L’anneau de fer du passé
par
Pierre Alexis de PONSON DU TERRAIL
I
Tout s’enchaîne dans la vie :
La jeunesse qui en est le point de départ, a sur elle une despotique influence, et les actions du premier âge servent de guide inflexible aux âges suivants.
L’avenir se modifie, subit mille métamorphoses ; qu’importe ! Il arrive toujours une heure où l’anneau de fer du passé se fait sentir d’une manière inexorable.
Le but de notre livre est dans ces quelques mots, et nous avons tenu à prouver une vérité terrible : c’est que les jours éteints exercent une domination fatale sur les jours à venir.
En politique, c’est l’histoire des peuples ;
En philosophie, l’histoire des hommes ;
En morale et en amour, l’histoire des femmes.
Un soir d’avril de l’année 1843, une berline de voyage roulait en plein pays nivernais, en amont de la Nièvre.
La capote était rejetée en arrière, les glaces baissées, et la berline ne renfermait pour tout voyageur qu’une jeune femme de vingt-six à vingt-huit ans, brune, petite, rose, potelée, et vêtue avec ce laisser-aller de bon goût, cette exquise simplicité, qui trahit la Parisienne en province.
La journée avait été belle, le soir était délicieux.
Ce n’était point encore l’été, ce n’était pas même le printemps, mais ce n’était plus l’hiver : on eût dit un jour de transition, une heure intermédiaire entre le dernier frisson de mars et la première moiteur de mai.
Quelques bourgeons commençaient à poindre parmi les jeunes pousses des arbres et les haies déjà vertes, les ruisseaux avaient brisé leur carapace de glaçons et coulaient sous l’herbe naissante et drue en reprenant ce refrain vague et murmurant que la première gelée de l’âpre bise de décembre avaient subitement éteint, ainsi qu’au cri sinistre du vautour qui plane, la fauvette du buisson, berçant ses oisillons de ses notes perlées, se tait et demeure immobile et tremblante. Une gaze bleuâtre léchait déjà les contours des coteaux lointains ; le ciel avait perdu ce ton, gris et terne de l’hiver, pour revêtir sa robe d’azur, et sourire aux rayons d’or du soleil ; – le couchant, prêt à recevoir le dernier soupir de l’astre-roi, avait revêtu de belles teintes de pourpre irisées d’opale, et la monotone et pieuse chanson de la nuit qui était proche élevait de la terre au firmament le premier accord de ce concert immense que les champs donnent à Dieu chaque soir avant de s’endormir, par les mille voix de la brise des arbres, des laboureurs et des troupeaux.
Et la berline courait au travers d’un ravissant paysage, mosaïque infinie et coquette, de vallons, de prairies, de petits bois, de chaumières et de villages rustiques, tout cela festonné par le ruban argenté de la Nièvre coulant entre deux rives de peupliers, de saules pleureurs et d’aunes, ces arbres dont la brise a su faire de mélodieux instruments en frissonnant dans leur feuillage.
la jeune femme qui parcourait ce pays semblait en admirer les beautés, en aspirer les parfums avec une volupté mélancolique. Elle se penchait, curieuse, quand, passant devant une ferme du bord de la roule, la berline attirait l’attention naïve et pleine d’étonnement des femmes filant sur le seuil, des enfants charbonnés et les cheveux en broussaille, jouant avec d’énormes chiens de garde dans la poussière du grand chemin, et de ces mêmes chiens, si doux avec les enfants, se jetant en hurlant de colère après les roues de la chaise de poste.
Puis, sa curiosité satisfaite, elle se rejetait au fond de sa berline, et se laissant aller à cette rêverie vague qui assaille le voyageur, si peu qu’il ait la tête et le cœur poétiques.
Parfois, cependant, un pli imperceptible se formait au milieu de son front mat et blanc et rapprochait ses sourcils noirs arqués comme ceux d’une odalisque de Circassie, imprimant à cette rêverie un cachet de tristesse. Mais, presque aussitôt, la voyageuse secouait les boucles brunes de sa luxuriante chevelure, et le pli du front s’effaçait.
Au moment où le soleil éteignait son dernier rayon sur l’aile des nuages floconneux épars dans le ciel, la berline atteignit une maison isolée sur la gauche de la route.
Cette maison était blanchie à la chaux ; ses fenêtres, soigneusement vitrées, son toit de briques rouges attestaient de sa supériorité sociale sur les pauvres chaumières argilées et couvertes de paille qui, depuis Nevers, avaient si fort émerveillé la Parisienne. Une branche de houx était suspendue au-dessus de la porte, et au-dessous de la branche on lisait ces mots tracés avec une orthographe bizarre, dont nous respectons volontiers les allures capricieuses :
Au relé de la poste,
Malicorne loge à pié et à cheval, ser à boire et à mangé.
C’était, comme on le disait fort intelligiblement l’enseigne du sieur Malicorne, le relais de la poste.
La berline, en s’arrêtant, fit accourir l’hôtelier, sa femme, ses enfants et ses garçons de ferme et d’écurie, comme une population curieuse qui attend le moindre évènement avec une impatiente avidité.
L’hôte s’avança, son bonnet de laine à la main, et dans un affreux jargon morvandiau et nivernais, qu’il avait la prétention de croire du français le plus pur, il demanda à la voyageuse si elle désirait dîner.
La voyageuse sembla réfléchir :
– Y a-t-il bien loin encore d’ici à Nogaret-sur-Nièvre ? demanda-t-elle.
– Six lieues de pays, répondit l’hôtelier.
– Qu’on peut faire ?
– En cinq heures, madame ; il y a pas mal de montées, et la Nièvre ayant débordé la semaine dernière, les chemins sont fangeux.
– Quelle heure est-il, maintenant ?
– Approchant six heures, madame.
La voyageuse parut se consulter, et murmura à part elle :
– Six et cinq font onze. Mon mari m’a dit qu’on se couchait de bonne heure au château ; je trouverai tout le monde endormi... et puis, pour la première fois, arrivant inconnue... et...
Elle jugea convenable sans doute de ne pas achever sa phrase, car, s’interrompant brusquement :
– Pouvez-vous me donner une chambre pour la nuit ?
– Oui, madame.
– C’est bien ! je reste. Vous me ferez éveiller de bonne heure demain. Je veux partir au point du jour.
La parisienne voyageuse descendit de voiture, s’enveloppa avec une coquetterie frileuse dans sa palatine, entra dans la cuisine de l’auberge et alla s’asseoir sous le manteau de l’âtre, approchant ses petits pieds de la flamme de fagots qui pétillait et jetait un joyeux reflet sur les murs enfumés.
On lui prépara un assez mauvais souper que par compensation, sans doute, l’hôte se promit de lui faire payer fort cher, et sur sa demande, on la servit dans sa chambre. Cette chambre, la plus belle de l’auberge, était un affreux taudis assez sale, mal meublé, avec un carreau rouge, vierge de la cire et des rideaux jadis blancs, devenus couleur feuille-morte.
– Dieu ! fit la voyageuse avec un sentiment de dégoût et de répulsion, j’aurais préféré mille fois une de ces chaumières si riantes dans leur pauvreté, à cette auberge qui vise à une prétention ridicule et étale une parodie boiteuse du luxe des villes : Que c’est laid !
En attendant qu’on lui apportât le traditionnel poulet brûlé des hôtelleries de grande route, elle s’approcha de la croisée et s’y accouda. La croisée donnait sur une prairie que bornait un rideau de peupliers au couchant ; derrière le rideau coulait la Nièvre.
Les marmitons et le cuisinier de l’hôtellerie étaient lents, sans doute, dans leurs préparatifs culinaires, car en attendant son souper, la belle voyageuse eut le temps de reprendre peu à peu sa rêverie du voyage, en contemplant le paysage qui commençait à s’assombrir, et suivant dans le ciel les gradations successives du crépuscule :
– Mon Dieu ! fit-elle, s’abandonnant tout entière à cette rêverie, que la vie est bizarre et semée de péripéties inattendues ! Que de choses depuis un an ! Comme mon existence est changée ! comme à ma misère a succédé l’opulence, à ma douleur le calme et la paix !
Pauvre fille du pavé parisien, n’ayant dans le passé que des larmes, dans l’avenir que de noirs soucis, j’ai vu soudain l’avenir s’éclaircir, se métamorphoser... me sourire... Oh ! béni soit l’homme qui m’a tendu la main, le cœur généreux et bon qui m’a donné son nom et son amour. Je veux être honnête et pure désormais. Je veux...
Un souvenir poignant assaillit sans doute l’esprit de la jeune femme, car son front se plissa aussitôt, une rougeur insolite que suivit une pâleur mortelle, monta à ses joues, et elle murmura un nom, un nom aimé et fatal sans doute, un nom qui avait le pouvoir de remuer violemment la cendre du passé et de lui arracher un déchirant écho : Armand !
– Oh ! continua-t-elle d’une voix qui tremblait, je veux l’oublier à toujours, je veux ensevelir son image et son nom dans mon cœur. Je l’ai bien aimé, je l’ai trop aimé, l’ingrat ! je lui ai sacrifié mon repos de jeune fille, mon âme de vierge et l’honneur de ma pauvreté : il m’a rendu en échange larmes et insomnies, remords et tortures ; je veux l’oublier !
Je le veux, car désormais il y a un abîme pour moi entre le passé et l’avenir, car un homme est venu à moi et m’a élevée jusqu’à lui, car cet homme est loyal et bon, car il m’a tout donné, nom, honneur et fortune, tout ce que je n’avais pas, tout ce que j’avais perdu...
À ces mots, une rougeur nouvelle empourpra le charmant visage de la jeune femme.
Cette femme était madame Anaïs Roland, mariée depuis quinze jours à M. Francis de Flars, député de la Nièvre, et qui, en attendant que son mari, retenu encore à Paris par son mandat représentatif, vînt la rejoindre, se rendait dans sa nouvelle famille qu’elle ne connaissait point encore.
Tandis que madame de Flars rêvait ainsi, l’hôte entra :
– Madame, dit-il, vous m’excuserez de ma hardiesse, mais je viens vous demander une grâce à genoux.
– Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec douceur.
– Il passe si rarement des voyageurs, que nous sommes souvent à court de provision ; nous sommes dans ce cas aujourd’hui.
– Mon souper sera exigu, n’est-ce pas ? fit-elle en riant.
– Oh ! dit l’hôte avec orgueil, madame sera contente... Ce n’est pas cela.
– Qu’est-ce donc alors ?
– Nous avons tout employé, pour le souper de madame, et voilà qu’il nous arrive un voyageur.
– Et vous n’avez rien à lui servir ?
– Justement. C’est un monsieur distingué, comme il faut ; si madame était bonne...
– Eh bien ?
– Et qu’elle voulût l’admettre à sa table ?
La jeune femme fronça imperceptiblement le sourcil.
– Mon Dieu ! fit-elle après un instant de réflexion et prenant en pitié l’embarras et l’humilité de son hôte, je le veux bien.
L’hôte poussa un cri de joie et redescendit quatre à quatre. Deux minutes après, la porte se rouvrit, et le convive de madame de Flars entra.
C’était un homme d’environ trente-cinq ans, beau de visage, grand, admirablement bâti, vêtu avec une élégante simplicité et indiquant, par sa tournure distinguée et léonine, ce type, à peu près éteint aujourd’hui, de ces jeunes hommes oisifs et spirituels, endettés, débauchés, titrés et de grandes manières, qui, sous le règne de Louis-Philippe, foulaient l’asphalte du boulevard de Gand, dînaient au Café Anglais, couraient au bois le matin, et s’appelait la jeunesse dorée. Il était fort brun de visage, portait ses cheveux longs et crêpés, sa barbe en collier et ses ongles longs.
Il avait une cravache à la main et fouettait négligemment la tige de ses bottes à l’écuyère. Il était venu à cheval.
Madame de Flars, qui s’était de nouveau accoudée à la fenêtre, se retourna au bruit, envisagea l’étranger, et soudain poussa un cri, chancela et pâlit :
– Armand ! murmura-t-elle éperdue.
– Anaïs ! exclama le jeune homme avec une surprise vraie ou admirablement feinte.
Madame de Flars, muette, pâle, frissonnante, s’appuya au mur pour ne pas tomber, et attacha sur celui qu’elle venait de reconnaître un étrange regard rempli d’amour, de reproches et de terreur. Cet homme avait nom Armand, marquis de Lestang, et nous l’appellerons désormais le marquis.
Le marquis demeura un instant muet et immobile comme elle ; puis, semblant prendre une décision spontanée, il alla vers la porte, la ferma, et revenant vers madame de Flars, épouvantée de cet acte, il se mit à genoux devant elle et lui dit :
– Anaïs, je suis un grand coupable, et c’est à peine si j’ose, si j’ai la hardiesse d’implorer de vous la grâce de m’écouter.
Madame de Flars tremblait de tous ses membres et ne répondit pas :
– Votre silence, continua le marquis, me dit assez combien j’ai été misérable et lâche envers vous, combien j’ai été coupable et abject en vous abandonnant. Mais réjouissez-vous, Anaïs, car mes tortures vous ont vengée d’avance. J’ai bien souffert, j’ai été malheureux depuis une année, plus qu’aucune langue humaine ne le pourrait dire... j’ai promené mes remords de ville en ville et de contrée en contrée, pareil à ces parricides qui portent de climat en climat, éternellement et sans repos, un remords de feu au cœur et une tache de sang au font. Je vous abandonnai pour un caprice ; le martyre fut mon châtiment. Un jour enfin, brisé, torturé, ne pouvant plus supporter mes remords, je pris la route de Paris, résolu à vous demander mon pardon et à mourir ensuite. À Paris, je ne vous ai plus trouvée, on m’a dit que vous étiez mariée ; et alors le désespoir m’a pris, la jalousie a étreint mon cœur et ma tête, et j’ai failli me tuer. Mais j’ai voulu vous voir une dernière fois, et j’ai couru sur vos traces ; le hasard s’est chargé du reste...
Madame de Flars chancelait toujours, pâle, oppressée, mourante.
– Je vous pardonne, murmura-t-elle enfin ; partez, monsieur...
Une larme jaillit de l’œil enflammé du marquis qui se releva lentement :
– Merci, madame, dit-il ; maintenant je puis mourir...
Si sceptique, si blasée que puisse être une femme, il est rare qu’elle demeure indifférente et sourde à cette menace de suicide qui est l’ultimatum des amants et que pas un n’exécute d’ordinaire.
Ces dernières paroles du marquis produisirent une sensation terrible sur madame de Flars ; et comme il faisait un pas vers la porte, elle s’élança vers lui, le prit par le bras et lui dit hors d’elle-même :
– Restez, je ne veux pas...
– Laissez-moi mourir, puisque vous m’avez pardonné !
– Je veux que vous viviez...
– Et moi je n’en ai pas le courage.
– Soyez homme !
– Que vous importe ma vie ou ma mort ?
– Que m’importe ! que m’importe ! fit-elle avec une impatience fébrile, mais...
Elle s’arrêta frissonnante.
– Oh ! si vous m’aimiez encore ? fit-il en étouffant un sanglot.
Madame de Flars recula frissonnante.
– Je ne m’appartiens plus, fit-elle, j’ai des devoirs à remplir, je veux être honnête, je veux... partez, partez, monsieur...
– Vous le voyez bien qu’il faut que je meure !
Et il s’éloigna d’un pas encore.
– Mon Dieu ! murmura la jeune femme brisée, vous n’aurez donc pas pitié de moi ? Vous ne viendrez donc pas à mon aide ?
– Vivre et ne plus vous voir, vivre et renoncer à vous ! s’écria le marquis avec exaltation ; mais vous savez bien que c’est impossible !
– Mais, monsieur, exclama la jeune femme d’une voix navrée, monsieur, n’avez-vous point assez torturé ma vie ! ne vous suffit-il point de ma jeunesse flétrie ? n’avez-vous pas assez de mes larmes de jeune fille, du lit de mort de ma pauvre mère, de ma misère passée et de mes cuisants remords ? Dites, ne m’avez-vous pas brisée assez ? et voulez-vous que je vous sacrifie l’honneur de l’homme qui m’a tendu la main, qui ignore ma faute, qui m’aime...
– Oh ! fit le marquis avec délire, je le sais bien qu’il vous aime, et je ne sais quel ange a veillé sur lui, car j’ai failli le tuer.
– Le tuer, monsieur ?
Et à son tour, madame de Flars se mit à genoux, se traîna au pied de cet homme, le bourreau de sa vie, et demanda grâce en se tordant les mains.
– Oui, fit-il avec une fureur croissante, je le tuerai, s’il me faut renoncer à vous pour toujours... je le tuerai avant de rejeter mon âme et ma vie aux ténèbres du néant.
– Vous ne le tuerez pas et vous ne mourrez point ! s’écria la pauvre femme.
II
LA LUTTE.
À une dizaine de lieues de Nevers, en amont de la Nièvre, se trouve un coquet village du nom de Nogaret, dans une vallée plus coquette encore.
Ce village est à la fois au bord de l’eau et sur une hauteur ; l’eau, en revanche, est encaissée par deux chaînes de collines du plus pittoresque aspect.
À droite, elles sont boisées, rocheuses, d’un ton noirâtre, qui tranche à ravir sur le bleu cendré du ciel ; à gauche, les rochers sont gris, de forme bizarre ; ils enferment çà et là, dans un pli de leur manteau, une poignée de terre sablonneuse où la vigne pousse à merveille et sans échalas.
Entre les deux chaînes de coteaux une petite plaine verte, fleurie, lèche les deux berges de la rivière.
Au milieu de cette plaine et au nord-est du village, un grand massif de marronniers séculaires, clôturé d’un vieux mur, que le lichen et le lierre d’Islande tapissent de leur vert réseau ; au bout de ce massif et faisant face à l’allée principale, un petit château de structure féodale, un bijou de style avec pignons et tourelles qui, vu de loin, conserve un air de grandeur et de mâle fierté en parfaite harmonie avec le paysage mélancolique et grave d’alentour.
Quand on s’engage sous les grands arbres du parc, le castel apparaît comme une ruine austère du passé, restée debout pour blâmer le présent.
L’imagination y trouve un libre champ ; on se figure volontiers que, derrière la porte en chêne massif, solidement ferrée, ouvrant sur le perron, juste en face de l’avenue, un pesant homme d’armes fait retentir les dalles de ses chaussures éperonnées ; on peuple volontiers cette demeure grise et vermoulue, de preux d’un autre âge et de châtelaines prêtes à enfourcher un blanc et docile palefroi pour suivre au galop une chasse au faucon.
Mais l’illusion dure peu :
À cent pas du château, la voûte de marronniers s’élargit brusquement ; plus de lapins traversant comme l’éclair le sable des allées, la nature cède ses droits au génie moderne.
À gauche du château s’élève un bâtiment carré, écrasé, que surmonte une cheminée pyramidale en briques rouges. De cette cheminée sort bouillonnante une fumée noire, du bâtiment s’élève un bruit sourd et cadencé, qui étonne avant qu’on s’en soit rendu compte. C’est le bruit d’un martinet ou forge à eau que la Nièvre alimente au moyen d’un canal ouvert à une lieue plus haut.
Une lueur rougeâtre jaillit, par instants, des mille fenêtres carrées de la forge, se projetant sur la façade grise du château et les massifs vert-sombre des marronniers.
À ces mêmes fenêtres apparaissent également, par intervalles, des figures noircies, flamboyantes, jetant sur ce bizarre assemblage d’un vieux château et d’une usine, un reflet infernal.
On dirait que la demeure des chevaliers est tombée, par quelque pacte infâme et mystérieux, au pouvoir de Satan, le roi des ténèbres.
Alors cette réflexion fantastique aidant, le manoir reprend aux yeux des visiteurs l’auréole prestigieuse effacée un moment par le voisinage du bâtiment écrasé et crépi, auréole qui ne s’efface qu’au moment où l’on acquiert la certitude qu’on n’a sous les yeux qu’une de ces mille usines, source intarissable de prospérité pour le Nivernais moderne.
Ce château est le théâtre du drame que nous allons raconter.
Un soir du mois de juin 1844, c’est-à-dire quatorze mois après le passage de madame Anaïs de Flars dans l’auberge du sieur Malicorne, et sa rencontre avec le marquis de Lestang, cette même madame de Flars était seule, assise à une fenêtre du second étage du château, d’où elle pouvait dominer au loin la campagne et la route de Nevers qui serpentait parallèlement à la rivière.
Madame de Flars n’était plus cette jeune femme potelée et rose, la lèvre mélancolique et l’œil calme encore, que nous avons entrevue au fond de sa berline de voyage. Le pli de sa lèvre était devenu amer, son front se ridait sous le burin d’une pensée ardente ou d’un remords continu, nous ne savons lequel des deux ; elle était pâle, et son geste avait acquis une certaine brusquerie saccadée, trahissant une lutte perpétuelle des passions dans son cœur.
Madame de Flars froissait dans sa main le billet suivant :
« Dans ma volumineuse correspondance à Francis, je glisse un mot pour vous, mon cher ange et ma chère cousine. Peut-être serai-je obligé de repartir pour l’Allemagne, et alors mon absence durera une année. J’écrirai à Francis ultérieurement, et je lui donnerai, si je pars, un prétexte plausible. Peut-être ne partirai-je pas. Alors jeudi prochain, 25 juin, dans l’après-midi, j’arriverai à Nogaret.
ARMAND. »
Suivaient des protestations d’amour qu’il est inutile de rapporter.
Madame de Flars avait cent fois déjà lu et relu ce billet, et à sa pâleur, à l’excitation fébrile que trahissaient ses belles mains froissant le billet, il était aisé de comprendre qu’une lutte morale avait lieu chez elle.
L’amour combattait dans son âme la raison et le devoir.
L’amour disait : Le départ, c’est l’absence d’une année, un an composé de trois cent soixante-cinq siècles ; c’est le désespoir de l’attente, l’attente du désespoir, la jalousie furieuse, les tristesses abattues, les navrantes angoisses, la pâleur subite au reçu d’une simple lettre, les larmes brûlantes de l’insomnie... Il ne faut pas, je ne veux pas qu’il parte ! j’en mourrais...
Et alors elle se penchait à la fenêtre et interrogeait, avec cette indicible expression d’anxiété de l’attente, le feston blanc de la route silencieuse et déserte à l’horizon.
Puis venaient l’honneur et la raison qui disaient à leur tour :
– Tu avais presque oublié cet homme, tu voulais vivre honnête et calme, au sein de la famille que t’avait donnée un homme de cœur : cet autre est venu se jeter sur ton chemin ; il a parlé de désespoir et tu l’as cru ; il a parlé de suicide, et tu l’as cru encore ; il s’est cramponné à ta vie qu’il avait brisée une fois déjà, et de nouveau tu lui as livré ta vie... tu lui as ouvert ta maison, à l’aide d’un titre mensonger de parent, et alors il t’a imposé ses volontés et ses caprices ; tu es devenue son instrument passif, tu as bouleversé à son gré les mœurs, les usages de cette famille qui t’accueillait ; tu l’as fait rompre avec des amitiés de trente années, parler en maître à des serviteurs auxquels elle ne parlait qu’en amie ; tu as souffert mille tortures dans l’isolement de ton âme, dans le silence de ton cœur ; tu as menti à tout le monde, pour ne lui point mentir à lui ; tu as grimacé un perpétuel sourire, quand la honte rougissait involontairement ton front, quand le remords veillait à ton chevet ; te suivait pas à pas et côte à côte. N’est-ce point assez mentir, assez souffrir, assez accumuler de haines autour de toi ? Et ton amour ne commence-t-il point à être las ? Auras-tu la force, si le hasard ne s’en mêle, de briser jamais cette chaîne mystérieuse, cette chaîne d’airain qui te lie à cet homme ; et s’il part, si un an s’écoule, n’est-ce point ta délivrance ? N’auras-tu point le temps de l’oublier ?
