Le visiteur royal

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henrik PONTOPPIDAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

QUAND les gens qui sont pris dans le tourbillon d’une grande ville pensent à la campagne – non sans une certaine nostalgie – ils se plaisent à imaginer une existence où Dieu dispense le temps, où chaque minute est détaillée avec la précision solennelle d’une horloge de Broholm mesurant l’éternité sous le toit d’une vieille paysanne.

En réalité, cependant, le temps n’est nulle part plus rapide ni la vie plus courte qu’à la campagne. Si les jours isolés peuvent y paraître longs dans leur monotonie, les semaines se pressent, les années volent. Et un beau matin la vie a fui, comme le songe d’une nuit d’été ou d’une nuit d’hiver.

Quand le jeune médecin Arnold Hoejer et sa jolie petite femme se disaient qu’ils habitaient Soenderboel depuis six ans et que leur mariage datait de ce temps-là, ils en riaient d’étonnement. Six ans ! Impossible ! C’était, leur semblait-il, il y avait six mois que, nouveaux mariés, par une inoubliable nuit étoilée, ils étaient arrivés en diligence. Dans l’intervalle, il est vrai, trois enfants étaient nés ; leur maison qui, sortant alors des mains des ouvriers, sentait la chaux, était devenue pour eux le centre du monde et le seuil du paradis.

Ayant tous deux habité la capitale, ils avaient, malgré leur grand bonheur en amour, commencé par être désespérés. Le nouveau milieu et les nouvelles coutumes, voire le paysage sans arbres du Jutland, avec son énorme ciel, leur donnaient l’air piteux de poussins égarés.

À cette époque, la seule pensée de Copenhague faisait monter les larmes aux yeux de madame Emmy. Pendant qu’Arnold allait voir les malades, elle s’installait à la fenêtre du bureau avec un pénible sentiment d’abandon, incapable de faire autre chose qu’attendre son retour.

Que ces sentiments lui paraissaient étranges maintenant ! Comment avait-elle pu être enfant à ce point ? Dire qu’elle était restée assise des heures à la fenêtre dans une pose emphatique, la main sous la joue, à fixer les sombres collines de bruyère, avec l’impression vertigineuse d’avoir été laissée toute seule sur une planète inconnue, dans l’espace infini de l’univers. La gare la plus proche était distante de trois milles. Une diligence assurait les relations avec l’extérieur, mais ils ne la voyaient jamais. La grande voiture jaune, au conducteur vêtu de rouge, qui aurait pu animer le morne paysage, ne traversait le village qu’en pleine nuit, au retour comme à l’aller. Elle ne faisait qu’illuminer un peu leurs rêves quand, par les nuits sombres, elle passait sur la grand-route devant la maison et projetait la lueur de sa lanterne à travers les stores de leur chambre à coucher.

Le village même consistait simplement en sept ou huit pauvres fermes et une quinzaine de chaumines. Aucune famille de pasteur ne s’y était jamais installée ; seul y résidait le maître d’école, un insupportable chicaneur.

La première année, ils avaient eu quelquefois les visites de leurs parents ou de leurs amis, curieux de voir comment ils s’accommodaient de ce désert. Dès la deuxième année, les visites se firent rares, mais elles ne leur manquaient plus. Au bout de six ans, ils ne pensaient jamais à leur solitude.

Ils n’en avaient tout simplement pas le temps. Emmy était absorbée par la maison et les enfants, et Arnold, aux heures où il n’allait pas voir des malades, s’occupait du jardin ou suait à grosses gouttes dans le bûcher, car il coupait et sciait lui-même, par mesure de précaution, ce qu’ils arrivaient à se procurer de bois de chauffage dans cette région sans forêt. Pour leur distraction, ils recevaient deux journaux et, l’hiver, s’abonnaient à un cabinet de lecture, qui leur envoyait tous les quinze jours quelques kilos des nouveautés littéraires de l’année.

