards furtifs à chaque fenêtre où scintillait une lumière, Gulbeyaz s’arrêta enfin au Plan de la Cour, pour se reposer avec Zara sur le banc même de l’habitation qui fut autrefois la sienne. Dans une ville où l’on peut dire que les habitants vivaient, alors comme aujourd’hui, plus souvent sur la porte que sous le toit domestique, le banc extérieur était, comme il est encore, une sorte d’appendice nécessaire aux façades les plus modestes ; il coûtait du reste peu de chose sur ce sol romain où l’on trouve les bancs tout taillés, comme les bornes, sous forme de piédestaux et bases de colonnes, de chapiteaux et de cippes antiques, débris de granit ou de marbre des temples et des édifices du Forum. Qu’on devine quelles nouvelles sensations agitèrent, à cette place, la fille de Cid-Hamed ! Qu’on se la représente oppressée par ses souvenirs, n’osant prononcer une parole, pendant que Zara, épuisée de fatigue, pencha sa tête sur ses genoux ! Qu’on se la représente, étrangère et musulmane, au milieu d’une cité chrétienne, tremblant comme si elle était venue pour commettre un larcin, ou se comparant à un espion engagé dans le camp ennemi !...

Tout à coup des cris partent de la maison ; ce sont des cris de douleur, les accents d’une femme... Zara se réveille en sursaut de son demi-sommeil. Gulbeyaz se lève pour s’éloigner avec elle, lorsque la porte s’ouvre ; et la servante, qui en sort, aperçoit les deux musulmanes. Malavalisque ! (malpeste !) s’écria-t-elle après un mouvement de peur, qui sont ces inconnues ? Je ne m’étonne plus que ma pauvre maîtresse ne puisse être délivrée du mal d’enfant, lorsqu’il y a sous sa fenêtre une pareille sorcière !

– Vous êtes dans l’erreur, répondit Gulbeyaz d’une voix si persuasive que la servante eut quelque regret d’avoir ainsi rudoyé l’inconnue ; nous sommes deux pauvres pèlerines venues à la Sainte-Baume du fond de l’Espagne, et le ciel nous a inspiré sans doute en faveur de votre maîtresse la pensée de traverser Arles à notre retour : et ma fille, en ramassant çà et là des fleurs et des plantes sur les bords des chemins, en a justement cueilli une qui contient un remède que j’ai vu souvent employer avec succès dans les cas difficiles par les médecins arabes. »

Passant d’un extrême à l’autre, et naturellement plus portée, comme toutes les servantes du monde, à croire à l’empirisme qu’à la médecine, l’Arlésienne s’empressa de faire entrer les deux étrangères dans la maison, et les supplia elle-même de tenter au plus tôt l’essai d’un spécifique arrivé si à propos. Guilbeyaz ne la trompait pas : elle choisit un épi de seigle dans le bouquet de bleuets, de pavots et d’autres plantes cueilli par Zara, fit tomber une poussière végétale de quelques-unes des capsules du grain et, la mêlant avec un peu d’eau, dit à la servante de faire avaler à sa maîtresse cette potion, qui n’est plus un secret pour la médecine moderne. Une heure suffit pour en démontrer la vertu : l’accouchement eut lieu presque sans douleur ; et la servante, après avoir réclamé pour elle le mérite de sa confiance, fit généreusement la part de Gulbeyaz, qui se vit dès lors accueillie par la famille avec toutes les prévenances d’une cordiale hospitalité. La maison était habitée par un fermier de Camargue, qui avait vainement désiré jusqu’à cette nuit que sa femme le rendît père. Il aurait cru manquer au plus saint des devoirs s’il n’avait invité les deux pèlerines à s’arrêter quelques jours chez lui. Gulbeyaz n’eut garde de refuser. Tout allait donc au gré de ses désirs : traitée plutôt comme une parente et une amie que comme étrangère chez ses hôtes, elle eut un moment l’idée de leur révéler le but de son voyage ; mais elle craignit malheureusement de changer leurs sentiments à son égard, en éveillant leur cupidité. Peut-être devenant déjà avare elle-même au moment où elle avait son trésor sous les yeux et presque sous la main, elle résolut de s’en emparer le plus secrètement possible, de peur d’être obligée de le partager.

Au bout de trois jours, ayant annoncé son départ pour le lendemain, elle attendit que la nuit fût venue pour procéder seule avec sa fille à l’enlèvement des diamants et de l’or de Cid-Hamed. Quand elle crut tout le monde endormi dans la maison et dans la ville, elle descendit à petit bruit de sa chambre, alluma une lanterne à l’aide d’un dernier charbon à demi éteint sous le couvre-feu, et passa de la cuisine au Ciel-Ouvert, suivie de Zara, qui portait la corde et le panier. La nuit était sombre, quoique étoilée ; le mistral, qui soufflait depuis la veille, s’engouffrait en mugissant dans la petite cour ; et Gulbeyaz était obligée de protéger avec sa main la lumière vacillante, en dirigeant ses rayons sur la dalle principale du caveau. Le mot magique fut prononcé, ainsi que le verset du Koran, et, docile à ce charme récité d’une voix tremblante, le caveau s’ouvrit : « Courage, ma fille, dit alors Gulbeyaz à Zara, en fixant la corde autour de sa taille comme une ceinture ; courage ! c’est à toi de descendre hardiment et de remplir le panier. Vois quels brillants reflets fait jaillir de l’or et des diamants la lumière, qui, depuis plus de vingt années, n’avait pas visité cette ténébreuse voûte. Ne crains rien, ma fille, il n’y a là que le trésor déposé jadis par mon père ; descends hardiment. Dès que j’entendrai ton signal, je t’aiderai à remonter.

