Le marquis de Pré-Gilbert

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre Alexis de PONSON DU TERRAIL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Quand on a vingt-cinq ans, une belle fortune en terres, prés, bois et moulins, un nom, une jolie figure, l’indépendance la plus complète et une seule passion, – une passion honnête et avouable, – que pourrait-on désirer de plus ?

Le jeune marquis de Pré-Gilbert avait tout cela ; aussi s’estimait-il le plus heureux gentilhomme du pays de France et de la province de Bourgogne.

Le château de Pré-Gilbert était assis au bord de l’Yonne et adossé à un joli coteau chargé de vignoble ; autour de lui s’étendait une belle prairie, qui lui tenait lieu de parc ; à deux portées de fusil, au delà de la rivière, de grands bois élevaient leurs futaies majestueuses, qui abritaient une merveilleuse quantité de gibier, depuis la grande bête fauve jusqu’au modeste lièvre. Loups, sangliers, daims et chevreuils, perdrix rouges et grises, bécasses en novembre, et pluviers dorés au mois de mars, on trouvait de tout cela sur les terres du marquis.

Le marquis, avons-nous dit, n’était en proie qu’à une seule passion, – la passion de la chasse.

Cette passion dégénérait en maladie, – cette maladie était héréditaire dans sa famille. Ceux des Pré-Gilbert qui n’étaient pas morts sur le champ de bataille, au service du roi, avaient succombé assurément en plaine ou sous bois, comme disent les veneurs. Le grand-père du marquis avait été décousu par un sanglier, son père éborgné par un cerf aux abois.

La plus grosse part du revenu passait, chez le marquis, à entretenir la plus belle meute de la province de Bourgogne, et le piqueur était, au château, un personnage si considérable que, de tout temps, il avait eu le privilège de joindre à ses fonctions cynégétiques l’emploi plus grave d’intendant. Or, le jeune marquis de Pré-Gilbert avait hérité de cette noble et indomptable passion qui posséda ses aïeux, et il avait une assez belle réputation de veneur dans la contrée, malgré son jeune âge, car la chasse et la vénerie sont des sciences auxquelles l’expérience est presque indispensable.

Le piqueur du marquis était surtout un homme hors ligne, un de ces Nestors de la futaie et du taillis, de ces Ulysses du carrefour et du fourré qui font la gloire de leur maître, le désespoir de ses voisins, dont la science passe à la postérité sous forme de proverbe, qui sont enviés par leurs contemporains, et pris pour arbitres suprêmes dans les questions les plus épineuses.

Jean Guillé prononçait des arrêts sans appel sur tous les différends élevés entre chasseurs ; il jugeait froidement d’un chien et le déclarait bon ou mauvais après une seconde d’inspection, sans l’avoir vu à l’œuvre ; quand un voisin du marquis voulait fêter un visiteur ou un parent et le faire assister à une belle chasse, à un hallali véritablement fabuleux, on empruntait Jean Guillé.

Le prince de Condé, ayant ouï parler de ses mérites, le fit venir un jour à Chantilly, et, enthousiasmé, lui offrit d’entrer chez lui, avec des honoraires décuplés. Jean Guillé, qui était encore jeune alors, et n’avait pas atteint l’âge où l’ambition commence à poindre dans le cœur de l’homme, refusa net et préféra le service de son maître, le vieux marquis de Pré-Gilbert, alors vivant.

Les Guillé étaient piqueurs de père en fils à Pré-Gilbert, comme les marquis étaient seigneurs de génération en génération.

Ces deux dynasties vivaient en bonne intelligence sous le même toit et dans le même royaume. Les marquis avaient trente mille livres de rente, les Guillé de belles et bonnes économies traduites en clos de vignes et en arpents de terres au soleil, situés tout auprès des vignobles et des champs dépendant du château.

Si bien que le dernier des Guillé, Jean, le piqueur célèbre et émérite, ne conservait son emploi que par amour pur de l’art et comme distraction, car il aurait fort bien pu installer sa femme Claire et sa fille Rose dans sa maison du village, prendre des valets de labour et des vignerons, et cultiver ses propriétés lui-même, ce qui lui eût permis de vivre dans l’aisance.

Jean Guillé, à l’époque où commence notre récit, était un homme d’à peu près cinquante ans, gros et court, bien qu’il fût un excellent écuyer, la tête chauve, mais le teint fleuri et rubicond, ainsi qu’il convient à un honnête habitant de la côte d’Yonne, qui sait apprécier les crus merveilleux de son pays.

Sa large poitrine enfermait des poumons de Stentor, et la vigueur homérique du son de sa trompe lui avait valu le sobriquet de Sonne-Toujours. Ce sobriquet lui était resté ; petit à petit on avait oublié de l’appeler Jean Guillé pour lui donner son surnom, et, en fin de compte, d’Auxerre à Clamecy et d’Avallon à Sens, on ne parlait que de M. Sonne-Toujours.

M. Sonne-Toujours habitait un pavillon séparé du château par un potager ; sa femme s’occupait des soins du ménage, et sa fille Rose était la lingère, l’intendante au petit pied du château.

Les valets dont la défroque s’usait, les femmes de service qui désiraient une augmentation de gages, les fournisseurs de toute nature, et les pauvres de la paroisse, s’adressaient à mademoiselle Rose. Rose était une charmante enfant de dix-huit ans, blonde comme une création de Rubens, au teint de lis, à la taille svelte et souple, aux petites mains blanches ornées de beaux ongles taillés en amande.

Le pied de Rose n’était pas plus petit peut-être que celui de Cendrillon ; mais il l’était assez pour qu’on put croire que le conte charmant de Perrault – si Perrault eût écu de ce temps – avait été fait pour elle.

Rose et le marquis, nés sous le même toit, s’aimaient tort tendrement. Ils avaient passé une partie de leur enfance ensemble, ensemble ils avaient grandi et partagé les mêmes jeux.

Seulement, Raoul de Pré-Gilbert ne voyait en Rose qu’une amie, une bonne sœur, une petite fille sans importance, qu’on aime pour sa gentillesse, tandis que Rose, beaucoup moins aveugle, se prenait parfois à soupirer bien bas et à penser que le hasard, s’il eût été juste, l’aurait dû faire naître femme de qualité, ou tout au moins placer le marquis dans un milieu moins élevé et qui lui permit de songer à elle.

Malheureusement, Raoul de Pré-Gilbert n’avait fait aucune de ces deux réflexions, – et toutes ses facultés, tous ses instincts étaient trop absorbés par sa passion dominante pour qu’il eût le temps de songer à un amour quelconque.

Quand il rêvait de la chasse, chevauchant côte à côte avec son piqueur et marchant en tête de ses chiens, Raoul, en mettant pied à terre dans la cour du château, déposait un baiser bien affectueux, bien innocent et bien froid sur le front rougissant de Rose, – et Rose soupirait et se disait avec dépit : Soyez donc jolie à croquer pour qu’on ne s’en aperçoive seulement pas !

Or, en ce temps-là, bien qu’il passât ses journées à cheval, quand il chassait à courre, ou dans les vignes ou sur les coteaux, lorsqu’il se contentait de poursuivre, avec un chien d’arrêt, une compagnie de perdreaux et de tuer un lièvre au déboulé, le jeune marquis de Pré-Gilbert avait fini par prêter une oreille inquiète – à son double titre de gentilhomme et de riche propriétaire – aux sourdes rumeurs qui grondaient à l’horizon politique. La tempête de 93 approchait et devenait de plus en plus menaçante chaque jour.

Déjà le marquis avait vu ses voisins les plus alarmés quitter le pays et commencer l’émigration ; ses joyeux compagnons de vénerie s’en allaient un à un ; sa trompe de chasse résonna bientôt solitaire sous la futaie, sa meute fut bientôt la dernière qui osa suivre à pleine gueule un daim ou un sanglier dans les champs des paysans égarés et furieux, et sur le territoire des communes qui arboraient avec enthousiasme le drapeau tricolore.

Raoul avait l’insouciance de son âge, la bravoure de ses pères ; il était aimé dans le pays et il continua hardiment à chasser et à signer ses lettres, ses baux et ses conventions de son titre de marquis. Un soir, cependant, à onze heures, par une nuit sombre de novembre, un cavalier s’arrêta à la porte du château et secoua la sonnette de la grille fort longtemps avant d’avoir réussi à éveiller ses hôtes endormis.

Ce cavalier était un magistrat de la ville voisine. Il se fit introduire auprès de Raoul et lui dit simplement :

– Monsieur le marquis, si vous persistez à demeurer dans votre château, et à vous montrer à la tête de trente ou quarante chiens de meute, vous serez guillotiné à Auxerre avant huit jours. Vous avez été dénoncé au district, et comme j’étais l’ami de votre père, je transige avec mes fonctions et mon devoir pour venir vous sauver. Vous n’avez qu’un parti à prendre et pas une minute à perdre. Montez à cheval et fuyez. Allez vers le nord-est, passez le Rhin. Vous ne serez en sûreté qu’à Coblentz, dans les rangs de l’armée de Condé. Je me suis procuré un passeport pour vous, sous un nom supposé ; le voici.

Raoul comprit enfin que sa vie était compromise s’il restait, et son honneur aussi, car son devoir de royaliste et de gentilhomme l’appelait à Coblentz. Il réveilla son piqueur Sonne-Toujours et tous les serviteurs du château, à qui il annonça son départ et fit ses adieux.

Rose se prit à sangloter comme un enfant, et la bonne Claire, tout émue, serra dans ses bras son jeune seigneur.

Jean Guillé témoigna une vive douleur à son maître, mais cette douleur prenait surtout sa source dans la navrante pensée qu’on ne chargerait plus à Pré-Gilbert. Sonne-Toujours aimait le marquis, au demeurant, parce que le marquis possédait la plus belle meute de l’Auxerrois.

Le marquis absent, plus de meute.

– Mon ami, dit Raoul à son piqueur, ceci est une bourrasque dont, Dieu aidant, la noblesse de France aura bientôt raison. Avant six mois, je l’espère, l’armée des princes, victorieuse, aura traversé la France, assiégé Paris et délivré son roi. Je pars, mais tu me verras revenir bientôt. Je te confie mes intérêts, ma fortune, le soin de mes revenus. Conserve mes chiens si tu peux, et réalise-moi de l’argent si la chose est possible, car j’en aurai besoin peut-être à l’étranger.

Ces recommandations faites, le marquis ceignit ses reins d’une ceinture de cuir renfermant quelques centaines de louis, revêtit un habit de voyage de 1a plus simple apparence, choisit un de ses domestiques pour l’accompagner, embrassa les autres, et partit.

Huit jours après, Raoul de Pré-Gilbert atteignait les bords du Rhin et se présentait à l’armée de Condé, laquelle presque entièrement composée de gentilshommes, comptait dans ses rangs beaucoup de veneurs qui charmaient les douleurs de l’exil et les fatigues de la guerre par de fabuleuses campagnes de chasse dans ce merveilleux pays où chaque buisson est une bauge ou un fort, où chaque sillon cache un lièvre et chaque carré de luzerne de nombreuses compagnies de perdreaux.

Les six mois fixés par le jeune marquis comme délai accordé à son absence, s’écoulèrent, puis six autres après. – La révolution grandissait ; le roi était mort ; monsieur de Robespierre, de concert avec Samson, avait fini par convertir la France en un vaste et lugubre abattoir, et le plus pur de son sang coulait à flots sur les échafauds dressés aux quatre coins du pays.

Quelques victoires chèrement achetées, quelques batailles noblement perdues : c’était tout ce qu’avait pu faire la chevaleresque armée des princes pour son pays et son roi.

Raoul s’était vaillamment comporté, il avait tiré l’épée en homme qui sait s’en servir, et avait rougi plusieurs fois de son sang le sol des champs de bataille au cri enthousiaste de : Vive le roi !

Mais il continuait en même temps à s’adonner à sa passion favorite, il chassait le plus possible, courait le cerf et l’élan, cette noble bête des forêts du nord qu’envient nos forêts, traquait l’ours dans la montagne Noire, et tirait le faisan dans les îles du Rhin.

