Le Trou des fées

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Amédée PICHOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– Vous connaissez le Trou des fées d’Arles ? demanda maître Espeli à son auditeur.

– Cette grotte mystérieuse qu’on trouve entre Montmajour et Arles ?

– Celle-là même, continua le narrateur ; véritable énigme pour nos savants, qui y voient chacun ce que n’y voit aucun autre, parce qu’il ne suffit pas d’y descendre avec des torches : le flambeau de la foi est la seule lumière qui éclaire ces retraites obscures. La vérité est que la grotte des fées est destinée par les fées elles-mêmes à égaler l’érudition dont toutes les recherches ne font qu’épaissir le voile derrière lequel elles se tiennent cachées. Les plus studieux moines du couvent voisin y ont perdu leur latin, comme en est convenu avec moi le père Célestin. Ce moine, plus modeste mais plus savant aussi, est enfin parvenu, sans trop d’efforts, à réveiller et faire parler, assure-t-il, le vieux druide qui, après avoir composé un élixir de longue vie, passe le temps à dormir dans la grotte depuis plus de mille ans !

– Maître Espeli, dit maître Caussane, c’est aimable à vous de ne pas remonter jusqu’au déluge, comme cela vous arrive quelquefois.

– Soyez tranquille, nous en parlerons, mais trop brièvement pour que vous m’accusiez d’abuser de votre patience. Je trouve moi-même les histoires du père Célestin un peu longues, et j’ai le mérite de savoir les abréger, sans leur rien ôter de leur double parfum de naïveté et de science. Ne m’interrompez plus sans nécessité. Vous avez entendu parler de la tarasque ?

– Ce dragon qui fut, il y a longtemps, la terreur des bords du Rhône, et que sainte Marthe enchaîna comme un agneau avec des rubans ?

– Avant de se laisser immoler par la sainte, la tarasque se garda bien de lui dire...

– Allons donc, la tarasque parlait ?

– Croyez-vous que Dieu eût créé des êtres aussi parfaits que les animaux préadamites et antédiluviens sans leur accorder ce qu’il a donné à l’homme, cette créature imparfaite qui n’a ni les ailes de l’oiseau, ni les jambes du cerf, ni le cou du cheval, ni la tête du lion, ni les cornes du bœuf, ni les yeux redoutables du serpent, qu’avaient ces êtres supérieurs, dragons, hippogriffes, sirènes, hippocentaures et autres, créés pour peupler la terre encore jeune et énergiquement féconde ? Le père Célestin m’assure qu’au lieu des roseaux et des joncs de nos marécages actuels, au lieu des garrigues et des chênes nains de la Crau, alors que la tarasque était à son premier âge, elle se promenait dans ces mêmes contrées à travers des palmiers gigantesques. Son malheur, comme celui des grands dragons, ses contemporains des âges primitifs, fut ce don de longévité qui, sauf les accidents, lui garantissait la vie pour des millions d’années. Tous ceux de ces êtres privilégiés qui ont survécu au déluge, ou à d’autres catastrophes primordiales, se sont à la longue trouvés isolément ou par petites familles sur une terre épuisée, dont la végétation était incapable d’entretenir leurs vigoureux organes. Voilà comment ces autres géants du règne animal ont dégénéré peu à peu, perdant même leurs attributs extraordinaires, impuissants surtout à se reproduire, soit entre créatures semblables, soit par un croisement de races. C’est dans leur désespoir que quelques-uns se montrèrent cruels, comme pour provoquer l’homme à une guerre digne d’eux. Eh bien, pour hâter leur destruction, à défaut d’autres déluges ou d’autres tremblements de terre, il a fallu fréquemment encore le courage des héros ou la vertu des saints. J’abrège mon récit, je vous assure, maître Caussane.

– Voyons maintenant, puisque, selon vous, la tarasque serait ce qu’elle dit, ou plutôt ce qu’elle ne dit pas à sainte Marthe.