Il était écrit sur leurs visages, à la fois par les contours et les couleurs, que cette existence leur convenait. À l’intérieur de la clôture qui, entourant la maison et le jardin, les protégeait contre le vent d’ouest, ils s’étaient créé un Éden, où un petit Caïn et un petit Abel brunissaient au soleil et au grand air, tandis qu’une Ève d’un an, auréolée de boucles blondes, jouait à l’agneau gras sur le dos de sa mère, et que diverses sortes d’animaux utiles et féconds gloussaient, caquetaient, grognaient dans la cour et les dépendances.

Si seulement leur voisin le maître d’école Soerensen, avec son épouse aux yeux vitreux, n’avait pas existé, ils se seraient sentis parfaitement heureux.

 

*

*    *

 

Un jour de février, alors que depuis longtemps ils n’avaient eu aucune nouvelle de leurs relations de Copenhague, vint une lettre de deux cousines et d’un cousin d’Emmy, qui annonçaient leur visite pour le carnaval.

Ce n’était pas le moment de l’année où les beautés du nid des Hoejer se présentaient sous le meilleur jour. Il y avait de la neige dans le jardin, ce qui forçait à se serrer un peu à l’intérieur de la maison ; y placer des lits supplémentaires devenait un problème. Mais Emmy savait toujours se débrouiller. Tel un prestidigitateur, elle tira du néant des divans et des lits ; à la cuisine elle fit de grands préparatifs. Mais c’est l’hospitalité du cœur que les visiteurs recevraient surtout. Et puis, n’avait-elle pas la mission de montrer à ces gens de Copenhague quelle vie saine et naturelle on menait dans les bruyères jutlandaises ?

Cependant le diable devait être à l’œuvre le jour où l’on attendait les visiteurs. La maison avait un air de fête et autour des poêles les draps séchaient sur des chaises, quand vint un télégramme d’excuses. Au dernier moment, des circonstances imprévues avaient empêché les cousins de partir. Ils remettaient leur visite à une autre fois.

Arnold était allé voir des malades. À son retour le soir, la maison avait déjà repris l’aspect habituel. Pour prévenir une trop grande explosion de mécontentement, Emmy l’accueillit au seuil de la porte avec un rire joyeux.

Cela ne servit à rien. Arnold, qui avait la tête près du bonnet, considérait toute contrariété comme une offense personnelle. Après avoir lu le télégramme, il devint livide et s’emporta contre ce qu’il appelait un sans-gêne éhonté.

Au fond, Emmy avait la même opinion, mais elle ne pouvait pas prendre les choses d’une façon aussi tragique.

– N’en parlons plus, Arnold, dit-elle à la fin. Et viens dîner. Je t’assure que nous avons de quoi manger dans la maison.

En sortant de table, ils s’assirent ensemble, comme d’habitude, dans le bureau d’Arnold, laissant les garçons dans la salle à manger, de l’autre côté du couloir, sous la surveillance de leur bonne. Arnold s’était apaisé. Installé – bien repu – dans le fauteuil à bascule devant le poêle, il fumait une longue pipe, après avoir mis, pour être plus à l’aise, sa robe de chambre et ses pantoufles de feutre.

Assise près de la fenêtre, Emmy avait sa petite fille sur les genoux. L’enfant grassouillette, étendue sur le dos, les jambes nues, gigotait avec délices, pendant que sa mère lui faisait sa toilette. Dehors tombait une neige épaisse. Toute la journée il avait bruiné un peu ; maintenant c’était sérieux. On voyait déjà une bordure blanche d’un pouce de haut à l’extérieur de la fenêtre et sur les croisillons. Mais le fait que l’hiver lui-même semblait s’appliquer à les calfeutrer augmentait leur sentiment de bien-être et de sécurité.