Cependant une tristesse qui, tous les jours, revêtait des teintes plus sombres, s’emparait de lui peu à peu. Au milieu de cette noblesse ruinée, et qui conservait néanmoins son esprit et sa bonne humeur, Raoul se laissait gagner par une noire mélancolie, – en dépit des fêtes cynégétiques auxquelles il assistait et prenait part quotidiennement, – il regrettait les futaies modestes, les humbles coteaux, les vignes du pays bourguignon.

Il se souvenait à peine de son château, peut-être, mais son piqueur Sonne-Toujours, sa meute où les bâtards anglais avaient commencé à s’introduire, et ses chasses, moins brillantes sans doute que celles des bords du Rhin, mais qui lui rappelaient son heureux temps, revenaient sans cesse en sa mémoire.

Lorsqu’il plantait son couteau de chasse dans le poitrail d’un élan pour en faire la curée, il songeait aux chevreuils de ses bois ; – les faisans du Rhin lui faisaient regretter les perdrix rouges de ses coteaux.

Le marquis, avouons-le, résista longtemps à cette humeur sombre qui s’emparait de lui ; il lutta énergiquement et essaya de triompher.

Son courage, sa résignation, ses forces succombèrent. Un matin il se leva avec la résolution de rentrer en France, dût-il marcher à l’échafaud, et de regagner les futaies de Pré-Gilbert.

– J’ai le mal de chasse du pays, se dit-il ; mourir ici ou là-bas, peu importe !

Et il se mit bravement en route.

 

 

 

II

 

 

Il nous paraît assez utile maintenant de raconter ce qu’étaient devenus le château de Pré-Gilbert, la meute de jolis bâtards anglais, le piqueur Sonne-Toujours et sa famille.

Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis le départ du marquis Raoul ; – pendant ce laps de temps, le roi était monté sur l’échafaud, les émigrés déclarés hors la loi et soumis à la confiscation.

Le château de Pré-Gilbert fut mis en vente un matin, comme bien national, et les acquéreurs se présentèrent en petit nombre, en faisant de maigres offres, car il y avait peu de gens assez hardis pour oser aventurer leurs fonds en des ventes qu’une révolution nouvelle pouvait déclarer nulles et mettre à néant.

L’émotion fut vive dans la maison de Jean Guillé, le piqueur et l’intendant du château. Claire se mit à pleurer et Rose frissonna : elle conçut cependant comme un mouvement de joie, il lui sembla que Raoul devenu pauvre serait moins éloigné d’elle.

Quant à maître Sonne-Toujours, il ne put apprendre sans un violent accès de colère qu’on allait vendre le château, couper les bois et désorganiser la meute. Avant tout, Jean Guillé était veneur ! Or, les paysans des environs, bien que très chauds partisans de la république, n’avaient pu, en quelques jours, s’habituer assez aux idées de fraternité, d’égalité que prêchaient les représentants de la nation, pour ne pas éprouver le besoin de témoigner leur sympathie, leur obéissance et leur respect à quelqu’un.

Les seigneurs de la contrée partis ou guillotinés, les intendants se trouvèrent être de grands personnages, des hommes influents, qui faisaient dans le pays le beau temps et la pluie, s’exprimaient fort librement sur les évènements politiques, et étaient toujours à la tête du district, ce qui garantissait leur sûreté personnelle. L’importance de maître Sonne-Toujours, déjà si grande au temps où ses mérites en vénerie étaient seuls en relief, s’accrut considérablement après le départ du marquis. On le nommait, il et vrai, citoyen Guillé, mais on le saluait tout aussi bas que Raoul naguère. Il était devenu maire de Pré-Gilbert, il avait son franc parler à Auxerre, et, insensiblement, il commençait à goûter les nombreuses réformes de la révolution avec d’autant moins de remords qu’il continuait à chasser, courant tous les jours, sous le prétexte qu’il fallait détruire le gibier des aristocrates. Le prétexte était bon, le district autorisa le citoyen Sonne-Toujours à faire résonner des puissants accords de sa trompe tous les bois du ci-devant marquis de Pré-Gilbert.

L’accès de colère qui s’empara de Jean Guillé en apprenant la mise en vente du château fut moins le résultat de son attachement au marquis que l’effet de la pensée qu’il allait être expulsé du pavillon, et qu’on débiterait la meute aux plus offrants, comme le plus vil bétail.

L’accès de colère, si violent qu’il fût, finit pourtant par se calmer, et alors le citoyen Sonne-Toujours se prit à méditer, et sa méditation amena cette réflexion :

– J’ai pas mal de beaux écus bien enfermés dans de solides sacoches de cuir ; les écus sont rares par le temps d’assignats qui court ; mille francs de numéraire valent dix mille francs d’assignats : pourquoi n’achèterais-je pas le château pour le préserver de la déprédation, sauver les bois, la meute et la fortune du marquis ? Lorsqu’il reviendra, il me remboursera mon argent.

Le raisonnement était juste ; Sonne-Toujours était un homme actif, intelligent et de résolution. Il intimida les uns, fit courir, par les autres, le bruit qu’il était fort riche, découragea par avance les acquéreurs qui comptaient pousser l’enchère, et, le jour de la vente arrivé, il se présenta presque seul.

Le château, ses dépendances, meubles et immeubles, les capitaux, les bois, les prairies, tout ce qui constituait la fortune du marquis lui fut adjugé pour deux cent mille francs qu’il paya en assignats, après avoir acquis cette somme en papier avec vingt mille francs d’écus.

Le soir, le citoyen Jean Guillé, dit Sonne-Toujours, maire de la commune de Pré-Gilbert, membre du district, etc., fut déclaré possesseur légitime, propriétaire sans conteste du château, des bois et des fermes du ci-devant marquis de Pré-Gilbert.

En achetant les terres de son ancien maître, le piqueur était de bonne foi, il songeait sérieusement à les lui restituer un jour, et sa femme et sa fille n’avaient jamais compris autrement cette acquisition.

Mais Jean Guillé n’avait point compté sur la dangereuse ivresse de la possession, sur les fumées d’ambition et d’orgueil qui allaient lui monter à la tête.

Le lendemain, il visita ses limites, et il éprouva un tressaillement de vanité en songeant que tout cela, vignes, forêts, champs, prairies et château, lui appartenait bel et bien de par la loi, qu’il l’avait payé, et que rien ne le pourrait obliger à s’en dessaisir si la fantaisie de tout garder le prenait.

Le jour suivant, afin, pensa-t-il d’abord, qu’on ne fît aucune supposition malveillante et suspecte sur le motif qui l’avait poussé à se rendre acquéreur, le lendemain, disons-nous, il s’installa dans les appartements du château, au grand scandale de sa femme Claire et de sa fille Rose, qui levaient les yeux au ciel et semblaient lui demander grâce pour cette profanation.

Le troisième jour, Jean Guillé chassa. Il fit découpler sa meute dans le bois voisin, et il éleva aux fonctions de piqueur un simple valet de chiens, ne pouvant plus être piqueur lui-même, puisqu’il était devenu maître et chassait pour son propre compte. Jamais la futaie ne lui parut plus ombreuse, le taillis plus vivace et de meilleure venue, la meute plus ardente et plus infatigable.

La possession décuplait les jouissances de veneur du citoyen Sonne-Toujours.

Le soir, au débotté, il trouva charmant d’avoir son souper servi dans la grande salle à manger du château, et de se coucher ensuite dans un vaste lit à colonnes torses et à baldaquin de soie. Il y dormit plus mal, peut-être, que dans le sien, dont il avait l’habitude, mais il ne s’en éveilla pas moins tout guilleret et tout dispos, bien résolu à courre, le jour même, un daim dix cors, au mépris des lois sur l’égalité et la fraternité.

Au bout de huit jours, Jean Guillé se surprit à faire les réflexions suivantes :

– Après tout, le château de Pré-Gilbert m’appartient, puisque je l’ai payé... Je ne dis pas que si le marquis revenait... mais il ne reviendra pas... Voici plus d’un an qu’il n’a donné de ses nouvelles, et sans doute il a été tué à l’armée de Condé... Si cela était, je n’aurais pas le moindre remords, et d’ailleurs je n’ai rien volé ; je suis un honnête homme... Ce que j’ai m’appartient. Si je rendais son château au marquis, ce serait par pure obligeance...

Une fois entré dans le cercle de ces restrictions mentales, le citoyen Sonne-Toujours ne s’arrêta plus ; le lendemain, à la vue des plafonds écussonnés, il songea charitablement que ces vestiges de l’aristocratie lui pourraient causer des désagréments et des taquineries. Il fit donc venir des ouvriers, leur ordonna de passer une couche de plâtre sur les armoiries du marquis ; mais trouvant, après cette opération, que les plafonds étaient nus à l’œil, il ne put résister à la fantaisie de faire peindre son chiffre entrelacé aux lieu et place des écussons.

Quelque temps après, il parut craindre d’être suspecté de fidélité à l’ancien régime s’il conservait les serviteurs du marquis. Il les congédia jusqu’au dernier, et, comme la république une et indivisible n’autorisait point la domesticité en France, il prit quatre officieux pour le servir.

Un peu plus tard, tandis qu’il dînait somptueusement, au mépris de la frugalité républicaine, il dit brusquement à sa fille :

– Rose, mon enfant, tu as vingt ans tout à l’heure ; il faudrait songer à t’établir.

– Et qui voudrait d’une pauvre fille comme moi ? demanda Rose avec une naïveté parfaite.

– Une pauvre fille, massacre de cerf ! exclama le nouveau châtelain, une pauvre fille ! mais tu auras trente mille livres de rente un jour, et tu te trouves une pauvre fille !

Claire et Rose se regardèrent avec stupeur.

– Eh bien, reprit le citoyen Sonne-Toujours, qu’y a-t-il là de bien surprenant ? Ma prairie du bord de l’eau rapporte mille écus, mes vignes de la côte donnent, bon au mal au, de douze à quinze mille livres, je puis couper chaque mois de mars pour deux mille écus de bois, et les réserves, les champs, etc., s’élèvent bien à trois ou quatre mille francs de revenu. Or, quinze et trois font dix-huit, et six vingt-quatre, et quatre vingt-huit. Tu vois que nous ne sommes pas bien loin de compte.

– Mais, s’écria Rose, le marquis ?

– Le marquis est mort, c’est probable... D’ailleurs son bien est à moi ; je l’ai payé, et je le garde.

– Mais c’est affreux !

– Tarare ! répondit Sonne-Toujours ; quand on a payé, on est chez soi. J’ai fait une bonne affaire, je n’en disconviens pas ; mais il n’est pas défendu d’avoir du bonheur, et si je n’avais acheté le château, il eût été pour un autre.

À partir de ce jour, maître Jean Guillé, fort de son droit, se complut à faire des projets pour l’avenir ; il tailla, rogna, ajouta, arrangea dans ses domaines ; il planta un parc, bâtit un corps de logis et augmenta le nombre de ses chiens. Il se prit à songer même que sa fortune lui permettait d’avoir quelque ambition politique, et il se promit de se mettre sur les rangs à la prochaine élection de représentant.

Puis, comme la vanité humaine n’a pas de bornes, il pensa que la République pourrait bien finir par imiter la monarchie, et qu’à l’exemple de Rome elle créerait une noblesse nouvelle pour remplacer l’ancienne.

Le titre de baron eût séduit fort maître Sonne-Toujours. Mais, comme il n’est pas de rêve sans réveil, de ciel sans nuages et de bonheur parfait, une préoccupation terrible empoisonnait l’opulente sérénité de l’ancien piqueur. Il craignait que la France, lasse enfin du joug sanglant de la Terreur, ne se soulevât un beau jour pour renverser la République et rappeler ses rois légitimes. Alors, si le marquis n’était pas mort, lui, Jean Guillé, risquait fort d’être contraint de rendre gorge.

Cette affreuse pensée troublait le sommeil du pauvre homme et lui donnait le vertige. Dans ces moments là il se prenait à souhaiter que la guillotine fît des petits, et se multipliât tellement qu’il ne restât pas un seul gentilhomme dans l’univers.

Or, un soir, on sonna à la grille du château, et Rose, qui s’était approchée de la croisée, poussa un cri, devint pâle et chancela.

 

 

 

III

 

 

Aux dernières lueurs du crépuscule, Rose avait aperçu un mendiant, une sorte de gueux en haillon, la barbe et les cheveux longs, le visage hâve et souffrant.