– La tarasque donc se laissa immoler, sans révéler qu’elle n’était que le mâle ou la femelle d’un couple de tarasques, et que l’autre pourrait bien quelque jour venger sa compagne ou son compagnon. En effet, après avoir végété un siècle ou deux encore on ne sait où, la seconde tarasque parut à son tour dans le territoire d’Arles, et y commit quelques dégâts notables, quoique en vieillissant l’infortunée eût certes beaucoup perdu de son appétit et de sa vigueur. On sonna l’alarme ; on fit des neuvaines ; on prêcha contre le prétendu monstre ; on invoqua les saints et les saintes... Mais, soit que dans le cours des âges la piété chrétienne épuisée perde aussi de sa vertu comme de sa ferveur, soit que sainte Marthe voulût laisser le risque et la gloire de l’aventure aux fidèles eux-mêmes, elle ne vint pas à leur secours ; et la dernière tarasque, si c’est la dernière, défiait tous ses ennemis en allant rugir jusqu’aux portes des villes, sans qu’aucun osât la poursuivre dans la grotte des fées. C’était là une citadelle inexpugnable ; car, pour y pénétrer, il fallait surmonter la double terreur de la bête cruelle et des esprits.

« Les êtres surnaturels que renferme la grotte, troublés d’abord par l’intrusion de la tarasque, avaient fini, comme c’est l’usage de cette autre race, qui est aux anges ce que l’homme est aux créatures antédiluviennes, avaient fini, dis-je, par trouver cet hôte incommode moins importun que les savants explorateurs qui sont destinés à les effaroucher jusqu’au terme de leur exil terrestre. En un mot, les fées résolurent de faire de la tarasque le gardien visible de leur invisible palais : elles n’auraient plus à veiller elles-mêmes sur leurs trésors ; elles pourraient désormais danser jour et nuit, si bon leur semblait, comme à l’époque où leurs charmes moins surannés suffisaient à les protéger ; les naturalistes n’oseraient plus venir herboriser autour de la colline, et leur enlever les fleurs dont le calice contient leur rosée distillée, ou les attraper elles-mêmes lorsqu’elles se métamorphosent en jolis lézards verts, en papillons diaprés, en mouches de feu. Les moines qui se renfermaient dans leur couvent de Montmajour ne tarderaient pas à déloger. Bref, la grotte deviendrait pour elles la succursale du giannistan oriental, le badiat al ginn, le désert des génies, et le badiat goldar, le désert des monstres, où elles pourraient en toute sécurité offrir un asile au roi des joyaux et à la reine des pierres précieuses. À peu de distance, celles d’entre elles qui furent des sirènes pourraient se baigner dans l’étang du Grand-Clar, sans crainte des pêcheurs mécréants du Rhône, fort peu respectueux pour tout ce qui ressemble à un poisson. La tarasque ne se doutait guère du rôle qu’on allait lui faire jouer, nouveau dragon des Hespérides ! Le savant moine prétend que celui-ci fut autrefois un dragon d’Asie.

Pendant que les fées se berçaient de ces espérances, – pauvres fées, réduites elles aussi, comme les femmes mortelles, à rêver la félicité complète –, le vieux druide réveillé consultait les astres, car il n’avait pas d’autre livre que la voûte céleste ; mais, à chaque crise, ce livre immortel lui révélait exactement, une fois le danger passé, pendant combien de siècles il pourrait encore incliner la tête sur son oreiller magique, et tromper l’ennui de sa longévité, en prenant plus ou moins de fortes doses d’opium ! Le vieux druide dit donc à ses compagnes les fées (c’étaient presque toutes des fées gauloises) : « J’ai peur que vous ne comptiez sans votre hôte. J’aperçois un damoisel qui prétend que la tarasque est une maladroite de venir si régulièrement faire son gîte dans la grotte. Il a l’intention de la guetter et de l’y surprendre, soit en pénétrant sous la voûte même, soit en roulant une grosse pierre pour lui fermer toute issue, soit en allumant un grand feu de broussailles pour l’étouffer par la fumée. S’il réussit dans son projet, je vous préviens qu’à la destruction de la dernière tarasque est attaché un attribut féerique. Nous serons obligés de nous priver, en faveur du vainqueur, d’un de nos talismans, et il aura le choix.