Emmy n’avait pas eu le temps de s’habiller. Elle était encore en robe du matin, avec les cheveux attachés par un bout de ruban noir. Les années l’avaient rendue un peu indifférente à la toilette bien que le mariage ne l’eût point fanée. Sa personne assez rondelette, aux yeux brun foncé et aux fortes arcades sourcilières – ce qui l’avait fait surnommer « la Chouette » par ses amies d’enfance – n’avait presque pas changé ; tout au plus ses formes étaient-elles devenues plus maternelles, ses contours encore plus doux.

– Sais-tu, dit-elle, tout en s’occupant du bébé, je ne crois pas que nous ayons tant à regretter qu’ils se soient décommandés. Cela n’aurait peut-être pas été bien amusant de les loger. Je me rends compte que je ne me sentais plus tout à fait chez moi ces jours-ci.

Arnold détourna le regard des nuages de fumée de sa pipe et sourit. Comme cela leur arrivait souvent, elle venait d’exprimer ce qu’il pensait lui-même. Si à ce moment-là il n’était pas allé chercher une boîte d’allumettes, Emmy aurait reçu un baiser.

Pendant un moment, ils échangèrent de menus propos. Ils parlèrent des derniers incidents du village, s’attardèrent sur leurs propres affaires domestiques, s’entretinrent des enfants et d’une nouvelle race de poules, qu’ils avaient l’intention d’importer dans la région, – sujets sur lesquels ils n’avaient pas eu le loisir de se communiquer leurs pensées les jours précédents, à cause du dérangement qu’avait amené la lettre des cousins.

Enfin Emmy s’écria :

– C’est vrai. Je ne te l’ai pas raconté. J’ai vu ce matin le vieux Thorvald Andersen entrer dans l’école avec un papier à la main. Crois-tu que ce soit la requête ?

La pipe tomba de la bouche d’Arnold. Son visage eut un instant une expression ahurie. Puis son front, jusqu’à la racine des cheveux, fut sillonné de rides comme un champ fraîchement labouré.

– Je vais te dire, Emmy. Si le maître d’école Soerensen attache de l’importance à cette requête et l’envoie au conseil municipal, il y aura la guerre ici. Je ne veux pas que ses eaux sales s’écoulent dans notre fossé. Qu’il aille au conseil municipal et j’en appelle à la Commission de la Santé publique. Je rédigerai de nouveau une réponse qui aura bec et ongles. Tu peux m’en croire.

– Oui, pourvu que tu veuilles ! Oh ! avec quel plaisir je gratifierais cet animal à taches de rousseur d’une bonne correction. Te l’ai-je raconté ? Quand je suis entrée hier chez l’épicier, devine qui se tenait au milieu de la boutique ? Madame Adolfine Soerensen en personne. Si tu l’avais vue ! Une, deux, trois fois elle m’a tourné le dos. Mais j’ai fait semblant de ne rien remarquer, je lui ai dit bonjour et lui ai demandé des nouvelles de ses enfants : c’était une vraie comédie, je t’assure !

De la salle à manger vint un bruit de pleurs et de réprimandes. La demi-obscurité avait un peu endormi les enfants. Emmy se leva pour leur donner de la lumière et aller coucher le bébé.

Quand elle revint, Arnold avait allumé lui-même la suspension et tiré les rideaux. Il était en train de bourrer sa pipe devant la petite table de fumeur, mais il tourna la tête.

– Sais-tu à quoi je pensais, Emmy ? Nous trouvions, ces temps derniers, le salon bien encombré. Que dirais-tu si nous poussions la bibliothèque du côté de la porte et placions le guéridon ovale dans le coin, avec un buste de plâtre dessus ? Cela égayerait la pièce.

– Non, Arnold, c’est impossible. Ne te semble-t-il pas que nous avons suffisamment déplacé de meubles dans la maison depuis quelques jours ? Laisse-moi tranquille maintenant.

– Bon, bon, tu n’as pas besoin de t’y mettre tout de suite. Un simple projet.