Mais ce mendiant, elle l’avait reconnu, et son cœur s’était pris à battre avec une telle violence qu’elle chancela et faillit s’évanouir.

Sa mère la soutint dans ses bras, tandis que Jean Guillé, ému par ce cri qu’avait poussé son enfant, sautait sur un fusil à double coup déposé dans un coin, et se précipitait hors de la salle à manger pour savoir de quoi il était question.

Deux des officieux de maître Sonne-Toujours s’étaient dirigés avant lui vers la grille qu’ils avaient ouverte, et le maître du logis se trouva face à face avec le nouvel arrivant.

– Qu’est-ce que ce mendiant ? s’écria-t-il avec colère, ce vagabond, ce gueux qui vient sonner à la porte d’une honnête maison à l’heure où les bons citoyens sont paisiblement retirés chez eux ?

Et dans son emportement, maître Jean Guillé examina dédaigneusement les vêtements déchirés et souillés de l’homme qui se présentait.

– Jean ! Sonne-Toujours ! s’écria ce dernier, tu ne me reconnais donc pas ?

Au son de cette voix qui éveillait en lui tout un monde de souvenirs, maître Sonne-Toujours recula d’un pas et demeura bouche béante et l’œil hagard, comme s’il eût vu se dresser devant lui un fantôme, le spectre d’un homme qu’il aurait assassiné.

– Monsieur le...

Le mendiant lui ferma la bouche d’un geste.

– Citoyen Guillé, lui dit-il, j’ai à vous parler.

Et d’un regard il indiqua les deux officieux du nouveau châtelain.

Sonne-Toujours fit un signe impérieux aux valets, qui s’en allèrent.

Alors le mendiant reprit :

– Jean, mon ami, je viens de loin, j’ai soif et j’ai faim : donc-moi à manger et à boire, après nous causerons.

Et il se dirigea vers la porte d’entrée du château, se croyant suivi par Sonne-Toujours.

Mais Sonne-Toujours ne bougeait ; il était à la même place, muet, immobile, et comme frappé de la foudre.

Sur le seuil, le mendiant se trouva face à face avec Rose et sa mère.

Rose poussa un nouveau cri et lui sauta au col.

– Raoul ! murmura-t-elle. Monsieur Raoul, est-ce vous ?

– Monsieur le marquis, notre bon maître ! exclama la pauvre Claire, qui pleurait et tremblait d’émotion.

– Oui, c’est moi, mes amis, répondit tout bas le marquis de Pré-Gilbert, touché de cet élan, c’est moi : mais parlez bas.

Les deux femmes l’entraînèrent dans la salle à manger, armèrent les portes soigneusement, comme si elles avaient redouté qu’on ne leur vînt arracher le proscrit sur l’heure pour le conduire à l’échafaud, et là elles se jetèrent à ses genoux, baisèrent ses mains, l’accablèrent de caresses.

Rose roula un fauteuil au bout de la table, à la place d’honneur, cette place où Raoul prenait jadis son repas solitaire, et elle lui dit de sa jolie voix, à laquelle la joie et les larmes ajoutaient une harmonie de plus :

– Mettez-vous là, monsieur le marquis, vous avez faim, vous avez soif, buvez et mangez, vous êtes toujours chez vous.

– Hélas ! non, mes amies, répondit Raoul, je ne suis plus chez moi, mais chez vous.

– Nous verrons bien, murmura Rose... Mon père est un honnête homme... et...

– Ton père, mon enfant, a acheté et payé mes biens ; ces biens sont à lui... je ne les réclame pas.

Claire se prit à fondre en larmes ; mais Rose, qui était une fille de résolution et de cœur, fronça ses blonds sourcils avec une expression de colère toute olympienne, et elle répéta :

– Nous verrons bien !

En ce moment, la porte s’ouvrit brusquement, et maître Sonne-Toujours apparut sur le seuil. De pâle qu’il était naguère, le petit homme était devenu tout rouge, son œil brillait d’un feu sombre ; sa démarche brusque, son geste fiévreux et saccadé contrastaient étrangement avec son immobilité de tantôt.

Sonne-Toujours paraissait en proie à un accès de folie furieuse.

– Massacre de cerf ! disait-il, la République une et indivisible, que l’Être suprême la conserve ! la République a une mansuétude réellement ridicule. Elle laisse les aristocrates, les ennemis de la patrie pénétrer dans son sein et s’y réchauffer à leur gré !

Les deux femmes joignirent les mains et levèrent les yeux au ciel.

– Le citoyen Robespierre, poursuivit Sonne-Toujours avec exaltation, protège cette race maudite, – la chose est évidente ; – s’il ne les protégeait pas, verrait-on des ci-devants venir frapper à la porte d’un bon et loyal patriote tel que le citoyen Jean Guillé ?

Raoul écoutait avec stupeur.

– Après tout, poursuivit Sonne-Toujours revenant à une idée fixe, les biens des aristocrates ont été légalement vendus par la nation, ceux qui les ont acquis en sont bien les légitimes propriétaires, et si les tyrans eux-mêmes revenaient, ils n’y pourraient rien.

– Eh ! qui diable te parle de me rendre mes biens, mon pauvre Jean ? s’écria le marquis devinant enfin le secret mobile du patriotisme écarlate de son ancien piqueur. Sois tranquille, mon ami, je te ne demande qu’à souper.

À ces paroles froides et un peu railleuses, Sonne-Toujours recula et regarda le marquis :

– Vrai ? fit-il avec un accent de joie qui fit monter au front des deux femmes la rougeur qui naît de la honte.

– Très vrai, répondit Raoul avec calme.

– Ainsi, vous ne venez pas... pour me... dépouiller ?

– Je n’y ai nullement songé.

– Vous me laisserez mon château ? demanda le piqueur avec l’accent de naïve angoisse d’un enfant qui sollicite un jouet, auquel on le promet sans hésiter, et qui n’y peut croire, tant il redoutait de ne pouvoir l’obtenir.

– Je te laisserai ton château, tes bois, tes vignes, tes prairies, dit tranquillement Raoul.

Le mouvement de joie, l’accès de cupide ivresse qu’éprouva Jean Guillé fut tel à ces paroles, qu’il faillit se précipiter aux genoux de son ancien maître, et eut toutes les peines du monde à se souvenir que la République française et monsieur de Robespierre avaient interdit aux patriotes toute démonstration servile, qui pût rappeler les tyrans.

– J’ai toujours pensé que vous étiez un honnête homme ! dit-il au marquis d’un ton burlesquement digne, – et que vous ne voudriez point vous approprier le bien d’autrui.

Le marquis réprima un sourire, les deux femmes un geste d’indignation et de pitié.

– Mon bon ami, dit Raoul à Sonne-Toujours, tu me permettras, je l’espère, de t’expliquer mon retour et son but. Je vais le faire pendant que tu activeras ton souper, que j’ai interrompu. Mettez-vous donc à table, mes amis.

Les deux femmes ne bougèrent pas et continuèrent à demeurer derrière le marquis. Sonne-Toujours lui-même hésita un moment à s’asseoir à la table de son ancien seigneur ; mais il se souvint qu’il était membre du district, maire de la commune de Pré-Gilbert, qu’il possédait de vingt-huit à trente mille livres de rente, et alors il n’hésita plus. Il se mit bravement à table et osa regarder le marquis en face.

– Mon pauvre Jean, reprit celui-ci, tu es devenu républicain, partisan de M. de Robespierre et de la Convention, membre du district, maire de Pré-Gilbert, que sais-je ? Ceci est affaire d’opinions, et Dieu m’est témoin que peu m’importe ta manière de voir en politique. Mais j’aime à croire qu’en changeant de foi, de maîtres et d’idoles, tu n’as point tellement rompu avec le passé que tu aies oublié nos campagnes de chasse, ta belle réputation de veneur, et ton vigoureux coup de trompe n’a pu être réduit à un éternel silence.

Ces paroles réveillèrent les instincts de Sonne-Toujours.

– Ah ! ah ! dit-il avec une orgueilleuse satisfaction, vous verrez ma meute, citoyen marquis, et vous en jugerez...

– Pouah ! fit le marquis, appelle-moi Raoul tout court, mais non citoyen. Ce mot hurle aux oreilles.

– Excusez-moi, dit Jean Guillé, c’est une affaire d’habitude.

– Tu n’as donc pas conservé mes chiens ?

– Si fait ! mais j’en ai acheté d’autres... des chiens de la race céris de Saintonge, tout ce qu’il y a de plus beau et de mieux engorgé : robe blanche et feu orangé, jambes nerveuses, pied lent, pendants magnifiques, voix du diable. Quand ces braves bêtes poussent un sanglier à pleine gorge, on les entend d’Avallon et de Clamecy.

– À merveille ! murmura Raoul, dont l’œil commençait à s’allumer.

Puis il continua avec calme :

– Figure-toi donc, mon ami, que je reviens ici comme un homme malade, un Breton qui a besoin de revoir ses landes natales, un veneur réduit à l’inaction. J’ai le mal de chasse du pays.

– Plaît-il ? fit Jean Guillé, qui ne comprenait nullement.

– Écoute-moi ! En Allemagne on fait des chasses que nous n’eussions jamais osé rêver dans notre meilleur temps ; le gibier vous grouille dans les jambes de l’autre côté du Rhin, les cerfs vont par bandes et les daims par compagnies. On y renonce à tirer le lièvre et on dédaigne de courir le chevreuil, ce maître ès ruses, ce professeur de randonnées savantes. On force l’élan et l’ours avec des chiens plus grands que nos loups, et tuer sa douzaine de faisans en deux heures est une récréation qu’on dédaigne habituellement.

– Massacre de cerf ! exclama Sonne-Toujours, voilà un pays à mettre sous verre.

– Eh bien ! reprit tristement Raoul, j’aime mieux nos chasses de l’Auxerrois.

– Peuh ! fit Sonne-Toujours avec suffisance, on y fait quelques beaux coups ; mais je donnerais mon château...

– Pour courir un élan, peut-être ?

– Peste !

– Te souviens-tu, continua Raoul, lorsque mon cousin de Ch*** ou le baron de H*** nous invitaient à aller faire une Saint-Hubert en Morvan ?

– Sans doute, monsieur le marquis.

– Nous y avons eu de belles journées, car le Morvan est encore un plus beau pays de chasse que l’Auxerrois. Eh ! bien, malgré tout, quand nous revenions après avoir forcé un dix cors, nous nous levions plus gaîment le lendemain pour courre un chevreuil.

– C’est vrai.

– Mon pauvre ami, vois-tu, rien ne vaut la chasse du pays natal. Tuer une perdrix sur le revers du coteau qu’on voit de sa fenêtre est un plaisir plus grand que faire coup double sur des faisans en terre étrangère. Ce sentiment-là a tellement grandi en moi, il m’absorbait et me dominait à un tel point que j’ai risqué vingt fois ma vie pour venir ici chasser encore un peu sur tes terres.

– Je comprends cela, dit Sonne-Toujours.

– Aussi, comme il eût été imprudent de demander des passeports et de voyager en plein jour, j’ai laissé pousser ma barbe, j’ai endossé la livrée de la misère, implorant çà et là la charité publique pour n’éveiller aucun soupçon, dormant pendant la journée dans une grange à foin, au revers d’un fossé, marchant pendant la nuit, et sentant ma tristesse s’en aller à mesure que j’approchais de nos coteaux. Il y a une heure, là-haut, dans un chaume, j’ai fait lever un lièvre dans mes jambes. Mon cœur s’est pris à battre... j’ai cru que j’allais manquer de force pour arriver.

Sonne-Toujours comprenait et ressentait si bien lui-même ces émotions, qu’il avait presque oublié que l’homme qui était devant lui pouvait le dépouiller si les tyrans revenaient un jour.

– Enfin, me voilà, reprit Raoul, me voilà chez toi, en tes mains, à ta discrétion. Je suis hors la loi, inscrit sur la liste des émigrés ; tu peux me faire guillotiner si tel est ton bon plaisir, d’autant mieux que tu es maire de ta commune, et que tu peux invoquer pour excuse le mot de devoir.