Et comme elle avait écouté l’amour, elle écoutait maintenant la raison, l’honneur, et interrogeait l’horizon, frémissante et craignant de voir apparaître la chaise de poste du marquis.
Pendant ce temps encore, l’horizon s’assombrissait, le ciel se voilait de nuages noirs et gigantesques, des flancs déchirés desquels devaient bientôt jaillir les lueurs de la foudre et les cataractes de la tempête. Un brouillard opaque s’étendait sur la Nièvre et montait peu à peu sur la route, alors l’amour reprenait le dessus et disait :
– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’il est en chemin par un temps pareil ? Mon Dieu ! ayez pitié de lui.
Et comme les femmes demeurent religieuses au milieu de leurs plus grands écarts, elle se mettait à genoux et priait pour lui.
L’obscurité augmentait toujours.
Soudain un coup de tonnerre retentit ; la voûte du ciel vomit un éclair, et à la lueur de cet éclair, madame de Flars aperçut au loin sur la route une chaise de poste arrivant au galop de quatre chevaux écumants auxquels les premières voix de l’orage et le rugissement de la foudre semblaient donner des ailes.
Alors l’honneur et la raison, ainsi que ces gladiateurs antiques qui frappaient leur dernier coup d’épée en poussant leur dernier soupir, l’honneur et la raison élevèrent une dernière fois la voix et crièrent à son âme timorée :
– Ta honte et ta chaîne te vont reprendre... Malheur !
Et madame de Flars, épouvantée, se rejeta en arrière, frissonnante, éperdue ; puis, comme si elle eût éprouvé le besoin de chercher une égide contre le terrible ennemi qui revenait à la charge, elle songea à cette famille qui l’avait accueillie et qu’elle avait dédaigné, elle s’enfuit du lieu où elle était et descendit au salon où les hôtes de Nogaret se réunissaient d’ordinaire avant l’heure du souper.
III
LE SALON.
C’était une vaste pièce au premier étage, qu’on nommait la grand-salle, et dont l’ameublement et les décorations avaient conservé un noble parfum d’antiquité.
Un haute cheminée armoriée, à large manteau, faisait face à la porte et servait de trumeau entre deux fenêtres ogivales, garnies de rideaux de soie antique.
De vieux fauteuils en chêne sculpté, un grand bahut de la même époque, une tapisserie sur les murs, d’une étoffe pareille à celle des rideaux, au milieu d’une table oblongue à pieds torses, une galerie de portraits de famille, c’était tout.
Tout, si nous mentionnons en outre ces meubles funestes, confectionnés pour le supplice éternel des oreilles humaines : un piano à queue qui jurait et se mettait mal à l’aise parmi ce sévère ameublement du passé.
À l’angle droit de la cheminée où, malgré la saison, flambait un feu colossal, un grand vieillard borgne se tenait droit et roide dans son fauteuil de cuir à clous d’or.
À ses pieds dormait un grand lévrier écossais, au poil fauve, moucheté de blanc.
Devant lui, à l’angle opposé de la cheminée, un autre vieillard, aux yeux flamboyants, était accroupi sur un escabeau.
Le vieillard borgne était vêtu d’une grande redingote marron, boutonnée militairement. Il avait de longues moustaches blanches, une chevelure épaisse de même couleur et taillée en brosse.
Son visage osseux, sévère, énergiquement caractérisé, imposait.
C’était le maître de la maison et le fondateur de l’usine.
Monsieur de Flars était, en 1789, le dernier rejeton d’une bonne maison de gentilshommes, plus braves que riches, qui dépensaient leurs maigres revenus, et s’endettaient annuellement pour conserver leur grade presque héréditaire de lieutenant aux mousquetaires rouges.
Quand vint l’orage révolutionnaire, monsieur de Flars fit bravement son devoir de soldat et tira l’épée partout où l’épée de la noblesse sortit du fourreau. Mais le roi mort, il eut honte de ceux qui allèrent, en haine du nouvel ordre de choses, offrir leurs services à l’Autriche ou à la Russie. Il s’enrôla sous les drapeaux de la République, servit l’Empire, perdit l’œil gauche à Waterloo, et revint déposer dans le vieux manoir de ses pères, son sabre et ses épaulettes de colonel de cavalerie.
Mais le manoir tombait en ruines, le pays environnant était plongé dans une misère profonde, et pour tout le monde, l’avenir s’offrait sous de sombres couleurs.
M. de Flars avait, en Allemagne, étudié le mécanisme des hauts fourneaux et des forges ; il se prit à penser qu’il pourrait utiliser les eaux de la Nièvre et les forêts environnantes dont on ne retirait presque aucun profit.
Actif et intelligent, pressentant le règne prochain de l’industrie, monsieur de Flars, marquis de Nogaret-sur-Nièvre, prit sans hésiter un marteau de forgeron et fit construire une usine.
Il appela à lui tous les pauvres bûcherons du pays, leur offrit du pain et du travail, et, au bout de quinze ans, il avait remboursé ses créanciers, fait sa fortune et amené dans la contrée une aisance générale.
Malheureusement, quelques années avant l’époque où commence notre récit, deux évènements successifs vinrent le frapper.
Madame de Flars, une noble et sainte femme, chérie et vénérée de toute cette population de forgerons, était morte presque subitement : peu après le maître de forges lui-même avait été atteint d’une paralysie qui lui avait enlevé l’usage de la parole. Il était muet.
L’autre vieillard était un de ces serviteurs d’autrefois qui naissaient et mouraient de père en fils, dans la même maison, ne touchaient point de gages, s’asseyaient au bas bout de la table du maître, et disaient « nos enfants » en parlant des siens.
Jacques Nicou avaient quatre-vingts ans, il était sourd comme son maître était muet. Cependant, tous deux se comprenaient.
Le géant, car c’en était un, et robuste encore malgré son âge, était le valet de chambre son maître. De sa voix de stentor qu’il n’entendait jamais, il interrogeait ce dernier, dont l’œil unique, qui n’avait rien perdu de son intelligence, répondait à ses questions.
Et c’était chose merveilleuse et touchante de voir ces deux hommes, l’un muet, l’autre sourd, avoir ensemble de longues conversations par signes, et s’isoler tous deux, lorsque Carmen n’était pas là.
Qu’était-ce que Carmen ?
Mademoiselle Carmen de Flars était une belle et sérieuse jeune fille, l’ange gardien de ces deux existences, celui de la contrée tout entière. Elle se plaçait entre eux, leur prenait les mains, leur prodiguait d’ineffables sourires, de suaves regards et comprenait leur muet langage.
Carmen n’était point au salon au moment où madame de Flars y descendit. Son mari s’y trouvait seul avec les vieillards.
M. Francis de Flars, alors assis près de la table oblongue et lisant un journal, pouvait avoir trente-deux ans.
Il résumait le type de l’honnête homme pur, intelligent. Sa physionomie était épaisse, son œil bleu un peu terne, ses cheveux d’un blond fade. Il prenait du ventre avant l’âge, et ses traits, assez réguliers du reste, commençaient à s’empâter disgracieusement.
Francis avait succédé à son père dans la gestion de l’usine, lorsque celui-ci perdit la voix.
Cinq ans avant notre récit, porté à la députation par les populations de son arrondissement et acceptant loyalement son mandat, il était parti pour Paris, laissant à un maître-ouvrier et à son père le soin de ses affaires.
À Paris il avait épousé, un peu à la légère, disait-on, madame de Flars.
Madame de Flars avait, sur son mari, l’empire de l’amour.
À son arrivée à Nogaret, elle avait été mal accueillie par les domestiques et les forgerons qui la regardaient comme une étrangère ; quelques innocentes réformes qui lui attirèrent la haine générale, l’influence fatale du marquis, homme irascible et marchant sans relâche vers un but ténébreux, l’avait poussée à des actes impolitiques. De vieux serviteurs furent chassés, monsieur de Flars, le père, relégué au second plan, ne fut plus consulté.
Peu à peu, toujours par les perfides insinuations du marquis, le vieillard avait été dépouillé de ses attributions, sous prétexte que cela le fatiguait, on ne lui permettait plus de vérifier les écritures et de se mêler aux travaux de la forge.
À l’heure où nous sommes arrivés, il ne quittait plus son fauteuil, et, graduellement envahi par la goutte, passait ses journées au coin du feu, avec Jacques Nicou et Love, le lévrier écossais.
Madame de Flars alla s’asseoir toute tremblante auprès de son mari, puis comme elle avait le cœur trop serré pour oser parler, elle prit sa broderie restée sur la table et baissa les yeux.
Dix minutes après la porte s’ouvrit et on annonça :
– Monsieur le marquis de Lestang.
À ce nom, le vieillard fronça le sourcil, et son œil unique se chargea d’une expression de colère contenue, difficile à peindre.
Francis tourna vivement sa face épanouie vers le seuil, et tendit la main au voyageur.
Quand à madame de Flars, la pauvre femme se prit à trembler plus fort, et ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle faillit s’évanouir, la lutte de l’amour et de la raison devenait horrible.
Le voyageur serra cordialement la main de Francis et lui dit :
– J’ai fait d’excellentes affaires, Flars, nous en causerons.
Il s’inclina devant madame de Flars.
– Toujours belle et gracieuse, madame, dit-il.
Puis il alla auprès du vieux maître de forges :
– Bonjour, monsieur le marquis, fit-il avec une politesse obséquieuse.
Le vieillard répondit par une inclinaison de tête ; son œil, qui avait repris sa froide sérénité, sembla remercier.
Mais, en revanche, le lévrier, qui s’était éveillé au bruit de la porte, reconnaissant le nouveau venu, se prit à grogner sourdement, tandis que les yeux de Jacques Nicou étincelaient dans l’ombre comme deux lames d’acier heurtées par un rayon de lumière.
Le marquis prit un fauteuil, et il se disposait à s’asseoir entre Francis et madame de Flars, quand une vieille femme osseuse, du nom de Jannon, et la cuisinière du château, annonça du seuil :
– Madame est servie...
La salle à manger du château se trouvait au rez-de-chaussée, et la table n’y supportait pas moins de quarante ou cinquante couverts. M. de Flars avait conservé l’usage féodal ; les serviteurs et les forgerons célibataires mangeaient à la table du vieux colonel.
Quand les maîtres descendirent, les forgerons, les domestiques étaient assis, et se levèrent avec respect.
Alors on s’aperçut qu’une place demeurait vide... celle de Carmen.
En même temps l’orage redoubla de violence, la pluie heurta les vitres, et tous s’écrièrent en même temps :
– Où est Carmen ?
Le vieillard muet et le vieillard sourd se regardèrent avec une éloquente inquiétude, et comme s’ils n’eussent attendu que ce regard, les forgerons et les serviteurs se levèrent.
– Allez, leur dit Francis, courez à sa rencontre dans toutes les directions.
Mais au moment où tout le monde se précipitait vers la porte, le galop d’un cheval résonna dans l’avenue, et peu après, la jeune fille parut sur le seuil, sa cravache à la main.
Elle était fort pâle et toute ruisselante ; sa pâleur redoubla quand elle aperçut le marquis.
– Encore cet homme ! murmura-t-elle tout bas. Puis elle rassura tout le monde, mit son émotion sur le compte de l’orage, baisa son père au front et s’assit près de lui.
La sérénité revint alors sur tous les visages, il n’y eut guère que Jacques Nicou qui scruta de ses yeux flamboyants la pâleur de sa jeune maîtresse, et Love, le lévrier écossais, qui plaça sa tête sur les genoux de Carmen, et grogna douloureusement tandis que ses yeux sanglants semblaient vouloir dévorer le marquis.
IV
LE TROU DE SATAN.
À une lieue au sud du château de Nogaret, la ligne boisée des coteaux allait se rétrécissant peu à peu et se hérissant de roches tourmentées, et de précipices qui finissaient par surplomber la rivière.
À un certain endroit, il. y avait solution de continuité : les rochers se trouvaient coupés en deux par une crevasse profonde, et la route était obligée d’aller faire un long détour pour joindre un pont hardi jeté sur le torrent qui passait au travers avant de tomber dans la rivière.
Celte crevasse, qui s’élargissait de haut en bas, comme un entonnoir renversé, n’avait guère à l’orifice que douze pieds de diamètre, si bien qu’à la rigueur un cheval lancé au triple galop pouvait le franchir, s’il avait le jarret nerveux.
Mais si téméraire que puisse être cheval et cavalier, de mémoire d’homme, aucun n’avait tenté le saut et bravé le fracas menaçant et vertigineux du torrent qui bouillonnait en bas.
De plus, et c’était la meilleure raison peut-être, il y avait une sanglante et mystérieuse tradition dans le pays sur l’origine du trou de Satan. Ainsi nommait-on la crevasse. Cette tradition suffisait à glacer d’épouvante les plus hardis.
Entre la crevasse et le château se trouvait le village de Nogaret. Au-delà, à un quart de lieue environ, on apercevait une petite maison blanche, coquette, suspendue comme un nid d’hirondelles, au flanc des rochers.
Ce n’était point une ferme, encore moins une maison de plaisance ou une somptueuse villa des champs ; mais quelque chose d’intermédiaire qui eût été fort bien placé à trois lieues de Paris, sur les coteaux de Bougival ou de Rueil.
Un seul étage, des volets verts, un petit jardin en amphithéâtre, de beaux espaliers grimpant aux fenêtres, et une simple porte, presque sans serrure, attestant éloquemment que, de Nogaret à Nevers, la vallée ne comptait pas un voleur.
Malgré son apparence aisée, sa position pittoresque, cette maison était inhabitée d’ordinaire.
Les fenêtres étaient toujours closes, la porte fermée : on l’eut volontiers crue abandonnée, sans le soin extrême avec lequel les allées du jardin étaient ratissées, les espaliers et les arbres taillés, la haie de clôture entretenue. En outre, un colombier surgissait au milieu des toits d’ardoise, et des beaux pigeons pattus en sortaient à toute heure pour raser, de leur vol majestueux et tranquille, la pointe des rochers et la lisière des sapins.
Tous les deux jours, un paysan venait, ouvrait portes et fenêtres pour aérer, secouait la poussière des meubles, donnait un coup d’œil au jardin, refermait tout ensuite et s’en allait.
Au lieu d’emporter la clef, il la glissait sous l’une des trois marches qui formaient le perron.
Quelquefois une belle jeune fille, montant un cheval blanc, arrivait du côté de Nogaret, prenait la clef, visitait la maison d’un bout à l’autre et y passait même parfois de longues heures.
Puis sautant de nouveau sur son bel étalon limousin, qui broutait à la porte une touffe d’herbe, elle reprenait son chemin au galop, effleurant, l’insoucieuse, les précipices menaçants qui festonnaient le bord de la Nièvre.
Or, ce jour-là, une heure environ avant l’arrivée du marquis au château, la même jeune fille se montra au bout du sentier qui, venant du village, rejoignait la route que nous avons décrite.
Au couchant, l’horizon était envahi de larges et sombres nuages dont la teinte plombée voilait le soleil. Un brouillard blanc couvrait la Nièvre et s’allongeait des roches boisées aux roches chargées de vignes, effleurant l’une et l’autre rive et semblant les unir par un pont gigantesque. Le ton gris des roches et le ton blafard des brumes se fondaient même si bien, qu’à certains points de l’horizon il était impossible de reconnaître distinctement l’étroite roule qui bordait le talus.
En second lieu, malgré l’époque avancée de l’été, la nuit commençait à venir, et, tout intrépide qu’elle pût être, la pauvre fille hésita quelques secondes ; mais sa terreur fut courte, et un coup de cravache lança le cheval en avant.
Le cheval était de cette race généreuse, quoique un peu massive, qui broute les pâturages du Nivernais et du Limousin ; il bondit sous le fouet, et arracha aux cailloux de la route une gerbe d’étincelles.
La distance de Nogaret à la maison blanche était d’une demi-lieue ; mais on l’apercevait aisément encore, malgré les brumes qui, de la rivière, montaient au flanc des coteaux, déchirant leur gaze blanche aux aspérités et aux brusques contours des rochers.
L’étonnement de l’amazone fut grand, lorsqu’elle vit au-dessus, un mince filet de fumée bleue s’élever en spirale indécise et trancher sur le gris terne du brouillard et le gris cendré du ciel, encore dégagé dans cette direction.
– Du feu dans la maison du pauvre Antoine, murmura-t-elle étonnée.
Alors, au lieu de rebrousser chemin, elle piqua son cheval pour arriver plus vite.
Que voulait dire cette fumée ?
Malheureusement, quelque hâte qu’elle eût d’arriver, le chemin devenait de plus en plus étroit et raboteux ; le précipice s’escarpait, et, dans le lointain, entre elle et la maison blanche, grondait le trou de Satan.
Elle fut donc obligée de ralentir sa course, et bien lui en prit, car le brouillard montait, montait toujours, et bientôt noire écuyère, abandonnant les rênes, se fia à l’instinct admirable du cheval pour reconnaître la route et ne point rouler dans la Nièvre.
Elle avait compté sans l’orage.
Le dernier lambeau d’azur disparut, le ciel n’offrit plus qu’une immense coupole de cuivre sans une fissure, d’une effrayante uniformité de ton.
Une vague terreur envahit le cœur de la belle amazone, une fois encore elle fut sur le point de tourner bride.
– Mais cette fumée ?
Cette fumée qui tournoyait et montait tremblotante, naguère, au-dessus de la maison blanche, cette fumée inusitée, cette fumée apparue tout à coup et annonçant peut-être un retour.
L’amazone n’hésita plus, et laissa l’étalon limousin poursuivre sa marche à travers l’obscurité croissante.
Soudain la voûte cuivrée s’entrouvrit, une lueur fulgurante en sortit, éclaira une seconde la vallée tout entière et déchira le brouillard ; puis un fracas semblable à une décharge de mousqueterie mêlée à un roulement de tambours ébranla la terre et le ciel.
Le cheval se cabra, épouvanté, la crinière roidie ; puis, comme si un invisible fouet d’airain, une lanière de feu eussent meurtri ses flancs et lacéré sa croupe, il s’élança en avant, les oreilles pointées, les naseaux ardents, le corps agité d’un frémissement convulsif, entraîné par un indomptable effroi.
L’amazone poussa un cri terrible, un indicible cri d’angoisse qui domina, de sa note aiguë, le rugissement sourd de la rivière et du torrent, et, se cramponnant désespérée, à la crinière de l’étalon, elle se laissa emporter, comme Mazeppa, à travers les ténèbres qui enveloppaient ce chaos de rochers, de gouffres et de précipices.
V
L’OFFICIER DE SPAHIS.
Quelques heures auparavant encore, car nous nous apercevons que nous avons pris notre récit au rebours, et que nous eussions fort bien pu commencer par ce chapitre, quelques heures auparavant, disons-nous, un homme de vingt-huit à trente ans, au front bronzé par le soleil du midi, enveloppé d’un burnous blanc, à travers les plis duquel étincelaient les broderies d’un uniforme, descendit de la voiture publique qui faisait un service de traverse, passait à une lieue au sud du trou de Satan, débouchant d’une gorge qui scindait la vallée et franchissait la Nièvre sur un pont en fil de fer.
En homme qui connaît le pays, il prit sans hésiter le petit chemin conduisant à Nogaret, et s’éleva graduellement au-dessus de la rivière, jusqu’à la hauteur de la maison blanche.
Que ce fut illusion ou préoccupation, quand il n’eût plus que cent pas à faire pour l’atteindre, il voulut courir, comme si des bras allaient s’ouvrir et le recevoir ; mais il demeura cloué au sol par une émotion poignante et son brun visage blanchit sous une pâleur fébrile.
Se maîtrisant néanmoins, il reprit sa marche lentement et le front baissé.
Arrivé à la porte, il s’arrêta de nouveau, considéra cette façade close, cette porte fermée, ce jardin désert... puis à cette douloureuse préoccupation succéda une sorte d’étonnement à la vue des pigeons roucoulant sur le toit et des plates-bandes du jardin, soigneusement cultivées.
– Qui donc habite ici ? se demanda-t-il avec une sorte d’inquiétude.
Et il heurta à la porte. Nul ne répondit.
Alors se souvenant d’une coutume d’autrefois, il chercha sous la pierre, trouva la clef et la mit dans la serrure.
Mais là il s’arrêta encore et posa la main sur sa poitrine oppressée.
– Allons, cœur de femme, murmura-t-il d’une voix qui tremblait, allons.
Il ouvrit et entra dans le vestibule.
Sur ce vestibule, meublé de quelques chaises et d’une table, ouvraient deux portes, les clefs étaient dessus.
Il alla à celle de droite, puis recula brusquement.
– Non, dit-il, je n’ai pas encore assez de courage.
Et il se dirigea vers l’autre, l’ouvrit et pénétra dans un petit salon simplement meublé.
Deux grandes jardinières, pleines de fleurs nouvelles, garnissaient l’embrasure des fenêtres qu’il ouvrit, chaises et bahuts étaient fraîchement époussetés, un feu tout bâti dans l’âtre attendait l’étincelle première.
– Il y a donc une fée ici ? s’écria le soldat.
La fée ne se montra point.
Le jeune homme prit une allumette sur le tablier de marbre et la jeta tout enflammée à la poignée de bruyère placée sous le gros bois, il s’assit ensuite, approcha ses jambes engourdies par l’humidité du brouillard, des bûches qui pétillaient, et il demeura une heure la tête dans ses mains, rêvant avec tristesse.
Au bout de ce temps il parut faire un violent effort moral sur lui-même, sortit du salon et retourna à la porte voisine.
Là encore il s’arrêta, détourna la tête et gravit l’escalier en coquille conduisant à l’unique étage de la petite maison.
Il visita rapidement deux pièces contiguës, puis une troisième où pendaient encore, au chevet d’un lit, un fusil de chasse, une carnassière et un portrait de jeune homme, une tête mutine et rieuse de seize ans, avec de longs cheveux châtains, encadrant un blanc visage aux lèvres roses et à l’œil bleu.
Alors, comme s’il eût eu besoin de graduer tous ses souvenirs, il redescendit, mit une troisième fois la main sur cette clef qu’il n’avait osé tourner, et entra résolument.
C’était une toute petite chambre, avec une couronne d’immortelles sur la courtine blanche du lit et de vieux rideaux de serge verte.
Au chevet étaient suspendus un sabre, une épaulette d’or et un casque de cuirassier.
Le jeune homme s’agenouilla, baisa l’oreiller, le sabre, l’épaulette, toutes ces reliques, et murmura d’une voix brisée :
– Pauvre père !