– Oui, mais c’est vraiment devenu une manie chez toi. La maladie du déménagement.

– Et toi tu es vraiment devenue une poule couveuse, Emmy. Tu ne peux pas supporter qu’on déplace une chaise.

Arnold se mit à rire.

– Quand je t’ai proposé, l’année dernière, de transporter la tonnelle du côté de l’ouest, à cause de la vue, te rappelles-tu que tu t’y es opposée de toutes tes forces ? Tu me disais qu’il y avait là trop de vent, ce que je niais. Reconnais que j’avais raison.

Ce fut Emmy qui rit cette fois. Elle s’approcha d’Arnold et posa la main sur son épaule.

– Non, cher petit Arnold, je ne le reconnais pas. Il a été impossible de s’y tenir de tout l’été, tant il y avait de courants d’air. Tu l’as donc oublié ?

– Je n’ai pas oublié que tu me l’as affirmé, ce qui est tout différent.

Elle se détourna de lui.

– Oh ! tu parles contre ta pensée. Tu ne veux jamais avouer que tu t’es trompé. Je te l’ai dit bien des fois.

– Écoute, Emmy, si tu maintiens cette opinion, je démolirai un beau jour toute la tonnelle. Je suis fatigué d’entendre de pareilles histoires. Alors tant pis pour les enfants et pour toi !

Il alla prendre un journal et se raidit en lui tournant le dos. Elle se mit à promener un plumeau sur les meubles en chantonnant, comme elle le faisait volontiers chaque fois qu’elle était contrariée et qu’un orage conjugal se préparait.

Mais la tension de l’atmosphère se relâcha au bruit d’un traîneau qui s’arrêtait devant la maison.

– On t’envoie chercher, dit Emmy, prête à une réconciliation. Par ce temps affreux !

Arnold avait levé la tête.

– Ce doit être le pasteur ! Tu n’entends pas ? Les chevaux ont des grelots.

Quelques minutes s’écoulèrent. Puis la petite bonne d’enfants arriva de l’antichambre, si stupéfaite qu’elle en oublia de poser la lanterne. Hors d’haleine, elle annonça qu’il y avait dehors un monsieur inconnu, qui demandait si quelqu’un pouvait le recevoir.

– S’est-il nommé ?

Non, il avait seulement demandé si Monsieur ou Madame étaient là.

– C’est évidemment le beau-frère du pasteur, l’arpenteur.

Oh non ! C’était un étranger. Et un bien beau monsieur. Elle croyait que ce devait être le nouvel évêque qui, en été, avait déjà fait une tournée un peu plus loin.

– Bah ! quelle sornette ! dit Arnold, mais il s’examina de la tête aux pieds d’un air soucieux.

Emmy éprouvait aussi une certaine inquiétude à la pensée de sa robe du matin, qui n’était pas faite pour être vue par des visiteurs.

– Reçois-le, dit-elle, en se précipitant dans le salon.

Arnold posa la pipe et ramena sa robe de chambre autour de lui pour cacher le plus possible l’insuffisance de sa tenue. À travers la porte entrouverte, il vit sur le mur de l’antichambre l’ombre d’un homme corpulent, qui avec l’aide de la bonne tirait de ses pieds une paire de grandes bottes fourrées, puis enlevait sa pelisse.

Un instant après, l’inconnu lui-même apparut au seuil de la porte.

 

 

 

II

 

 

C’ÉTAIT un homme de taille moyenne, d’une cinquantaine d’années, avec une couronne de boucles grisonnantes autour d’un haut front de poète. Un homme extraordinairement bien vêtu, en habit noir à larges revers de soie. Un homme qui, malgré sa corpulence exceptionnelle, ne produisait aucune impression ridicule ni déplaisante. Un homme ayant de l’allure. Au total, un très bel homme, sain et frais, avec des yeux vifs et une bouche juvénile garnie de dents blanches.