Les fées se regardèrent en faisant leur petite moue comme des fées contrariées. « Heureusement, continua le vieux druide, une condition rend la victoire assez difficile encore, si les jeunes damoisels de ce temps-ci sont aussi précoces qu’ils l’étaient déjà du mien : homme ou femme qui voudra venir à bout de la tarasque, comme sainte Marthe, devra être chaste comme elle. C’est donc à vous d’aviser. Si notre damoisel est un saint, ou même simplement un philosophe comme un certain Favorin que j’ai connu à Arles, il y a environ mille ans, il faudra capituler. »

« C’est lui ! » murmura la fée Millète. Le vieux druide, qui entendit cette interjection à demi-voix, hocha la tête, et ne prit qu’une légère dose d’opium, s’attendant bien à être réveillé avant peu de jours. « Si l’ennemi a des intelligences dans la place, se dit-il en s’inclinant sur son oreiller, je perdrai mon temps et ma peine à vouloir sauver la tarasque. »

Il était impossible, même aux fées, de réveiller avant leur heure le vieux druide et la tarasque, l’un à cause de la dose parfaitement graduée de sa poudre narcotique, l’autre parce que ce qu’il y avait en elle de la nature des reptiles lui imposait une digestion somnolente. Or, ce matin même, la tarasque, qui, atteinte de la même indolence que le druide, n’aimait pas à répéter souvent ses repas, avait avalé, en Camargue, un bœuf et un mouton.

Les fées se consultèrent, et décidèrent que la mieux conservée d’entre elles se dévouerait pour aller au-devant du damoisel. La mieux conservée de cette race gauloise, la plus belle que Dieu eût créée depuis ses premiers anges, était justement la fée Millète. Elle n’avait que trois mille ans et certes il fallait avoir sa conscience et sa modestie de fée pour se trouver vieille. La pauvre fée Millète ne pouvait se dissimuler que si, en se faisant passer pour une femme mortelle, il lui était facile de ne se donner que trente ans, l’âge où les femmes séduisent les plus facilement les damoisels de dix-huit, comme fée elle était au-delà de l’âge climatérique, et ne devait pas se flatter d’être aimée pour elle-même plus de dix années encore. Or, que sont dix années de constance dans la vie d’une fée ? Et quelle perspective que celle d’une fée qui se voit menacée d’être délaissée, comme une vieille coquette, par un mari relativement plus jeune qu’elle ?

Cette pensée désespérait la fée Millète depuis quelques jours qu’elle avait rencontré par hasard le damoisel, jeune homme sans nom, sans richesse, mais beau, et rêvant la gloire comme tout bel inconnu. Le damoisel n’avait encore adressé ses hommages à aucune dame ; il était trop modeste pour aspirer à une princesse, et trop fier en même temps pour descendre au-dessous du rang qu’il se sentait instinctivement appelé à occuper un jour. Augusta, fille d’un duc de Pavie, l’avait distingué avant la fée Millète ; mais le damoisel l’évitait, voulant ne devoir sa fortune qu’à son courage. « Si je pouvais tuer la tarasque, disait-il quand il parlait tout seul, car il n’avait pas de confident, je serais à temps de lever les yeux sur la princesse ! Jusque-là, je ne veux pas m’exposer à m’entendre demander quelles sont les armes de mon blason. »

La fée Millète alla donc au-devant du damoisel, et, du plus loin qu’elle l’aperçut, elle aurait pu croire au battement de son cœur que, par un miracle féerique, ce cœur retrouvait tout à coup sa première jeunesse. Elle se regarda dans un miroir que lui avait attaché à la ceinture une des sirènes de la grotte : « Oh oui, dit-elle, si je me montre ainsi à lui, avec cette langueur dans mes yeux bleus, avec cette blanche peau des fées gauloises, et ce sang vermeil qui, à sa vue, vient de me monter au visage, il va m’aimer, je le sais, j’en suis sûre... Mais combien de temps ? Non, je ne veux pas que dans quelques années il me demande compte d’une distraction fatale, car ce ne serait plus pour lui qu’une distraction ; je ne veux pas qu’il me reproche de lui avoir dérobé sa gloire et celle de sa postérité. Je veux l’aimer pour lui-même, inconnue de lui, sa protectrice invisible, comme la sœur de son ange gardien ; et un jour, le jour même où il me délaisserait si je me faisais aimer dès aujourd’hui, je me révélerai enfin à ses yeux, pour jouir de sa reconnaissance plus longtemps que je n’aurais joui de son amour. C’en est fait : s’il est digne de ce premier exploit, s’il a le cœur chaste et pur, c’est lui qui tuera la tarasque. »

Millète, croyant remplir son devoir envers les autres fées, soumit le damoisel à une épreuve ; elle prit d’abord les traits de la princesse Augusta et, se regardant au miroir de la sirène : « Non, non, dit-elle, je veux qu’il résiste à plus belle encore... » La vérité est qu’instruite du sentiment d’Augusta, elle ne voulut pas s’exposer à rendre sa rivale plus heureuse qu’elle. « Et d’ailleurs, poursuivit Millète, il faut qu’il croie vraisemblables les aveux qu’on me condamne à lui faire. » Elle apparut donc au damoisel avec le visage de la sémillante Yolande de Raphèle, la plus jolie et en même temps la plus coquette des dames arlésiennes de ce temps-là.

