Noël sur le Rhin
par
Luigi PIRANDELLO
SI NOËL n’était plus fêté depuis deux ans chez les L***, c’était en signe de deuil après la mort violente du second mari de Mme Alvina, la mère de Jenny. Ayant mené une vie des plus désordonnées, M. Frick L*** s’était tué d’une balle de revolver dans la tempe à Neuwied, sur la rive droite du Rhin. Jenny m’avait raconté plusieurs fois les cruels détails de ce suicide suivi d’une série d’horribles scènes de famille et m’avait décrit avec tant de vérité la personne et les manières de son beau-père qu’il me semblait presque l’avoir connu. J’avais lu sa dernière lettre à sa femme, écrite à Neuwied où il s’était rendu pour accomplir son effroyable projet et je ne me souvenais pas d’avoir jamais lu de plus belles et de plus sincères paroles d’adieu et de repentir. Neuwied a la réputation d’être le lieu d’où l’on jouit mieux que de partout ailleurs dans la région rhénane du lever du soleil. « J’ai tout vu et tout éprouvé, écrivait le mari à sa femme, sauf une seule chose : en quarante ans de vie je n’ai jamais assisté à la naissance du jour. De la rive j’assisterai demain à ce spectacle qu’une nuit très sereine me promet d’un charme extraordinaire. Je verrai naître le soleil et sous le baiser de son premier rayon je mettrai un terme à ma vie. »
– Demain nous achèterons l’arbre... continua Jenny. Le caisson existe, il est en haut dans la mansarde et il doit y avoir dedans les petites ampoules de couleurs, les guirlandes multicolores comme il les a laissées la dernière fois. Car tu sais, l’arbre, c’était lui qui le décorait en secret chaque veille de Noël dans la salle du bas à côté de la salle à manger, et comme il savait bien y faire pour ses petites filles ! Il devenait bon une seule fois dans l’année, les soirs comme celui-ci.
Troublée par les souvenirs, Jenny voulut cacher son visage en appuyant son front contre l’accoudoir de mon fauteuil et certainement qu’en silence elle priait.
– Chère Jenny, dis-je attendri, en posant une main sur sa tête blonde.
Quand elle eut cessé de prier, elle avait les yeux pleins de larmes et se rasseyant près de moi elle me dit :
– Nous devenons tous bons avec l’approche de la Sainte Nuit et nous pardonnons ! Moi aussi je deviens bonne, bien que je me déclare toujours incapable de lui pardonner l’état auquel il nous a réduits... N’en parlons plus. Donc demain, écoute : j’irai d’abord chez Frau R*** ici tout près prendre du sable de son jardin plein mon tablier, nous en remplirons le caisson et y planterons le sapin qu’on nous apportera demain matin tôt, avant le lever des petites. Elles ne doivent s’apercevoir de rien. Puis nous sortirons ensemble acheter les bonbons et les cadeaux à suspendre aux branches, les pommes et les noix. Les fleurs, Frau R*** nous en donnera de sa serre... Tu verras, tu verras comme notre arbre sera beau... Tu es content ?
Je hochai plusieurs fois la tête en signe d’acquiescement et Jenny sauta sur ses pieds.
– Laisse-moi m’en aller maintenant... À demain ! Sinon ton voisin va penser de vilaines choses sur mon compte. Il est là, tu sais, dans sa chambre et il aura certainement entendu que je suis entrée chez toi...
– Sera-t-il aussi de la fête ? demandai-je, contrarié.
– Oh non ! Il ira faire la noce, tu verras, avec ses dignes acolytes. Au revoir, à demain.
Jenny s’enfuit sur la pointe des pieds, refermant tout doucement la porte. Et je retombai au pouvoir de mes tristes pensées jusqu’à ce que les intolérables lamentations du vent me chassent du coin du feu. Je m’approchai de la fenêtre et essuyant du doigt la vitre embuée, je me mis à regarder dehors : il neigeait, il neigeait encore à tourbillons.
Ce regard jeté dehors à travers la trace brillante au milieu de la buée me remit soudain en mémoire un souvenir de mes premières années, lorsque petit garçon crédule, la veille de Noël, non comblé par le spectacle de la grande crèche illuminée dans la chambre, je regardais dehors de la même façon, épiant si dans le ciel plein de mystère apparaissait vraiment l’étoile messagère contée par la légende...