Deux grosses larmes longtemps contenues roulèrent sur sa rude et brune face de soldat. Il pleura le brave et loyal africain, lui qui avait oublié comment on pleure, pendant dix années de guerre, de soif et d’énervantes fatigues.
Puis, cette première douleur calmée, un nom, un nom de femme effleura ses lèvres... mais ce nom fut prononcé si bas, qu’à deux pas nul ne l’eût entendu.
Le capitaine, car c’était bel et bien un capitaine de spahis, quitta la chambre de son père et retourna au salon.
– Mais qui donc, se demanda-t-il encore, prend soin ainsi de la maison de mon père ?
Quelle main de fée ou de femme a placé là ces belles fleurs ?
Et ce nom qui avait déjà glissé sur ses lèvres y revint.
Mais il secoua tristement la tête.
– Non, dit-il, M. de Flars avait chassé mon père, son bon, son vieil ami... sa fille ne vient donc pas sous le toit de celui que son père a expulsé.
Carmen, murmura-t-il alors, vous, mon rêve d’enfant, vous, mon espoir de jeune homme, quel abîme il y a maintenant entre nous !
Et comme s’il eût voulu chasser un monde de souvenirs, il reprit son burnous, se leva, sortit et ferma la porte, se disant :
– Allons à Nogaret ; là, j’aurai le mot de l’énigme.
Arrivé au dehors, le capitaine s’aperçut que le brouillard avait augmenté d’intensité et que le ciel allait crever en cataractes. Mais il connaissait trop bien le chemin pour avoir seulement la pensée qu’il pouvait faire un faux pas et rouler dans la Nièvre.
Il cheminait donc rapidement au milieu des brumes opaques, et il était à peine à quelques mètres de la crevasse de Satan, quand ce cri terrible qu’avait poussé la jeune amazone, perçant les ténèbres et dominant le bruit du gouffre, arriva jusqu’à lui, le frappant de cette terreur poignante qui envahit les plus braves lorsqu’ils devinent le péril des autres.
Presque en même temps un second éclair, plus fulgurant que le premier, lui montra à cent pas ce cheval blanc emportant une forme noire, et se précipitant tête baissée à une mort certaine.
Une exclamation non moins stridente que celle qu’il venait d’entendre lui échappa, il s’élança d’un bond sur la lèvre béante du gouffre et cria :
– Arrêtez ! Arrêtez !
Mais le cheval affolé poursuivit son vol, et le capitaine, fasciné, ferma involontairement les yeux.
Le cheval, lancé à fond de train, devina le gouffre ; mais il était trop tard ; et, ne pouvant maîtriser son élan et tourner l’abîme, il le franchit.
Malheureusement, les pieds de devant atteignirent seuls le bord opposé, tandis que les autres frappaient le vide.
C’en était fait, amazone et cheval roulaient et se broyaient au fond de la crevasse, si deux mains de fer étreignant en même temps la bride et la crinière, n’eussent retenu, suspendu au-dessus du torrent, l’étalon dont les sabots se cramponnaient inutilement au roc lisse et glissant.
Tous deux se balancèrent une seconde sur le vide, puis une force surhumaine les enleva et les rejeta l’un et l’autre à deux pas de la crevasse qui avait failli les engloutir.
L’amazone était évanouie, mais ses mains crispées n’avaient point lâché la crinière.
Le capitaine chancela un moment, à son tour, à demi-brisé par l’effort herculéen qu’il venait de faire ; mais c’était un homme pétri d’airain et d’acier, et il se redressa d’un jet.
Alors, malgré l’obscurité, il put se convaincre, en touchant ses vêtements, du sexe de la victime qu’il venait d’arracher à la mort, et, la maintenant sur le cheval qui tremblait de tous ses membres, saisit la bride et reprit le chemin de la maison.
Vingt minutes après, ce rude soldat, cet homme de bronze, poussait un cri de douleur et de joie, et se laissait tomber défaillant au bord du lit sur lequel il avait déposé la femme évanouie.
Car dans cette femme qu’il examinait à la lueur d’une bougie, dans cette femme aux cheveux blond cendré, au large front blanc un peu sévère, à la taille de vierge, il avait reconnu Carmen.
Carmen qu’il n’avait pas vue depuis douze, ans, Carmen laissée enfant ; et qu’il retrouvait une belle jeune fille.
C’étaient bien les mêmes traits, le même visage. L’enfant était devenue femme, mais la femme ressemblait à l’enfant.
L’évanouissement de mademoiselle de Flars fut court. Quand elle rouvrit les yeux elle vit devant elle une tête de soldat, brune, caractérisée, ombragée d’une forêt de cheveux noirs et de moustaches de même nuance.
Cette tête, penchée sur elle, la considérait avec une joie naïve.
Comme lui, elle devina l’enfant sous le masque de l’homme, et, nature naïve, confiante, pudiquement passionnée, elle se jeta au cou du capitaine, s’écriant avec une joie impossible à rendre :
– Victor ! Victor ! c’est toi.
– Oui, Carmen, répondit-il en s’agenouillant et prenant ses mains effilées et blanches, c’est moi.
– Mon Dieu ! fit-elle avec une joie enfantine, je le sentais bien, là, tout à l’heure, cette fumée.
Elle mit la main sur son front.
– Mais continua-t-elle, que s’est-il donc passé ? ce gouffre... ce cheval...
– Carmen, Dieu a permis que je fusse là pour vous sauver.
Il raconta brièvement, simplement, sans emphase aucune, ce qu’il avait fait. Et elle l’écouta, le considérant avec un naïf orgueil, et tous deux, les mains dans les mains, aussitôt se prirent à causer de leur enfance, se rappelant mille riens charmants, parlant d’amour sans le vouloir, oubliant que de longs jours s’étaient écoulés, et qu’ils n’avaient plus onze et seize ans.
Cependant Carmen s’en souvint la première, se leva toute rougissante, et dégageant ses mains de celles du capitaine, elle alla s’asseoir à l’autre extrémité du salon.
Cette simple action rappela ce dernier à lui-même. Son front s’assombrit, et il dit à Carmen.
– Pardonnez-moi, mademoiselle, cette familiarité avec laquelle j’ai osé vous parler. J’ai oublié un moment, et l’abîme qui nous sépare aujourd’hui, et les années évanouies. Que voulez-vous ? il fut un temps où nous courions ensemble sous les marronniers de Nogaret, dans les prés qui bordent la Nièvre, un temps où nous nous tutoyions, où nous étions deux enfants.
Pendant dix années, je vous ai aimée de cet amour naïf, virginal, enfantin, qui succède à l’amitié, en Afrique, sous le ciel brûlant du désert, à l’école, sous les ombrages de Saint-Cyr, partout votre image m’a suivi, entourée d’une auréole et me souriant comme l’étoile polaire sourit au marin. Pendant des années, mademoiselle, une phrase de mon vieux père est demeurée gravée dans mon souvenir. C’était le jour où je partis pour l’école militaire ; je pleurais à chaudes larmes, car je vous quittais, mon père vit mes larmes, et me dit :
– Écoute, mon fils, sois officier, attrape, au milieu d’une grêle de balles, un petit bout de ruban, dam ! si la petite te veut, il faudra bien que le colonel le la donne. Je ne suis qu’un pauvre ouvrier, et il est mon patron ; mais bast ! j’étais sous-lieutenant, et un officier en vaut un autre. Mais, continua le capitaine d’une voix sourde, mon père se trompait, car le vôtre l’a chassé.
– Non, s’écria vivement Carmen, non, monsieur Victor, ce n’est pas lui.
– Et qui donc, alors ? fit le jeune homme en secouant la tête, qui donc a le droit de chasser un homme qui mange le pain des Flars, si ce n’est Flars lui-même ?
Carmen étouffa un soupir.
– Victor, dit-elle, mon père n’est plus qu’un vieillard infirme ; il est devenu muet à la suite d’une paralysie ; et, depuis que sa voix ne retentit plus, le colonel de Flars, le rude forgeron, n’est plus le maître.
– Mais qui donc alors ? est-ce votre frère ? est-ce celui que j’ai retiré un jour de la Nièvre où il se noyait, est-ce lui qui a chassé mon père ?
Il y avait une sourde exaspération dans la voix de ce fils qui demandait compte du trépas de son père, mort de douleur.
– Mon frère n’est plus le maître, lui aussi, reprit Carmen, mon frère est marié.
– Ah ! fit Victor, je commence à comprendre.
– Mon frère est une bonne et loyale nature, mais il s’est fait l’esclave de sa femme.
– Et... c’est... sa femme... ?
– Non, mais elle a introduit un parent à elle, à la forge. Mon frère s’est livré à lui avec une aveugle confiance, et lui a abandonné la haute main sur tout.
– Et c’est lui, n’est-ce pas ? Oh ! dites-moi son nom, puisque ce n’est pas un Flars, je pourrai me venger.
– Écoutez-moi, Victor, dit Carmen, votre père est mort entouré de mes soins et de ceux de Jacques Nicou. Rien ne lui a manqué durant sa maladie. J’ai reçu son dernier soupir. Vous voulez venger votre père, Victor ; vous en avez le droit, et je n’ai pas celui de vous en empêcher ; mais me refuserez-vous d’attendre ?
– Attendre, et pourquoi ?
– M. de Lestang, c’est son nom, va souvent à Paris, attendez donc qu’il ne soit plus sous le toit de mon père pour lui demander compte de la mort du vôtre.
– Soit, fit Victor résigné.
– Victor, continua la jeune fille, savez-vous que la vengeance est un crime ?
– Carmen, dit le capitaine avec une explosion de douleur, croyez-vous que l’on pardonne, quand on ne retrouve qu’une tombe. J’avais deux amours, mon père et vous. Cet homme les a brisés tous deux.
Carmen se tut un moment, puis, se levant avec vivacité :
– Il est tard, dit-elle, il faut que je rentre ; mon père m’attend.
– Votre père vous attend, vous, Carmen, mais moi que nul n’attend... moi...
Il n’acheva pas, un regard de Carmen lui ferma la bouche.
– Victor, dit-elle, je vous aime.
– Oh ! fit-il, sera-ce possible, maintenant ?
– Attendez.
Elle glissa comme une-ombre devant le capitaine, qui n’osa la presser sur son cœur.
L’orage avait dissipé le brouillard et remontait vers le nord, bien que la pluie continuât à tomber ; mais Victor n’en accompagna pas moins Carmen, la couvrant de son burnous, et il ne la quitta qu’à la grille du parc.
– Viendrez-vous au château ? dit-elle en lui abandonnant sa main, qu’il effleura d’un baiser.
– Non, dit-il ; car si je voyais cet homme, je le tuerais. Mais vous, Carmen, vous reverrai-je ?
– Oui, demain, je vous enverrai Jacques Nicou.
Voilà pourquoi mademoiselle de Flars était si pâle et arrivait si tard.
VI
MASQUES ET VISAGES.
C’était un tableau digne du pinceau d’un maître, que cette longue table, environnée de quarante convives si dissemblables entre eux.
Au bas bout se tenaient les ouvriers de la forge, qui n’avaient pas de famille au village, et, par conséquent, mangeaient et couchaient au château.
Leurs noires figures tranchaient avec les visages hâlés des bouviers placés un peu plus haut.
Puis entre eux et les maîtres, qui occupaient le haut bout, ce qu’on nommait les serviteurs, c’est-à-dire le père Jean qui était concierge au château, la vieille Jeannon, la cuisinière, Jérôme le cocher, Prudence, la femme de chambre de madame de Flars.
Enfin, les maîtres eux-mêmes.
Le vieux Flars au milieu, ayant sa fille à sa droite et son fils à sa gauche, en face madame de Flars ayant à sa droite le marquis, Jacques Nicou à sa gauche.
Jacques Nicou était au-dessus des autres serviteurs, attendu que, sous l’Empire, il était maréchal-des-logis-chef dans le 12e cuirassiers et chevalier de la Légion d’Honneur.
Parmi les forgerons, au reste, il y en avait bien quatre ou cinq anciens soldats et décorés.
Cet ensemble ne manquait nullement de caractère, surtout si l’on prenait garde à ces deux femmes, belles de beautés différentes, placées au milieu de ces rudes et sévères visages, comme des fleurs parmi des buissons.
Un seul type peut-être manquait de cachet et faisait tache : celui du marquis, mis avec une recherche féminine, la lèvre impertinente, et contrastant, dans toute sa tournure, avec la tenue sévère du vieux Flars et le sans-gêne campagnard de Francis.
Carmen s’était donc placée à côté de son frère, gardant une réserve silencieuse, lorsque Francis lui demanda d’où elle venait.
Cette question l’embarrassa ; mais comme elle ne savait pas mentir, elle répondit :
– De la maison du pauvre Antoine.
– Tiens, dit Francis, il paraît que le petit Victor est devenu officier en Afrique ?
Cette observation demeura sans réponse.
Madame de Flars et le marquis, qui avaient chassé le père, étaient là, et des trois personnes qui, seules, eussent le droit de demander des nouvelles du fils, l’une était sourde, l’autre muette, et la troisième savait parfaitement ce que Francis semblait annoncer.
Seulement, parmi les forgerons et les serviteurs, courut comme un frisson de plaisir, et la vieille Jeannon grommela entre ses dents :
– S’il pouvait revenir, le gars.
En même temps, l’œil unique du vieillard s’illuminait d’un rayon de joie.
Le repas fut silencieux, et les maîtres, selon l’usage, se retirèrent des premiers.
Francis donna la main à sa sœur, Jacques Nicou son bras au vieillard, le marquis et madame de Flars fermèrent la marche.
Madame de Flars était émue encore, mais il y avait une sorte d’acre volupté dans son regard, et le remords, une fois encore, s’en allait au souffle de l’amour.
– Ce soir, n’est-ce pas ? murmura-t-il tout bas.
Elle hésita une minute, une minute encore le remords essaya de lutter, mais il était toujours vaincu depuis si longtemps.
Le marquis la conduisit à sa place auprès de la table à ouvrage, puis s’approcha négligemment de Carmen.
Carmen le reçut avec une dignité froide et polie.
– Monsieur, lui dit-elle à mi-voix, il faut que je vous parle.
– Quand cela, mademoiselle ?
– Demain après déjeuner vous m’offrirez voire bras pour un tour de parc.
Le marquis s’inclina à demi, et lorsqu’il releva la tête, il rencontra l’œil de madame de Flars qui était fixé sur eux et brillait d’une flamme sombre.
Il s’approcha d’elle aussitôt.
– Vous êtes jalouse de votre ombre, lui souffla-t-il à l’oreille.
– Eh bien ! Flars, continua-t-il s’adressant à Francis, qui feuilletait une brochure politique ne prenant nulle garde au manège du marquis. Voulez-vous que nous causions de notre affaire ?
– Je le veux bien, répondit bruyamment l’honnête député, jetant un regard satisfait et plein de bonheur à sa femme qui avait repris son ouvrage.
– Je vous dirai donc, poursuivit le marquis, que j’ai trouvé un excellent placement pour les cent mille francs de bénéfice que nous avons réalisés cette année.
– Oh ! fit béatement Francis.
– Mon Dieu ! oui, reprit-il avec calme, je vous ai fait actionnaire d’une ligne de chemin de fer.
– Laquelle ?
– Tours à Nantes. Notre capital peut doubler en cinq ans. Voici vos titres.
Le marquis ouvrit un portefeuille et voulut en tirer une liasse de papiers.
– Gardez, dit Francis, vous mettrez cela dans la caisse et vous le porterez en compte au grand livre.
M. de Lestang remit le tout dans son portefeuille et dit négligemment :
– Comme il vous plaira.
Pendant ce temps, Carmen s’était assise entre son père et Jacques Nicou, leur souriant à tous deux et serrant leur main ridée, tandis que Love frottait langoureusement sa tête sur ses genoux.
Cette jeune fille au milieu de ces deux vieillards, cette femme les yeux baissés sur une broderie, ces deux hommes causant gravement d’affaires, tout cela, à première vue, avait un aspect calme, uniforme, patriarcal. Et cependant dans ce même salon, parmi ces mêmes personnages, sous cette apparente tranquillité, couvaient, avant de bouillonner et d’éclater, les germes d’un drame lugubre.
Déjà dans chaque poitrine, au fond de chaque cœur, commençait à sourdre le premier élément, à briller la première étincelle d’une passion qu’un choc pouvait grandir et convertir en lave embrasée.
La lutte continuait chez madame de Flars entre la raison, l’honneur et l’amour, l’amour commençait à triompher.
Cette colère qui naît de l’impuissance à se débarrasser des gens qui leur semblent nuisibles, colère naturelle et fréquente chez les vieillards, agitait sourdement le vieux Flars et Jacques Nicou.
Peut-être même sous la robuste poitrine de ce dernier, il y avait un cœur endolori ; peut-être un souvenir poignant, une de ces grandes douleurs qui tuent l’esprit, quand, le corps est vivace encore, avait-il brisé la vieillesse de cet homme sourd qui ne parlait jamais, tant il avait l’habitude de comprendre son maître sur un seul regard.
Et Carmen ! Les émotions diverses de la soirée, quelque secret fatal que peut-être elle avait surpris, n’était-ce point là un formel démenti à son calme apparent ?
Puis encore, cet homme aux manières doucereuses, à l’air riant, aux lèvres amincies, cet homme qui s’inclinait très bas devant tous, alors qu’il était pour ainsi dire le véritable maître ; cet homme qui gérait avec omnipotence une usine de deux cents ouvriers, devant qui on tremblait involontairement, n’avait-il pas quelque but ténébreux ?
Il n’y avait guère que Francis de Flars, l’homme honnête et confiant, l’aveugle et passionné mari, dont le visage fut en harmonie avec la pensée.
Le marquis était la tête qui pense, Francis le bras qui agit. L’un dirigeait, l’autre exécutait.
Ainsi, pendant les absences fréquentes du premier, lequel allait à Paris faire des placements de fer et de fonte, négocier les valeurs, s’entendre avec le haut commerce, Francis surveillait les opérations de détail et travaillait parfois comme un simple ouvrier.
Par exemple, les hauts fourneaux fonctionnant la nuit, Francis se rendait à dix heures du soir et ne rentrait qu’à cinq heures du matin.
C’était une habitude tellement invariable chez lui, qu’il eût fallu un évènement véritable pour lui faire quitter son poste avant l’heure indiquée.
Le marquis, au contraire, ne paraissait que rarement à l’usine, mais il y avait placé un homme qui possédait sa confiance et ses instructions.
Cet homme était le successeur du vieil Antoine.
Disons un mot de l’expulsion de ce dernier.
Le marquis était un homme souple, adroit, insinuant, il possédait à un haut degré l’art d’acquérir une influence indiscutable et non raisonnée sur les esprits faibles. Il avait un empire absolu sur madame de Flars, il domina bientôt complètement Francis.
Francis reconnut sa supériorité intellectuelle, se livra à lui corps et âme et lui abandonna une partie de la gestion de l’usine.
Épouvanté d’abord des projets hardis et des innovations de ce dernier, il fut obligé de s’incliner devant les résultats, la prospérité de l’usine livra au marquis les derniers arcanes de la confiance de Francis. Le marquis demanda alors une omnipotence absolue et la direction générale. Francis accorda l’une et l’autre.
Habitué à l’autorité paternelle du vieux Flars et de son fils, les forgerons regimbèrent sous la férule de monsieur de Lestang.
Monsieur de Lestang en chassa douze et les remplaça par des ouvriers étrangers.
Cet exemple de sévérité produisit un salutaire effet de terreur : les plus mutins courbèrent le front et rongèrent leur frein.
Seul le vieil Antoine se montra roide et droit. Il était sous-gérant, chargé de la comptabilité générale ; il était moins le subordonné que l’égal et l’ami des Flars ; il ne voulut pas s’incliner trop bas devant un homme qui, à ses yeux, n’était pas le vrai maître.
D’ailleurs sa rude probité, sa brusque franchise, gênaient sans doute le marquis, car il chercha un prétexte, trouva ses comptes mal tenus, et le congédia.
Francis eut la faiblesse de ratifier son renvoi.
Le vieil Antoine se retira, l’âme navrée dans sa petite maison, où il mourut de douleur quelques mois après, malgré la sollicitude du colonel, qui le força à accepter une pension, et les soins de Carmen, qui fût admirable de dévouement filial pour cet homme qui devait être presque son père.
VII
LE TROU DE SATAN.
Retournons maintenant à là salle à manger, où les forgerons et les serviteurs demeuraient toujours après le départ des maîtres.
La vieille Jeannon en sa qualité de sexagénaire, et par conséquent, de plus, instruite des choses du temps passé, tenait le dez de la conversation.
– Il n’empêche, disait-elle, que voilà de retour ce marquis que Satan confonde ! M’est avis que le guignon de Flars revient.
– Tais-toi, vieille, dit le père Jean, désignant d’un regard oblique les forgerons introduits par le marquis.
– Bah ! bah ! on peut me chasser, mais on ne me liera point la langue, vieux gars. Je dis ce que je dis : quand la Parisienne et son cousin sont entrés ici, le malheur est entré de même.
– Pour ça, allait dire un forgeron, c’est vrai...
Mais la peur ferma prudemment sa bouche.
– Jésus Dieu ! s’écria Jeannon, vous êtes tous des lâches ! mes gars. Parce que ce damné marquis a ensorcelé notre monsieur Francis, et que la Parisienne gouverne sous le toit de Flars, vous êtes tous muets.
– Il est de fait, dit timidement le père Jean, que depuis deux ans tantôt, il est arrivé bien des travers par ici. Le père Antoine est mort, la garcette de Jacques Nicou s’est affolée, puis noyée sans qu’on sache pourquoi.
– Je le sais, moi, murmura Jeannon.
Il y eut un murmure d’interrogation dans la salle ; mais Jeannon se tut et essuya une larme qui roula sur sa joue parcheminée.
– Sans compter mamz’elle Carmen, qu’est triste que ça vous fait écœure... Dans un temps elle sautait et courait par les bois comme un cabri, mais à présent elle parle à peine.
– Quand je vous le dis, reprit Jeannon en frappant de son poing sur la table, que ces Parisiens ont tout bouleversé ici.
– Allons, la vieille ; dit un forgeron, retiens un peu ta langue, ou gare.
– Eh ben ! Eh ben ! de quoi ? Si on me chasse, mamz’elle Carmen aura soin de moi.
– Tu ferais mieux de nous conter l’histoire du Trou de Satan.
– Ouais !..... Je vous l’ai dite hier.
– Ça ne fait rien, c’est toujours bon.
– Je veux ben, dit Jeannon ; mais ça reviendra à ce que je dis : quand on ouvre sa porte à des étrangers, on perd son âme et son bien.
Et après cette préface épigrammatique, la vieille cuisinière conta, dans son jargon moitié morvandiau, moitié français, l’histoire que nous allons vous traduire à notre manière.
Il faut vous dire qu’au temps où il n’y avait point encore de Parisiens en Nivernais et en Morvan, à la place où est maintenant le Trou de Satan, s’élevait un beau château.
Tours épaisses, créneaux solides, herses de fer, meurtrières, mâchicoulis, rien ne manquait à sa défense.
Un beau parc en faisait le tour ; à dix lieues à la ronde, villages et manoirs environnants étaient ses tributaires.