Le damoisel s’étonna d’être poursuivi à travers champs comme un autre Joseph, par une autre dame Putiphar ; mais il sut se défendre mieux encore que le jeune patriarche, car il ne laissa même pas à Yolande son manteau, sous lequel elle le priait de l’abriter avec lui, en prétendant qu’il tombait quelques gouttes de pluie. Son manteau lui était trop nécessaire, dit-il, parce que son projet était, en pénétrant dans la grotte, de le jeter sur les yeux du dragon. C’était peu galant ; mais jamais femme ne fut plus ravie d’être aussi mal reçue. Après s’être récriée contre la grossièreté du damoisel avec le luxe d’outrages qui vient si naturellement à la bouche de toute coquette qu’on dédaigne, Millète le devança à la grotte, et déclara à ses sœurs qu’il fallait renoncer à détourner de son but un champion aussi mal élevé. La tarasque avait trouvé son vainqueur. « Le mieux pour nous, poursuivit-elle, est d’égaliser les chances entre le damoisel et la pauvre bête, qui dort en comptant peut-être sur notre protection. Ce jeune glorieux n’a pas un cœur susceptible d’aimer ; laissez-moi lui faire comprendre qu’il est indigne d’un brave paladin d’attaquer un animal endormi et de l’assassiner avant de le combattre. Je le promènerai pendant trois jours dans notre arsenal ; il y choisira le talisman qui lui revient, comme nous l’a annoncé le vieux druide : mais qui sait s’il ne préférera pas la richesse à la renommée, quelque beau joyau à une bonne arme ? En ce cas, il s’en tirera comme il pourra avec la tarasque, qui aura eu le temps de se réveiller. »

On approuva le plan de Millète.