Nous achetâmes le lendemain l’arbre sacré à la fête et montâmes dans la mansarde voir quels ornements restés là-haut pouvaient encore servir avant de sortir en acheter d’autres.
Le vieux petit sapin de trois ans en arrière était dans un coin sombre, tout desséché comme un squelette.
– Voilà, dit Jenny, c’est le dernier arbre qu’il ait décoré. Laissons-le là où il l’a laissé, en sorte qu’il n’aura pas tout à fait le sort du petit sapin de Hans Christian Andersen, qui a fini coupé en petits morceaux sous un chaudron. Voici le caisson. Tu vois, il est plein. Espérons que l’humidité n’a pas ôté couleurs et brillant aux boules de verre, aux ampoules.
Tout était en bon état.
Plus tard, nous sortîmes, Jenny et moi, pour acheter jouets et bonbons.
Je me demande, allais-je pensant, jusqu’à quel point le froid intense, le brouillard, la neige, le vent, la désolation de la nature contribuent dans ces pays-ci à rendre la fête de Noël plus recueillie et profonde, plus suavement mélancolique, poétique et religieuse que chez nous.
Le soir, à peine les fillettes étaient-elles au lit qu’ayant débarrassé la pièce à côté de la salle à manger, nous fîmes descendre, Jenny et moi, le caisson par la domestique. Nous le plaçâmes dans un angle et nous le remplîmes de sable autour du tronc de l’arbre.
Nous en eûmes jusque tard dans la nuit à préparer le sapin qui avait l’air fort satisfait de tous ces ornements et qui s’offrait avec reconnaissance à nos tendres soins, allongeant ses branches pour soutenir les colliers de papier doré et argenté, les guirlandes, les boules, les ampoules, les petites corbeilles de bonbons, les jouets, les noix.
– Non, pas les noix, pensait peut-être le petit sapin. Ces noix ne m’appartiennent pas : ce sont les fruits d’un autre arbre.
Innocent petit sapin ! Ne sais-tu pas qu’il s’agit là de notre art le plus répandu : nous rendre plus beaux avec ce qui ne nous appartient pas et que nous n’avons trop souvent pas scrupule à nous approprier le fruit des sueurs d’autrui...
– Attends, l’étoile ! s’écria Jenny quand l’arbre fut tout prêt. Nous allions oublier l’étoile !
Je fixai au sommet de l’arbre en m’aidant de l’escabeau une étoile de carton doré.
Nous restâmes longtemps en admiration devant notre œuvre puis nous donnâmes un tour de clé à la porte pour que personne ne voie l’arbre paré avant le lendemain soir et nous allâmes nous coucher en nous promettant pour le lendemain en récompense du froid subi, de la veille et de nos peines les louanges de la mère et la joie des enfants.
Au lieu de cela... Oh non, non, pour Jenny qui avait tant travaillé, pour ces deux pauvres petites filles cette bonne madame Alvina n’aurait pas dû se mettre à pleurer, comme elle fit, le lendemain soir, à la vue du splendide arbre illuminé sur son tapis de fleurs.
Tout s’était si bien passé jusqu’au dernier service, le réveillon de la veille de Noël avec sa tarte aux prunes et l’oie farcie aux marrons. Puis les fillettes s’étaient mises derrière la porte de la chambre où se dressait l’arbre, et leurs mignonnes mains glacées jointes en un geste de prière, elles avaient entonné le chœur très doux et mélancolique :
Stille Nacht, heilige Nacht...
Je n’oublierai jamais cet arbre de Noël que j’avais décoré pour les autres plus que pour moi et cette fête se terminant dans les larmes ; et jamais, jamais ne s’effacera de ma vue le groupe de ces trois petites orphelines accrochées à la robe de leur mère et implorant – papa ! papa ! – tandis que l’arbre sacré chargé de jouets illuminait d’une clarté mystérieuse cette chambre semée de fleurs.
Luigi PIRANDELLO, Noël sur le Rhin, 1922.
Recueilli dans Nouvelles complètes, Gallimard, 2000.