Or, le châtelain, assez heureux pour avoir un pareil château, se nommait le seigneur Gontran, et, en outre de tous ces biens terrestres, et des cinq cents hommes d’armes qui marchaient sous sa bannière, il possédait encore une femme noble et belle, dont la vertu égalait celle d’une forteresse, et le renom, celui de la ville de Péronne, laquelle est vierge, comme chacun sait.
La châtelaine avait nom Ermengarde.
Tous les barons, tous les comtes du voisinage vainement lui avaient débité fleurette ; la châtelaine, ce qui est fort rare, aimait son mari.
Tous s’étaient retirés marris de leur déconvenue et décidés à se venger sur le mari des dédains de la femme.
Or, tandis que dans l’ombre et le silence ils fomentaient des complots félons, messire Satan, dont Dieu nous préserve, avait juré, de son côté, d’essayer une escarmouche, et il dépêcha à la châtelaine un de ses démons de confiance, nommé Séduction.
Séduction commença par s’installer dans le miroir d’acier d’Ermengarde, et, prenant ses traits à elle, lui avoua qu’elle était beaucoup trop belle pour un mari vieux et laid comme le sien.
La châtelaine sourit, n’en voulut rien croire d’abord, mais se répéta la nuit suivante les paroles du diablotin Séduction, et finit par y ajouter quelque créance.
Mons Séduction passant, du miroir dans le livre d’Heures d’Ermengarde, y déchira une magnifique enluminure représentant la tentation de saint Antoine, et lui substitua une gravure dont nous ne savons au juste le sujet, mais au premier plan de laquelle était un beau cavalier aux armes ciselées, au cimier blanc, qui avait œil noir, moustaches noires, nez d’aigle et lèvres de carmin.
La châtelaine, rougissant, ferma le livre, mais comme elle en était au chapitre des aveux, elle convint que la barbe grise et les yeux verdâtres de son mari étaient fort laids auprès du beau chevalier.
Cette confidence mentale la fît rêver toute une autre nuit.
Le troisième jour, le diablotin arracha toutes les pieuses images du livre d’Heures, et les remplaça par d’autres plus profanes, où le beau cavalier figurait de face et de profil.
En même temps il conseilla à un des vassaux du châtelain de se révolter, ce qui fit que messire Gontran partit pour l’aller réduire au devoir et fut absent durant huit jours.
Mais pendant ces huit jours, Satan frappa un grand coup.
Il rappela le diablotin et s’en alla, lui-même, sous les traits du beau chevalier dont la châtelaine rêvait, ne l’ayant vu qu’en peinture, sonna du cor à la herse du manoir, par une soirée froide et sombre, et demanda l’hospitalité.
La châtelaine rougit et se troubla en le voyant.
– Noble dame, dit le chevalier, j’arrive de Palestine, j’ai faim, soif et suis las.
– Entrez et soyez ici chez vous, répondit d’une voix émue la vertueuse châtelaine.
Elle l’admit à sa table, lui donna la plus belle chambre du château, et fut probablement si émerveillée de l’esprit et des grandes manières de son hôte, qu’au matin suivant, quand vint l’heure du départ, et que, tout cuirassé et éperonné, il vint fléchir un genou devant elle et baiser sa main, elle lui dit :
– Seigneur chevalier, mon mari ne peut tarder d’arriver, et ce serait un mâle chagrin pour lui de ne point avoir sollicité votre amitié. Restez donc jusqu’à son retour.
Le chevalier resta, et lorsque Gontran revint, il fut enchanté d’avoir un hôte d’aussi grande mine et qui paraissait si vaillant.
Sur ses instances, le chevalier resta huit jours encore ; mais, le huitième écoulé, et comme il allait partir, tandis que la châtelaine, retirée dans son oratoire, fondait en larmes, on vit dans le lointain un immense tourbillon de poussière, et bientôt une foule innombrable de cavaliers se montra aux alentours du château.
C’était la troupe des amants rebutés d’Ermengarde.
Le seigneur Gontran vit bien, au nombre de ses ennemis, qu’il n’avait plus qu’à préparer une résistance désespérée, et que malgré ses cinq cents hommes d’armes, il serait vaincu.
– Cordieu ! lui dit le chevalier déjà en selle, que donneriez-vous pour repousser ces bandits et devenir leur maître ?
– Ce que je donnerais ? s’écria Gontran furieux : mon âme !
– Tope, dit le chevalier en lui tendant la main ; écris là-dessus, mon maître : « Je donne mon âme au chevalier Natas », et signe.
– Et tu repousseras ces félons ?
– Je demande huit jours et le commandement de tes troupes.
Gontran prit le parchemin, et n’ayant ni plume, ni encre, il s’ouvrit une veine avec son poignard, et de la pointe, traça avec son sang ces deux lignes : « Si le chevalier Natas repousse et taille en pièces mes ennemis, je lui donne mon âme. » Et il signa.
Alors le chevalier mit son doigt sur la veine ouverte et la cicatrisa ; puis sur le front, et le châtelain perdit la mémoire de ce qui venait de se passer.
Le huitième jour, il ne restait aucun vestige de l’armée ennemie, et Gontran suppliait son valeureux hôte de ne le plus quitter.
Peut-être la châtelaine émettait-elle le même vœu.
Or, maître Satan, qui se trouvait bien nourri, bien logé, aimé d’une belle châtelaine, se prit à regarder en pitié son palais infernal, où les sanglots des damnés lui agaçaient horriblement les nerfs.
Et il désira une vie calme et paisible.
Il passa donc près de deux années au castel, partageant son temps entre la chasse et la pêche.
Il ne songeait plus, le pauvre monarque, à tenter et à induire à mal l’espèce humaine.
Ce qui fit que, durant ces deux années, il y eût une quantité surprenante de maris heureux et de femmes vertueuses.
Malheureusement, celui qui, durant ces deux années, avait payé, aux dépens du sien, le bonheur universel, eut le mauvais goût d’être jaloux, et il essaya d’élever la voix.
Le chevalier Natas se prit à rire, tira un parchemin de sa poche et lui dit :
– Lis.
Le châtelain lut et recula, reconnaissant sa signature.
– Maintenant, dit le diable en tournant le parchemin à l’envers, relis.
Le parchemin était transparent, et au travers, Gontran lut : Satan ! et poussa un cri d’effroi.
Natas est l’anagramme de Satan.
– Si tu ne t’étais pas avisé d’être jaloux, fil alors le diable, j’aurais bien pu te laisser vivre cent ans, car ta femme a des yeux superbes, et je me plaisais ici, mais tu me rappelles mon devoir d’ange du mal !... Tant pis pour toi, tu m’appartiens et ta femme aussi, je suppose ; car il est peu présumable que saint Pierre lui ouvre le Paradis. Suivez-moi donc tous deux.
Et soudain il se fit un terrible bruit qui ébranla la terre et le ciel, et le château s’abîma.
Et, à sa place, les habitants de la vallée ne trouvèrent plus le lendemain qu’une affreuse crevasse au fond de laquelle roulait un torrent impétueux, et ils lui donnèrent le nom de Trou de Satan.
VIII
En quittant Carmen, Victor était allé au presbytère de Nogaret, accepter un lit et un souper chez le vieux curé.
Fidèle à sa mission de conciliation, le pasteur avait essayé de calmer ce fils irrité, et il y était parvenu. Victor ne renonçait point encore à sa vengeance, mais il la différait... C’était un pas immense.
Le lendemain, dès le point du jour, il se leva sans bruit, quitta le presbytère et reprit le chemin de sa maison.
Arrivé au Trou de Satan, il eut un frémissement de cette peur rétrospective qui envahit les plus braves après le danger..... il se dit qu’une seconde de plus aurait suffi pour qu’il vît la jeune amazone rouler dans le gouffre avec sa monture et broyer son corps délicat aux pointes aiguës des rochers.
Et détournant la tête, il passa rapidement et gagna le pont.
Quand il fut à cent pas de sa maison, il vit une sorte de géant à barbe et cheveux blancs, assis sur les marches du seuil.
Ce géant, il eût peine à le reconnaître, tant ses traits étaient altérés, mais celui-ci vint à lui, posa ses larges mains sur ses épaules et se prit à le dévorer du regard.
Ce regard était une adoration.
Puis un cri de joie sortit de la poitrine du géant, et, touchant du doigt les épaulettes, il s’écria d’une voix formidable, impossible à noter.
– Capitaine ! il est capitaine !
– Jacques Nicou ! fit à son tour le jeune officier se jetant dans ses bras, mon vieux Jacques !
Il passa la main sur son front, cherchant un souvenir et lui dit :
– Et Follette ?
Mais Jacques désigna son oreille avec la main, et fit signe qu’il était sourd.
Recourant alors aux signes, Victor éleva sa main ouverte à la hauteur de sa ceinture, désignant ainsi un enfant qu’il avait vu et laissé tout petit.
Le vieillard comprit, couvrit son front de ses deux mains, et le capitaine vit une larme jaillir à travers ses doigts énormes, et ruisseler sur sa manche.
Puis il étendit les bras vers la Nièvre, et sa voix stridente répéta.
– Noyée.
Victor l’interrogea de l’œil tristement.
– Je suis sourd, dit le géant, mais je parle. Écoute, Follette avait dix-sept ans quand un vent de malheur souffla par ici. Elle chantait comme les oisillons, courait joyeuse comme une chèvre, et me faisait la vie bien bonne. Un soir elle ne chanta plus, sa gaieté s’en alla et les larmes vinrent en place. Comme elle pleurait toujours et qu’elle passait de longues heures au bord de l’eau, un soir je la pris dans mes bras, là entre ces deux saules, et je lui dis :
– Je veux savoir pourquoi tu pleures ?
– Parce que je suis mère, dit-elle.
– Alors tu comprends que, comme c’était mon sang, cette enfant, que sa honte serait ma honte, et que la honte ne pouvait couvrir mes cheveux blancs, je la soulevai au-dessus de l’eau, et je lui dis :
– Dis-moi le nom de celui qui t’a trompée, ou je te noie !
– Noyez-moi, dit-elle, mais vous ne le saurez pas.
Je n’eus pas le courage de tuer mon enfant, je la reposai à terre... Mais au lieu de pleurer, elle se mit à rire, et ce rire me fit si peur, que je m’enfuis.
Depuis ce jour, Follette ne pleura plus, mais elle courait en riant au bord de l’eau, et disait :
– Je m’appelle Follette, et je suis bien nommée, car je suis folle !
Et elle chantait comme autrefois. Seulement, au lieu de me réjouir, ses chansons me faisaient pleurer.
Un jour elle ne chanta plus... elle s’était noyée !
Et le vieillard montra de nouveau la Nièvre d’un air sombre.
– Mais son séducteur ? fit Victor, oubliant que Jacques était sourd.
Jacques comprit cependant et répondit avec un rire terrible :
– Je le connais, et tu sauras son nom quand je l’aurai tué.
Deux éclairs illuminèrent le regard du géant, une sorte de joie féroce contracta sa large figure ; puis éclairs et joie s’éteignirent, et il dit :
– Notre demoiselle t’attend, mon gars ; viens avec moi.
Tous deux reprirent le chemin de Nogaret, dépassèrent le rivage et arrivèrent au carrefour d’un petit bois qui masquait le parc du château.
– En cet endroit, la route était de plain-pied avec la prairie, un ruisseau causeur la bordait, tout couvert de liserons bleus et de nénuphars. Le soleil levant faisait étinceler aux feuilles des arbres les gouttelettes de rosée ; un murmure de confuse ivresse montait de la terre au ciel ; au flanc des collines commençait à tinter la clochette des troupeaux ; plus loin, le sifflotement sourd de l’usine mêlait sa voix grave à ces mille voix.
Au revers du chemin, sur la mousse humide, Carmen était assise rêveuse.
Et à la voir ainsi avec son vague sourire, ses cheveux dorés et sa robe d’un bleu pâle, on eût dit un wergiss-mein-nicht qu’une fée capricieuse s’était plu à métamorphoser en femme.
Carmen et Victor foulèrent l’herbe drue, errèrent sous les coulées de frênes et de marronniers, se laissant aller à cette causerie intime et suave de l’amour quand il chemine la tête au vent et les pieds dans le gazon.
La cloche du château sonnant le déjeuner y mit un terme, et Carmen s’esquiva, laissant Victor plus calme et plus raisonnable encore.
Les hôtes et les convives du colonel de Flars, à son entrée dans la salle à manger, remarquèrent sur le visage de la jeune fille de fraîches et charmantes couleurs ayant fait place à sa pâleur habituelle. Car elle était pâle et triste d’ordinaire depuis deux années. Son père infirme et sombre, son frère n’ayant plus pour elle ces petits soins, ces attentions délicates, cette amitié charmante des frères pour leur jeune sœur, avaient plissé imperceptiblement son front.
Ces soins, ces attentions, cette amitié, Francis les avait pour elle avant son mariage.
Quand elle le vit revenir un jour avec une femme, qu’elle fut témoin de cet amour presque insensé, qu’elle put se convaincre que cette femme régnerait sur son frère et dans la maison de son père où jusqu’alors elle avait commandé, la noble jeune fille s’effaça peu à peu sans plaintes, sans regrets, remettant à madame de Flars la direction intérieure de la maison, et s’isolant de tout pour donner tous ses soins à son vieux père, comme elle froissé, comme elle souffrant en silence.
Le marquis arriva ; peu après, Carmen eut tout deviné, tout compris. Que pouvait-elle faire ?
Se taire ?... n’était-ce pas froisser tout ce qu’il y avait en elle de dignité, d’orgueil, de race et de vertu ?
Parler ?... mais parler c’était tuer Francis, l’honnête, le confiant, déshonorer le nom de Flars !
Carmen eut le courage de se taire ; elle feignit de tout ignorer.
Elle avait deviné la domination féroce de cet homme sur cette femme ; elle comprit qu’il y avait une victime et un bourreau ; elle plaignit l’une et méprisa l’autre.
L’expulsion d’Antoine la fit le haïr.
D’une politesse glaciale, presque ironique, elle semblait lui dire chaque jour et à toute heure :
– Vous êtes un étranger ; je suis ici chez moi ; d’un mot je puis vous chasser, mais je vous méprise et ne le fais point.
Cependant, comme Carmen, ange de paix avant tout, ne redoutait rien tant qu’un évènement qui viendrait troubler le calme apparent du château, comme elle s’attendait à voir ce calme détruit si Victor se jetait au milieu de ses habitants et provoquait le marquis, il sera facile de comprendre avec quelle insistance elle l’avait amené à renoncer à ses projets de vengeance.
Pieuse comme sa mère, Carmen avait foi en la justice de Dieu, et elle espérait que Dieu, veillant sur ceux qu’elle aimait, la rapprocherait de Victor naturellement et sans secousses.
Elle savait que Francis avait déploré, sans oser la blâmer ouvertement, l’expulsion du vieil Antoine ; elle ne connaissait à madame de Flars aucun motif d’aversion pour un homme jeune, plein d’avenir, et dont le grade était une illustration : le marquis seul pouvait être un obstacle à la présentation de Victor au château. Il ne fallait rien moins qu’une pareille considération, pour amener Carmen à lui demander un entretien.
Or, après le déjeuner, comme le temps était fort beau, Francis proposa une promenade en calèche dans les environs.
Le vieux Flars, Jacques Nicou, Francis et sa femme prirent place dans la calèche. Francis conduisait.
Carmen et le marquis montèrent à cheval.
On partit.
Carmen piqua en avant. Le marquis la suivit, et elle se trouva plus à l’aise pour la nature de conversation qu’elle allait avoir avec lui, à cheval, que si elle eût été à son bras dans les allées silencieuses du parc.
– Monsieur, lui dit-elle froidement, je crois parler à un galant homme.
Le marquis s’inclina ; elle poursuivit :
– Je ne veux ni apprécier, ni discuter les raisons qui vous ont fait remercier M. Antoine. Il était l’ami de mon père, et mon père a souffert de cette expulsion.
– Mademoiselle, répondit le marquis avec aigreur, je gère les affaires de M. de Flars et non les miennes. Croyez donc que mon intérêt personnel n’a été pour rien dans une mesure.
– Je veux le croire, monsieur ; aussi n’est-ce ni un blâme, ni une récrimination que je prétends vous adresser en vous rappelant cette circonstance. Voici où j’en veux venir : Antoine avait un fils.
– Ah ! oui, je crois en avoir entendu parler.
– Un fils, monsieur, qui est capitaine de spahis, l’égal de qui que ce soit. Ce fils est ici depuis hier.
Le marquis pâlit imperceptiblement.
– À tort ou à raison, il vous impute la cause première de la mort prématurée de son père. Vous sentez que s’il vous provoquait...
– Mon Dieu ! mademoiselle, je me bats, à l’occasion.
– Je ne mets nullement votre courage en doute ; mais vous comprenez tout ce qu’un duel entre vous aurait de pénible pour mon père et même pour Francis.
– Eh bien ! qu’exigez-vous de moi, mademoiselle ? que je n’aille point chercher querelle à M. Antoine fils ? Je n’en ai jamais eu la moindre envie... Mais, s’il me provoquait... vous comprenez...
– Il ne vous provoquera pas, monsieur. Mais ce que je viens vous demander, c’est que vous gardiez une réserve absolue à son égard. Il est aimé de tout le monde au château. Une parole mauvaise qui vous échapperait lui reviendrait peu après. Il ne viendra point chez mon père ; de votre côté, évitez de diriger vos courses à cheval vers sa maison.
– Si c’est là tout ce que vous exigez, je vous le promets sur l’honneur, mademoiselle.
– Merci, monsieur, dit Carmen.
Et ils se rapprochèrent de la calèche.
Carmen avait écarté pour un moment le nuage qui planait sur la tranquillité générale ; malheureusement, un nouveau personnage devait surgir qui changerait ce calme en orage, jouant innocemment le rôle de l’étincelle tombée sur un baril de poudre.
Et l’heure était proche, la mine souterraine creusée autour du château, et sur laquelle ses hôtes reposaient insoucieux, allait éclater... L’étincelle arrivait !
IX
L’ÉTINCELLE.
Le surlendemain de son arrivée à Nogaret, Victor, un peu calmé des émotions diverses qu’il avait éprouvées coup sur coup, se souvint que sa malle était restée à Nevers, et qu’en outre dans cette ville il avait un vieil ami de son père auquel il devait une visite.
Il se mit donc en route pour Nevers. Deux jours après, son vieil ami embrassé, et sa malle chargée sur une patache, Victor fumait son cigare sur la place où s’arrêtent les messageries de Paris, attendant que la patache s’ébranlât, quand arriva la malle d’Orléans. Un jeune homme de vingt-huit à trente ans, en costume de voyageur, dégringola lestement de la banquette, regarda autour de lui pour s’orienter sur l’existence d’un café ou d’un restaurant quelconque, aperçut Victor, poussa un cri et courut à lui :
– Parbleu ! dit-il, c’est toi où je me trompe fort.
– Qui toi ? fit le capitaine étonné.
– Eh ! Victor Antoine, n’est-ce pas ?
– Sans doute ; mais à qui ?..
– Cordieu ! mon cher, je n’arrive point d’Afrique moi, et je dois être par conséquent moins changé que toi. Tu ne reconnais donc pas ton ami Chrétien ?
– Chrétien !
– Eh ! sans doute.
– Mon vieux camarade de Saint-Cyr ?
– Justement.
Victor sauta au col du voyageur.
– Où vas-tu ? lui dit-il.
– Si tu veux bien me le dire, tu m’obligeras.
– Comment donc !
– Que veux-tu ? je m’ennuyais... je suis monté en voiture sans rien dire à personne, et je suis parti. Où allais-je ? je n’en savais rien. Où suis-je ? on vient de me le dire, à Nevers ; j’ai envie d’y rester. Ce pays me plaît ; il est vert de couleur et candide d’aspect... Tiens ! je suis décidé... Hé ! conducteur ! faites décharger mon bagage, je m’arrête ici.
– Non pas, dit Victor.
– Comment ! non pas ?
– Laisse-moi faire.
Et Victor fit charger la malle de son ami sur la patache de Nogaret.
– Ah çà mais ! voulut dire celui-ci.
– Tais-toi ! je t’emmène.
– Mais où ?
– Chez moi !
– En Afrique ?
– Non, dans la maison de mon père, à trois lieues de Nevers.
– À merveille ! cela me va.
Et sans plus de cérémonies, le voyageur parisien monta dans la patache ; et quatre heures après les deux amis étaient installés dans la petite maison blanche où le dîner les attendait.
– Ah çà, dit Victor, maintenant que nous voilà seuls, car on n’est jamais seul en diligence, causons.
–Soit. Causons.
– Qu’es-tu devenu depuis dix ans que nous ne nous sommes vus ? Ne t’ai-je point laissé fruit-sec en quittant l’école ?
– Parbleu !
– Et t’es-tu résigné à une troisième année.
– Ma foi non ! j’avais vingt mille livres de rentes et un vieil oncle qui en possédait autant.
– Ah !
– J’ai mangé mes rentes d’abord, j’ai enterré mon oncle ensuite, et j’ai dévoré les siennes enfin.
– En sorte que maintenant te voilà...
Et Victor s’arrêta, cherchant une expression polie qui signifiât : « Te voilà ruiné. »
– Maintenant, dit le touriste d’un air insouciant, parfaitement affecté, je me fais un revenu annuel de trente à quarante mille francs.
– Et à quoi s’il te plaît !
– Au théâtre, mon cher : je suis auteur dramatique, comique, tragique, tout ce que tu voudras.
– Mon cher ami, dit Victor, tu m’excuseras ; mais en Afrique d’où je reviens nous sommes si peu au courant des nouvelles littéraires, que je n’ai jamais entendu parler de toi.
– Allons donc ! pas possible.
– Parole !
– Tiens ! s’écria Chrétien, suis-je bête ! j’oubliais de te dire que j’avais adopté un pseudonyme, mon cher ; ce nom de Chrétien est trop vulgaire, mon nom de famille est bourgeois ; j’ai arrangé le premier et changé le second, je m’appelle le dramaturge Christian Anitowski.
– Parbleu ! s’écria Victor, j’ai vu quelque part ce nom là ; n’as-tu pas écrit un drame intitulé : Jacob le pestiféré ?
– Sans doute.
– Eh bien ! nos zéphyrs de Constantine nous en ont donné une représentation en plaine.
– Hein ? qu’en dis-tu ?
– Psch ! fit Victor, ce n’est pas absolument mauvais.
– Puriste, va !
Victor tendit souriant, la main à son ami.
– À présent, dit elui-ci, parlons de toi. Victor conta ses fatigues, ses dix années de guerre, puis son amour... son espoir... que sais-je ?...
Là-dessus, Christian, qui avait la sotte prétention de connaître les femmes comme si quelqu’un au monde arrivait jamais à pareil résultat ! lui développa des théories fort belles et parfaitement absurdes.
– Et comment se nomme ta merveille ?
– Carmen.
– Carmen quoi ?
– Carmen de Flars.
– De Flars ? tiens je connaissais un député de ce nom.
– C’est son frère.
– En ce cas, mon cher, si tu as besoin de négociateur, me voilà.
– Nous verrons, dit Victor pensif.
– Mais en attendant, je te préviens d’une chose.
– Laquelle ?
– J’irai lui faire une visite dès demain.
– À ton aise.