La nation a confisqué mes biens et les a vendus ; tu les a achetés, ils sont bien à toi, je n’ai rien à redire et ne réclame rien. Ainsi, rassure-toi, je n’aurais garde de troubler ta joie et ta paix de riche propriétaire. Mais tu ne refuseras pas de me cacher quelque part, dans les combles du château, si tu veux, et de me laisser chasser sur ces terres qui m’appartenaient jadis.

– Ah ! mon cher seigneur, murmura Claire avec transport, vous loger dans les combles !

– Les chasseurs sont bien partout, ma bonne Claire, répondit Raoul avec douceur.

– Mais vous êtes ici chez vous, continua-t-elle : la plus belle chambre du château est pour vous, la place d’honneur à table pour vous.

– Hein ? fit Jean Guillé, qu’est-ce que tout ce bavardage, femme ?

– Claire oublie toujours qu’elle est chez elle, dit le marquis.

– Massacre de cerf ! je le crois bien, qu’elle est chez elle ! cela m’a coûté assez de beaux écus, s’il vous plaît ?

El Sonne-Toujours se rengorgea et se donna un maintien important.

– Ah ! mon Dieu ! exclama la pauvre femme, la République a fait bien des malheurs !

– Pardon, interrompit durement le maire de Pré-Gilbert, tout cela ne vous regarde point, madame Guillé.

Le marquis se prit à sourire.

– Mon père, dit Rose gravement, je suis une fille respectueuse, et Dieu me préserve de vous adresser de dures paroles. Cependant...

– Cependant, quoi ?

– Je veux dire que votre fortune vous tourne la tête au point de vous rendre ingrat.

– Plaît-il ? mam’zelle.

– Oui, fit-elle avec fermeté, vous êtes si enflé de la possession des biens de monsieur le marquis, que vous oubliez que vous fûtes longtemps à son service, que même vous y êtes né, et que lui et ses pères vous comblèrent d’amitiés et de bienfaits.

Ce direct et sanglant reproche alla au cœur de maître Sonne-Toujours, il rougit et balbutia :

– Monsieur le marquis sait bien qu’il est ici chez lui, et que tout ce que je possède...

– Merci, mon ami, répondit Raoul, touché de la confusion du bonhomme.

– Mais, ajouta aussitôt l’ancien piqueur, monsieur le marquis est trop juste, trop honnête citoyen... pardon, je voulais dire trop honnête homme, pour ne pas comprendre que la nation, en confisquant les biens des nobles, était dans son droit, et que ceux qui les ont achetés...

– En sont les propriétaires fort légitimes, dit Raoul.

– À la bonne heure ! voilà qui est parlé convenablement et comme un bon citoyen.

– Mon cher Jean, je t’ai déjà...

– Pardon, monsieur le marquis, cela ne m’arrivera plus, je vous le promets.

– Ainsi tu m’offres l’hospitalité ?

– Pardienne ! puisque vous ne réclamez pas...

– Je ne réclame absolument rien.

– Monsieur le marquis, vous êtes ici chez vous ; demeurez-y tant que cela vous plaira ; choisissez tel appartement du château qui pourra vous convenir, et Dieu... pardon, l’Être suprême aidant, nous ferons encore plus d’une belle chasse.

– Bravo, Jean ! tu es brave homme au fond, et j’attendais cette offre de toi.

– Si mon père savait combien il est ridicule et odieux dans son rôle de gros seigneur, il irait se jeter dans l’Yonne, pensait Rose.

– Mon Dieu ! se disait Claire en même temps, faut-il donc voir le monde renversé à ce point que le serviteur marchande à son maître l’hospitalité !

– Mais vous m’assurez bien... demanda le soupçonneux propriétaire du manoir et des futaies de Pré-Gilbert.

– Je t’assure, articula froidement le marquis, que je n’y songe nullement.

– D’ailleurs, comprenez bien, monsieur le marquis, que pour déposséder un homme...

Raoul impatienté haussa les épaules.

Sonne-Toujours n’y prit garde, et poursuivit son raisonnement plein d’arguties :

– Pour déposséder un homme, voyez-vous, monsieur le marquis, il faut un jugement ; pour obtenir ce jugement, il faut invoquer l’appui de la loi, et la loi ne peut pas se condamner elle-même, puisque c’est elle qui a ordonné la vente des biens d’émigrés.

– C’est parfaitement raisonné, mon pauvre Jean, mais à quoi bon te donner tant de peine pour convaincre un homme convaincu ?

– Ah ! dame, monsieur le marquis, il est toujours bon d’établir ses droits. En Normandie, où je suis allé chercher des chiens, le mois dernier, tout le monde est de cet avis, et j’y ai un avocat, – dans ce pays-là il y en a beaucoup, – qui disait très nettement que le meilleur moyen de prouver son droit était d’avoir un bon petit danger à suspendre sur la tête de ceux qui seraient d’avis de le contester.

– Ah ! ah ! fit joyeusement le marquis, lequel avait une assez belle humeur lorsqu’il devait chasser le lendemain, et commençait à s’amuser fort de la grotesque importance de maître Sonne-Toujours, et quel est ce péril, maître Jean ?

Jean parut embarrassé, tellement la question était directe ! mais Jean Guillé était trop persuadé de son importance et de sa valeur pour être embarrassé longtemps ; il répondit donc avec assurance :

– Autrefois, monsieur le marquis, du temps de l’ancien régime, le roi était tout-puissant et les nobles fort respectés. Il ne fallait pas être gentilhomme si on avait la fantaisie d’être pendu, vu que les gentilshommes étaient décapités.

– C’était leur droit, dit fièrement Raoul.

– Or, voyez-vous, monsieur le marquis, la République, en proclamant les droits de l’homme, a voulu qu’ils fussent tous égaux, et elle a institué la guillotine pour tous, nobles ou roturiers... elle a même, la guillotine, une préférence marquée pour les nobles...

– C’est-à-dire que tu me ferais guillotiner si tu pensais que j’eusse à élever quelque réclamation à l’endroit de mes biens ?

Sonne-Toujours ne répondit pas.

– Maître Guillé, dit Raoul avec hauteur et se levant d’un air froid et digne, tâchez donc, je vous prie, de ne point vous approprier par la menace ce que nul ne songe à vous réclamer. Je vous ai connu honnête homme jadis, vous n’avez pas besoin d’essayer de ne plus l’être pour conserver ce que personne ne vous veut arracher.

Et Raoul fit un pas pour sortir de la salle. Le sang du gentilhomme parlait en lui, à cette heure, plus haut que la voix de sa passion favorite.

Mais, au moment où il gagnait la porte, Rose se précipita vers lui et lui barra le passage.

– Monsieur le marquis, dit-elle humblement, vous êtes libre de quitter cette maison qui fut à vous, dont les buveurs de sang, que mon père préconise, vous ont dépouillé, et que lui, mon père, a achetée pour une poignée d’écus ; mais vous ne partirez pas sans que ma mère et moi vous suivions, car ni elle ni moi ne voulons être dans l’aisance lorsque notre ancien seigneur, celui dont nous avons mangé le pain pendant tant d’années, et au service duquel mon père et les siens amassèrent le peu qu’ils possédaient, sortira  pauvre et comme un proscrit de la demeure de ses pères.

Sonne-Toujours se leva, en proie à un accès de colère, mais un geste impérieux de sa fille, un geste rempli de dignité et de noblesse, le cloua à sa place.

– Mon père, lui dit-elle alors, faites donc des excuses à monsieur le marquis, si toutefois il veut bien les accepter.

Raoul ne répondit pas, mais il prit la main de la jeune fille et lui mit un baiser sur le front. Ce baiser était le pardon du père que le noble jeune homme accordait à l’enfant.

Maître Guillé éprouva alors comme un remords de ses cyniques paroles, il s’approcha de Raoul le chapeau à la main et lui dit :

– Monsieur le marquis, je suis un bavard incorrigible quand j’ai la tête montée par nos petits vins, et il me semble toujours que je suis à Auxerre, au club de l’Égalité, où on parle tant et tant de la guillotine, qu’on finit par rêver tout rouge pendant chaque nuit. Si j’ai dit un mot qui vous ait déplu, je suis prêt à vous en faire mes humbles excuses.

– Mon pauvre Jean, répondit le marquis avec douceur, je te pardonne d’autant plus aisément que ton pardon m’est demandé par la plus jolie fille du pays bourguignon. Maintenant laisse-moi te bien rassurer ; je n’ai ni les moyens ni la volonté surtout de te troubler dans ta joie de possession. Ce que tu as est à toi, garde-le. Ce n’est pas toi, mais la nation qui m’a volé. Par conséquent, si jamais j’avais la faculté de réclamer, ce serait à elle que je m’adresserais. Or, comme je suis proscrit, que la seule prétention que je puisse avoir est de mettre tout en œuvre pour soustraire ma tête au charmant jouet de M. de Robespierre, et que mon seul but en venant ici était de pouvoir chasser encore là où j’ai chassé pendant toute ma vie, laisse-moi te proposer un arrangement...

Ce mot d’arrangement, malgré les paroles rassurantes du marquis, donna le frisson à Jean Guillé.

– De quoi s’agit-il ? murmura-t-il avec anxiété.

– Lorsque je suis parti, reprit Raoul, je t’ai chargé de faire rentrer quelques sommes.

– C’est vrai, monsieur le marquis, et j’ai environ dix mille écus à vous.

– C’est bien ce que j’avais calculé. Dix mille écus au denier cinq font quinze cents livres de rente.

– Comme dirait Barème, monsieur le marquis.

– Tu es avare, continua Raoul, mais tu es honnête selon la lettre de la loi. Donc, je me fie à toi.

– Vous avez raison, monsieur le marquis, je ne défends que mon bien.

Raoul réprima de nouveau un sourire.

– Donc, je place ces dix mille écus chez toi, et tu m’en serviras le revenu.

– Je suis à vos ordres, monsieur le marquis.

– Tu me logeras et me nourriras, tu me laisseras chasser chez toi et t’accompagner lorsque tu découpleras un de tes équipages, et je te payerai ma pension à raison de cent livres par mois.

– Massacre de cerf ! je ne veux pas de cela, monsieur le marquis ! s’écria Sonne-Toujours, que la probité austère et simple de Raoul émouvait.

– Pardon, répondit celui-ci avec une fermeté fière, quoique sans aigreur, tu sais bien, mon ami, que les Pré-Gilbert, en dépit des révolutions, sont gens de noble race, et qu’ils ont coutume de ne rien devoir à personne. Donc, je te payerai cent livres par mois. Il m’en restera vingt-cinq pour mes menus plaisirs... pour acheter à ma petite Rose quelques-uns de ces colifichets qu’elle acceptait de moi, jadis, avec tant de plaisir.

Rose jeta à Raoul un regard d’orgueilleuse satisfaction, et sembla lui dire :

– C’est bien, marquis, c’est très bien !

– Un gentilhomme est assez riche de quinze cents livres de revenus, ajouta Raoul avec mélancolie, surtout lorsque son roi est mort de la main du bourreau et que les princes mangent le pain noir de l’exil.

Puis il se leva de nouveau, et dit simplement :

– J’ai fait quinze lieues à pied, je meurs de lassitude. Rose, veux-tu prendre un flambeau et me conduire à ma chambre ?

Rose obéit et précéda le marquis. Elle le conduisit à l’appartement qu’il occupait jadis. La noble enfant avait su faire respecter cette pièce, et la protéger contre la manie de bouleversements et de réparations qui possédait son père. Le plafond n’était pas veuf, comme dans les autres, de son écusson, et Raoul retrouva tout ce qu’il avait laissé à son départ.

Un moment absorbé par de pénibles souvenirs, le jeune homme oublia Rose et demeura immobile au milieu de la pièce ; mais Rose se mit à ses genoux, et lui dit, les larmes aux yeux :

– Raoul, monsieur Raoul, oh ! pardon pour l’infamie de mon père... oh ! pardon, il est fou et ne sait ce qu’il fait.

Raoul releva Rose ; et, en la relevant, il la regarda ; pour la première fois, peut-être, il s’aperçut qu’elle était belle ; – en même temps il éprouva comme une commotion électrique au cœur, et il devina son amour.

Raoul était parti enfant, il revenait homme, et il comprenait la portée d’un regard...

Or, dans le regard qui fut échangé entre eux, les deux enfants échangèrent leur âme tout entière, et Rose s’enfuit éperdue, étouffant un sanglot.