Le but de la fée était réellement de faire subir à son favori une nouvelle épreuve qui la justifierait d’avoir conçu une passion si soudaine. Elle restait persuadée que son amour avait deviné un héros. Le damoisel fut encore plus surpris de rencontrer une seconde dame à l’entrée de la grotte ; et comme celle-ci avait un air fort respectable, il lui parla du danger auquel elle s’exposait dans le voisinage du repaire d’un monstre. La dame lui répondit alors qu’elle était venue elle-même avec l’intention de tuer le terrible dragon ; mais qu’en le trouvant paisiblement endormi, elle aurait eu honte de l’attaquer si déloyalement. Le damoisel, à cette noble et généreuse assurance, crut reconnaître sainte Marthe ; il plia le genou devant elle, en bon chrétien, et l’assura qu’il était prêt à se laisser conduire par ses conseils, si elle daignait l’associer à la grande entreprise de délivrer le pays. La fée sourit de ce mélange d’ambition et de piété. Relevant le damoisel, elle lui dit sans se nommer, encore moins sans reprendre sa beauté féerique, qu’elle lui laisserait le triomphe tout entier s’il voulait visiter avec elle la grotte merveilleuse. Le damoisel n’eut garde de refuser ; il respecta le sommeil de la tarasque, ne désirant pas se montrer moins loyal ennemi qu’une femme. Seulement, lorsqu’il passa près du dragon, il eut la précaution de l’examiner de près, d’étudier les parties molles et les parties dures de sa tête de lion, de son échine tranchante, de ses flancs en écaille, de sa queue de serpent, en un mot, de sonder les défauts de la cuirasse. « Hâtons-nous, lui dit alors Millète en l’attirant par la main ; nous avons beaucoup de choses à voir. » Le damoisel crut qu’elle plaisantait, car il ne voyait encore la grotte que dans ses dimensions apparentes, s’étonnant seulement de la trouver si bien éclairée. La tendre et attentive Millète avait voulu accoutumer ses yeux à la lumière surnaturelle ; peu à peu cette lumière inonda de ses flots brillants les magnifiques galeries dont la grotte n’est que le sombre vestibule, et le damoisel s’estima heureux de n’être pas ébloui tout d’abord par ce qui lui parut le plus vaste palais du monde. Le château de la Trouille, que Constantin a légué à la ville d’Arles, n’était plus, comparativement, qu’une masure et une sombre ruine, comme il le deviendra du reste bientôt, si la République n’entretient pas mieux qu’elle ne fait ses briques séculaires. Pendant trois jours entiers, Millète fit les honneurs de la grotte des fées au damoisel, lui montrant tout dans le plus grand détail, lui expliquant tout, et sans cesse lui répétant qu’il était le maître de choisir, soit parmi les richesses, soit parmi les raretés naturelles, soit parmi les talismans. La galerie des richesses comprenait les pierres précieuses, celles qu’on trouve dans le lit des rivières et dans les entrailles de la terre, rubis, améthystes, émeraudes, saphirs, jaspes, calcédoines, escarboucles, scobasses, diamants, etc. ; la galerie des raretés naturelles contenait d’abord celles de ces mêmes pierres qui sont douées de vertus singulières, parce qu’elles furent extraites du corps des animaux, telles que l’escarboucle qui sert d’œil à la guivre, la topaze extraite de la tête du crapaud, etc. ; mais, en outre, cette galerie offrait à la curiosité les débris de ces animaux des âges primitifs qui disparaissent de siècle en siècle de notre globe dégradé : c’était, entre autres, une dernière plume du dernier phénix, cet oiseau qui avait eu longtemps la faculté de revivre de sa cendre ; une autre plume de l’oiseau de paradis, de celui qui vivait d’air et de rosée ; la corne du dernier monocère, une dent d’hippogriffe, une défense de porco-sacerdoce ou prêtre-pourceau, un bois de paraude ou cerf-caméléon, des œufs d’oiseaux à face humaine, et autres créatures dont les ignorants nient l’existence. Le damoisel, reconnaissant une simple plume d’hirondelle à côté de celle du phénix, demanda à la fée ce que cette plume avait de rare et de précieux. « Oh ! répondit-elle, nous avons dû prévoir la prochaine extinction des oiseaux utiles, depuis que les ingrats Arlésiens se sont avisés de leur faire une chasse sacrilège au filet ; oubliant que l’hirondelle fait elle-même la guerre aux moucherons, cette véritable plaie de la Camargue. » Le damoisel aurait pu, sinon justifier la gloutonnerie de ses compatriotes, incriminer du moins la coquetterie des fées qui font, elles aussi, une guerre d’extermination à une créature innocente ; car il remarqua dans leur armoire à robes, entre autres objets de toilette, d’innombrables peaux de la vermiette appelée salamandre, destinées à être cousues ensemble pour leur servir de vêtements incombustibles. Cependant il se mordit la lèvre de peur d’être indiscret, et se laissa conduire à la galerie des talismans.