Le lendemain en effet, Christian se rendit à Nogaret. Francis l’avait rencontré dans deux ou trois salons parisiens ; il le présenta à sa femme, à son père et à sa sœur, l’invitant à dîner.
En même temps Christian reconnut M. de Lestang pour l’avoir vu quelques années auparavant au café de Paris, dont ils étaient les habitués l’un et l’autre. La connaissance fut bientôt renouée.
Pendant le dîner, notre poète dramatique dépensa à profusion de cet esprit léger qui court les rues de Paris, est de bon aloi partout, n’a rien de personnel et que les hommes les plus ordinaires, à l’aide d’une mémoire heureuse, ont à leurs services dans l’occasion.
À neuf heures, Christian se retira et fut reconduit par Francis et le marquis jusqu’au bas du grand escalier.
Mais au lieu de s’en aller, notre poète entendit rire et causer dans la salle à manger, et trouva Jeannon contant une fois de plus, à un nombreux et attentif auditoire, la légende du trou de Satan.
X
UN AUTEUR DRAMATIQUE.
Francis fumait honnêtement son cigare dans l’avenue du parc, attendant que le premier coup de dix heures vînt à sonner, pour aller à son travail de chaque nuit, quand il vit venir à lui, sortant du château, son convive Christian.
Comment ce dernier, qui avait quitté le salon vers neuf heures, se trouvait-il à près de dix encore dans l’avenue ?
– D’où sortez-vous donc ? lui demanda-t-il, je vous croyais chez Victor.
– Ma foi ! très cher amphitryon, répondit le poète d’un ton dégagé, en descendant j’ai entendu la voix chevrotante de votre cuisinière pérorant dans la salle à manger, et la curiosité me poussant, je suis entré...
– Ah ! fit Francis du ton d’un homme qui se demande sérieusement quel attrait peut avoir, pour un homme de lettres, la voix cassée d’une cuisinière.
– Mon Dieu ! oui, reprit Christian, et j’ai été largement payé de mon mouvement de curiosité.
– Bah ! murmura Francis étonné.
– Sans doute, car j’ai entendu une curieuse légende, je vous jure.
– Ces sornettes vous intéressent donc ?
– Comment, mon cher hôte, vous traitez de sornette un drame aussi saisissant ? mais c’est du Shakespeare, du Victor Hugo, de l’Alexandre Dumas que cette légende ! C’est naturel et poétique, bouffon et terrible, tout à la fois.
– Vous trouvez ? murmura le forgeron d’un air parfaitement incrédule.
– Parbleu ! Et tenez, j’en veux faire un drame.
– Ah ! continua Francis.
– Un drame saisissant, sang-Dieu ! seulement vous comprenez que je modifierai les dates, les lieux, les costumes : de nos jours une scène féodale n’aurait pas grand succès ; et puis je ne vois pas trop comment nous pourrions fendre un rocher sur la scène et engloutir un château dans un torrent. Aussi, de l’action toute fantastique, je fais une action réelle, bourgeoise... Au lieu d’un château gothique, une maison de campagne en 1844, en place du châtelain un bon bourgeois, un industriel, un marchand, n’importe ! L’essentiel est que nous ayons des habits de ville...
Mais je vous fatigue, interrompit le poète, ces détails ne peuvent vous intéresser...
– Non, non, continuez, mon cher monsieur Christian, répondit Francis moitié blessé de l’observation qui paraissait le taxer d’incapacité à apprécier une œuvre littéraire, moitié curieux de savoir comment se fabriquait cette œuvre.
– Eh bien ! dit Christian à qui la langue démangeait fort, je vais vous exposer succinctement mon plan.
– Faites, dit Francis passant son bras sous le sien et lui offrant un cigare.
Christian alluma le cigare et tous deux se prirent à arpenter l’avenue sur le sable fin de laquelle la lune filtrait ses rayons blancs à travers les feuilles des marronniers.
– Je disais donc, continua le poète, que je plaçais la scène de nos jours ; mœurs bourgeoises, costumes bourgeois... un mari bon et honnête, entre trente et quarante ans, l’âge des maris trompés, une femme adroite, amoureuse, introduisant, sous un prétexte quelconque dans la maison, un beau garçon à l’œil noir, taille élancée, barbe en collier ; fine moustache, coiffure léonine, un homme que Dusautoy habille et qui dîne au café Anglais. Celui-ci s’installe comme le diable s’est installé chez le châtelain, au lieu d’aller comme ce dernier chasser avec son hôte, il parle bourse, commerce, chemins de fer et politique avec le sien ; il devient son ami, son inséparable, son alter ego.
Ici l’honnête Francis fit un mouvement d’inquiétude.
– Cela ne vous paraît-il pas naturel ? demanda le poète en fronçant le sourcil.
– Oui, certes, allez toujours !
– Comme tous les maris, comme le châtelain de votre légende, mon brave homme est aveugle, est amoureux... Il adore sa femme et croit en elle... Vous comprenez ?
– Oui, oui, dit brusquement Francis.
– Alors l’alter ego, appelons-le ainsi, frappe un grand coup. Il a pris racine, il est inféodé, il peut agir. Au lieu de commander les troupes de son crédule ami, les bourgeois n’ont pas des armées comme les châtelains d’autrefois, il prend la direction de ses affaires, de sa fortune, fait valoir son argent et tout doucement... le vole ! Ce qui, vous sentez bien, ne trouble nullement la bonne intelligence qui existe entre lui et la femme : la femme ignore tout censément.
Christian s’arrêta pour respirer.
– Allez ! allez ! dit Francis intéressé malgré lui et pris d’une sorte d’impatience fiévreuse.
– Jusqu’ici rien que de vulgaire. C’est l’exposé de mon action, voilà tout... Mais voici que la situation se complique ; le mari a un ami, un imbécile ! cet ami croit de son devoir de le prévenir et de glisser un soupçon dans son esprit.
Or vous savez ce qu’est un soupçon ? Une petite goutte d’acide, grosse à peine comme la tête d’une épingle d’abord et qui tombe sur un corps gras. À peine y est-elle qu’elle s’élargit, grandit peu à peu, puis plus vite et devient un feu dévorant, un supplice atroce, un ver rongeur.
Francis devint si pâle qu’à la pâle clarté de la lune, on eut pu remarquer la teinte blafarde de son visage.
Mais le poète, qui s’enthousiasmait à mesure que son récit prenait des proportions dramatiques, continua sans y prendre garde :
– Une fois en proie au soupçon, le mari épie, acquiert une certitude et veut se venger. Là, j’aurai quelque chose d’ingénieux et de délicat qui distancera l’Ambigu, une empreinte de pas... quelque chose de neuf comme preuve criminelle enfin... je chercherai... Le mari trompé s’éveille de sa torpeur, il se transforme... ce n’est pas le réveil du lion... c’est l’agneau devenu lion... Vous sentez le côté dramatique, hein ?
– Oui, murmura Francis d’une voix glacée.
– Ici on s’attend au dénouement de la légende... Pas du tout, je change le dénouement... L’amant ne présente point, comme le diable au châtelain, une quittance de son âme en bonnes formes à l’infortuné mari, il n’engloutit pas sa maison. Non, il fait mieux... il se sauve avec l’argent et la femme.
Francis frissonna.
– Et cela, fit le poète radieux, un quart d’heure avant l’arrivée du mari vengeur. Celui-ci croyant surprendre les coupables enfonce la porte et paraît sur le seuil, menaçant, terrible, un pistolet de chaque main. Tableau !
Malheureusement la chambre est vide, les coupables fuient sur un railway quelconque et comme on ne rattrape pas un convoi de chemin de fer comme une patache, le mari appuie un des pistolets sur son front. Ce qui fait la moralité de la pièce. Celle-là, sans contredit, sera une des plus vertueuses du boulevard. Deuxième tableau ! La toile tombe, et la salle croule sous les applaudissements ; l’auteur se sauve à travers les décombres.
– Mon cher hôte, continua Christian en ouvrant la grille du parc à laquelle ils touchaient, et frappant sur l’épaule de Francis, j’ai là un succès de cent représentations... j’enfonce du coup tous les compagnons de la charpente dramatique. Mais en attendant, comme il se fait tard et que la cloche de l’usine vous appelle sans doute, je vous laisse et vous souhaite le bonsoir à demain ; je vous viendrai faire ma visite de digestion.
Francis serra machinalement la main de Christian, et tandis que celui-ci s’éloignait en fredonnant, il demeura immobile, glacé, muet, sous le poids d’une oppression terrible...
– Allons ! finit-il par se dire, je suis fou !
Et il reprit le chemin de l’usine, entra dans la forge et assista à la coulée de la fonte.
Mais l’action incandescente des fourneaux et de ce fleuve de feu s’enterrant dans le sable ne put dompter sa pâleur. La sueur qui ne cessa de perler à son front et de mouiller ses tempes se trouva glacée au milieu de cette ardente atmosphère.
Néanmoins la fâcheuse et pénible impression produite sur son esprit, par le sot récit et le drame ridicule de Christian, trouva un puissant adversaire dans un accident imprévu.
Une seconde opération de coulage manqua complètement, la fonte se trouva extravasée et de mauvaise venue, ce qui occasionna un dommage assez considérable pour que la nature de l’industriel reprît le dessus sur celle du mari jaloux.
Lorsque quatre heures sonnèrent, Francis était encore occupé à calculer la perte et à chercher un moyen de l’atténuer.
Aussi rentra-t-il chez lui fort soucieux.
Sur le seuil de l’usine, ces soupçons dont avait parlé si éloquemment son ami l’auteur dramatique, lui revinrent et envahirent son cerveau.
Ce ne fut qu’en tremblant qu’il entra chez sa femme avant de rentrer chez lui.
Madame de Flars dormait d’un sommeil paisible, uniforme... Ce sommeil rasséréna le front de Francis, et Francis, une fois encore, se dit qu’il était fou !
Mais le lendemain, quand il se trouva à l’usine et loin de sa femme et du marquis, ce frissonnement, qui déjà s’était emparé de lui, le reprit et le soupçon, comme l’avait fort bien dit Christian, commença à grandir, grandir... étreignant douloureusement son cœur, à mesure.
Pendant le repas, ses yeux errèrent furtivement du marquis à sa femme, et de sa femme au marquis.
Aucun des deux, tant leur sécurité était grande, n’y fit attention. Les autres convives, depuis le vieux Flars si clairvoyant quoique borgne, jusqu’à Jacques Nicou qui scrutait tous les visages, ne s’aperçurent pas davantage de ce muet examen ; Carmen seule surprit un regard de flamme qui jaillit de la prunelle de son frère et un froncement de sourcils qui plissa son front, uni d’ordinaire, au moment où, comme d’habitude, madame de Flars s’appuyait sur le bras du marquis pour quitter la salle à manger.
Elle prit la main de Francis... Cette main était crispée et tremblait.
Carmen se prit à trembler elle aussi.
Jamais elle n’avait osé se demander à elle-même ce qui pourrait arriver, quel drame sanglant ou lugubre se déroulerait si jamais son aveugle frère ouvrait les yeux enfin.
Pour la première fois elle se fit cette question... et alors il lui sembla voir l’ange livide du déshonneur, qui jusque-là s’était tenu honteusement caché au plus profond des ténèbres, apparaître en plein jour, s’asseoir effrontément au foyer de la famille... la honte rejaillir au loin... Et Francis, l’honnête et bon Francis, Francis, le loyal et le cœur d’or, en qui reposait l’espoir de ce vieillard muet, courbé sous la douleur, Francis broyé, anéanti sous le poids d’une foudroyante révélation, et n’osant, ne voulant pas survivre à son infamie.
Étrange bizarrerie des lois et des préjugés de l’humanité, qui a placé l’honneur du mari dans la conduite de la femme.
Et cependant, que pouvait-elle faire ? Comment prévenir l’orage ? Pouvait-elle rougir et s’abaisser jusqu’à presser la main de la femme adultère, et lui dire : Francis vous épie ! et, si elle le faisait, n’était-ce point trahir son frère ?
Elle qui avait eu le courage de se taire, aurait-elle celui de parler !
Carmen se retira chez elle presque aussitôt, craignant de révéler son trouble et ayant besoin de réfléchir une nuit avant de prendre un parti.
Mais cette nuit devait voir le commencement de la tempête.
XI
LE SOUPÇON.
Francis se rendit à la forge vers dix heures, tenaillé plus que jamais par ses soupçons, et si pâle, que les forgerons l’interrogèrent du regard en le voyant.
Le danger est moins atroce que la crainte du danger, le doute cent fois plus poignant que la réalité.
M. de Flars avait ignoré, jusqu’à ce jour, ce qu’est la jalousie jointe à l’amour-propre froissé.
Ignorant, crédule, ayant eu foi jusque-là en la femme qu’il avait élevée à lui, il n’en devait être que plus incapable, le jour où la fatalité lui dessillerait les yeux.
Dire ce qui se passa dans son esprit, quelle torture broya le cerveau et la poitrine de cet homme pendant quatre heures qu’il fut occupé à se rappeler mille circonstances insignifiantes, mille paroles futiles auxquelles le rapprochement donna soudain une effrayante gravité, est chose impossible !
Vingt fois il fut sur le point de quitter l’usine et de courir à l’appartement de sa femme.
Vingt fois la honte et la crainte l’empêchèrent, tant il redoutait une de ces preuves terribles, palpables, écrasantes, devant lesquelles le doute n’est plus permis.
Francis était trop loyal pour savoir mentir. Rentrer avant son heure accoutumée ! il fallait un prétexte. Si les soupçons étaient faux !
Ce prétexte, l’honnête homme ne le trouvait pas !
Cependant vers trois heures, il arriva, par extraordinaire, que la coulée se trouva finie, et la tête en feu, hors de lui, n’y tenant plus... il sortit.
Ici besoin nous est de donner quelques détails sur la topographie du château.
Le parc qui l’entourait avait une lieue de circonférence.
On y arrivait au midi par l’avenue, la porte principale, et le perron du maître que nous avons déjà décrits.
Du côté opposé, un long corridor, traversant tout le premier étage, conduisant à une terrasse de laquelle on descendait, au nord, dans le parc dont une partie était convertie en jardin Anglais.
À l’extrémité, existait un petit pavillon, métamorphosé en retiro par madame de Flars. C’était un joli salon de lecture et d’étude où elle allait souvent, avec Carmen, passer les chaudes heures de la journée.
Un massif le dérobait, ses murs disparaissaient sous un réseau de lierre d’Irlande, une bande de gazon épais et bien vert en léchait les quatre façades, un coquet mobilier le décorait.
Or, madame de Flars, à son arrivée à Nogaret, avait choisi son appartement au premier étage du château. Les portes en ouvraient sur le corridor dont nous parlions tout à l’heure.
Carmen était également logée dans cette partie de la maison, tandis que le marquis et le vieux Flars habitaient le deuxième étage.
En venant du pavillon il fallait, pour entrer au château, à moins d’en faire le tour et pénétrer par la grande porte, gravir le perron en coquille qui conduisait à la terrasse, traverser le corridor dans toute sa longueur et gagner le grand escalier pour monter au deuxième.
Précisément comme Francis arrivait au premier repos de cet escalier, il se trouva face à face avec le marquis, lequel, débouchant par le corridor, marchait sur la pointe du pied.
Si le ciel, descendant tout à coup sur M. de Flars, eût écrasé sa tête et pesé sur ses robustes épaules, il eût moins chancelé, peut-être...
Ces deux hommes, pâles et troublés tous deux d’une rencontre aussi fortuite, se regardèrent une seconde, muets et immobiles, à la lueur du bougeoir de Francis.
Mais tandis qu’une sueur glacée inondait le visage contracté de celui-ci, le marquis, reprenant aussitôt toute son assurance, lui disait négligemment :
– Avez-vous donc fini déjà, Flars.
– Oui, répondit Francis, tremblant de fureur.
– Eh bien ! tâchez de mieux dormir que moi. J’ai eu une migraine affreuse et je me suis promené trois heures dans le parc. Et tenez, voici que j’ai oublié de fermer la porte de la terrasse.
Une bouffée d’air qui courba la flamme du bougeoir confirma l’assertion du marquis.
Francis considéra de nouveau son interlocuteur nocturne et lui trouva le visage si impassible, si calme, si naturel, que la rougeur lui monta au front.
– Allons, dit-il en passant rapidement, comme un homme qui saisit avidement le motif qu’on lui donne d’une action insolite, et qui craint, en creusant ce motif, de ne le point trouver valable, allez réparer le temps perdu ; bonsoir, marquis.
Francis rentra chez lui plus calme et presque rassuré.
Mais la jalousie ressemble à ce brasier sur lequel vous jetez de l’eau et qui paraît s’éteindre pour se rallumer aussitôt avec une dévorante activité.
Le matin venu, Francis se leva sans bruit et descendit au jardin.
La première chose qui frappa sa vue fut l’empreinte nette et marquée, sur le sable de l’allée qui conduirait au pavillon, de la botte aristocratiquement effilée du marquis.
Puis à côté de cette empreinte, Flars en remarqua une autre et tressaillit...
C’était celle d’un petit soulier étroit, sans talons, un soulier de femme comme seules en portaient madame de Flars et Carmen.
XII
C’était cependant une ravissante femme que cette madame de Flars.
Fleur délicate, éclose au milieu de la serre parisienne, elle n’avait tant bouleversé le château, pour nous servir de l’expression des habitants de Nogaret, que parce qu’elle avait trouvé sauvage et uniforme cette existence nivernaise au sein de laquelle elle était jetée.
Quand on a vécu dans cette vie de Paris, élégante et facile tout à la fois, sans dévergondage et sans préjugés, et qu’on revient en province, c’est-à-dire sur la terre où les promenades, les repas, les occupations ont des heures invariables, où la mode remplace le bon goût, où les habits de noces durent vingt ans, on éprouve un vrai malaise.
Qu’est-ce donc pour celui ou celle qui, né à Paris, ignorant la province, s’y trouve transporté subitement et sans transition possible ?
Figurez-vous donc cette jeune femme quittant peut-être un cinquième étage, mais un cinquième bien chaud, avec des bourrelets aux portes et aux fenêtres, n’ayant peut-être encore qu’une femme de ménage, mais une femme parlant le français et venant à soixante-dix lieues de la Chaussée-d’Antin enterrer ses vingt-six ans, sa nature fougueuse, son esprit délicat, dans un vieux château où le vent pleurait à travers les portes, entre deux vieillards moroses, l’un muet, l’autre sourd, réduite à la société d’un mari que cinq années de la vie parisienne n’avaient pu dépouiller de son enveloppe industrielle et campagnarde, au milieu d’un monde de serviteurs qui la regardaient de travers le jour même de son arrivée, par la seule raison souverainement stupide qu’ils ne la connaissaient pas et qu’elle était étrangère. Figurez-vous-la se disant qu’elle était destinée à vivre toujours dans cette vallée de la Nièvre, et vous comprendrez que ces réformes, ces changements si scandaleux aux yeux des hôtes de Nogaret, avaient dû être l’effet d’un besoin impérieux, bien plus que les conséquences d’un esprit dominateur et porté au mal.
Autant Paris est capricieux, inconstant, prêt à se métamorphoser sans cesse, autant la province a le culte des traditions et désire faire le lendemain ce qu’elle a fait la veille.
Madame de Flars avait sans doute fait fausse route plus d’une fois, mais un juge impartial qui n’aurait eu aucune de ces mauvaises raisons des gens qui regardent le progrès comme une œuvre de distraction, aurait reconnu des améliorations intérieures fort réelles.
Elle avait restauré l’antique mobilier du château ; la maison entière, par ses soins, avait pris un air de jeunesse.
Parmi les crimes de lèse-province reprochés à la Parisienne, le capital était celui-ci :
Si elle avait laissé aux autres appartements du château leurs décorations centenaires, leurs fauteuils sculptés et leurs portes à deux battants que le vent usait en passant au travers, madame de Flars s’était cru le droit de disposer et décorer le sien comme elle l’entendrait.
Portières, paravents, meubles de laque et de Boule, chinoiseries ; ganaches moelleuses, tableaux de maîtres, tapis épais, riches draperies, tout ce qui est luxueux, commode, élégant, et sans symétrie aucune, décore les boudoirs de nos élégantes, y avait été capricieusement entassé.
Quand on quittait le froid et sévère grand salon pour entrer chez elle, le cœur serré se dilatait... on retrouvait un petit coin de Paris.
En implantant à Nogaret le confortable parisien, madame de Flars avait conservé ses habitudes nonchalantes : elle ne se levait pas avant dix heures et se couchait toujours fort tard.
Elle était donc encore au lit vers neuf heures et dormait profondément le matin de la fatale découverte de Francis, quand on heurta légèrement à sa porte.
– Ma sœur ! dit la voix de Carmen, c’est moi.
Madame de Flars passa un peignoir à la hâte et elle alla ouvrir.
– Si matin ! fit-elle étonnée.
Carmen était pâle, sérieuse, ce qui fit involontairement tressaillir madame de Flars, qui alla ouvrir ses persiennes, lui indiqua un fauteuil et s’assit elle-même, comme si elle eût compris que la jeune fille lui faisait une visite solennelle.
– Madame, dit Carmen, dont la voix était mal assurée, il faut que le motif qui me guide soit bien grave, pour que j’ose venir vous parler de choses...
– Mon Dieu ! interrompit madame de Flars, avec inquiétude, qu’est-ce donc, ma sœur ?
Et elle essaya un sourire.
Carmen hésita, puis reprit avec effort :
– Il y a dans l’air... un grand malheur... sur mon frère et vous... Non jamais je n’aurai le courage... Mais vous me comprendrez... et je n’hésite plus... Il y a longtemps que mes yeux, mes oreilles, mon cœur ont involontairement surpris...
– Oh ! assez... fit madame de Flars avec un suppliant regard et rougissant aussitôt.
Ce trouble, ce regard produisirent un effet magnétique sur Carmen ; elle se précipita vers sa belle-sœur, lui tendit la main vivement et comme si elle eût voulu lui demander pardon de venir, elle, pure et sans reproches, au lieu de lui parler de sa faute.
Madame de Flars saisit cette main et la serra avec une reconnaissance fébrile, cette sympathie instantanée que les femmes éprouvent les unes pour les autres, aux heures où leur amour est menacé.
– J’ai peur... dit rapidement Carmen... Francis est sombre. Je l’ai observé hier, il vous regardait tous deux... Oh ! madame ! madame, prenez garde... Qu’il parle ! il le faut...
Madame de Flars serra plus fort la main de Carmen, et lui dit d’une voix étranglée.
– Je l’aime tant !... si vous saviez...
Cet accent vibra jusqu’au fond du cœur de Carmen ; mais elle reprit avec l’inflexion de la prière :
– Oh ! je vous plains, madame... mais mon frère, mon pauvre frère qui vous aime, lui qui ne vit que pour vous et par vous... mon frère que vous tuerez s’il sait... N’en aurez-vous pas pitié ? dites ?
Et Carmen s’agenouil a presque et prit les mains de madame de Flars dans ses mains.
– Et mon vieux père ? reprit-elle.
Mais avant que Carmen eût continué, avant que madame de Flars pâle et tremblante, eût pu trouver une parole, on frappa brusquement à la porte.