 

 

 

IV

 

 

Le marquis se mit au lit, persuadé qu’il allait fermer les yeux aussitôt et dormir tout d’une traite jusqu’au jour ; il se trompait ; le sommeil ne vint point, l’image de Rose sembla s’asseoir à son chevet et lui commander l’insomnie.

Raoul avait alors près de vingt ans ; mais à peine savait-il les premiers bégaiements, possédait-il les premières notions de l’amour.

Son enfance, passée à la campagne parmi des natures simples et franches, loin du souffle corrupteur de la cour et des villes, n’avait atteint l’âge d’homme qu’à cette heure solennelle où la noblesse de France dut renoncer à l’amour, au bien-être, aux heures charmantes du repos et des rêves d’avenir, pour soustraire sa tête au fer de la guillotine, tirer l’épée, défendre et essayer ensuite de venger son roi.

En quittant Pré-Gilbert, Raoul ne songeait encore qu’aux innocentes et rudes émotions des fils de saint Hubert. Quand il revint de Coblentz, il n’avait guère acquis que des théories vagues et cet instinct confus, mais déjà vivace, qui s’implante au cœur de l’homme, et lui murmure que la femme est, en ce monde, le premier mobile, peut-être, de ses actions, de ses vœux, de ses aspirations vers l’avenir.

La vue de Rose, ce pressentiment qu’il éprouva de l’amour de la jeune fille, fut toute une révélation chez lui.

Rose l’aimait !

Elle l’aimait autrement qu’un frère et un bienfaiteur ; elle l’aimait comme la femme aime l’homme qu’aucun invincible obstacle ne sépare d’elle ; – elle l’aimait peut-être encore comme celui entre lequel et soi-même s’interpose une barrière infranchissable, tant la femme est séduite par la poésie du désespoir.

Il se souvint alors de mille circonstances passées pour lui inaperçues, de mille riens charmants qui n’eussent certainement point échappé à un homme moins ignorant des mystères de la vie et du cœur.

L’enfance de Rose passa tout entière devant ses yeux, et, dans ses larmes et ses sourires de petite fille, dans ses coquetteries mutines, dans ses puérils dépits, il lut et comprit dix années d’amour qui lui avaient échappé. Les moralistes ne seront peut-être pas tous de notre avis, mais il est bien certain, cependant, que la pensée et le mot de mariage sont toujours loin de l’imagination de ceux qui, pour la première fois, viennent à songer à l’amour.

Rose apparut à Raoul comme nous apparaît cette première idole rêvée longtemps par notre cœur à l’insu de notre esprit ; et Raoul oublia, ou plutôt il ne songea point une minute que Rose était la fille de son intendant, partant d’une condition essentiellement inférieure à la sienne, qui lui interdisait toute pensée, tout projet d’union pour l’avenir. Il ne vit et ne comprit qu’une chose, c’est que Rose l’aimait et qu’il allait aimer Rose. Toute autre pensée, coupable ou non, demeura loin de son esprit. Quant à sa fortune perdue, à son château passé aux mains avides de Sonne-Toujours, à sa position redoutable et critique de proscrit, aux périls immenses qu’un mot imprudent, une délation de la part d’un domestique lui pouvait faire courir, il n’y songea.

Cependant, comme les angoisses de l’âme finissent toujours par s’incliner devant les lassitudes du corps, ce qui est un signe infaillible de la faiblesse de notre nature, Raoul, qui avait cheminé toute la journée et qui était brisé de fatigue, finit par s’endormir.

Peut-être rêva-t-il à Rose, mais il s’endormit. La voix sonore du citoyen Jean Guillé l’éveilla au point du jour.

Allons, monsieur le marquis, disait-elle, le bois est fait, la bête détournée, les chiens sont couplés et hurlent sous le fouet, il faut partir !

Raoul avait fait des rêves si doux, où Rose était mêlée sans doute, qu’il fut un moment le jouet d’une étrange et charmante illusion. Il crut avoir eu le cauchemar, et, s’imaginant que la terreur, Coblentz, l’armée de Condé, n’étaient qu’un songe, il se crut encore à ce temps heureux où Sonne-Toujours, avec sa veste de piqueur, le venait éveiller et sonnait le boute-selle.

L’illusion s’évanouit lorsqu’il vit entrer le nouveau propriétaire de Pré-Gilbert en galant justaucorps de chasse et bottes à l’écuyère, comme il était vêtu autrefois, lui Raoul.

Le citoyen maire de Pré-Gilbert avait eu à soutenir, la veille au soir, après la retraite du marquis, un rude assaut contre sa femme et sa fille.

Les deux femmes, s’armant de courage, invoquant l’honneur, la reconnaissance, la dignité personnelle et la mémoire du passé, tous ces nobles guides de l’homme dans le chemin de la vie, lui avaient reproché son odieuse et burlesque conduite.

Jean Guillé, on le devine, était demeuré sourd à l’endroit de la restitution des biens du marquis, mais il avait reconnu ses torts sur tous les autres faits, et racheté, provisoirement du moins, la paix du ménage, en jurant d’être respectueux et plein d’égards pour son ancien maître.

La nuit porte conseil ; Jean Guillé avait fort réfléchi sur l’oreiller, et la conclusion obligée de ses réflexions avait été celle-ci : à savoir que, pour que lui, Guillé, eût la conscience en repos et pût jouir en paix de cette grande fortune qu’il devait au hasard, lequel l’avait fait riche en appauvrissant le marquis, il devait plaindre de toute son âme son ancien seigneur, lui témoigner une respectueuse sympathie, et agir avec lui comme s’il était encore son piqueur, et que lui, Raoul, eût conservé son bien et son titre de seigneur châtelain de Pré-Gilbert.

L’ancien intendant, cette résolution prise, s’était paisiblement endormi du sommeil des justes, et sans le moindre scrupule, après avoir ordonné, toutefois, à son piqueur d’aller détourner un daim dans le bois voisin, et fixé le lieu du rendez-vous de chasse.

Au matin donc, maître Jean Guillé, dit Sonne-Toujours, entra dans la chambre de Raoul et l’éveilla. Raoul sauta à bas du lit, prit dans sa garde-robe, demeurée intacte, des habits convenables pour remplacer ses haillons de la veille, reçut l’ancien piqueur avec un sourire, et se trouva prêt en dix minutes.

– Nous avons un daim superbe à courir, dit Sonne-Toujours, un dix cors, monsieur le marquis !

– Oh ! oh ! fit Raoul joyeux et redevenant veneur.

– Nous ferons une belle journée, je vous jure.

– Tant mieux, morbleu !

– Et nous aurons, un cuisseau de venaison à dîner, je vous en réponds.

Puis, envisageant le marquis :

– Vous avez bien fait, dit-il, de laisser pousser votre barbe ; il faut vous regarder de bien près pour vous reconnaître ; et quoique, ajouta-t-il en se rengorgeant, j’aie quelque influence dans le district, et puisse, à la rigueur, vous protéger contre tout péril, il vaut mieux qu’on ignore votre présence à Pré-Gilbert. Je tiens à me maintenir dans l’esprit du citoyen Robespierre. C’est un homme qui a des idées à lui, et qui n’est pas du goût de tout le monde, j’en conviens, mais je vous réponds qu’il a du bon, malgré ça.

Raoul fronça le sourcil et ne répondit rien.

– Or donc, monsieur le marquis, je vous ai fait passer, aux yeux de mes officieux, pour un mien cousin qui avait fait comme l’enfant prodigue, afin d’expliquer vos haillons, et, devant eux, je vous donnerai simplement le nom de Raoul, quoique pour moi, et n’en déplaise à mon ami le citoyen Robespierre, vous soyez toujours le marquis de Pré-Gilbert.

– C’est bien, dit Raoul.

– Par conséquent, chassez en paix, nul ne vous troublera ici.

Le ton respectueux de Sonne-Toujours inspirait au marquis une pitié sympathique pour ce pauvre diable de millionnaire qui voulait, à tout prix, conserver ses trésors.

Il le suivit à la salle à manger, où Rose avait préparé la halte du matin.

Les deux jeunes gens rougirent l’un et l’autre en se regardant, et Raoul monta à cheval, dix minutes après, avec moins d’ardeur qu’on eut dû le supposer de la part d’un homme qui avait bravé l’échafaud et fait trois cents lieues à pied pour venir chasser.

Malgré sa résolution d’être plein d’égards et de respect pour son ancien maître, Sonne-Toujours oublia plusieurs fois, pendant les épisodes de cette journée de chasse, qu’il est inutile, du reste, de raconter, le serment qu’il avait fait à sa femme et à sa fille. Plusieurs fois il se laissa aller à des tirades républicaines au moins choquantes pour le marquis, à des bouffées de vanité sur sa fortune et ses vastes domaines, qui durent faire éprouver à Raoul un sentiment de profonde amertume.

Mais on ne se refait point à cinquante-deux ans, et Sonne-Toujours avait le défaut d’être vaniteux et vantard.

Le daim détourné fut couru, forcé et pris en quelques heures ; les veneurs revinrent au château vers la brune : le citoyen Guillé radieux et triomphant comme un parvenu à qui tout vient à souhaits, Raoul mélancolique et peiné comme un homme amoureux, pour la première fois de sa vie.

 

 

 

V

 

 

Nous n’entreprendrons pas de raconter jour par jour et heure par heure la nouvelle existence que Raoul commença à Pré-Gilbert, dans cette maison de ses pères, passée entre ses mains, et dont il n’était plus que l’hôte. Dans le pays on aimait le jeune homme. Ceux qui le reconnurent, et il y en eut beaucoup, gardèrent religieusement le secret de son retour ; il ne fut donc pas inquiété. Nous nous bornerons donc à esquisser sommairement les détails indispensables à l’intelligence de notre récit.

Raoul était d’une philosophie peu commune, philosophie dont, cependant, la noblesse d’alors donna des preuves nombreuses dans les prisons et sur les marches de l’échafaud.

Il s’était résigné à la perte de ses biens, il n’avait pas de famille, peu lui importait la pauvreté. Vivre de l’air natal, chasser sur les terres où s’écoula son enfance, tel avait été d’abord son unique vœu, et il était rentré dans sa maison devenue celle de Sonne-Toujours, sinon avec calme et indifférence, au moins avec la résignation et la force d’âme des grands cœurs.

Cependant il eut quelque peine à s’accoutumer au jargon tout nouveau, à l’importance de fraîche date de maître Guillé, qui s’était si bien habitué à l’opulence et à ses fonctions de magistrat qu’on eût juré qu’il n’avait jamais connu d’autre condition.

Aussi Raoul voyait-il le moins possible son ancien piqueur. Quand ils chassaient ensemble, il enfonçait l’éperon aux flancs de son cheval, piquait à gauche lorsque Jean Guillé prenait à droite, et se rendait toujours à l’hallali par un autre chemin.

Le plus souvent le jeune marquis prenait un fusil, sifflait un chien d’arrêt, et broussaillait modestement les coteaux des environs, tirant des perdrix et des lièvres au déboulé.

Au reste, il éprouvait un besoin impérieux de solitude depuis quelque temps, – il se plaisait dans un isolement absolu, et rêvait.

Cette rêverie, cet isolement étaient la conséquence forcée de la métamorphose qui s’était opérée en lui. Il aimait Rose ; il ne le lui disait et ne se l’avouait même pas.

Il ressentait une joie indicible à se trouver seul avec elle, le soir, aux approches du crépuscule, tandis que Claire veillait aux soins du ménage, et que le citoyen maire de Pré-Gilbert sonnait un hallali courant, au loin, sous la futaie.

Alors c’était plaisir et merveille de voir ces deux enfants se regarder et se parler bas de choses insignifiantes la plupart du temps, car jamais ni l’un ni l’autre ne prononçaient un mot d’amour. Mais l’amour se trahissait dans leurs gestes, dans le son de leurs voix, dans leurs moindres actions.

Cet amour n’échappa bientôt plus à Claire, la mère clairvoyante ; et la pauvre femme, qui ne savait plus à quel saint se vouer pour ramener son mari à des sentiments de reconnaissance et d’équité, se prit à concevoir l’espérance que le marquis oserait peut-être descendre jusqu’à sa fille, et qu’ainsi on lui pourrait rendre sa fortune.