Il avait dédaigné les trésors matériels, admiré en simple curieux les collections de raretés naturelles ; il se réservait de choisir dans la troisième galerie. C’était là aussi que la fée allait définitivement juger son jeune ambitieux. Aucun des talismans déjà connus ne parut le tenter ; ce qu’il venait de voir l’avait mis en goût de l’extraordinaire, et il refusa tout, jusqu’à ce qu’il ne restât plus à lui offrir que deux objets en apparence très simples, mais qui, à cause de cela même, lui semblèrent devoir être neufs. En effet, Millète lui dit qu’aucun mortel ne s’en était encore servi. L’un était un fauteuil dont les deux bras se terminaient en têtes de lion, et dont le dossier était surmonté d’un aigle à deux têtes ; l’autre n’était qu’une selle recouverte d’un caparaçon, et qui ne différait en rien des selles que fabriquent les bourreliers actuels. « Le fauteuil est un trône, dit la fée, le trône du royaume d’Arles, royaume qui va se détacher avant peu de l’empire de Charlemagne ; veux-tu t’y asseoir ? Il est à toi. – Je serais roi ? demanda le damoisel, dont l’ambition n’avait pas rêvé une si haute destinée. – Oui, tu serais roi, répondit Millète, roi d’Arles ! – Roi légitime ou usurpateur ? demanda encore le damoisel, avec un scrupule qui montrait toute la candeur de son âme. – Le nouveau monarque, dit Millète, sera sacré par les évêques et prendra place parmi les souverains. Écoute : je puis te dire en partie son histoire... Il épousera la princesse Augusta. – Ah ! dit le damoisel, c’est une belle princesse ! » La pauvre fée trembla, mais elle eut le courage de continuer : « Assez belle, n’est-ce pas, pour rendre un époux heureux à côté du trône ? – Mais elle y montera avec lui ? demanda le damoisel avec émotion. – Hélas ! non, reprit Millète ; le futur roi deviendra l’époux de plus haute princesse encore. – Et Augusta ? – Elle mourra empoisonnée. – Pas par son mari, j’espère ? s’écria le damoisel. – Je l’espère aussi ; mais on l’en accusera. – C’est déjà trop, dit le damoisel ; et lui-même mourra-t-il sur le trône ? – Oui, après un règne brillant, et avec le surnom de Glorieux. – C’est un beau surnom de roi, dit le damoisel ; mais il ne suffit pas de fonder un royaume, il faut le léguer à ses successeurs : le roi d’Arles en aura-t-il ? – Son jeune fils montera sur le trône. – Je comprends, dit le damoisel : quelque prince faible, incapable de tenir le sceptre, et qui se le laissera arracher. – En effet, il sera entouré de traîtres, dit Millète ; un sujet rebelle le fera prisonnier, et lui crèvera les yeux pour abréger son règne. – Triste successeur pour un glorieux ! remarqua le damoisel. Je devine que la royauté d’Arles ne durera pas longtemps. – Mais, dit Millète, elle aura le sort de bien d’autres : cependant elle résistera encore au malheur du second roi. Le troisième jettera quelque éclat sur sa couronne, et il y joindra même celle d’Italie ; mais déjà le quatrième roi d’Arles verra autour du trône des vassaux plus grands que lui. – Et le cinquième ?... il relèvera au moins la dignité royale. – Non, il sera surnommé le Fainéant !... Le sixième est considéré comme un usurpateur, quoique neveu du Fainéant, lequel mourra sans enfants. L’empereur, qui réclamera d’ailleurs ses droits de suzeraineté, le fera jeter dans une prison, où il mourra de chagrin. L’empereur deviendra lui-même le septième roi d’Arles, en ayant la précaution de faire sacrer son fils de son vivant, pour lui assurer le trône. Sous celui-ci, sous le neuvième et sous le dixième roi, la couronne d’Arles ne sera plus qu’un fief de la couronne impériale, un vain titre qui sera vendu au rabais ou perdu au jeu. Les comtes de Provence seront les vrais souverains, et la ville d’Arles réclamera ses libertés, et se gouvernera elle-même. Il ne restera plus des traditions du Glorieux que la succession, incontestée celle-là, du lion qu’il donnera pour armes vivantes à sa capitale...

– « En vérité ! s’écria le damoisel, est-ce bien la peine de s’enchaîner pendant sa vie à ce trône, pour le léguer comme une chaise de fainéant ou un instrument de torture à ses héritiers ? Et cette infortunée Augusta !... Non, non, dites-moi ce qu’est cette selle. »

La bonne fée Millète n’eut pas regret d’avoir si bien retenu ce que le druide avait lu d’avance dans les astres sur la dynastie des rois d’Arles : et vous remarquerez qu’avec sa noble délicatesse, elle avait été vraie comme l’histoire sur Boson Ier, Louis Boson, surnommé l’Aveugle, Hugues Conrad Ier, Rodolphe le Fainéant, Gérard, Conrad le Salique, Henri le Noir, et les autres rois ou empereurs d’Arles. Elle aurait pu même accuser sans scrupule Boson Ier d’avoir empoisonné sa femme Augusta. Quoi qu’il en soit, quand Millète vit que le premier talisman répugnait au damoisel, elle lui apprit plus brièvement ce que serait le second. « C’est une simple selle de chevalier, dit-elle ; mais elle a été faite pour Passeroun, qui est un cheval de la race du cheval Pardolo, quoique à des yeux vulgaires il paraisse n’être qu’un de ces coursiers barbes que les Sarrasins ont abandonnés en désertant le territoire d’Arles après leurs diverses excursions. Sur cette selle et sur ce cheval, qui erre encore sauvage dans la campagne, un chevalier sera plus libre et aussi glorieux qu’un roi sur son trône. Il n’aura pas besoin de surprendre la tarasque pendant son sommeil ; il pourra l’attaquer loyalement, la terrasser et la tuer avec le glaive ou la lance. S’il n’épouse pas une princesse, il ne la rendra pas non plus malheureuse après l’avoir aimée ; les princes dépendront plutôt de lui qu’il ne dépendra des princes ; et quant à ses enfants, ils perpétueront la renommée de leur père, tant qu’ils seront vertueux comme lui.