– Est-ce le docteur Hoejer que j’ai l’honneur de saluer ? demanda-t-il quand Arnold vint à sa rencontre.

– Oui. Veuillez vous asseoir.

Ils s’installèrent de chaque côté de la table sous la suspension. Maintenant qu’Arnold le voyait en pleine lumière, l’étranger lui parut beaucoup plus jeune. Il ne lui donnait pas plus de quarante à quarante-deux ans, malgré l’embonpoint. Il discernait une ressemblance avec le nouvel évêque, mais sans rien d’ecclésiastique chez le visiteur. S’il n’avait pas porté une barbiche au menton et une petite moustache bien taillée, si sa tenue et son allure n’avaient pas été tout à fait celles d’un homme du monde, on aurait pu le prendre pour un acteur en tournée.

– Vous venez de Jerrild ? demanda Arnold, tout en s’étonnant que l’autre ne se fût pas présenté.

Le visage de l’étranger s’assombrit d’un déplaisir fugitif. Il eut l’air de dissimuler une surprise désagréable. Mais un instant après il sourit de nouveau avec toutes ses dents blanches.

– Vous me stupéfiez, docteur ! Je ne comprends pas comment vous pouvez savoir... Je suis tenté de croire que vous êtes en possession du miroir magique des contes de fées.

– Oh non ! L’explication est très simple. Le pasteur Joergensen est le seul dont les chevaux aient des grelots. Ceux des paysans ont des clochettes.

– Ah ! c’est cela ! Je puis donc vous répondre tout de suite affirmativement. Mais veuillez me permettre de vous adresser une prière, qui sans doute vous semblera fort étrange. Je vous demande, docteur, de me dispenser d’une énonciation de mon état civil et de m’accepter comme un simple voyageur anonyme. Vous pensez peut-être que vous avez un fou sous les yeux. Non, je vous assure que ma prière a des motifs parfaitement raisonnables.

– Je n’en doute pas, dit Arnold avec un sourire gêné.

L’art des conversations mondaines lui était étranger. Il se demandait si les paroles de cet homme devaient être prises à la lettre ou n’étaient qu’un élégant badinage.

– Vous devinez certainement, docteur, que si je voulais trouver une excuse – ou du moins une explication – à mon audacieuse présence ici, à mon sans-gêne éhonté, comme vous avez le droit de le qualifier...

– Nullement ! balbutia Arnold, de plus en plus hésitant.

– Oui, oui ! En deux mots : le pasteur Petersen, de Jerrild, est mon vieil ami d’enfance...

– Petersen ! s’écria Arnold. Il n’y a pas de pasteur Petersen à Jerrild.

– Plaît-il ? Bon, c’est vrai ! Vous ne pouvez pas le savoir. Mais au fond il s’appelle Petersen.

– Le pasteur Joergensen s’appelle Petersen ?

L’étranger rit tout haut.

– Oui, c’est-à-dire que ses vieux camarades, dont j’étais, l’appelaient ainsi. Cela vint de ce qu’un jour, pour plaisanter, bien entendu, il s’était plaint de la banalité de son nom. Nous décidâmes de l’appeler dorénavant Petersen. Et nous fûmes si contents de notre idée que nous n’y avons jamais manqué. Or, je n’ai pas vu mon cher ami d’enfance depuis bien des années, et voici longtemps que j’avais le désir de venir le surprendre un jour dans son presbytère. Mais je n’ai pas été heureux dans le choix du jour. Lorsque je suis arrivé chez Petersen cet après-midi, toute la famille était absente et ne devait pas rentrer avant cette nuit.

– Ah ! je comprends maintenant, dit Arnold.

– Voyez-vous, docteur, j’avoue franchement que je fais partie des natures sociables. La perspective de passer une longue soirée d’hiver tout seul dans une enfilade de pièces étrangères me désespérait. Aussi m’est-il venu l’extravagante idée de chercher dans la paroisse une âme compatissante. En me renseignant auprès des domestiques du presbytère, j’ai appris qu’à un mille de là demeurait une famille de médecin très aimable et hospitalière : oui, et me voici maintenant assez honteux de cette hardiesse inouïe.