Par un sentiment de pudeur assez difficile à expliquer, mais que l’on comprend cependant, Carmen se rejeta vivement au fond d’un tête-à-tête masqué par un paravent.
– Entrez, dit madame de Flars d’une voix mal assurée.
Ce fut Francis qui entra.
Francis était d’une pâleur livide. Son visage d’ordinaire empreint d’une bonhomie insouciante avait une apparence contractée et fébrile, un caractère de résolution terrible, et son œil d’un gris pâle brillait d’une fatale et étrange lueur.
– Mon Dieu ! s’écria madame de Flars en tressaillant, qu’avez-vous donc, Francis ?
– Rien, madame, répondit-il avec un calme fiévreux qui effrayait, j’ai à vous parler. Voilà tout.
Madame de Flars émue lui désigna un siège. Francis s’assit et continua :
– Ne vous ai-je point reconnu, dans notre contrat de mariage, une dot de cent mille francs.
– Mais monsieur... voulut dire madame de Flars, interdite de cette brusque question.
Francis lui imposa silence d’un geste impérieux :
– Vous allez prendre une plume, poursuivit-il, et faire votre testament, comme j’ai déjà fait le mien. On ne sait ni qui vit ni qui meurt.
Madame de Flars se prit à trembler, mais elle obéit, car l’honnête et bon Francis s’était transformé en un maître terrible dont on ne discute point les volontés.
Elle prit une feuille de papier, traça quelques lignes presque illisibles, les cacheta et les tendit à son mari.
– Bien, dit Francis. Maintenant écoutez-moi. Vous allez sonner votre femme de chambre, vous lui ordonnerez d’allumer du charbon sous un prétexte quelconque.
– Mais, monsieur, s’écria madame de Flars frissonnante, je ne vous comprends pas.
– Vous allez me comprendre, madame : il y a un article du code pénal qui donne au mari le droit de tuer sa femme et son amant.
Et Francis s’arrêta menaçant.
Jusque-là madame de Flars, se voyant perdue, avait frissonné, tremblé comme une victime qui n’essaye pas même de fuir la mort ; mais croyant comprendre, aux dernières paroles de Francis, qu’il voulait tuer le marquis, elle retrouva pour le sauver, un calme, une lucidité d’esprit que certainement elle n’eût jamais eus pour elle seule.
Et tandis que, glacée d’épouvante, Carmen se laissait glisser à terre à demi évanouie, madame de Flars dit froidement :
– Vous êtes fou... et je ne sais ce que vous voulez dire...
– C’est possible, répondit Francis, mais les hommes de ma trempe, lorsqu’ils s’avisent d’agir, ne s’y reprennent point à deux fois. Vous allez donc faire allumer un réchaud, nous fermerons portes et fenêtres, vous prendrez un livre ou une broderie, moi un journal et nous attendrons la mort.
– La mort ! exclama madame de Flars effrayée de nouveau et reperdant son sang froid, mais vous voulez donc mourir ?
– Sans doute, dit Francis simplement. Je vous ai donné un nom honorable, vous l’avez sali ; ma main était celle d’un forgeron, mais ce forgeron était homme d’honneur. Vous avez changé cet honneur en honte ; pourquoi voulez-vous que je survive à cette honte ?
Et le mari avait dit cela sans la moindre emphase et aussi naturellement qu’il eût établi un calcul commercial avec un associé.
– Mais enfin, dit madame de Flars avec l’héroïsme du mensonge suggéré par l’amour, puisque j’ai un amant, dites-vous, nommez-le-moi !
– Votre amant, dit Francis avec mépris, je ne le tuerai pas, car il faut que notre mort ait l’air d’un accident ; il faut que l’honneur de Flars demeure intact, il faut que mon vieux père descende au cercueil sans rougir, il faut que ma sœur trouve un mari... Maintenant, vous osez me demander des preuves de mon accusation ? Ah ! vous demandez le nom de votre amant.
Eh bien ! écoutez. Ce matin je suis rentré de l’usine à trois heures, j’ai rencontré le marquis dans le corridor qui conduit ici, il m’a dit venir du jardin.
Madame de Flars sentit la terre se dérober sous elle.
– Je suis descendu au jardin ; l’empreinte de sa botte était nettement accusée sur le sable. À côté il y avait une autre empreinte, celle d’un pied de femme. J’ai suivi ces deux traces à rebours, elles venaient du pavillon... le pavillon était fermé... j’ai enfoncé la porte... vous aviez mal éteint votre bougie, madame, car la bougie s’était rallumée et brûlait encore...
Madame de Flars se vit perdue. Un nuage passa sur ses yeux, elle chancela.
– Vous voyez donc bien, continua Francis avec une énergie sauvage, qu’il faut que nous mourrions tous deux... Sonnez, madame, sonnez.
Mais tandis que sa femme s’affaissait, brisée et vaincue sur son siège, Francis tressaillit en voyant le paravent s’agiter, et Carmen, froide et blanche comme une statue de marbre, l’œil brillant d’une résolution soudaine, se dresser devant lui.
– Mon frère, dit-elle, madame est innocente, vous vous êtes trompé.
Francis recula. Carmen baissa les yeux, hésita un moment, puis se jeta à son col.
– Je ne veux pas que tu meures, mon Francis, s’écria-t-elle, c’est moi qui était...
– Toi ? fit Francis avec explosion.
– Avec M. de Lestang, répondit Carmen d’une voix ferme, tandis qu’une rougeur subite montait à son front de vierge.
Le dévouement sublime de Carmen, ce dévouement qui allait lui couler si cher venait de sauver l’honneur et la vie de Francis.
Il faut bien l’avouer, à la honte de notre égoïste nature, cette révélation ne produisit sur Francis qu’une immense révolution de joie.
Il poussa un cri, un seul, mais un cri d’enthousiasme et de bonheur, sans prendre garde à sa sœur qui lui avouait sa honte, sans songer que pour changer de but, le déshonneur n’en pesait pas moins sur sa maison, il se précipita aux genoux de madame de Flars, étourdie, et s’écria d’une voix brisée :
– Pardonnez-moi ! pardonnez-moi !
Si Francis eût été de sang-froid, à l’étonnement de sa femme, à l’attitude de Carmen, il eût tout deviné. Mais il était fou en ce moment, et il ne vit rien. On eût dit ce condamné lié déjà sur la bascule fatale, à qui l’on apporte sa grâce.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Carmen sortit d’un pas ferme, sans que Francis, que son bonheur écrasait, y prît garde. Elle se rendit à l’usine et fit appeler M. de Lestang.
– Monsieur, lui dit-elle en l’entraînant sous les grands arbres du parc, j’ai vingt-trois ans et deux cent mille francs de dot, voulez-vous m’épouser.
Le marquis recula stupéfait.
– Monsieur, continua Carmen, vous dire que je vous aime serait mentir ; vous dire que mon cœur n’est pas ailleurs serait mentir encore, mais je vous jure, sur l’âme et les cendres de ma mère morte, de porter votre nom le front haut, et d’être une honnête femme toute ma vie.
Cette fois, le marquis, jusque-là muet, put parler et s’écria :
– De grâce, mademoiselle, expliquez-vous ?
– Monsieur, poursuivit Carmen, en baissant les yeux, mon frère a eu des soupçons, presqu’une certitude ; il a trouvé des empreintes de pas dans le jardin, et il est entré chez sa femme pour la tuer... Alors, moi...
Carmen s’arrêta rouge de honte.
– Achevez, mademoiselle, achevez, s’écria le marquis avec impétuosité.
– J’ai fait un mensonge, murmura Carmen, monsieur, épousez-moi.
Un homme de cœur, à cette révélation, fût tombé aux genoux de Carmen et l’eut aimée d’un violent amour ; le marquis n’était qu’un lâche : il se contenta de remercier le hasard qui se chargeait de l’accomplissement de ses tortueux desseins.
Cependant il baisa la main de Carmen, et lui dit :
– Si un pareil mot n’était un blasphème, je vous dirais, mademoiselle, qu’une chaîne de fer me retenait, seule, ailleurs, et que je vous aimais du jour où je vous vis... Cette chaîne se brise, et si, maintenant...
– Monsieur, dit tristement Carmen, on n’aime qu’une fois en sa vie, mais je serai une honnête femme... Allez demander ma main.
Ils reprirent ensemble le chemin du château.
Sur le perron, ils croisèrent Christian, qui avait pris le chemin le plus court et franchi la clôture du parc.
Le poète, boutonné dans son frac noir, jusqu’au menton, avait une allure majestueuse.
– Bonjour, cher, dit-il au marquis avec une impertinence protectrice, après s’être incliné devant Carmen.
Le marquis répondit à peine et tous trois montèrent l’escalier.
Là, Christian s’arrêta et dit à un valet :
– Veuillez prévenir M. le colonel de Flars, marquis de Nogaret-sur-Nièvre, que M. Christian, auteur dramatique, et chevalier de la Légion d’Honneur, sollicite de lui une audience.
À ce fatras débité d’un ton d’ambassadeur, M. de Lestang qui avait déjà enfilé le corridor, tourna curieusement la tête, mais Carmen l’entraîna aussitôt :
– Venez, monsieur, dit-elle en ouvrant la porte de madame de Flars.
Francis était encore aux genoux de sa femme, qui, confuse et tremblante remercia Carmen du regard.
Le marquis salua, en homme qui ne sait absolument rien, alla droit à Francis et lui dit :
– Mon cher Flars, mademoiselle vient de m’autoriser à vous demander un titre plus cher que celui d’ami et de cousin éloigné : Voulez-vous me permettre de la rendre heureuse ?
Francis, rappelé à la gravité de la situation, se tourna vers le marquis :
– Monsieur, lui dit-il, votre démarche est celle d’un homme d’honneur, je l’attendais. Allons trouver mon père. Je puis, ajouta-t-il avec amertume, en se tournant vers Carmen, vous garantir son consentement.
Madame de Flars était pâle et haletante. Cependant elle se contraignit et suivit son mari.
En chemin, elle s’approcha de Carmen, lui serra vivement la main, et murmura avec émotion.
– Merci ! oh ! merci !
XIII
L’AMBASSADEUR.
Les évènements que nous achevons de raconter s’étaient passés vers neuf heures du matin environ.
M. de Flars le père venait de se lever, et soutenu par Jacques Nicou qui l’habillait d’ordinaire, il avait gagné son grand fauteuil placé au coin de la cheminée.
Jacques savait lire et écrire, il avait donc pris un journal et lisait à haute voix les nouvelles du jour au vieux colonel.
Love s’était allongé à sa place accoutumée entre le maître et le serviteur.
Le valet, prévenu par Christian, entra et s’acquitta de sa mission.
M. de Flars tourna son œil vers la porte et fit signe d’introduire le serviteur.
Jacques suspendit sa lecture.
Christian entra avec la majestueuse roideur d’un homme chargé d’une négociation diplomatique, s’inclina devant M. de Flars, et refusant le siège que lui désignait ce dernier, il lui dit avec emphase :
– Je n’ai pas besoin, monsieur, de décliner mon nom ?
– Inutile, fit le vieillard d’un signe.
– Je viens, poursuivit Christian, au nom de mon ami, M. Victor Antoine, capitaine de spahis et officier de la Légion d’Honneur.
À ces paroles, à ce titre de capitaine, l’œil du colonel s’illumina.
– Mon ami, continua le poète, m’a chargé de rappeler la promesse que vous fîtes, il y a douze ans à son père, feu M. Antoine, chevalier de la Légion d’Honneur et officier de cuirassiers retraité. Cette promesse...
Le vieillard fit signe qu’il se la rappelait parfaitement.
– En conséquence, continua Christian, je viens vous demander pour M. Victor Antoine, mon ami, la main de mademoiselle Ermance-Marie Madeleine-Carmen de Flars de Nogaret-sur-Nièvre.
Ma demande est-elle agréée ?
La tête du vieux Flars allait s’incliner joyeusement de haut en bas, en signe d’adhésion, lorsque la porte s’ouvrit brusquement livrant passage à quatre personnes.
Le marquis et Francis, Carmen et madame de Flars.
Le marquis s’avança non moins gravement que Christian, s’inclina devant le colonel et lui dit :
– Je viens, du consentement de M. Francis de Flars et de madame de Flars, ma cousine, vous demander la main de mademoiselle Carmen de Flars, votre fille.
Un éclair passa dans l’œil unique du vieillard, et tandis qu’il allait répondre négativement, Christian dit vivement au marquis :
– Pardon, monsieur, je venais de faire la même démarche au nom de mon ami, M. Victor Antoine, capitaine au premier régiment de spahis.
– Oui, oui, fit la tête du vieillard.
À cette brusque interruption, Francis eut un mouvement de contrariété, le marquis fronça le sourcil.
Madame de Flars éprouva comme un frisson de joie.
Quant à Carmen, la pauvre enfant qui, se dévouant, n’avait point mesuré la profondeur du sacrifice, elle devint immobile et blanche comme une statue, tandis qu’un nuage passait sur ses yeux.
– Vous me permettrez donc, monsieur, continua imperturbablement le poète, de demander à M. de Flars, qui seul a le droit de décider de l’avenir de sa fille, si mes offres sont ou non acceptées ?
Le colonel fit signe qu’il accordait Carmen à Victor.
Le marquis s’inclina, prêt à se retirer ; mais Francis lui dit :
– Restez.
Puis s’approchant de son père :
– Voulez-vous m’accorder une minute ?
Le vieillard se leva, prit le bras de son fils et passa dans une pièce attenante.
Pendant ce temps, Carmen demeurait chancelante, brisée, et n’ayant presque pas conscience de la douleur qu’elle éprouvait, tant cette douleur était immense.
Quant à madame de Flars, sauvée un moment par le sacrifice de Carmen, elle commençait à mesurer ce sacrifice, et elle se sentait froid au cœur en songeant qu’elle achetait son honneur au prix de son amour. Elle aimait tant Victor.
La pauvre femme s’assit sous le poids d’une émotion terrible.
Le marquis, assez embarrassé, demeura adossé au chambranle de la cheminée ; et Christian se promena de long en large avec des airs vainqueurs, que sans doute il empruntait aux héros de ses mélodrames.
Deux êtres seuls revêtirent une expression dramatiquement sinistre parmi tous ces visages indifférents, souffrants ou résignés.
Jacques Nicou qui, à cause de sa surdité, ne comprenait pas mais semblait deviner, et de son coin sombre, dirigeait deux yeux flamboyants sur le marquis.
Love qui, rugissant, alla se placer devant Carmen, comme s’il eut compris qu’un danger la menaçait et qu’elle avait besoin d’un défenseur.
Peu après le père et le fils rentrèrent.
L’indignation étincelait dans l’œil du vieillard. Il jeta un terrible regard à sa fille, un regard de mépris à son séducteur présumé, puis alla se rasseoir dans son fauteuil.
Une fois là, son œil se leva lentement vers les portraits enfumés qui décoraient la salle, la pourpre de la honte monta à son visage osseux et ridé, et il sembla alors que ce vieillard qui avait tiré l’épée pour un roi et un empereur, que ce rejeton d’une race qui était allée aux croisades et portait sur ses armes une fleur de lys d’or, demandait humblement pardon à ses nobles aïeux de l’affront qu’avait subi leur sang.
Francis, nature vulgaire, ne comprit pas ce regard sans doute, car il dit au marquis sans aucune émotion :
– Veuillez renouveler votre demande à mon père, monsieur.
Le marquis répéta textuellement sa phrase et ajouta :
– Agréez-vous ma demande, monsieur ?
– Oui, fit la tête du colonel, qui ne regarda pas même le marquis.
– Ah ça ! mais, s’écria Christian abasourdi de ce brusque revirement, les femmes épousent donc deux maris ici ?
Et, il s’avança de nouveau vers le colonel :
– Monsieur, lui dit-il, ne m’avez-vous point dit tout à l’heure que vous accordiez mademoiselle votre fille à M. Victor Antoine ?
– Oui, fit la tête de monsieur de Flars.
– En ce cas, vous la refusez à monsieur.
– Non, fit tristement l’œil du vieillard.
– Vous retirez donc votre promesse ?
– Oui, fit encore l’œil terne du colonel, et si tristement cette fois, qu’une larme en jaillit et coula silencieusement sur sa joue amaigrie.
– Ma foi ! murmura le poète, je n’y comprends plus rien.
Mais, en homme qui ne lâche le terrain que pied-à-pied, il s’écria bravement :
– Corbleu, mais il me semble que dans tout ceci, on devrait bien un peu consulter la personne la plus intéressée et demander à mademoiselle de Flars.
À ces mots, Carmen, qui avait conservé la roideur d’une statue, et qui chancelait sans haleine et sans voix, tressaillit, leva les yeux et dit d’une voix tremblante, mais intelligible
– J’accorde ma main à M. le marquis de Lestang.
Christian s’attendait si peu à cette réponse, à laquelle les confidences de Victor ne l’avait nullement préparé, qu’il fit soudain un pas en arrière et jeta un regard stupéfait sur les visages qui l’environnaient.
Puis reculant jusqu’à la porte, il s’écria :
– Je deviendrais fou si je restais ici, je dois faire quelque mauvais rêve... très certainement je dors.
Et il salua et sortit si brusquement, d’une façon si différente de celle qu’il avait mise à entrer, qu’il sembla justifier l’accusation de folie qu’il avait annoncé contre lui-même.
Quand il fut parti, Francis se retourna près de son père.
– N’êtes-vous pas d’avis, dit-il, d’abréger les préparatifs et de fixer la signature du contrat à demain ?
– Oui, répondit l’œil du vieillard, oui, il le faut.
Ce mot de demain frappa Carmen au cœur, un nom qui lui déchira la gorge, vint expirer sur ses lèvres, elle fut contrainte de s’asseoir pour ne pas tomber à la renverse.
Francis vint à elle, prit sa main affectueusement, la plaça dans celle du marquis, et leur dit :
– Allez vous agenouiller près de mon père, et demandez-lui sa bénédiction.
Le vieillard se leva péniblement, s’avança au-devant d’eux, et pressa sa fille sur son cœur, laissant couler de son œil une nouvelle larme.
Le marquis vit cette larme et lui dit :
– Monsieur, ma vie entière sera consacrée à faire le bonheur de votre enfant et à expier une faute.
Le colonel poussa un soupir, la seule voix qui lui fut permise, et il alla reprendre sa place, baissant cette fois son œil vers la terre.
Quant à madame de Flars, elle étouffait.
– Donnez-moi votre bras, dit-elle à Francis. De pareilles émotions me tuent, je souffre.
Francis obéit et sortit avec elle.
M. de Lestang les suivit.
Alors Carmen, sous les pieds de qui tout croulait, Carmen éperdue et suppliant, dans le fond de son âme, le Dieu crucifié de lui donner la force de subir son martyre, Carmen s’agenouilla devant son père et prit ses mains qu’elle baisait.
Mais le vieillard retira ses mains, s’en couvrit la figure et se prit à pleurer silencieusement. Carmen, jusque-là forte et résolue encore, sentit s’évanouir son courage, et, craignant de ne pouvoir supporter plus longtemps son fardeau de douleur, tremblant de trahir son secret fatal devant ce père qui la croyait coupable, elle se releva brusquement et s’enfuit.
Mais Jacques Nicou, le pauvre sourd, Jacques, qui voyait pleurer son maître et sa jeune maîtresse sans pouvoir deviner la cause de ces larmes, Jacques jeta un regard de colère au vieillard et la suivit.
– Ma fille, lui dit-il en l’atteignant dans sa chambre où elle venait de se réfugier, ma fille, pourquoi pleures-tu ? dis-moi : quel est l’infâme qui te chagrine ? dis, je le tue sur l’heure.
À cette voix retentissante, Carmen essuya ses larmes et voulut sourire.
– Je n’ai rien, dit-elle d’un signe, rien.
– Non, non, continua Jacques, tu ne pleures pas pour le plaisir de pleurer. Je veux savoir.
Carmen lui fit signe que c’était son secret, et, en chien soumis qu’il était, le géant prit dans sa main énorme la frêle main de la jeune fille, la baisa avec respect et s’en alla humblement.
Carmen demeura alors courbée sous une muette et sombre douleur ; puis enfin, ses larmes, taries un moment, jaillirent de nouveau et la soulagèrent, puis encore elle songea à Victor et murmura :
– Oh ! je veux le voir une dernière fois.
Elle essuya ses larmes, étreignit sa douleur et la dompta, et quittant sa chambre, elle descendit pour chercher le marquis.
Elle le rencontra dans le parc.
– Monsieur, lui dit-elle, je me regarde dès aujourd’hui comme votre femme et je dépends entièrement de vous. Vous savez que monsieur Victor devait m’épouser, et cependant il doit ignorer le motif de cette brusque rupture entre lui et moi.
Le marquis fit un signe d’assentiment.
– Pourtant, monsieur, continua Carmen, vous sentez qu’il faut que je le voie une dernière fois, si je ne veux pas qu’il se tue ou qu’il me tue dans un accès de folie furieuse. Voulez-vous me le permettre ? Mon honneur est le vôtre, monsieur, je le garderai fidèlement.
– Bah ! pensa le marquis, quand on épouse cent cinquante mille francs et des espérances, on peut être coulant en affaires.
Et il répondit d’un ton dégagé :
– Je trouve cela fort naturel, allez, mademoiselle.
– Merci, monsieur, dit Carmen ; je me souviendrai toute ma vie de ce que vous venez de faire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Francis était parti pour Nogaret, où il avait averti le notaire pour le lendemain à neuf heures, tandis que déjà le bruit du mariage se répandait dans le pays.
Notre ami Christian s’en allait cependant tout étourdi, à travers les allées du parc.
– Ma foi, grommelait-il, moi qui fais des pièces, je n’ai jamais rien imaginé de situation pareille à celle-là. C’est un acte de drame un peu pâle, ou un vaudeville un peu noir, comme on voudra.
Si l’on s’amusait à charpenter une pièce, on réussirait certainement moins bien. J’arrive, on me reçoit ; j’expose ma demande, on m’agrée, puis, un autre arrive, et alors c’est moi qu’on remercie, et c’est l’autre qui... Et cette jeune fille qui aime Victor.
Ah ça ! mais, double vaudevilliste que je suis ! exclama le poète : ma parole d’honneur, je crois que j’avais un bandeau sur les yeux. Parbleu, je commence à comprendre... le fils parlant au père..... le père pleurant... la pauvre fille baissant les yeux... Ah ! mon Dieu ! pauvre Victor.
Oh ! disciple naïf de Mars, tu connais les femmes comme moi les Chinois.
Et Christian se laissa aller à un rire tel, que ce rire dura vingt minutes, et ne s’éteignit qu’à la porte de Victor, où il eut assez de présence d’esprit pour prendre une figure soucieuse et une tristesse de circonstance.
Victor, qui n’était réellement un homme qu’en face d’un péril réel, et redevenait un enfant bon, crédule, plein d’irrésolution dans les circonstances banales de la vie, Victor attendait anxieusement son retour, fumant à la fenêtre et promenant un impatient regard sur le vallon.
Quand il aperçut Christian, il courut à lui et lui sauta au cou.
– Eh bien ! elle est à moi ? Elle est à moi ? fît-il.
– À toi, murmura Christian, pauvre ami.
Et son regard acheva la phrase interrompue.
– On t’a refusé ? s’écria Victor.
