La grande merveille

de la montagne de Baudac

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marco POLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En l’année 1275 de l’incarnation du Christ, il y avait en Baudac un très méchant et cruel Calife des Sarrazins qui, voulant grand mal aux Chrétiens, jour et nuit pensait comment il pouvait amener tous les Chrétiens de sa terre à se faire Sarrazins, ou sinon les voler et dépouiller de leurs biens et les faire tous mettre à mort. Et sur ce point il se consultait chaque jour avec ses moines et avec ses prêtres, car tous ensemble voulaient grands maux aux Chrétiens. Et c’est chose véritable que tous les Sarrazins du monde veulent grands maux à tous les Chrétiens du monde. Or donc, il advint enfin que le Calife, qui était très instruit, cherchant dans certains écrits, c’est-à-dire l’Évangile de l’Écriture Sainte, avec les prêtres qui l’entouraient, trouva dans l’Évangile un point d’Écriture tel que je vous dirai. Ils trouvent qu’en un Évangile est dit que s’il est Chrétien qui ait de foi tant que graine de sénevé, que par la prière qu’il ferait à son Seigneur, il ferait joindre ensemble deux montagnes. Et quand ils eurent cela trouvé, ils eurent grand-liesse, ne croyant pas que ce serait accompli d’aucune manière, et dirent que c’était là chose pour que les Chrétiens se fissent Sarrazins ou fussent tous ensemble mis à mort.

Donc, le Calife mande tous les Chrétiens Nestoriens et Jacobites qui étaient en sa terre et étaient en très grand nombre. Déjà la crainte les saisit. Quand ils furent rassemblés au bout de quelques jours et venus devant le Calife, demandant :

– Que nous commandez-vous ?

Alors, il leur demanda :

– Vous êtes ici très grand nombre et multitude de Chrétiens de toutes les nations. Êtes-vous tous appelés chrétiens ?

À quoi tous répondirent qu’ils étaient appelés chrétiens et l’étaient en effet. Le Calife alors leur montre l’Évangile et leur fait lire le passage dont je vous ai parlé, qui est dans l’Évangile de saint Mathieu. Et quand il est lu, leur demande :

– Si la vérité est telle que le déclare votre Évangile, c’est chose vraiment merveilleuse.

Les Chrétiens disent qu’assurément c’est la vérité, et que chose beaucoup plus grande serait possible.

– Ainsi vous dites, dit le Calife, qu’un Chrétien qui aurait de foi autant que graine de sénevé, par la prière qu’il en ferait à son Dieu, ferait deux montagnes se joindre ?

– En vérité nous l’affirmons, firent les Chrétiens.

– Eh bien, puisque vous dites que c’est vérité, je vous mets en demeure de choisir, fait le Calife. Puisque vous êtes tant de Chrétiens, il doit bien y avoir parmi vous un qui ait un peu de foi ? C’est pourquoi je vous dis : ou bien vous ferez remuer cette montagne que vous voyez là-bas – et leur montre du doigt une proche montagne –, ou bien je vous ferai tous mourir de male mort. Car si je vois en vous la preuve de cette foi, je vous estimerai tous fidèles Chrétiens comme vous dites. Mais si vous ne la faites mouvoir, vous montrerez que vous êtes des pervers, des misérables qui n’ont point de foi. Et je vous ferai tous occire comme faux Chrétiens, ou si vous voulez échapper à la mort, vous retournerez à notre bonne loi que Mahomet notre prophète nous a donnée ; alors vous aurez une bonne foi et serez sauvés. Pour ce faire, je vous donne répit d’ici à dix jours. Et si à ce terme vous ne l’avez pas fait, je vous ferai tous mettre à mort, ou vous vous ferez Sarrazins.

Le Calife n’en dit pas plus long, et donna congé aux Chrétiens pour qu’ils pussent aller et réfléchir à ce qui était nécessaire pour accomplir cet acte.

 

 

*

 

Quand les Chrétiens eurent entendu ce que le Calife leur avait dit, ils eurent fort grand-ire et grand-peur de mourir. Mais toutefois avaient bonne espérance en leur Créateur, et pensaient qu’Il les aiderait en ce grand péril. Quand ils eurent quitté le Calife, ils se réunirent tous ensemble, et tinrent diligemment conseil tous les sages Chrétiens qui avaient autorité ; car il était venu bon nombre d’évêques, d’archevêques et de prêtres de sainte vie. Ils ne purent trouver autre parti que prier leur Seigneur Dieu, que par pitié et par merci, Il les guidât en cette affaire, et les délivrât de la si cruelle mort que le Calife leur infligerait s’ils ne faisaient ce qu’il leur demandait. Que vous en dirai-je ? Sachez tout vraiment que les Chrétiens étaient en prière tout le jour et toute la nuit, dévotement priant le Sauveur, Dieu du Ciel et de la Terre, que par sa pitié, Il les sauvât de si grand-honte et grand péril.