– Je prends la selle, dit le damoisel ; car en venant ici je crois bien avoir reconnu dans le pâturage voisin ce Passeroun, dont aucun cavalier jusqu’ici n’a pu violer la croupe. Adieu, madame ; je m’étais trompé ; vous n’êtes pas sainte Marthe..., mais quelque bonne fée que je ne respecte guère moins et dont la protection me rend fier. Encore une grâce, madame. La seconde galerie de ce palais est illuminée par d’admirables lampes sous forme d’étoiles : me permettez-vous d’en emporter une ?

– Qu’en prétendez-vous faire ?

– Vous le saurez, madame. Ma première enfance reçut les tendres soins d’une femme qui devait être ma mère, car elle pleurait et ne répondait pas si je lui disais que les autres enfants me reprochaient quelquefois de ne pouvoir citer mes parents. Quand elle mourut, elle ne me laissa même pas de quoi lui acheter un tombeau. Heureusement, il n’en manque pas de vides dans les Alyscamps : j’en avais remarqué un de simple marbre noir, sans inscription. En l’ouvrant, je vis que les siècles avaient à peine laissé de ce premier dépôt mortel une légère poussière ; et cependant la lampe cinéraire y brûlait encore. Malheureusement, en y ensevelissant ma mère, j’éteignis cette lampe... je voudrais la remplacer par un emblème plus durable de la mortalité !...

– Damoisel, dit la fée vivement émue, prends deux de ces lampes au lieu d’une, et rends-moi un service. Je sais où est cette tombe, car en errant dans les Alyscamps au-delà de la lune, je t’ai aperçu pieusement agenouillé. À côté de cette tombe noire, il en est une de marbre blanc où tu déposeras la seconde lampe. Au temps où nous servions encore de marraines aux enfants des hommes, j’avais eu pour filleule une jeune fille nommée par moi Zéphyrine qui grandit douée de tous mes dons ; hélas ! je n’avais pu la douer contre la mort : elle est dans la bière de marbre blanc, comme l’indiquent quelques vers d’inscription. Elle avait été l’épouse d’un poète... mais je crains que ces vers et d’autres encore faits pour elle ne s’effacent du marbre comme de la mémoire des hommes. Qu’elle ait aussi une lampe perpétuelle qui survive à sa poussière bien-aimée 1 !

Après cette double confidence, la fée Millète et le damoisel se quittèrent les meilleurs amis du monde : la complaisance de Millète alla jusqu’à lui promettre de faire seller elle-même Passeroun. Il n’eut donc rien de plus pressé que d’aller porter les lampes perpétuelles aux deux tombeaux et le lendemain il trouva le merveilleux cheval dans son écurie, tout harnaché avec la selle sur le dos.

Ai-je besoin de vous dire avec quelle ardeur, le lendemain matin, notre damoisel se mit en campagne, monté sur Passeroun, la lance à l’étrier, le glaive sur la hanche, son coursier hennissant de joie avec l’instinct du triomphe, ne regrettant pas sa liberté, heureux et fier d’être associé à l’entreprise ? La tarasque avait été signalée dans la garrigue de la Crau. Ayant mis en fuite une troupe rustique occupée à la récolte du kermès, elle s’était accroupie sur un tas de vermillon, lorsque le damoisel, invoquant sa dame mystérieuse, l’attaqua avec un noble élan. Le monstre ouvrit la gueule, comme s’il s’apprêtait à ne faire qu’une bouchée du cheval et du cavalier, qui lui semblaient venir à lui comme le moucheron au bec de l’hirondelle. Le damoisel lui enfonça sa lance jusqu’à la racine de la langue ; la hampe se brisa en deux ; mais le fer avait atteint une artère, qui fit jaillir un flot de sang. La tarasque fut ainsi presque étouffée du premier coup. Le damoisel fit caracoler Passeroun autour d’elle, et revint à la charge le glaive à la main, comme un saint Georges. Puis, après quelques coups d’estoc qui entamèrent deux jambes de la bête, exalté par sa propre audace, il mit pied à terre, passa en travers de cette gueule toujours menaçante un des tronçons de la lance, que les dents de la tarasque saisirent convulsivement comme un coursier saisit son premier mors ; et voilà le champion vainqueur qui enjambe le dragon vaincu, le forçant avec la pointe du fer à le porter ainsi vers la ville. Mais, à mi-chemin, la tarasque essayant de le désarçonner, il se décida à lui trancher la tête, et remonta sur Passeroun avec ce trophée à la main.