Plusieurs fois même elle essaya de vaincre sa timidité naturelle, car elle tremblait devant le terrible maire de Pré-Gilbert, comme ces feuilles jaunies que roulait le vent de novembre dans la cour du château ; mais, au dernier moment, la force lui manquait, elle n’osait plus... D’ailleurs, maître Sonne-Toujours, rassuré sur les intentions du marquis, après avoir été de belle humeur et tout guilleret pendant la première quinzaine du séjour de Raoul au château, maître Sonne-Toujours, disons-nous, était redevenu sombre, taciturne, inquiet... il avait des accès d’humeur noire qu’il n’osait faire retomber sur le marquis, mais dont souffraient sa femme et sa fille ; souvent il se prenait à accuser la Convention de mollesse et le citoyen Robespierre d’inertie. « Les ennemis de la patrie, disait-il souvent, ont un trop libre accès sur le territoire de la république. »

L’inquiétude du pauvre homme, cette inquiétude qui le poussait à la férocité, avait pris sa source un matin dans une réflexion subite qui lui traversa le cerveau.

Le marquis, se dit-il, est un honnête garçon, et il n’a pas l’intention de me dépouiller, au moins pour le moment, c’est clair, mais les temps peuvent changer. Voici qu’on vient de rendre la fille de Louis XVI, le dernier enfant des tyrans demeuré sur le sol français, à son oncle l’empereur d’Autriche ; je suspecte le citoyen Robespierre de vouloir renverser la république pour rappeler la monarchie...

À cette pensée le citoyen maire de Pré-Gilbert frissonna de tous ses membres.

– Et, poursuivit-il, si la monarchie revenait, grand Dieu ! je serais un homme perdu, un homme dépouillé, ruiné, réduit à l’aumône, un gueux qui s’en irait par les routes mendiant son pain. Car, enfin, en admettant que le marquis ne réclamât rien, d’autres réclameraient pour lui ; ses voisins reprendraient possession de leurs châteaux, et il finirait par imiter ses voisins. D’ailleurs, si le roi revenait, je serais obligé de fuir, moi qui suis un patriote, un bon républicain ; si je ne fuyais pas, on me pendrait... et quand on m’aurait pendu...

Jean Guillé s’arrêtait forcément à cette horrible pensée qui hérissait ses cheveux ; puis il continuait avec un soupir déchirant :

– Et si on ne me pendait pas, on me forcerait toujours à restituer... comme si je n’avais rien payé... comme si j’avais volé mon château, mes bois, mes terres, tout ce qui est à moi... bien à moi !

À partir du jour où il fit cette réflexion, Jean Guillé perdit le sommeil et l’appétit ; il saluait toujours le marquis très bas, mais il lui lançait à la dérobée de fauves et brûlants regards... il eût voulu le pulvériser...

Quand le jour venait, et qu’il baignait son front brûlant dans l’air du matin, il enveloppait d’un mélancolique regard le vaste panorama de ses propriétés, et il soupirait profondément, et murmurait avec une cruelle émotion :

– On m’enlèvera tout cela ! on me volera tout ! Oh ! la guillotine s’endort...

Et alors, la fureur le dominant, en proie à une fiévreuse terreur, il lui venait en tête une exécrable pensée ; il voulait aller dénoncer au district la présence de Raoul à Pré-Gilbert, le livrer à la justice des bourreaux, le jeter en pâture à cette guillotine toute rouge, et qui ne se lassait point de hisser et de laisser retomber son couperet.

Cependant cet affreux dessein lui faisait aussitôt monter la honte au front, et il en repoussait la pensée avec énergie.

Jean Guillé était un homme aveuglé par la possession, ivre de sa fortune qu’il était loin de supposer mal acquise ; mais il était honnête au fond, et incapable de succomber à la tentation de se débarrasser de celui dont le voisinage l’épouvantait si fort. Mais il eût donné, néanmoins, tout au monde, hormis son bien, pour savoir le marquis à deux cents lieues de Pré-Gilbert, sur le Rhin avec les princes, ou au diable.

Maître Sonne-Toujours était de ces hommes qui croient affaiblir un péril en en reculant l’imminence.

Un jour, cependant, il dit au marquis :

– Vous m’assurez bien, monsieur le marquis, que vous ne comptez pas réclamer ?

– Je te le jure.

– Même si le roi revenait ?

– Sans doute.

– Et si l’on vous y forçait ?

– Qui cela ?

– Dam ! le roi.....

– Le roi aura bien autre chose à faire.

– Les gentilshommes vos parents, et vos voisins.....

– Mon ami, dit froidement le marquis, on ne force jamais un homme à reprendre ce dont il ne veut plus.

Et Raoul lui tourna le dos en riant.

Jean Guillé se trouva rassuré pour une heure, mais ses terreurs le reprirent bientôt, et il finit par songer sérieusement, tout en ménageant la chèvre et le chou, à expulser doucement et petit à petit le marquis du château.

Une circonstance imprévue vint lui faire la partie belle et amener le dénouement de ses burlesques terreurs.

 

 

 

VI

 

 

Raoul aimait Rose, et Rose aimait Raoul ; – pourtant Rose n’avait jamais soupiré : Raoul, je vous aime ! et Raoul n’avait pas dit non plus : Je t’aime, ma petite Rose, je t’aime autrement que je ne t’aimais...

Cependant les deux enfants se rencontraient et se voyaient à toute heure. Raoul ne chassait presque plus. Rose passait de longues heures assise auprès de la fenêtre, quand Raoul se trouvait dans la salle à manger, la pièce où se tenaient d’ordinaire les hôtes du château de Pré-Gilbert.

Enfin, leur bouche seule était muette, leurs yeux disaient éloquemment leur amour.

Claire, qui déjà l’avait soupçonné, n’en pouvait plus douter à cette heure, et elle s’en réjouissait, espérant que son mari, éclairé enfin, ferait un retour sur lui-même et offrirait à Raoul et sa fortune et la main de sa fille.

Mais Sonne-Toujours était trop absorbé, en vérité, par ses préoccupations et sa terreur pour voir autre chose qu’un ennemi et un spoliateur dans le marquis.

Claire fit donc, un jour, un effort sur elle-même, elle s’arma de courage et aborda Jean Guillé, au moment où Raoul chassait dans les vignes environnantes, et tandis que Rose était assise au bord de la rivière à l’ombre d’un saule. On était alors au commencement d’août, le milieu du jour approchait et la chaleur était étouffante.

L’honnête citoyen, maire de la commune de Pré-Gilbert, assis sur le seuil de sa porte, sur lequel un mur voisin projetait son ombre, essuyait, avec un mouchoir, la sueur qui découlait de son front chauve, et soupirait profondément en contemplant la prairie qui s’étendait devant le château. Ce fut en ce moment que Claire l’aborda.

– Jean, lui dit-elle, si tu trouvais l’occasion de réparer tes torts envers M. le marquis ?

– Je n’ai pas de torts...

– Écoute-moi. Si tu pouvais lui être agréable sans lui rendre sa fortune ?

– Hein ? fit l’ancien piqueur rassuré, que veux-tu dire, femme ?

Claire s’assit auprès de Sonne-Toujours, et lui prit la main.

– Dis donc, mon ami, fit-elle, si, il y a dix ans, du temps du roi et des seigneurs, on t’avait proposé de marier ta fille à un gentilhomme, à M. le marquis de Pré-Gilbert, par exemple, aurais-tu accepté ?

– Pardienne ! fit naïvement l’ancien piqueur.

– Eh bien ! si, aujourd’hui...

– Plaît-il ?

– Rose aime Raoul... hasarda Claire.

Sonne-Toujours fit un soubresaut et se leva brusquement.

– Que me chantes-tu là ? dit-il.

– Et le marquis aime Rose, acheva Claire.

Et comme Jean Guillé gardait un majestueux silence, Claire raconta à son mari tout ce qu’elle avait vu, observé, deviné et compris, et dans sa joie naïve, elle se jeta à son cou en lui disant :

– Oh ! tu redeviendras honnête et bon, n’est-ce pas ?

Le citoyen maire avait froidement écouté sa femme jusqu’au bout. Lorsqu’elle eut fini, il la regarda dédaigneusement et lui dit :

– Vous êtes folle, madame Guillé, folle à lier.

– Folle ? murmura-t-elle avec stupeur.

– Sans doute ; vous voulez marier ma fille, qui aura après nous trente mille livres de rente, à un homme ruiné. Cela n’a pas le sens commun.

– Jean...

– Mais, ma chère, reprit le piqueur avec dignité, vous oubliez, en vérité, que le jour où cet ennemi de la patrie, ce ci-devant oublié de la guillotine, l’épouse légitime du citoyen Brutus Samson, aurait pris notre fille pour femme, il redeviendrait insolent et fier comme l’étaient les nobles.

– Mon Dieu ! murmura Claire levant les yeux au ciel au souvenir des nobles actions et de la bonté de son ancien seigneur.

– Ce jour-là, continua Sonne-Toujours, on reléguerait le vieux Jean Guillé dans son pavillon, on l’appellerait le bonhomme... Il ne faudrait pas un an pour qu’on en refît un piqueur...

– Oh ! fit Claire avec douleur.

– Sans compter, poursuivit maître Jean Guillé, que je veux être représentant, que je veux conserver l’amitié précieuse du citoyen Robespierre, et que ce ne serait pas en prendre le chemin que de contracter une pareille mésalliance.

Et s’exaltant par degrés :

– Comment ! s’écria-t-il, ce vagabond, ce gueux, cet homme ruiné et hors la loi, a osé prétendre à ma fille ! c’est réellement incroyable ! Et cette pécore, évite péronnelle, s’est permis d’écouter ce beau fils... Oui dà ! j’y mettrai ordre, madame Guillé, je vous en réponds... ah ! vous allez bien voir !

En ce moment, Rose revenait du bord de l’eau et s’avançait toute pensive vers le château, au seuil duquel maître Jean Guillé venait de s’asseoir majestueusement.

– Ah ! vous voilà ? dit-il au moment où Rose arrivait près de lui, vous voilà, fille insoumise et rebelle, qui vous permettez de disposer de votre cœur et supposez que je vous laisserai libre de disposer de votre main ?

Rose regarda son père.

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

– Comment ! s’écria Jean Guillé, comment, petite malheureuse, fille dénaturée, tu te permets d’aimer un homme sans le consentement de ton père ? Et quel homme, s’il vous plaît ? un ci-devant, un ennemi de la patrie, qui hait le citoyen Robespierre et ne reconnaît pas l’existence de l’Être suprême, un homme ruiné, un vagabond, un...

Rose imposa silence à son père d’un geste.

– Vous êtes fou, ingrat et méchant, lui dit-elle. Et qui vous a dit, mon père, que moi, Rose Guillé, la fille du piqueur, j’oserais jamais prétendre à devenir marquise de Pré-Gilbert ? Êtes-vous donc aveuglé à ce point que vous supposez qu’un gentilhomme dépouillé par son vassal épousera jamais la fille de ce vassal ? Vous êtes fou, mon père, mille fois fou, et c’est à en hausser les épaules...

Ces paroles de Rose exaspérèrent Sonne-Toujours.

– Eh bien ! s’écria-t-il, qu’il y vienne, ce marquis, ce gentilhomme, ce seigneur d’autrefois, demander la main de la fille de son ancien vassal, et nous verrons comme il sera reçu !

Sonne-Toujours achevait à peine, que Raoul de Pré-Gilbert tournait, en revenant de la chasse, l’angle du bâtiment et s’avançait lentement vers lui, si lentement que Sonne-Toujours eut peur et recula d’un pas.

Raoul alla jusqu’à lui, le toisa dédaigneusement et avec un accent de mépris glacé :

– Et qui vous dit, fit-il, maître Jean Guillé, qui vous dit que moi, marquis de Pré-Gilbert, j’irai vous demander la main, non de la fille de mon ancien piqueur, mais de la fille de l’homme qui a acheté mes biens à vil prix, afin de recouvrer ainsi ma fortune ? Vous déraisonnez, bonhomme ! Et Raoul tourna le dos au citoyen maire de Pré-Gilbert stupéfait !

En ce moment, un officieux de maître Sonne-Toujours arriva du village courant à toutes jambes.

– Citoyen, dit-il, on vous attend à la commune, le conseil municipal est assemblé ; il y a de graves, de terribles nouvelles de Paris... le citoyen Robespierre est mort !