– Oui, fit Christian.
– Mais elle... elle ?
– Elle ? mon pauvre ami, elle épouse le marquis de Lestang dans huit jours peut-être...
Le capitaine fût devenu moins livide si la foudre du ciel l’eût atteint.
– Elle épouse... le marquis de... Lestang... répéta-t-il du ton d’un homme qui ne comprend pas.
– Sans doute.
Victor prit son ami à la gorge, et le serrant à l’étouffer :
– Tu mens ! s’écria-t-il, elle le hait.
– Possible ! mais elle est sa maîtresse depuis...
Christian n’acheva pas. Il poussa un cri de douleur et s’affaissa sur lui-même, Victor l’avait presque étranglé.
Mais à ce cri, la raison revint à Victor ; il prit Christian à demi évanoui dans ses bras, et le porta sur son lit.
– Quelle poigne tu as ! ouf !
Telle fut la première parole que prononça le poète après avoir avalé du kirsch que lui versa dans la bouche Victor désespéré.
– Pardonne-moi, répondit celui-ci, mais je suis fou.
– Je le vois bien.
– Mais que s’est-il donc passé, mon Dieu ! parle... dis-moi ?
– Non pas, tu m’étranglerais !
Le rude soldat, qui n’avait jamais fait d’excuses, s’agenouilla humblement.
– Parle, mon ami, dit-il, je serai calme.
Et posant une main sur son cœur comme pour en éteindre les battements tumultueux, il alla se placer à distance.
Christian, enhardi, raconta alors succinctement ce qui s’était passé.
– Tu es fou, c’est du délire, murmura Victor qui étouffait.
Ce fut au tour de Christian à donner des soins à son ami, dont la raison chancelait.
Quand il fut calme, Christian reprit :
– Veux-tu m’écouter ?
– Parle...
– Eh bien ! mon cher, si tu as bien compris cette aversion première du colonel pour le marquis, ce refus, puis, cet entretien demandé par Francis... ce vieillard sortant courroucé, l’œil flamboyant, jetant un regard de mépris à sa fille, puis pleurant et donnant un consentement subit... Ensuite, cette jeune fille rougissante et les yeux baissés, qui dit nettement : Je veux épouser le marquis de Lestang... Mais mon cher ami, acheva le poète avec emphase, c’est clair comme le jour, cela.
– Christian ! s’écria Victor, tu me fais subir mille morts... je ne comprends rien.
– Eh ! morbleu ! fit le poète avec colère, c’est bien clair cependant, le marquis avait séduit...
– Oh ! tais-toi ! tais-toi ! hurla Victor.
– Soit, dit froidement Christian.
– Mais non, dit le capitaine, parle ! Ne vois-tu pas que je suis fou.
– Recule-toi donc, dit Christian, car tu pourrais bien m’étrangler encore et j’ai un drame superbe que je veux faire avant de mourir.
Victor se retira à l’autre extrémité de la pièce avec la soumission d’un enfant.
– Parle, dit-il.
– Eh bien ! mon cher, mademoiselle de Flars en femme prudente s’était dit : On pourrait bien maintenant ne pas m’épouser. Il me faut pourtant un mari... ménageons-nous Victor, pour le cas où le marquis... or le marquis s’exécute, tu deviens inutile... voilà tout.
– Mais ce serait infâme !
– C’est féminin, voilà tout.
– Mais Carmen est un ange !
– Un ange, soit. Trouve alors une autre explication.
Victor chancela, éperdu, et s’en alla tomber à dix pas, sur un siège.
Puis, soudain, et comme si un voile étendu devant ses yeux se fût tout-à-coup déchiré :
– C’est donc pour cela, s’écria-t-il, qu’elle m’a fait jurer de ne point le tuer.
Puis, il s’élança comme un fou hors de la maison, renversant Christian qui voulait l’arrêter, et tête nue, le visage enflammé il prit son élan vers la Nièvre.
Christian essaya de le suivre, mais sa course avait la rapidité fougueuse d’un ouragan.
Presque au même instant un orage, non moins terrible que celui que nous avons décrit au commencement de ce livre, éclata avec une violence inouïe ; – et le poète, nature essentiellement égoïste et paresseuse, rentra tranquillement et se contenta de faire des vœux pour son malheureux ami.
Où alla Victor ? Combien dura sa course insensée ! Nul ne le sut !
Mais vers le soir après cinq ou six heures que dura l’orage, il revint.
Ses cheveux, ses vêtements ruisselaient, la flamme de ses joues avait disparu sous une pâleur livide, – et son œil terne et abattu témoigna assez que ce steeple-chase à travers les éléments déchaînés avait terrassé sa robuste nature.
Il était assez calme, et dit à Christian :
– Charge mes pistolets !
– Tu es un insensé, voulut dire le poète.
– Fais, dit-il impérieusement.
Christian obéit.
– Maintenant, continua Victor, tu vas me donner ta parole que tu resteras ici jusqu’à demain.
– Je te la donne.
Victor s’assit à un bureau, écrivit quelques lignes, les cacheta, et les remit à Christian.
– Voilà mon testament, dit-il : embrasse-moi et séparons-nous.
– Cordieu ! s’écria le poète, dans le cœur duquel s’alluma un éclair de sensibilité, je ne te laisserai pas.
– J’ai ta parole. Ainsi laisse-moi. Si je ne reviens pas, tu pourras te considérer comme mon légataire universel.
Victor embrassa Christian, prit son burnous et ses pistolets, et partit.
– Morbleu ! murmura Christian, quand on a la sottise d’assister à un drame sérieux on oublie de dîner. – Je meurs de faim !
Et parvenant à trouver une bouteille de Bordeaux et un reste de pâté, il se mit bravement à table.
Carmen chercha longtemps un moyen de voir Victor le jour même.
Elle fut tentée vingt fois de se rendre à la maison blanche, vingt fois elle songea à lui envoyer Jacques Nicou. Mais, à mesure que les heures s’écoulaient, la pauvre enfant sentait diminuer l’énergie factice qui l’avait soutenue jusque-là, – et elle eut peur de se trouver en face de cet homme qui l’aimait, qu’elle aimait, et à qui elle renonçait volontairement.
Elle craignit de n’avoir point la force de garder son fatal secret, – et elle préféra écrire.
Enfermée dans sa chambre, elle traça une longue lettre, la cacheta, se mit au lit sous le prétexte d’une migraine, et ne parut point au souper.
La nuit vint, l’orage, un moment calmé redoubla de violence, et la pauvre jeune fille, se tordant de désespoir sur son lit, se leva, s’approcha de la fenêtre, et exposa son front brûlant aux âpres caresses de la pluie qui ruisselait chassée par le vent.
Peu à peu les lumières qui brillaient aux autres fenêtres s’éteignirent, le château tout entier s’endormit et l’on n’entendit plus que le bruit monotone de l’usine et les voix courroucées de l’ouragan. Et Carmen était là, éperdue regrettant presque son dévouement sublime et voyant se dénouer dans le vague désolé de son avenir, cette longue agonie de souffrances, ce martyre de toutes les heures, cette vie infernale qu’elle allait mener, enchaînée à cet homme qu’elle détestait et pour qui elle ressentait un mépris souverain.
La fenêtre de Carmen donnait sur la terrasse dont nous avons parlé précédemment, et qui longeait la façade du château, par conséquent, on y pouvait venir par le jardin sans entrer dans le vestibule.
Elle était donc à cette fenêtre, livrant ses cheveux dénoués aux rudes baisers de la tempête, lorsque la foudre éclata, un éclair déchira le ciel et illumina le parc et le château d’un reflet infernal.
Carmen, épouvantée, se rejeta en arrière et poussa un cri... Presqu’au même instant, une ombre se projeta dans le cadre de la fenêtre... Cette ombre se leva et sauta dans la chambre.
Carmen poussa un nouveau cri.
Mais l’ombre ou plutôt le corps alla droit à elle et lui dit :
– Taisez-vous !
– Victor !
– Oui, c’est moi.
– Vous ici ? vous, Monsieur ?
– Ah ! fit Victor, car c’était bien lui, à la veille de votre mariage, vous ne m’attendiez pas sans doute. Ma visite, je le comprends, trouble un instant vos rêves d’avenir et d’amour.
Et la voix du capitaine était railleuse et sombre, et il jetait ses paroles, lambeau par lambeau, au travers de sa gorge étranglée.
– Victor, murmura Carmen avec un accent d’indicible reproche.
– Eh bien ! reprit Victor, me serais-je trompé ? et ma présence vous causerait-elle quelque joie ?... Peut-être allez-vous me dire que vous m’aimez encore... peut-être...
Et Victor éclata d’un rire navrant.
Ce rire déchira le cœur de Carmen, et elle se tut, semblant protester contre l’insulte par un douloureux silence.
– Mais non, fit Victor, je le vois, vous ne m’attendiez pas.
– Non, monsieur, non ! s’écria la jeune fille, je ne vous attendais pas ici... et à pareille heure.
– Oh ! soyez tranquille, répondit Victor avec un accent de dédain, je ne séduis pas une femme, moi : je n’entre pas chez elle dans quelque but infâme ! je voulais votre main, moi, je ne voulais pas... ô misérable insensé ! triple fou !
– Monsieur, fit la jeune fille indignée, vous venez donc m’insulter ?
– Non, je viens vous tuer.
Et, comme à point nommé, un éclair brilla, et à sa lueur fauve, Carmen aperçut Victor, pâle, l’œil étincelant, tête nue, les vêtements ruisselants et en désordre, ses pistolets à la main.
– Je viens vous tuer, continua-t-il d’une voix sombre, parce que vous m’avez indignement trompé, je viens vous tuer parce que je suis seul au monde et que mon crime ne rejaillira sur personne, je viens vous tuer parce que vous avez brisé ma vie et que je veux éteindre la vôtre. Je viens vous tuer, Carmen, parce que vous n’êtes plus ni la femme de mes rêves, ni le but de mon avenir, ni l’ange dont l’image m’a guidé et soutenu à travers mille dangers et mille fatigues... parce que, enfin, au lieu d’être cette étoile dont j’avais fait mon phare, cette vierge dont la pureté était mon orgueil, vous allez être souillée, si déjà...
Victor s’arrêta frissonnant, – et dans l’obscurité qui avait succédé à la clarté blafarde de la foudre, Carmen put voir ses yeux étinceler comme ceux d’un tigre.
Mais soudain elle le saisit par le bras, et avec une force fébrile qu’on n’eût point attendu de ses membres délicats, elle se jeta à genoux en s’écriant :
– Vous voulez me tuer, Monsieur ? Eh bien ! soit, j’appelle la mort comme une délivrance, mais auparavant, demandez-moi pardon, car vous venez de m’insulter !
À leur tour, les yeux de Carmen étincelèrent dans l’ombre.
La colère de Victor tomba devant ces paroles foudroyantes, et demeurant à genoux, il murmura d’une voix soumise :
– Pardonnez-moi, mademoiselle... car je suis fou.
– Oui, répondit Carmen, vous devez l’être, car vous avez douté de moi.
Il y eut après ces paroles, un moment de silence ; puis elle reprit :
– Monsieur Victor, votre père est mort en m’appelant son ange gardien : au nom de votre père, voulez-vous m’écouler !
– Parlez ! s’écria Victor ; Carmen, parlez ! J’ai un volcan dans la tête, et mon sang se fige autour de mon cœur ; parlez, car je sens que la folie me gagne.
– Victor, reprit Carmen d’une voix brisée, écoulez moi : – Je vous aime... je vous aime de l’amour le plus pur, le plus ardent dont jamais femme ait environné un homme... je vous aime depuis mon enfance, et hier encore, j’avais juré de n’être qu’à vous. Eh bien ! au nom de cet amour, je viens vous demander de me croire.
– Je vous croirai, Carmen.
– Victor, j’ai un vieux père, j’ai un frère qui m’aime, je porte un nom dont jamais on n’a suspecté l’honneur... Si je vous disais : il faut, pour que ce père et ce frère vivent, pour que ce nom reste pur, que je ne sois jamais à vous, et que demain même j’en épouse un autre... si je vous disais cela, me croiriez-vous ?
– Je vous croirais, Carmen,
– Eh bien ! Victor, cela est, il le faut.
Un sanglot déchira la gorge de Carmen.
– Mais au moins, dit Victor d’une voix haletante et sourde, ne me direz-vous pas...
– Je ne vous dirai rien, Victor, ce secret n’est point le mien... Maintenant, si vous me croyez, prenez cette lettre que je vous écrivais, cette autre que je vous ai écrite, et dans laquelle je vous dévoile la fatalité qui nous frappe. Ce mariage est ma mort, mon ami : je ne vais point à l’autel, je vais à Dieu. Quand je serai morte, brisez ce cachet, et si vous m’avez cru coupable, priez pour moi.
Victor hocha la tête.
– Si vous ne me croyez pas, fit Carmen : tuez-moi ; et Carmen présenta le sein.
Mais Victor répondit en prenant les deux lettres :
– Je vous crois, Carmen. Moi aussi, je vais mourir... Adieu !
– Victor, dit Carmen, vous voulez mourir, mon ami ; je n’ai ni le droit, ni le courage de vous en empêcher. Mais la douleur n’est-elle point un suicide ? et n’attendrez-vous pas ?
– Carmen, fit Victor d’une voix brusque et sombre, je suis un pauvre soldat qui n’est fort qu’en face d’une mort prompte et sûre...
Mon corps est robuste, autant que mon cœur est faible, et la douleur, peut-être ne pourrait me briser... Je n’ai reculé ni devant le sabre ennemi, ni devant les balles meurtrières...
Mais vous voir aux bras d’un autre... vivre, – et vous savoir morte pour moi... ce sont là des souffrances au-dessus de mon courage... laissez-moi !...
– Eh bien ! reprit la jeune fille, quand vous aurez appuyé un pistolet sur votre front, ouvrez cette lettre... et tuez-vous !
Victor attira Carmen à lui, mit un baiser sur son front, murmura le mot : Adieu et s’enfuit.
Mais au lieu de gagner le jardin et de sortir du parc, il se glissa dans le corridor que nous connaissons. Il y avait douze ans qu’il n’avait pénétré dans cette maison ; mais il en connaissait si bien tous les aîtres qu’il alla, malgré l’obscurité, droit à la grande salle, entra, referma la porte, ouvrit celle d’une pièce attenante donnant sur une vieille galerie, et se blottit derrière une immense tapisserie de laine.
Il demeura là jusqu’au jour.
Le jour vint, il entendit aller et venir dans la maison... mais il resta...
Neuf heures sonnèrent, et il distingua parfaitement le bruit des serviteurs et des forgerons entrant pour la cérémonie. La résolution de Victor était prise ; il voulait vivre tant que Carmen serait libre, et se brûler la cervelle au moment de la signature du contrat. Il colla donc son oreille au mur, appuya, d’une main, un pistolet sur son front, et prit la lettre de l’autre. Mais, comme il allait briser le cachet, un évènement imprévu et que nous dirons bientôt lui fit rejeter la lettre loin de lui et s’élancer vers la porte.
Tandis que cette scène émouvante avait lieu au premier étage du château, une autre, non moins passionnée, se déroulait au deuxième, dans la chambre du marquis : M. de Lestang était demeuré à l’usine jusqu’à onze heures avec Francis qui, radieux, se livrait avec une ardeur sans pareille à son labeur accoutumé. Puis il était rentré chez lui, et, au lieu de se mettre au lit, il avait caressé en pensée l’avenir calme et souriant que le hasard lui faisait. Il était couché à demi dans son fauteuil, un cigare aux lèvres et les pieds devant le feu, lorsque la porte s’ouvrit sans bruit. – Madame de Flars entra.
Elle était pâle, et sa toilette de jour témoignait qu’elle n’avait pas songé encore à prendre quelque repos.
– Vous, Anaïs ? dit le marquis.
– Oui, répondit-elle, déposant son bougeoir et se jetant dans un fauteuil, je veux causer avec vous.
– Comme vous êtes pâle, Anaïs.
– Les émotions de cette journée m’ont brisée.
– Heureusement voilà le mal réparé, et le dénouement...
– Le dénouement est impossible.
Le marquis fit un soubresaut :
– Que voulez-vous dire ? exclama-t-il.
– Je veux dire que sans doute ce n’était point assez de toutes les tortures que m’a infligées l’amour que j’ai pour vous, et que je devais en ressentir une dernière.
– Laquelle.
– La jalousie. Je suis jalouse.
– Folle ! dit le marquis ; la maîtresse doit-elle être jalouse de la femme ? est-ce qu’on aime sa femme ?
– Non, quand elle a précédé la maîtresse. Mais quand elle la suit...
– Et, selon vous, je l’aimerai.
– Je ne sais ; mais elle est belle, jeune, naïve. Je ne veux pas !
– Mais, ma chère amie, dit le marquis, – fronçant le sourcil, – vous sentez bien cependant que reculer, c’est nous perdre !
– Que m’importe ! s’écria madame de Flars avec violence.
– Il m’importe, à moi !
– À vous ? dit-elle avec un rire moqueur, à vous ? Oseriez-vous venir me dire que votre vie n’est pas enchaînée à la mienne, dans le présent et l’avenir, par l’anneau de fer du passé ?
– Suis-je votre mari ?
– Vous avez raison, s’écria la jeune femme avec colère, vous n’êtes pas mon mari, mais vous êtes mon séducteur. C’est vous qui avez étendu sur ma route la claie d’infamie. Vous n’êtes pas mon mari, mais vous êtes cet homme qui, après m’avoir bercée de fallacieuses promesses, m’abandonna un jour, me rejeta sur le pavé de Paris, meurtrie et demi-vêtue, me livrant à l’opprobre et à la misère. Vous n’êtes pas mon mari, mais vous êtes cet homme qui, lorsque j’avais trouvé un mari pour lequel je voulais vivre honnête et pure, chez lequel je me rendais l’âme tranquille et reconnaissante, vint se placer sur mon chemin, et, par des larmes menteuses, par l’apparence d’un véritable désespoir me replongea dans cette ornière du passé, dans cette existence hypocrite d’où j’avais voulu sortir à jamais ! Vous n’êtes pas mon mari, mais vous êtes mon complice, nous sommes unis, enchaînés l’un à l’autre comme deux compagnons de boulet, et vous me direz vainement : Nous ne sommes pas mariés !
Eh bien ! non, Armand, vous ne l’épouserez pas ; car je préfère mille fois tout avouer à M. de Flars, je préfère la mort, la honte mille fois à la torture incessante qui me broierait le cœur en vous sentant au bras d’une autre. Non, tu ne l’épouseras pas car, sur l’heure si tu ne pars, j’éveille tout le monde ici, et devant tout le monde, je crie que je suis ta maîtresse !
– Ma chère amie, dit le marquis en l’attirant à lui, c’est la fatalité qui nous pousse. J’ai fait consciencieusement les affaires de ton mari, ne me réservant rien. Comment veux-tu que je parte ? Que devenir ?
Et la voix de cet homme, en prononçant ces paroles infâmes qui le peignait tout entier, la voix de cet homme ne tremblait pas ! Le rouge de la honte, le sang dégénéré d’une vieille race ne montait pas à son front.
– Eh bien ! s’écria madame de Flars, je descendrai d’un degré encore l’échelle d’infamie où vous m’avez hissée. Je n’ai rien, moi ; tout ce que je possède vient de mon mari. Je vais vous donner mes diamants, mes bracelets, mes bagues, ma bourse. Je vais voler mon mari pour vous, mais partez ! pars, te dis-je !
Et elle se traînait à ses genoux les mains suppliantes.
Le lendemain, à quatre heures du matin, le marquis Armand de Lestang descendit sans bruit de sa chambre, ayant dans ses poches les cent mille francs dont l’honnête Francis lui avait laissé les titres, et les diamants de madame de Flars.
– Cent mille et cent mille en bons du trésor font deux cent mille, murmura-t-il ; c’est maigre mais, à tout prendre je n’ai pas perdu mon temps ici. Il est fâcheux que cela finisse si brusquement.
Ces mots étaient le secret tout entier du but ténébreux de cet homme. C’était un de ces gentilshommes qui se font voleurs pour conserver leurs mains blanches.
Comme neuf heures sonnaient à la grande horloge du château, Francis de Flars entra avec le notaire dans la salle où tout était disposé pour la signature du contrat. Le vieux Flars y était déjà, sombre et jetant un regard désolé sur les portraits de ses aïeux, que la veille, il avait semblé prendre à témoin. Madame de Flars et Carmen entrèrent ensuite. Carmen qui ressemblait, avec sa robe blanche et son visage pâle, à l’Iphigénie antique, au pied du bûcher, voyant déjà briller le couteau du sacrificateur.
– Faites ouvrir les portes à deux battants, dit alors Francis, et que tous les ouvriers, tous les serviteurs de Flars soient introduits.
Cet ordre fut exécuté sur-le-champ. Les portes s’ouvrirent, et les domestiques d’abord, les forgerons ensuite, entrèrent silencieusement et se rangèrent autour de la table.
Ils avaient revêtu leurs habits de fête, mais à la consternation qui régnait sur leurs visages, on eût dit les préliminaires d’un repas funèbre.
La vieille Jeannon sanglotait.
– M. le marquis est sans doute encore dans sa chambre ? dit alors Francis ; qu’on le prévienne.
– M. le marquis est sorti à cheval ce matin, dit Jérôme, le valet de ferme. C’est moi qui lui ai sellé la Folle.
La Folle était la meilleure cavale des écuries.
– Sorti à cheval ? dit Francis avec une certaine inquiétude.
– Il m’a dit qu’il avait un mal de tête et allait faire une heure de promenade.
– Et quelle heure était-il alors ?
– À peine jour, quatre heures au plus.
– Il en est neuf, dit Francis ; cela est extraordinaire.
– S’il pouvait s’être noyé dans la Nièvre ! murmura Jeannon.
À ces mots, il courut un murmure presque joyeux dans la salle.
– Il est rentré, sans doute, continua Francis qui n’avait point entendu. Qu’on monte chez lui.
Un valet sortit.
Il y eut une minute d’anxiété générale.
Le vieux Flars, lés sourcils froncés, les bras croisés sur sa poitrine, semblait le plus inquiet de tous.
Le valet revint. Il était seul et tenait une lettre à la main.
La lettre était à l’adresse de madame de Flars.
Francis la lui tendit en disant :
– Lisez vite, lisez !
Madame de Flars, émue et tremblante, brisa le cachet et lut :
« Madame et chère cousine,
« Je suis honteux de l’action que je commets, mais j’obéis à la fatalité. J’ai cru aimer mademoiselle de Flars. Hélas ! je me suis trompé. J’avais depuis longtemps au cœur un autre amour, un moment assoupi et qui se réveille ardent et tenace.
« Vous dire ce que j’éprouve de honte et de remords est impossible, mais je suis entraîné par une force invincible, et c’est à vous seule que j’ai le courage d’adresser les excuses. »
Cette lettre, lue d’une voix troublée, produisit l’effet d’un coup de tonnerre. Un murmure de joie inespérée éclata parmi les serviteurs, le notaire songea à ses honoraires perdus, Francis chancela et devint d’une pâleur effrayante, tandis qu’une rougeur subite montait au front de Carmen.