– Vous n’avez aucune raison de l’être, ni par conséquent de vous excuser.

L’étranger s’inclina avec une chaleureuse expression de reconnaissance.

– J’ose espérer que vous me permettrez de vous imposer pendant quelques heures mon importune présence. Dès que la lune sera levée, le cocher a l’ordre d’atteler pour venir me chercher.

– Vous êtes le bienvenu. Je serai ravi si notre foyer vous procure une faible compensation à l’absence de vos amis.

– Oh ! j’en suis sûr ! Mais vous me direz sans doute que tout cela n’explique pas mon désir de garder l’incognito. Voyez-y, si vous voulez, une lubie, une fantaisie enfantine, une idée fixe. Et cependant, cher docteur, vous comprendrez certainement que – gêné, comme je le suis, de mon impardonnable indiscrétion – je me sente beaucoup plus libre devant vous sous l’anonymat.

Bien que la fantaisie lui parût indubitablement folle, Arnold ne sut que répondre. L’autre prit ce silence pour un assentiment et continua, tout en allongeant sans cérémonie ses membres corpulents sur le fauteuil.

– Voulez-vous me dire, cher docteur, quel plaisir cela pourrait vous faire au fond si je me présentais comme le négociant Snydenstrup, d’Aarhus, ou l’architecte Falittenberg, de Copenhague ? D’ailleurs, je suis d’avis que moins il y a d’élément personnel dans une conversation, plus elle est libre et intéressante. Tout ce que nous savons d’avance sur notre interlocuteur hypnotise notre pensée, comme le fait un cercle de craie pour une poule. Ne me donnez-vous pas raison ? En outre, c’est le carnaval. Nous sommes tenus de nous présenter sous un masque. Les règles strictes des jours ordinaires se trouvent suspendues pour un heureux petit moment. Voyons, ne suis-je pas dans le vrai ?

– Naturellement, répondit Arnold avec son sourire embarrassé, du moment que vous le désirez... Mais il faut pourtant que nous sachions comment vous appeler. Nous ne pouvons pas nous passer d’un nom ou du moins d’un titre.

– Eh bien, appelez-moi... oui, par exemple... appelez-moi Prince Carnaval !

Tous deux rirent, Arnold un peu à contre-cœur. Il manquait d’assurance devant cet homme, qui le paralysait par sa supériorité mondaine.

Il entendait Emmy remuer dans la pièce voisine, dont la porte était restée entrebâillée. Elle allumait les lampes, ouvrait le piano et mettait les meubles à leur place. Peu après elle apparut à la porte dans sa robe marron des dimanches, ornée d’un nœud sur la poitrine.

Arnold put voir à son attitude qu’elle avait entendu une partie de leur conversation. Bien que l’étranger la saluât avec la plus grande politesse et manifestât la plus agréable surprise à sa vue, elle resta au seuil de la porte, ne répondant à son salut que par une inclination de la tête à peine indiquée. En même temps elle adressait à son mari du coin de l’œil un regard qui disait à peu près : « Tu n’aurais pas dû le recevoir. Renvoie-le ! »

Il avait au fond bien envie de suivre ce conseil. Mais c’était un peu délicat de mettre à la porte un bon ami du pasteur Joergensen, surtout lorsque sa conduite ne donnait prise à aucun reproche. Après tout – comme l’avait dit l’inconnu – c’était le carnaval.

Il ne vit d’autre ressource que d’entrer dans la plaisanterie. À la mesure de ses pauvres dons, il essaya d’être humoristique et dit à sa femme :

– Puis-je te présenter un visiteur célèbre : Son Altesse le Prince Carnaval !