En cette grande supplication et prière, les Chrétiens demeurèrent huit jours et huit nuits, pleurant des larmes très amères et jeûnant tous, hommes et femmes, petits et grands. Or advint qu’au bout de ces huit jours, une nuit qu’ils faisaient cette supplication, un saint ange du ciel vint sous forme de vision, comme messager de Dieu, vers un évêque qui était homme de très sainte vie. Et il dit : « Ô évêque, je viens de la part de Dieu, qui a ouï tes prières et celles de tout le peuple ; et pour que vous ne soyez mis à mort par les méchantes gens, va ce matin trouver un savetier qui n’a qu’un œil. » Et il lui dit le nom et la maison du savetier, nom qui ne sera point dit ici parce qu’il n’est pas connu. « ... Un homme aimé de Dieu ; c’est lui qui par sa foi accomplira l’Évangile et vous soustraira aux sombres desseins du Calife. À lui vous direz qu’il fasse prière à Dieu pour que la montagne se meuve et que, par sa bonté, Dieu exauce la prière que vous avez faite, à cause de la sainteté du savetier, et la montagne se mouvra. » Ayant ainsi parlé, il disparut. De ce savetier dont l’ange avait parlé à l’évêque, je vous dirai quel homme il était, et sa vie.

Or sachez qu’il était homme très honnête et très pur et de foi singulière ; beaucoup jeûnait et nul péché ne commettait ; chaque jour allait à l’église et à la messe ; chaque jour, pour l’amour de Dieu, donnait de pain qu’il avait, de son argent, de son salaire. Il était homme de si bonne manière et de si sainte vie que meilleur n’eussiez trouvé ni près ni loin. Et vous dirai une chose qu’il fit.

Vrai est que maintes fois avait ouï lire dans le Saint Évangile de saint Marc, que « si ton œil t’induit en péché, tu dois l’arracher de ta tête et le jeter loin de toi, ou l’aveugler, qu’il ne t’induise plus en péché ; car mieux vaut aller en Paradis avec un œil qu’en Enfer avec deux ». Ce savetier ne savait ni lire ni écrire, était d’une grande simplicité et croyait cette parole à la lettre, car il ne pouvait trouver autre sens dans ces mots. Et ainsi fit-il. Advint qu’un jour, comme il était dans son échoppe, avant que le Calife eût fait son commandement, il arriva une belle jeune femme pour acheter une paire de pantoufles. Le maître, la trouvant si belle, lui veut voir la jambe et le pied pour savoir quelles pantoufles lui seraient bonnes. Adonc se fait montrer la jambe et le pied, et la femme, enlevant ses souliers et relevant sa jupe, les lui montre aussitôt pour qu’il prenne mesure. Pas d’erreur : elle était si belle, et sa jambe et ses pieds étaient si beaux, que ne demanderiez pas mieux. Et quand le maître, qui était aussi bon que je vous ai dit, eut vu la jambe et le pied à cette femme, il en fut tout tenté, parce que ses yeux les voyaient volontiers. Mais revenant tout aussitôt à sa vertu habituelle, il laisse aller la femme de sa boutique et point ne voulut lui vendre de pantoufles. Et quand la femme s’en fut allée, le maître se dit à lui-même : « Ha ! Déloyal et perfide homme de néant ! À quoi penses-tu ? Certainement, tu as commis grand mal. Et certainement je prendrai grand-vengeance de mes yeux qui me scandalisent. » Tout d’un coup il saisit une petite alène avec laquelle il cousait dans son échoppe, l’aiguise bien et s’en frappe au milieu d’un œil, le droit, de sorte qu’il le creva dans sa tête si bien qu’il ne vît plus jamais de cet œil. De la manière qu’avez ouïe, ce savetier se gâte un des yeux de la tête, et certes il était très saint homme, et bon. Mais retournons à notre sujet. (...)