La nouvelle de l’évènement se répandit bientôt : toutes les cloches furent en branle. On vint au-devant du damoisel, on suspendit la carcasse du monstre aux voûtes de l’église Saint-Antoine, où elle est encore ; et le libérateur de la ville, prenant le nom de Dragonet, fit peindre une tarasque sur son écu. Pour lui témoigner sa reconnaissance, Arles lui vota un tribut sur la récolte annuelle du vermillon. On ne peut encore aujourd’hui ramasser le kermès sans la permission de ses descendants. La récolte ne commence qu’après qu’ils ont fait connaître leur autorisation au son de la trompe. Ce privilège, le Dragonet actuel l’a cédé à la descendance féminine de son ancêtre ; mais il n’a jamais voulu, pour or, argent ou terres, se défaire de son coursier, qui depuis quatre cents ans marche, trotte et galope sous les Dragonet de Montdragon.

– Sans broncher, dit maître Coussane avec une légère ironie ? Il est bien heureux pour Passeroun, maître Espeli, poursuivit-il, que vous ne soyez pas Michel de Borrian 2. Quant à moi, je souhaite que votre âne vive autant que lui, maître Espeli.

– Je ne fais pas le même souhait pour vos chevaux, maître Coussane ; car le métier ne vaudrait plus rien.

– J’aime autant, je le confesse, qu’un étalon, après avoir bien servi son maître, fasse place à son poulain ; et si Passeroun est aussi vieux que vous le dites, je ne le prendrais pas en échange d’Ali-Bey.

– Je connais pourtant quelqu’un, le seigneur des Baux, qui en a offert trois fois plus qu’il ne vous offrira de votre arabe.

– S’il faut au seigneur des Baux un cheval fée ou diable, je le conçois ; mais j’espère qu’un vrai connaisseur préférera à Passeroun mon Ali-Bey, qui descend en droite ligne de la jument Barack...

– Qu’est-ce que c’était que cette jument Barack, maître Coussane ?

– La jument de Mahomet le prophète ; rien que cela. La jument Barack est dans le paradis avec l’âne de la Crèche.

– Quelle histoire !

– Conte pour conte, maître Espeli : voulez-vous que je vous paye mon écot en vous faisant l’histoire de la jument Barack ?

– Êtes-vous revenu païen du Levant, maître Coussane, que vous mettez des juments et des ânes au paradis ?

– Êtes-vous meilleur chrétien en nous faisant venir un cheval de l’enfer, dont la grotte d’Arles n’est que le vestibule ?

– Et pourquoi n’y aurait-il pas des chevaux en enfer, puisqu’il y va tant de maquignons ?

– Maître Espeli, je ne sais pas où vont les aubergistes ; mais ni les païens, ni les Turcs, ni les chrétiens n’ont pu encore leur trouver une niche dans leurs paradis divers.

 

La conversation fut heureusement interrompue par l’entrée d’un nouveau voyageur qui vint à propos demander maître Espeli, car celui-ci n’était pas disposé à laisser le dernier mot à son interlocuteur ; mais il se consola en pensant qu’il mettrait sa réplique sur son mémoire, et en rêvant à une autre histoire merveilleuse pour amuser un autre voyageur. Notre hôte avait l’amour-propre de ne pas toujours raconter la même.

 

 

Amédée PICHOT, Le dernier roi d’Arles, 1848.

 

 

 

 

 



1  Ces lames perpétuelles trouvées dans les anciens tombeaux ont occupé maint savant. Voyez Fortunio Liceti (de Lucernis antiquis reconditis), qui prétend que l’on découvrit dans le tombeau du géant Pallas, au onzième siècle, une lampe qui brûlait depuis le temps d’Énée.

2  Le maréchal de Tilbury dit, dans ses Otia imperialia, avoir connu ce bourgeois de Borrian (Bourgneuf d’Arles), dont les paroles avaient un effet si terrible, que tout animal auquel il donnait des louanges était frappé de mort ou atteint d’une maladie.

 

 

 

 

 

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