Jean Guillé poussa un cri, – il lui semblait voir la monarchie restaurée, le roi sur le trône, – et se dresser la potence qui l’attendait.

Et, pris de vertige, oubliant sa femme, sa fille et Raoul, il se précipita dans la direction de Pré-Gilbert avec l’allure inégale et saccadée d’un fou.

 

 

 

VII

 

 

Le trouble que manifestait son mari épouvanta Claire à ce point qu’elle courut après lui, et laissa Raoul et Rose en présence.

Raoul était pâle de colère, Rose baissait les yeux et tremblait.

Les deux jeunes gens demeurèrent un moment immobiles, muets, et n’osant lever les yeux l’un sur l’autre.

Enfin le marquis fit un pas vers elle, lui prit doucement la main et lui dit avec tristesse :

– Ma petite Rose, je suis le dernier de ma race, et, comme tel, je n’avais à rendre compte à personne de mes actions. Si nous eussions vécu en un autre temps, si le roi régnait encore, si j’étais toujours le marquis de Pré-Gilbert, riche de trente mille livres de rente, indépendant, pour braver un préjugé, debout et puissant comme il l’était jadis, et non point foulé aux pieds et tourné en dérision par les idées et les mœurs républicaines, si, enfin, tu étais encore la fille de Jean Guillé, mon piqueur, et non la fille du citoyen Guillé, un des plus riches propriétaires du canton, l’influent au district, je me mettrais à tes genoux, mon enfant, je prendrais tes deux mains dans les miennes et je te dirais :

« Rose, mon cher ange, noble cœur vaut noble nom ; vertu et beauté valent naissance ; tu m’aimes et je t’aime, veux-tu partager ma vie, accepter ma main et me permettre de te rendre heureuse ?... »

– Jamais ! jamais ! murmura Rose en éclatant en sanglots.

– Mais les temps sont changés, mon enfant, continua Raoul avec tristesse, tu es riche et je suis pauvre. Les tiens sont forts, ils ont le pouvoir en mains. Moi et ceux de ma caste, nous sommes les faibles et les vaincus. T’épouser aujourd’hui serait une lâcheté, et quelque perfide qu’ait été le sort des combats, les vaincus doivent noblement supporter leur défaite. Honte et malheur au gentilhomme appauvri et réduit à l’impuissance, qui songerait à redorer son écusson par une mésalliance qu’il aurait eu le droit de contracter, lorsqu’il pouvait tout donner à la femme dont maintenant il recevrait tout !

Il lui mit un baiser au front et lui dit :

– Adieu donc, mon enfant, je vais quitter le château et le pays, et jamais je n’y reviendrai. J’emporterai ton image et ton souvenir au fond de mon cœur, ils y vivront jusqu’à mon dernier soupir. Songe à moi quelquefois, tâche d’être heureuse ; si je puis apprendre ton bonheur quelque jour, je supporterai avec plus de courage les misères et les privations de l’exil. Adieu...

Raoul voulut s’éloigner, Rose se précipita à ses genoux et murmura :

– Raoul, monsieur Raoul, par grâce écoutez-moi...

Il la fit asseoir sur un banc placé auprès de la porte, s’assit à côté d’elle et lui dit :

– Parle, je t’écoute.

– Monsieur le marquis, lit-elle d’un ton dont le respect atténuait la tendresse, je mourrais de honte et de douleur si vous pouviez soupçonner un moment que j’ai eu la pensée, moi la fille de l’homme qui vous a volé et trahi en abusant de votre confiance, d’aspirer jamais à votre main...

Je vous aime, monsieur Raoul, mais comme on aime celui qui fut bon et généreux, et qui n’a recueilli d’autre fruit de ses nobles actions que la plus noire ingratitude. Je vous aime, mon Dieu ! mais je vous aime tomme le chien demeuré fidèle aime son maître ; comme on aime l’homme assez noble, assez généreux pour pardonner au père ses lâchetés et son infamie, et presser en même temps les mains de sa fille... Monsieur Raoul, murmura Rose en sanglotant, vous avez raison de vouloir quitter cette maison qui fut à vous et qu’on vous a volée ; vous avez raison de vouloir fuir cette terre de France qui fume encore du sang de son roi, de répudier ce malheureux pays aveuglé qui a foulé aux pieds ses lois, ses mœurs, son Dieu, insulté la mémoire de ses aïeux et jeté leur cendre au vent. Partez, monsieur le marquis ; à ceux qu’a trahis la fortune une mort glorieuse reste seule. Allez mourir en gentilhomme, Raoul, qui meurt bien a noblement vécu !

Et maintenant, acheva-t-elle en lui jetant ses deux bras autour du col, maintenant que tu sais bien, ô mon Raoul ! que je n’ai jamais eu l’audace de songer à devenir ta femme, maintenant laisse-moi te parler de mon amour, car il est désintéressé et pur ; laisse-moi te dire que depuis bien longtemps mon cœur tressaillait au son de ta voix, que je frissonnais et tremblais quand ta main pressait la mienne, lorsque tes lèvres effleuraient mon front, – que j’étais jalouse de tes chiens couchés en rond à tes pieds, jalouse de ton cheval favori, dont tu caressais l’encolure noire et lustrée avec tendresse, et qui mangeait une poignée d’orge dans ta main. Tu pars, mon Raoul, oh ! laisse-moi te suivre... te suivre partout où tu porteras tes pas d’exilé et ton infortune. Je serai ton amie, je t’environnerai de mes soins, de mon affection, je partagerai tes mauvais jours et je te parlerai d’espérance. Vivre auprès de toi comme une servante, comme ce lévrier que tu aimais tant, réchauffer tes mains glacées dans les miennes, veiller quand tu sommeilleras, panser tes blessures aux soirs du combat, mourir de douleur le jour où t’atteindra la mort des braves ! ah ! c’est là le seul, l’unique bonheur que j’aie jamais osé rêver... Ce bonheur, me le refuseras-tu ?

Raoul contempla, pendant dix secondes, cette noble et belle créature qui lui souriait à travers ses larmes et le suppliait d’être heureux en se dévouant à son bonheur ; il sentit son cœur se soulever et battre avec violence, il lui sembla voir le voile qui cachait l’avenir se déchirer brusquement et lui montrer une longue suite de jours calmes et sereins comme les belles soirées d’automne qui succèdent tout à coup aux tempêtes, et, se mettant à son tour aux genoux de Rose :

– Rose, mon enfant, lui dit-il, si tu te sens assez de courage pour renoncer à cette fortune...

– Qui n’est point à moi, fit-elle avec indignation, qui est un vol honteux, une infamie, qui retombe en taches de boue sur mon front.

– De renoncer à ton père, à ton pays, à tout un avenir... si la vie orageuse du proscrit ne t’épouvante pas, eh bien ! fuyons ensemble, nous retournerons auprès des miens, nous nous jetterons aux genoux du roi Louis le dix-huitième, de ce roi sans royaume dont la volonté sera toujours ma loi, à qui mon respect, mon sang et ma vie appartiendront jusqu’à leur dernière goutte et leur dernier souffle, et je le supplierai d’être le témoin nuptial de madame la marquise de Pré-Gilbert.

– Jamais ! dit Rose ; vous oubliez qui je suis, monsieur Raoul.

– Je sais que tu es une noble et belle créature, Rose ; je sais que tu seras digne, pauvre et ruinée comme lui, comme lui sans asile, de partager la vie du marquis de Pré-Gilbert, ce vagabond gentilhomme, ce seigneur sans vassaux, ce Français sans patrie.

Pendant que les deux jeunes gens parlaient ainsi, ils ne s’étaient point aperçus du retour de Claire.

Claire était à deux pas, tremblante et toute émue de ce qu’elle entendait, pleurant de joie à la simple et noble éloquence de sa fille, dont le désintéressement faisait son orgueil.

Raoul leva les yeux, l’aperçut et laissa échapper une exclamation de surprise. Claire alla à lui, prit sa main, qu’elle baisa, et lui dit :

– Monsieur le marquis, mon cher et bon maître, voulez-vous me laisser vous suivre comme elle, et comme elle partager votre destinée ?...

– Oh ! oui, dit Raoul, oui, venez, ma bonne Claire, venez avec nous.

– Raoul, fit Rose avec fermeté, je vous suivrai, nous vous suivrons toutes deux, mais je ne serai point votre femme. Vous le disiez tout à l’heure, honte et malheur au gentilhomme qui se mésallierait lorsqu’il ne lui reste plus que le nom de ses pères !...

 

 

 

VIII

 

 

Pendant que ce drame pathétique se déroulait au château, le citoyen maire de Pré-Gilbert courait à la commune, en proie à une agitation sans égale.

– Massacre de cerf ! murmurait-il, bronchant et buttant à chaque pas, tant sa terreur était grande et lui obscurcissait la vue, massacre de cerf ! les tyrans reviennent ! Le citoyen Robespierre, cet homme généreux, ce grand citoyen qui avait eu l’idée lumineuse, la généreuse pensée de mettre en vente les biens d’émigrés et de créer les assignats, le citoyen Robespierre est mort ! Je suis un homme perdu...

À l’heure qu’il est, peut-être le tyran a-t-il déjà repris possession de Paris ; peut-être brûle-t-on déjà la corde de chanvre qui servira de cravate au patriote Jean Guillé, à ce grand citoyen qui avait inspiré une telle confiance à la Convention et à la patrie, qu’on lui avait permis de garder sa meute... On le dépouillera, on lui prendra tout, terres, château, prairies, hautes futaies, on le chassera de chez lui ; on l’enverra pendre à Auxerre... Massacre de cerf et damnation !

Et l’ancien piqueur avait des larmes plein les yeux, et il pleurait ce bon monsieur de Robespierre avec une sincérité digne d’éloges. Lorsqu’il arriva à la commune, les abords en étaient encombrés par une foule trépignante, avide de nouvelles, parmi laquelle il y avait des gens inquiets et terrorisés.

On venait d’apprendre le 9 thermidor, l’irritation du peuple, qui avait essayé d’enrayer et de faire rebrousser chemin à la dernière charrette qui emportait André Chénier se frappant le front, et disant : J’avais encore là quelque chose !

L’arrestation, le jugement, l’exécution de Robespierre et de ses complices, augmentés de commentaires de toute nature, de bruits et de rumeurs les plus en désaccord, étaient déjà connus des deux tiers de la France.

On disait que le peuple, las de ce joug de fer rouillé par le sang, et qu’on avait en vain essayé d’appeler du nom de liberté, allait rappeler ses rois. On disait aussi que l’armée, à la tête de laquelle commençaient à surgir des généraux comme Hoche, Marceau, Kléber et Bonaparte, ne voulait plus qu’un misérable, un assassin affublé du nom de Commissaire de la Convention, envoyât ses chefs à l’échafaud le soir d’une victoire, et qu’elle s’était juré de rendre la paix intérieure à cette nation triomphante au dehors, grâce à elle.

Aussi les patriotes de Pré-Gilbert, ceux qui avaient entouré l’échafaud avec enthousiasme et entonné le plus vigoureusement la Marseillaise, avaient-ils grand-peur et tremblaient-ils de tous leurs membres.

En pénétrant dans la salle de la commune, le citoyen maire trouva les conseillers consternés ; ils s’accusaient déjà les uns les autres et se menaçaient de délations réciproques ; tous frissonnaient en écoutant les rumeurs du dehors et les sourds murmures de toute une population à laquelle la terreur avait longtemps imposé silence, et qui se réveillait et sortait tout à coup de son apathie.

On entoura maître Sonne-Toujours ; on lui remit les dépêches qui venaient d’arriver et qu’on avait ouvertes ; on le questionna, on lui demanda conseil...

Mais Sonne-Toujours était incapable de donner des conseils, il ne savait plus, le malheureux, où donner de la tête lui-même, et il s’écria d’une voix lamentable :

– Nous sommes tous perdus, nies amis, perdus et ruinés ! la République est à sa dernière heure, les tyrans sont à nos portes, il ne nous reste plus qu’à fuir !

À ce sauve qui peut ! prononcé par le chef de la municipalité, les conseillers pensèrent qu’ils étaient déliés de tout serment, affranchis de tout devoir extérieur, et ils ne songèrent plus qu’à leur salut.