– Je ne sais pourquoi je tremble, ma mère, dit Zara, mais il me semble que c’est dans mon tombeau que je descends pour jamais.

– Courage, ma fille ! répéta Gulbeyaz ; chasse ces vaines terreurs. C’est la vie et non la mort que tu vas chercher pour toi et pour moi. Si la force t’abandonne, les bras de ta mère ne laisseront pas échapper cette corde, elle doit rester nouée autour de ton corps. »

Zara se recommanda au prophète, et se laissa alors descendre dans le souterrain. Quand ses pieds atteignirent le sol, ils frappèrent sur un monceau d’or et firent rouler quelques pièces monnayées, dont le son fit battre plus vivement le cœur de sa mère. « Vite, mon enfant, vite, lui cria-t-elle, remplis le panier. Encore, encore ! je me sens la force de le soulever tout entier. Encore, encore ! ne laisse pas un diamant ni un milleret : tout est à nous, c’est l’héritage de mon père.

– Voilà le panier rempli, dit Zara au bout d’un quart d’heure.

– Eh bien, maintenant délie la corde qui te ceint les reins, et attaches-y le panier ; quand je l’aurai retiré du caveau, tu en sortiras à ton tour. »

Zara fit ce que lui commandait sa mère, et celle-ci essaya de tirer le panier à elle. Mais elle avait trop présumé de la force de ses bras ; la corde lui échappa tout à coup, le panier retomba lourdement au fond du caveau, et la dalle se referma d’elle-même. Gulbeyaz fut saisie d’horreur à cet accident inattendu.

« Ma mère, ma mère, j’étouffe, je me meurs ; de l’air, de l’air !... Avez-vous abandonné votre fille ? » Ces cris sourds, dont l’accent avait quelque chose de fantastique en traversant l’épaisseur du caveau, achevèrent de troubler la malheureuse Gulbeyaz ; elle crut sa fille perdue, elle oublia le mot magique et le verset du Koran qu’elle aurait dû prononcer au lieu de se livrer au désespoir. Se prosternant furieuse sur les dalles, elle chercha à les soulever ou à les écarter avec ses mains. Le sang jaillit de ses ongles, mais la pierre n’offrait aucune prise à leurs empreintes convulsives. « Ma mère, ma mère, je me meurs ! » Ce cri parvint une dernière fois jusqu’à l’oreille de Gulbeyaz, et elle n’entendit plus rien que le sifflement de la bise. Alors elle poussa elle-même un cri déchirant, heurta violemment la tête contre le caveau, et resta là immobile, privée de ses sens, jusqu’au point du jour.

Ses hôtes se levèrent avec une inquiétude vague ; ils avaient cru entendre des sons étranges pendant leur sommeil. La vue de Gulbeyaz étendue dans le Ciel-Ouvert, un visage teint de sang, ses mains déchirées, leur révélèrent que ces sons effrayants n’avaient pas été l’illusion d’un rêve. Leurs secours empressés rappelèrent l’infortunée à la vie ; mais elle avait perdu la raison sans retour. Les discours incohérents ne purent apprendre rien de certain sur ce qui s’était passé. Aux questions qu’on lui adressait sur la disparition inexplicable de sa fille, elle éluda longtemps de répondre autrement que par des imprécations contre elle-même ; ou quelquefois, en imposant silence à ceux qui l’interrogeaient, elle se baissait précipitamment et appuyait une oreille contre terre, comme si une voix souterraine lui parlait. La médecine déclara sa démence au-dessus de son art ; un savant moine de l’abbaye de Montmajour fut appelé pour calmer cette âme en peine ; mais comme elle répondait aux paroles de l’Évangile en invoquant Allah et Mahomet, il la crut possédée d’un démon musulman. La vue de l’or et des bijoux excitait les crises les plus cruelles de ce délire. Se dérobant aux soins de ses hôtes, Gulbeyaz déserta leur maison pour vivre errante dans la ville, tantôt sollicitant l’aumône, tantôt la repoussant. Les bruits les plus opposés, les soupçons les plus contradictoires pesèrent tour à tour sur l’étrangère ; c’était chaque jour une nouvelle interprétation de ses récits, où la vérité se mêlait souvent aux rêves de la folie. Mais l’étrangeté même de son malheur et de ses aveux protégea sa liberté. Elle vécut une année encore, mendiante, vagabonde, sans autre toit que la voûte du ciel ou quelque porche solitaire, et désignée par le peuple sous le nom de la pèlerine folle.

Un matin on la trouva morte sur le Plan de la Cour, l’oreille contre terre, dans l’attitude qu’elle prenait si souvent, comme pour écouter les sons étouffés de la voix souterraine de sa fille.

 

 

Amédée PICHOT.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Provence,

Presses de la Renaissance, 1974.

 

 

 

 

 

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