 

 

*

 

Quand tous ces gens, Chrétiens et Sarrazins, furent dans cette plaine le savetier reçoit la bénédiction de l’évêque, s’agenouille devant la Croix, tend ses mains vers le ciel et prie avec ferveur son Créateur, Sauveur et Maître Jésus-Christ qu’Il jette un regard sur la terre pour conforter et confirmer la foi chrétienne, et qu’Il oblige à se mouvoir cette montagne pour que tant de Chrétiens ci réunis ne périssent de male mort. Et il fit cette prière : « Seigneur Dieu bon et tout-puissant, Créateur de toutes les choses visibles et invisibles, qui as fait l’homme à ton image et jugé digne d’envoyer ton Fils unique pour endosser la chair humaine et la mort sur l’arbre de la Croix pour la Rédemption des pécheurs, Toi dont toujours avons confessé le nom et confessons encore, s’il te plaît, nous voilà décidés à recevoir, sans renier ton nom, quels tourments il t’agréera. Mais je te supplie, ô mon Seigneur, que par ta sainte bonté, Tu veuilles faire cette faveur à ton peuple pour qu’il ne meure point et que ta foi ne puisse être ébranlée ni méprisée, mais que ta suprême puissance puisse être connue de tous ces hommes très mécréants ; non point que je sois digne de Te prier et supplier, mais si grande est ta puissance et ton immense bonté, que Tu entendras cette prière de ton serviteur plein de péchés, qui Te demande, Père Éternel, que par le pouvoir de ton nom, cette montagne puisse être forcée à se mouvoir. »

Et quand il eut fait sa prière avec grande dévotion et foi, il dit à voix forte : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, je te commande à toi, montagne, de partir d’ici pour là-bas par la force du Saint-Esprit. » Et sans attendre guère, la montagne commence à s’ébouler par le haut et s’avance d’un mille dans la plaine, avec un surprenant et terrifiant tremblement de terre, qui épouvanta le Calife et tous les Sarrazins.

« Arrête, de par Dieu ! Arrête ta prière ! » commencèrent à crier tous les Sarrazins. Car la montagne allait et s’avançait tant que durait la prière du savetier. Quand la prière cessa, la montagne s’arrêta.

Quand le Calife et les Sarrazins voient ce si grand et si manifeste miracle, ils demeurent tous consternés et ébahis disant : « Grand est le Dieu des Chrétiens », et plusieurs se firent Chrétiens pour cette raison. Le Calife même se fit baptiser au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, Ainsi soit-il. Il devint Chrétien, mais secrètement, par peur des Sarrazins de la province. Et quand il mourut, on trouva une croix sur lui qu’il avait toujours portée cachée sous ses robes. Ce pour quoi les Sarrazins ne l’ensevelirent pas dans la tombe des autres Califes, mais le mirent en autre lieu.

Les Chrétiens eurent grande joie de ce très saint miracle et retournèrent à la maison en faisant très grande réjouissance et remerciant leur Créateur de ce qu’Il avait fait pour eux. Voilà pourquoi tous les Chrétiens de la province sont libres et ont toujours été bien traités depuis ce temps jusqu’à nos jours. De plus, par révérence pour ledit savetier et pour la faveur alors obtenue, Chrétiens, Nestoriens et Jacobites célèbrent toujours depuis lors solennellement la date anniversaire de ce miracle et jeûnent régulièrement la veille. Notez que Chrétiens, Arméniens, Nestoriens et Jacobites diffèrent sur certains articles et pour cela se répudient et se séparent les uns des autres. Ainsi eut lieu ce miracle, tout comme vous avez ouï.

Ne vous étonnez pas si les Sarrazins haïssent les Chrétiens : c’est parce que la maudite loi que leur a donnée leur prophète Mahomet leur commande que tout le mal qu’ils peuvent faire aux autres gens qui ne suivent point leur foi, et tout ce qu’ils leur peuvent prendre, ce n’est pas un péché pour eux. Et si les Chrétiens viennent à les tuer ou à leur faire quelque tort, ils sont tenus par leurs frères pour martyrs. Pour cette cause, font beaucoup de mal, et bien davantage en feraient, n’était la crainte des seigneurs. Tous les Sarrazins du monde se conduisent de la même façon. À la fin de leur vie, leur prêtre vient et leur demande s’ils croient que Mahomet a été le vrai messager de Dieu ; et s’ils répondent qu’ils le croient, alors il leur dit qu’ils sont sauvés. Ainsi, ils amènent à leur loi les Tartares et bien d’autres peuples, parce qu’ils sont très libres de pécher et que, selon leur loi, nul péché ne leur a été défendu.

 

 

 

Marco POLO, Le Devisement du monde.

 

 

 

 

 

 

 

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