Ils quittèrent un à un la commune, et Jean Guillé finit par s’y trouver seul, abandonné de ses plus fidèles, et accueilli par les huées de la foule qui envahit tout à coup la salle pour l’en chasser.

– Eh ! Sonne-Toujours, lui crièrent quelques voix railleuses, beau châtelain de Pré-Gilbert, gare à toi ! monsieur le marquis va revenir, et il n’aura besoin que de son fouet pour te chasser de la maison où tu te trouvais si bien...

Ces paroles firent rugir le pauvre homme, et, fendant la foule, se faisant jour au travers, grâce à sa force herculéenne, il reprit en courant la direction du château, dans l’intention d’y assassiner le marquis, de l’étouffer et de l’écraser comme on écrase une couleuvre qu’on a réchauffée longtemps.

Mais, en courant, le citoyen maire se prit à réfléchir qu’il n’en serait que mieux pendu lorsqu’il aurait sur les mains du sang de son ancien maître, et, reprenant un peu de raison et de clarté d’esprit, il songea que le seul homme qui pût désormais le sauver, c’était le marquis.

Alors il se repentit amèrement des paroles de mépris qui lui étaient échappées naguère, et, revenant malgré lui au temps où il était piqueur du château, il se prit à penser qu’alors il se fût estimé trop heureux d’avoir le marquis pour gendre.

– Ah ! murmura-l-il, s’il voulait maintenant encore épouser Rose... il ne me dépouillerait pas ainsi... j’habiterais toujours le château... on ne m’en chasserait point comme un mendiant... et mon titre de beau-père du marquis de Pré-Gilbert me protégerait contre tout malheur, me sauverait de toute persécution...

Mais les dernières paroles de Raoul lui revinrent en mémoire :

– Croyez-vous pas, lui avait-il dit, que j’épouserai jamais la fille de l’homme qui a acheté mes biens à vil prix ?

Cette pensée cassa bras et jambes à Jean Guillé ; il s’assit les larmes aux yeux, au bord d’un fossé et murmura :

– Je suis perdu et ruiné, ruiné sans retour...

La noblesse et le désintéressement du marquis passèrent alors dans son souvenir. Sa propre infortune le rendant sensible enfin à l’infortune d’autrui, il revit le marquis en haillons, venant frapper humblement à la porte de son château, ne témoignant ni irritation ni douleur, résigné et calme en présence des revers de la fortune, et il songea, lui, Jean Guillé, qu’il avait dû, plus d’une fois, torturer et humilier son ancien maître.

– Je suis un misérable et un sot, se dit-il ; si j’avais rendu sa fortune au marquis, il aimait ma fille, il l’eût épousée... et j’aurais tout conservé...

Maître Jean Guillé se lamenta assez longtemps sur ce thème, puis il réfléchit encore ; et le résultat de cette nouvelle réflexion fut le dilemme suivant :

Si le marquis n’épouse pas Rose et que je conserve mes biens, j’aurai beau dire et beau faire, il est clair et certain que je ne les conserverai pas longtemps. La monarchie me chassera tout au moins, si elle ne me fait pendre.

Si, au contraire, j’offre au marquis de lui rendre sa fortune, d’abord il est possible qu’il ne l’accepte pas, car il est fier et a des idées à lui là-dessus ; et s’il l’accepte, ce ne sera qu’en épousant Rose. Dans le premier cas, il sera touché de mon bon mouvement, et comme il est généreux, quoique mauvais patriote, il se croira obligé de me protéger et on me laissera tranquille dans mon château et dans mes terres. J’aimerais assez ce premier cas.

Dans le second, il est tout simple que le gendre du père Sonne-Toujours, de Jean Guillé, le maire de Pré-Gilbert, un magistrat municipal, s’il vous plaît, ne puisse laisser pendre un aussi bon citoyen.

Maître Sonne-Toujours raisonnait assez juste, il faut en convenir, et il se remit en route beaucoup plus calme, et peu à peu il reprit quelques parcelles de cette merveilleuse importance et de cet aplomb officiel qu’il avait acquis dans l’exercice des fonctions du gouvernement. Lorsqu’il arriva au château, Raoul, Rose et Claire se trouvaient dans la même salle. Les deux femmes venaient de faire un léger paquet de quelques hardes de toilette, Raoul endossait un vêtement de voyage :

– Qu’est-ce que cela ? s’écria l’ancien piqueur.

Les deux femmes ne répondirent point d’abord, mais Raoul, sans daigner regarder Sonne-Toujours, lui dit froidement :

– Rose et Claire se disposent à faire un voyage !

– Un voyage ! massacre de cerf !

– Oui, dit Rose. Cela vous étonne, mon père ?

Jean Guillé était stupéfait.

– Et où donc allez-vous ? demanda-t-il.

– Vous avez tout à l’heure, répondit Rose, insulté trop gravement M. le marquis pour que sa dignité lui permette de rester plus longtemps chez vous. Or, puisque M. le marquis part, ma mère et moi, qui l’aimons et lui sommes demeurées fidèles et dévouées, nous le suivons, parce que nous ne voulons pas manger plus longtemps le pain qu’on récolte sur les terres du château et jouir d’une opulence dont nous répudions la source.

– Eh bien ! s’écria Jean Guillé, massacre de cerf ! vous ne partirez pas, parce que M. le marquis ne partira pas non plus.

Raoul haussa les épaules.

– Non, il ne partira pas, continua l’ancien piqueur avec véhémence, il ne partira point, parce qu’il est ici chez lui, et qu’on ne quitte pas sa maison.

Et maître Sonne-Toujours plia un genou devant Raoul et poursuivit :

– Mon cher maître et seigneur, Dieu m’est témoin que lorsque j’ai acheté vos biens pour deux cent mille francs d’assignats, c’était dans l’intention de vous les rendre ; mais que voulez-vous ? la fortune tourne la tête, la possession rend stupide ; j’ai été lâche et ingrat, et je ne mérite que votre colère... Laissez-moi, au moins, soulager ma conscience, me débarrasser du fardeau que j’ai sur le cœur, reprenez votre château, vos terres, tout ce que la République et moi vous avons volé... Je suis né pauvre et honnête, je veux mourir honnête et pauvre.

À ces paroles de Sonne-Toujours, les deux femmes se précipitèrent vers lui les bras tendus et murmurant :

– Enfin ! enfin ! sa folie est passée !...

Mais Raoul prit alors la main de Rose, et, s’adressant à son ancien piqueur :

– Mon pauvre Jean, lui dit-il, ce que tu viens de m’offrir me comble de joie, car c’est une preuve que tout sentiment d’honneur n’est point encore mort en toi. Mais je ne puis accepter.

– Vous... ne pouvez... articula le citoyen maire avec une émotion produite par la joie, et que les trois témoins de cette scène prirent pour de la douleur.

– Non, dit Raoul, car j’aime Rose et je la veux épouser. Si j’acceptais la restitution de ma fortune, ce serait, aux yeux du monde, la dot de ma femme que j’accepterais. Pour que je puisse élever Rose jusqu’à moi, il faut que je l’épouse pauvre et que je reste pauvre moi-même.

Tu t’exagères ton devoir en te croyant obligé de me rendre mes biens, tu les as acquis, ils sont à toi. Je n’ai rien à te réclamer. Si jamais le roi revient, il me les rachètera. Mais aujourd’hui je n’en veux pas. N’est-ce pas, Rose ?

Et il se tourna vers la jeune fille.

– Oui, répondit-elle, c’est bien, c’est très bien.

– Ainsi... balbutia Sonne-Toujours que l’émotion étranglait, vous ne... voulez...

– Je ne veux rien... si ce n’est la main de ta fille.

La résolution de Rose et du marquis était inébranlable. Ils voulaient partir et ils partirent.

Le citoyen maire du Pré-Gilbert aimait sa femme et sa fille, il eut donc le cœur serré et les larmes aux yeux en les voyant partir ; mais il aimait encore plus son château, ses bois, ses terres, et il se consola en pensant que le marquis partait avec elles et le débarrassait d’une perpétuelle et redoutable angoisse. Maître Sonne-Toujours était un de ces hommes pour qui les liens de famille n’ont de prix qu’alors qu’ils n’entravent leurs intérêts en aucune façon.

Il versa donc quelques larmes, mais il n’insista nullement pour retenir le marquis et sa nouvelle famille, et le lendemain de ce jour il était seul dans son château.

 

 

 

IX

 

 

Le 9 thermidor avait fait rentrer les bourreaux dans l’ombre ; les listes de proscriptions furent déchirées, la France commença à respirer.

Raoul, Rose et sa mère gagnèrent Paris. Là, un prêtre non assermenté maria les deux jeunes gens secrètement, car il ne fallait rien moins que la main puissante du premier consul pour rendre à la France le Dieu de ses pères et rouvrir ses églises, – et cette heure de délivrance n’avait point sonné encore.

Raoul retourna auprès des princes avec la jeune femme et la bonne Claire. Quant à maître Sonne-Toujours, il dissimula assez bien sa joie, lors du départ de son dangereux gendre, et bientôt, quand il apprit que le 9 thermidor, qui s’était montré sévère pour ce pauvre M. de Robespierre et ses collègues, n’avait point cependant aboli la république, il reprit en paix ses fonctions municipales, et s’abandonna de nouveau à toute l’ivresse de sa possession.

Mais cette ivresse fut de courte durée, bientôt le bonhomme s’aperçut de son isolement. La tristesse et l’ennui le prirent dans ses vastes domaines, il ne chassa plus, le remords pénétra réellement enfin dans son cœur, le suivit à travers les vastes salles de son château, s’assit à son chevet, et y veilla nuit et jour... Deux ans s’écoulèrent ; cet homme si fleuri et si gras maigrit à vue d’œil, et bientôt il fut en proie à une singulière monomanie.

Il se persuada que le marquis allait revenir, que la révolution était un rêve et n’avait jamais eu lieu ; – il reprit son habit de piqueur et fit revenir tous les anciens serviteurs du château. Un jour il manda des ouvriers, leur fit restaurer les écussons effacés des Pré-Gilbert, démolir les bâtiments qu’il avait construits et remettre le château sur le pied où il était lors du premier départ de Raoul.

C’était pitié de voir cet homme, courbé par le remords et la folie, parcourir, avec son habit de piqueur, cette vaste demeure où il était seul désormais, et dire parfois :

– C’est singulier, monsieur le marquis est en déplacement de chasse dans le Morvan, et il faut qu’il y prenne grand plaisir, car il ne revient pas.

Un jour, il eut un éclair de raison, et il sentit que sa fin approchait. Il écrivit son testament ; ce testament était une longue et touchante prière qu’il adressait à Raoul en le suppliant de reprendre son bien.

Après quoi il se commanda un cercueil et une pierre tumulaire.

Vers le soir sa folie le reprit, et il s’éteignit deux jours après.

On l’enterra dans le cimetière du village, et, sur la pierre qu’on avait taillée d’après ses ordres, on put lire cette inscription qu’il avait dictée :

 

ICI REPOSE

JEAN GUILLÉ, dit SONNE-TOUJOURS,

DERNIER PIQUEUR

DU MARQUIS DE PRÉ-GILBERT.

 

Quelques années après, M. le marquis de Pré-Gilbert rentra en France à la faveur du calme, plein d’espérances pour l’avenir, qu’amenait avec lui le premier consul ; alors Rose le conduisit à Pré-Gilbert, et lui dit :

– Maintenant, mon ami, reprendras-tu des mains de ta femme cette fortune dont tu refusas d’accepter la restitution ?

– Oui, répondit Raoul, mais nous dépenserons en œuvres de charité une somme équivalente à celle dont ton père eut besoin pour acheter mes biens.

Le fils unique du marquis de Pré-Gilbert et de Rose Guillé était page de Louis XVIII ; c’est aujourd’hui un bon gentilhomme morvandiau, grand chasseur, veneur passionné comme ses aïeux, et il nous contait cette histoire en septembre dernier, pendant une halte de chasse que nous faisions à la lisière de ces hautes futaies, jadis le théâtre des exploits homériques du piqueur Sonne-Toujours.

 

 

Pierre Alexis de PONSON DU TERRAIL,

Le lion de Venise, 1857.

 

 

 

 

 

 

 

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