Mais le vieux Flars, lui qui avait reprit son fauteuil, se leva d’un seul jet, et vint se planter menaçant au milieu de la salle. Alors il promena un regard fiévreux autour de lui ; fit un pas vers sa fille, étendit la main, et d’un geste terrible lui montra la porte. Puis comme si Dieu se révélait en ce moment suprême, la langue paralysée du vieillard se délia, et il s’écria d’une voix retentissante qui épouvanta tous ceux qui l’entendirent.
– Voyez-vous cette malheureuse ? Eh bien ! elle était sa maîtresse, et je suis déshonoré.
Sors, misérable, sors, je te...
Mais la voix expira dans sa gorge, et sa langue clouée de nouveau à son palais, redevint paralysée et muette.
Il n’avait pas eu le temps de maudire sa fille. Le pinceau d’aucun des peintres qui ont excellé à représenter l’effroi ne pourrait reproduire la terreur empreinte sur tous ces visages par cette étrange scène. Madame de Flars s’évanouit, et Carmen poussant un cri d’angoisse, un seul, s’affaissa inerte et froide sur le parquet.
Mais à ce cri, une porte s’ouvrit avec fracas dans le fond, et un homme pâle, défait, le regard brillant d’un feu sombre, entra lentement, et vint se placer entre le père, qui demeurait immobile et terrible, et la fille qui râlait sourdement, le front contre terre.
Cet homme était Victor.
Il croisa ses bras, comme l’avait fait le vieux Flars, il regarda tout le monde de son œil de feu, puis d’une voix vibrante, il dit :
– Écoutez tous, vous qui venez d’entendre la révélation de la honte, écoutez celle de la réparation. Je demande trois jours pour retrouver le séducteur de mademoiselle de Flars, trois jours pour le contraindre à lui donner son nom. Puis, comme cet homme est un lâche, lorsque l’honneur des Flars sera à couvert, je le tuerai, car il a tué mon père.
Une explosion d’enthousiasme ébranla la salle. Il n’y eut guère que madame de Flars, qui, revenue à elle chancela et poussa un cri de terreur.
Quant à Carmen, comme si cette voix aimée l’eût rappelée à elle, elle se leva et promena un céleste regard sur tous ces visages qui avaient pâli de sa honte et se ranimaient au mot de réparation.
– Écoutez encore, continua Victor, si dans trois jours je n’ai point retrouvé cet homme, comme le déshonneur ne peut s’allier avec le sang des Flars, je supplierai mademoiselle de m’accorder sa main ; et, par les cendres de mon père, par cette croix que vous voyez sur ma poitrine, il faudra que le monde entier respecte à l’égal de la plus pure et de la plus noble des femmes celle qui portera mon nom.
Il y eut comme un ouragan de joie sous les vieux plafonds de la salle.
– Un cheval ! s’écria Victor, un cheval tout de suite !
Forgerons et serviteurs sortirent en tumulte, et il ne resta dans la salle que le vieux Flars mourant, Carmen agenouillée près de lui, et madame de Flars affaissée sur un siège et en proie à une prostration profonde.
Francis avait suivi Victor.
M. de Lestang était descendu au petit jour à l’écurie, et il était près de cinq heures lorsqu’il s’éloigna au trot allongé de la Folle. À l’exception des valets de ferme, habitués à ses courses matinales, tout paraissait dormir au château. Mais tandis que le marquis mettait le pied à l’étrier, une tête apparut à une croisée du second étage, se pencha curieusement, et suivit dans ses moindres détails l’opération du départ.
Puis, au moment où le cavalier, son manteau plié et fixé sur sa selle, sortait de l’avenue, Jacques Nicou, tenant le lévrier en laisse, sortit du château, traversa pareillement le parc, et au lieu de suivre le chemin, se jeta de l’autre côté et prit la même direction que le marquis, en ayant soin de se dérober dans le fourré qui longeait la route, au midi du côté de Nevers.
Le marquis prit le trot, malgré les ronces qui rendaient sa marche difficile, le vieillard allongea le pas.
Et celui qui eût vu ce vieux géant, aux yeux enflammés, courant malgré son grand âge après ce cavalier auquel il dissimulait sa poursuite, traînant après lui un chien énorme dont une écume sanglante bordait les lèvres, celui-là eût pressenti que chien et vieillard, qui semblaient se comprendre, avaient de sinistres projets à l’endroit du cavalier.
Or, le marquis se doutant fort peu qu’on le suivait, continuait son chemin sans une vitesse affectée ; et il fallait voir le manteau de voyage pour soupçonner autre chose qu’une promenade du matin. Ensuite, toute bouillante qu’elle était, le Folle n’avançait que difficilement dans le sentier étroit défoncé par l’orage durant la nuit.
Cependant, arrivé à un quart de lieue du château, et lorsque la route, quittant les terres, courut aux bords des rochers qui longeaient la Nièvre dans la direction du Trou de Satan, monsieur de Lestang éperonna sa monture et prit une allure plus rapide, ce qui fit que Jacques Nicou commença peu à peu à perdre du terrain et précipita sa course en serrant les poings comme si sa proie lui échappait.
Mais tout en galopant, le marquis monologuait et se disait, sans doute qu’à tout prendre, il était maintenant assez riche pour aller à Bade y hasarder une martingale habile et faire sauter la banque.
Il avait franchi le pont jeté sur le torrent, et du pont, il était arrivé à la maison de Victor, devant laquelle il allait passer sans s’arrêter, lorsque sur le seuil se montra notre ami Christian.
– Ah ! pardieu, s’écria celui-ci, enchanté de vous voir, marquis.
– Bonjour, très cher, répondit le marquis d’une voix affairée.
– Comment vous va ?
– Bien. Et vous ?
– À merveille ! excusez si je vous quitte.
– Vous êtes bien pressé ?
– Oui, je vais à Nevers... excusez.
– Attendez donc, mon cher, fit imperturbablement Christian en posant la main sur la bride de son cheval, attendez que je vous conte quelque chose...
– Mon cher, dit poliment le marquis, ce serait un vrai plaisir pour moi de vous entendre, mais...
– Mais vous m’entendrez, car cela vous intéresse...
– Cependant...
– Oh ! vous m’entendrez, per bacco ! La ville de Nevers ne prendra pas le bateau à vapeur, et vous la trouverez toujours en son lieu et place.
– Mais enfin, voyons, qu’est-ce ?
– Figurez-vous que mon ami Victor est mort sans doute, à l’heure qu’il est.
– Ah bah ! fit le marquis, sur un ton qui tenait le milieu entre la satisfaction et le regret.
– Oui, marquis, il est parti hier soir avec ses pistolets, et il n’est point revenu.
– Pauvre garçon ! on le disait maniaque et rêveur.
– Erreur ! cher ; il était positif comme un chiffre... Mais il s’est tué, c’est votre faute.
– Je trouve la plaisanterie charmante, ricana le marquis du bout des dents.
– Il n’y a aucune plaisanterie, je maintiens mon dire. Il aimait la femme que vous épousez, vous lui avez enlevé cette femme, et il s’est tué.
– Eh bien !... que voulez-vous que j’y fasse ?
– Mais attendez donc ! s’écria le poète, attendez donc, je ne vous ai pas tout dit.
Figurez-vous qu’il a eu la tentation d’aller vous brûler le crâne.
Un sourire dédaigneux glissa sur la lèvre du marquis.
– Mais il a été retenu par la pensée qu’il avait promis à votre femme de ne point se venger.
– Touchant souvenir, en effet.
– Il est donc parti, il n’est pas revenu, sans nul doute il est mort. Or, figurez-vous que j’ai si souvent donné mon cœur à droite et à gauche, à tort et à travers, que souvent lorsque j’ai besoin de lui il me fait défaut et court les aventures ; hier, précisément, ce cœur racorni était absent, et j’ai eu l’insensibilité de laisser partir mon ami, de souper tranquillement et de dormir d’une seule traite, jusqu’au jour.
Mais voilà qu’en m’éveillant j’ai trouvé mon cœur de retour et j’ai conçu le projet...
– D’élever un mausolée à votre ami, fit le marquis en poussant son cheval ; c’est d’un noble cœur.
Christian ne lâcha point la bride et continua froidement :
– Non pas, mon cher monsieur, je me suis mis dans la tête de le venger.
– Le venger d’un suicide ? Allons donc.
– De celui qui en est la cause première du moins. Au moment où vous êtes arrivé j’allais partir pour le château vous y chercher, et vous demander votre heure, vos armes, le lieu.
– Monsieur Christian, dit le marquis en donnant un furieux coup d’éperon à la jument qui bondit, vous avez beaucoup d’esprit et vous me faites là une plaisanterie d’infiniment de goût, mais... excusez-moi, je suis pressé...
– Oh ! dit le poète en se cramponnant au cheval qu’il arrêta, il paraît, monsieur, que vous n’êtes pas de première force en courage.
– Monsieur, est-ce sérieusement ?
– Parbleu !
– Ainsi vous me provoquez ?
– Dans les formes.
– Eh bien, je vais à Nevers, au retour je passerai par ici et je me mettrai à vos ordres.
– Tarare ! fit Christian, je ne me bats jamais le soir.
– Eh bien ! demain.
– Non, tout de suite.
– Mais je suis pressé ?
– C’est l’affaire de quelques minutes.
– Je ne les ai pas à ma disposition.
– Mes pistolets sont tout chargés ! tenez, je vais les prendre.
Christian entra d’un bond dans la maison et en ressortit avec une magnifique paire de pistolets, un chef-d’œuvre signé Lefaucheux, ce prince des armuriers parisiens.
– Mais, dit le marquis, un duel sans témoins est-ce loyal ?
– Sans doute, nous ferons feu en même temps.
Ils comptèrent trente pas, se placèrent face à face, et Christian se trouva entre le marquis et Nogaret.
Au moment où ils prenaient leur place de combat respective, le vieux Jacques Nicou arrivait hors d’haleine ; il se précipita sur Christian qui ajustait le marquis avec un sang-froid terrible, releva le bras et détourna le coup si brusquement, que Christian étourdi, fut jeté de côté tandis que la balle du marquis passait au-dessus de sa tête.
– Ah ça ! butor, s’écria le poêle.
– Il est à moi, dit le géant de sa voix terrible, sa vie est sacrée.
Mais à la vue de Jacques Nicou, le marquis frissonna, pressentit un coup de foudre, et cédant à la terreur secrète que lui avait toujours inspiré le vieillard, il jeta son pistolet fumant, sauta prestement en selle et partit au galop.
Aussitôt Jacques Nicou se mit à sa poursuite, et la course du géant fut si précipitée, qu’il ne perdit que peu de terrain sur le galop du cheval.
Ils coururent ainsi tous deux laissant Christian stupéfait, jusqu’au pont jeté sur la Nièvre et que franchissait la route de Nevers. Mais le pont avait été emporté par l’orage de la nuit précédente, et le marquis fut tenté de rebrousser chemin. Mais Jacques Nicou arrivait et, la terreur le reprenant, il poussa son cheval, résolu à passer la rivière à la nage.
Le cheval avait à peine perdu pied que le cavalier jeta un cri de douleur. Une étreinte lui serrait la jambe. C’était le lévrier lâché par le géant, le lévrier à qui l’on permettait enfin d’assouvir sa vieille rancune.
Il avait presque englouti la jambe dans sa large gueule, et ses yeux sanglants semblaient dire à sa victime : Tu n’iras pas plus loin ! Animé par la douleur et la colère, le marquis sangla l’animal avec sa cravache.
Le chien serra plus fort, et nageant à reculons, voulut ramener cheval et cavalier vers la rive, le cheval ne demandait pas mieux ; il fit tête-queue et gagna la berge, entraînant à son tour son cavalier et le chien qui serrait toujours. Le géant était debout sur la berge et attendait. À sa vue le chien lâcha prise, le géant prit la bride du cheval, appuya sa large main sur l’épaule du marquis et lui dit :
– Il faut retourner, il le faut.
Le marquis voulut parler.
– Tu sais bien que je suis sourd, répondit le géant, et arrachant à un coudrier de la route une branche noueuse :
– Marche, ajouta-t-il, marche, séducteur de fille ! marche ! ou je t’assomme.
– Allons, murmura le marquis, buvons le vin puisqu’il est tiré ; j’épouserai la petite, tant pis pour madame de Flars !
Mais il se retourna, vit briller le regard sombre du géant et frissonna.
Celui-ci était las, il ordonna au cavalier de marcher lentement ; le cavalier obéit.
Peu après, ils rencontrèrent Christian qui en curieux qu’il était, les avait suivi.
À sa vue le marquis lui cria :
– Au secours ! monsieur Christian, délivrez-moi de ce fou !
– Monsieur, répondit Christian, vous me faites l’effet d’un misérable ; continuez votre route...
Et un cigare aux dents, il suivit Jacques Nicou. Une heure après, tous trois atteignirent la grille du parc, au moment où Victor à cheval, et suivi d’une vingtaine de forgerons, s’élançait à la poursuite du marquis.
– Le voilà, dit le géant, il courait fort, mais le chien a de bonnes dents.
Victor pâle et terrible, s’approcha du marquis.
– Monsieur, lui dit-il, on vous attend ici ; suivez-moi.
Et descendant de cheval, il jeta presque le marquis à bas du sien et l’entraîna.
– Ma foi, murmura Christian en revoyant son ami sain et sauf, je n’y comprends absolument rien.
Nous avons laissé le vieux Flars, Carmen pleurant à ses genoux, et madame de Flars dans la salle où devait être signé le contrat et que les forgerons venaient de déserter pour suivre Victor.
Un moment stupéfaite, madame de Flars revint à elle, courut à Carmen, l’entraîna dans un coin du salon et lui demanda vivement :
– Quel est cet homme ?
– C’est Victor, répondit Carmen, Victor le fils d’Antoine, celui que j’aimais.
Madame de Flars poussa un cri.
– Vous l’aimiez ? fit-elle avec explosion.
– Oui... murmura Carmen.
– Et, continua la jeune femme frémissante, l’aimant vous alliez en épouser un autre ?
– Fallait-il vous perdre ? murmura Carmen.
– Oh ! s’écria madame de Flars chancelante, oh ! pauvre enfant...
Puis, mue soudain par une pensée non moins généreuse, elle s’écria :
– Je ne veux pas ! je ne veux pas !
– Madame... madame... articula Carmen d’une voix brisée.
– Taisez-vous, répondit madame de Flars, tais-toi !
En ce moment Francis rentrait :
– Monsieur, lui dit madame de Flars en se précipitant vers lui, monsieur, faites monter tout le monde... sur-le-champ... je le veux.
Francis, étonné, allait interroger sans doute avant d’obéir, mais il n’en eut pas le temps, la salle fut envahie par un flot de forgerons et de domestiques qui criaient :
– Le voilà ! le voilà !
Au milieu d’eux Victor arrivait, tenant le marquis par le bras.
À la vue de ce dernier, le vieux Flars se leva et vint à lui menaçant ; sa bru l’arrêta d’un geste et se plaça, comme elle l’avait fait naguère, comme l’avait fait ensuite Victor au milieu de la salle et s’écria :
– Écoutez-moi tous, écoutez-moi !
Et tandis que tous étonnés se taisaient soudain :
– Mademoiselle de Flars, continua-t-elle d’une voix ferme, n’a jamais été la maîtresse de cet homme.
Et d’un geste elle désignait le marquis.
– Mademoiselle de Flars est pure de toute faute ; et s’il est des coupables ici, ces coupables sont cet homme et moi. Carmen a voulu me sauver, et elle a menti !
Et la tête haute, belle de désespoir et d’énergie, elle alla droit à son mari, qui, écrasé sous cette foudroyante révélation, s’appuyait au mur pour ne pas tomber ; puis elle s’agenouilla.
– Monsieur, dit-elle, tuez-moi sur l’heure ; je suis une indigne femme, la mort sera pour moi un châtiment et un bienfait. Tuez aussi cet homme, car j’étais pure autrefois, et il m’a souillée ; car il a été dans ma vie comme un ressort infernal, et m’a poussée au crime nuit et jour, sans relâche !
Et comme Francis ne répondait pas :
– Monsieur, continua-t-elle avec l’accent de la prière, monsieur, par pitié, par grâce, tuez-moi !... je vous le demande à genoux... devant tous ces serviteurs dont le dernier est encore plus pur que moi !
Mais tous ces cœurs acharnés naguère à la perte de cette femme, tous ces cœurs se fondirent au son de cette voix suppliante, et, forgerons et valets de ferme, bouviers, tous s’écrièrent d’un commun élan :
– Grâce ! grâce !
Il n’y eut que le marquis, atterré, dont les lèvres ne remuèrent point, et le vieux Flars dont la langue était paralysée.
Le vieux Flars s’avança vers cette femme qui demandait la mort à genoux, plaça ses deux mains ouvertes sur la tête de sa bru ; il regarda son fils et sembla lui dire :
– Tu ne la tueras point, car elle a sauvé mon enfant, et elle est sous ma protection.
Francis comprit ce regard sans doute, car il releva sa femme et lui dit d’une voix grave et pleine de larmes :
– Devant tous ces témoins de votre repentir, je vous pardonne, madame.
Un frissonnement de joie courut dans la salle ; puis par une réaction subite, tous les yeux se portèrent indignés sur le marquis, et il se sentit trembler et défaillir d’épouvante sous le poids de ces regards enflammés et ardents de vengeance.
Alors Francis alla droit à lui et leva la main pour le frapper au visage, mais une main retint la sienne, et Victor, se plaçant entre eux, dit d’une voix grave et ferme :
– À moi d’abord ; mon père n’est point vengé.
Mais ainsi qu’il avait écarté Francis, Victor fut écarté soudain par un bras robuste, et le géant qui dominait de la tête entière tous les témoins de cette poignante scène, se plaça à son tour devant le marquis et ses deux adversaires :
– Arrière, fit-il de sa voix stridente. Il a tué ma fille, et mes droits passent avant les droits d’aucun.
Et saisissant sa victime, il la jeta sur ses épaules et passa en courant au travers de la foule stupéfaite en criant :
– Place ! place !
– Qu’on le suive ! s’écria Francis.
Tous sortirent en tumulte sur les pas du géant. Mais celui-ci semblait avoir des ailes ; il courait, emportant son fardeau comme si une force invincible et surnaturelle l’eut poussé.
Il traversa je parc et prit le chemin de Nogaret, toujours suivi par Victor et la foule. Quand on le vit dépasser le village, un cri d’effroi retentit.
– Le Trou de Satan ! murmurèrent cent voix.
Mais le géant courait toujours, et comme il était sourd, il n’entendit point les cris de : Arrêtez ! arrêtez ! dont on le poursuivait... Il courait, courait toujours, et la sueur se glaçait au front de ceux qui courait après lui.
Il arriva sur les bords du gouffre, s’arrêta, se retourna vers les forgerons, balança avec un rire féroce au-dessus de sa tête le marquis évanoui, sembla attendre l’arrivée de toute cette foule... puis, lorsqu’elle ne fut plus qu’à vingt pas, il l’éleva une dernière fois en l’air, et comme s’il eut jeté un défi à la terre entière, il le lança dans l’abîme.
On entendit un cri terrible, puis un bruit sourd, celui de la chute d’un corps...
Puis un éclat de rire sinistre et formidable se fit entendre... le géant croisa ses bras, et de sa voix de Stentor, il entonna la chanson que la pauvre Follette murmurait jadis le long de la Nièvre.
Après de tels évènements, madame de Flars ne pouvait demeurer à Nogaret...
Francis le comprit et partit avec elle, dès le lendemain pour la Suisse.
Un mois après Carmen épousa Victor.
Christian signa au contrat et retourna deux jours après à Paris, où l’attendaient une foule de directeurs de spectacle aux abois qui n’avaient plus d’espoir qu’en lui.
– C’est égal, dit le poète tandis qu’il roulait en malle-poste, je viens d’assister à un drame qui, au théâtre, aurait un succès écrasant, malheureusement les convenances... Bah ! je transporterai la scène en Norvège et l’effet sera le même, sans que personne s’y reconnaisse.
Un an après une lettre arriva à Nogaret.
Elle était de Francis qui annonçait la mort de sa femme, et son dessein de se fixer en Suisse.
Une autre lettre était jointe à la sienne et adressée à Carmen.
Madame de Flars l’avait tracée à son lit de mort.
La voici :
« Genève, 17 septembre.
« Je vous écris de mon chevet d’agonie, Carmen. Quand ma lettre arrivera à Nogaret, je serai morte. Les médecins ont fixé ma dernière heure à demain soir.
« Il y a un an à peine que je vous ai quittée, ma pauvre Carmen, mais vous ne me reconnaîtriez pas, je ne suis plus qu’un fantôme.
« Et savez-vous de quel mal je meurs, ô ma sœur ?
« Écoutez :
« Francis a été parfait pour moi ; jamais un mot, jamais un geste, jamais un regard ne m’ont rappelé ma faute. Nous avons parcouru ensemble la Suisse et l’Italie, il était comme aux premiers jours de notre union, bon, attentif, plein d’égard et de délicatesse... Sa gaîté était revenue, et toute autre peut-être s’y fut trompée...
« Mais le pardon d’un mari, Carmen, c’est un pardon sans oubli, et son pardon m’a tuée. Cet homme qui semblait s’efforcer de deviner mes moindres désirs, épiant mes caprices, n’ayant jamais pour moi que de bonnes et charmantes paroles, cet homme a été mon bourreau involontairement.
« Si Francis m’eût témoigné du mépris, si notre vie commune eût été un long reproche, j’aurais eu peut-être la force de souffrir en mesurant la faute au châtiment. Il a été bon, sa clémence est devenue mon supplice.
« Oh ! si vous saviez, Carmen, ce qu’on souffre nuit et jour auprès de l’homme qu’on a trompé. Ses attentions sont des reproches, son silence des reproches, ses caresses le plus poignant des remords.
« Quand il me tenait pressée sur son cœur, je sentais le mien défaillir et je me disais : Cet homme qui paraît oublieux, cet homme se souvient de tout, et sa gaîté est une torture... Ma faute est un fantôme qui se dressera éternellement entre nous, entre le bonheur et lui.
« Et chaque jour, chaque heure, chaque minute de cette éternelle année étaient une torture aiguë, brûlante, une torture comme il est impossible que la justice divine en réserve aux damnés.
« J’ai lutté contre la mort. Carmen, la mort m’a vaincue, et je l’attends comme une délivrance à présent.
« À vous, mon ange sauveur, à vous qui m’aviez offert le bonheur de votre vie entière, à vous ma dernière pensée, à vous ma dernière prière et mon dernier conseil...
« Pleurez sur moi, ô ma sœur, car le monde ne me plaindra point, car le monde ne sait pas par combien de jours de lente et terrible agonie, par combien d’heures infernales la femme tombée expie une heure d’erreur...
« Croyez-moi, ô ma sœur, car la voix d’une mourante est prophétique : la fatalité est le pivot d’airain de la vie ; le passé et l’avenir sont étroitement enlacés par une chaîne indissoluble ; j’ai voulu rompre avec les jours éteints et vivre le front haut et pur... mais l’anneau de fer du passé m’étreignait, et je suis retombée saignante sur la fange pierreuse que je voulais abandonner ! Adieu ! »
Pierre Alexis de PONSON DU TERRAIL,
Le castel du diable, 1865.