Emmy les regardait l’un après l’autre, sans essayer le moins du monde de cacher qu’elle se sentait offensée. Elle avait certainement entendu la plus grande partie de ce que l’étranger avait dit à Arnold ; et de la petite bonne elle avait appris pardessus le marché que l’homme apportait deux énormes valises, qu’il avait prié la jeune servante de mettre dans la chambre d’amis. Jamais elle n’avait fait l’expérience d’un pareil sans-gêne !

L’étranger s’avança vers elle et répéta ses excuses avec beaucoup de gestes éloquents de la main. Elle le dévisageait d’un air méfiant, sans rien lui répondre. Peu à peu il parut remarquer sa mauvaise humeur et quand, au bout de quelques instants, elle se retira dans le salon, il l’escorta galamment.

Arnold les suivit, l’oreille basse. Il trouvait, lui aussi, que la plaisanterie avait assez duré. Mais l’homme tournait dans la pièce, se répandant en louanges sur l’aspect d’intimité confortable qu’elle présentait, et ne paraissait pas songer le moins du monde à faire amende honorable.

Maintenant il s’arrêtait près du piano. Son œil venait d’apercevoir le portrait de famille accroché au-dessus. Il en trouva les couleurs ravissantes, demanda qui était l’original et donna tout de suite le nom du peintre, bien qu’il ne s’agît nullement d’un maître connu.

« Serait-il artiste ? » pensa Arnold, surpris, et il regarda Emmy qui, avec une énergie expressive, s’était plantée au coin du divan, un tricot entre les mains.

L’étranger allait continuer sa ronde, lorsque soudain le piano attira son attention.

– Ah ! un vieux Marschall ! s’écria-t-il, ravi. Que c’est amusant ! J’ai appris dans mon enfance à jouer les premiers exercices à cinq notes sur un instrument comme celui-ci, et j’en ai depuis apprécié la sonorité ! Me permettez-vous de l’essayer ?

Sans attendre la permission, il prit place sur le tabouret, qui s’affaissa pitoyablement sous le poids de ses cent kilos.

Emmy et Arnold échangèrent un regard désespéré. Les grands yeux de chouette d’Emmy eurent une expression suppliante. Comment fallait-il se comporter avec ce fou ?

– Naturellement, Madame, vous jouez du piano ?

– Ma femme a dû laisser la musique, répondit Arnold à la place d’Emmy. Une mère de famille n’a guère de temps à y consacrer.

– C’est bien dommage. Car l’instrument est bon. Il demande seulement qu’on se serve de lui.

Après avoir laissé courir deux ou trois fois ses doigts sur les touches, il se mit à jouer. C’était un spirituel menuet de Schubert, qu’Emmy connaissait par cœur, pour l’avoir elle-même travaillé avec son professeur. Captivée par la technique magistrale de l’inconnu et la profondeur de son interprétation, elle jugea que ce devait être un professionnel.

Cette pensée s’échappa de ses lèvres à l’instant même où il finissait le morceau.

– Vous êtes musicien... Compositeur peut-être ?

Il se leva en souriant et s’inclina, la main sur son cœur :

– Je vous supplie humblement, Madame, de me croire sur parole. Je suis vraiment celui pour lequel je me donne. Vous connaissez, n’est-ce pas, ma célèbre famille ? Mon grand-père est Mr. Till Eulenspiegel. Mon père s’appelle Paillasse et j’ai pour cousin Arlequin. Mon pays natal est le Slaraffenland, et je suis commis voyageur en alouettes rôties qui vous tombent toutes seules dans la bouche, pourvu qu’on l’ouvre assez grande !

Le rire bref et forcé d’Arnold retentit de nouveau. Emmy, au contraire, restait encore insensible à la gaieté du visiteur. Se reprochant de lui avoir parlé, elle reprit une mine offensée et ne leva pas les yeux de son tricot.

Pendant qu’il jouait, les deux petits garçons, mus par la curiosité, avaient jeté des coups d’œil sur lui de la salle à manger. La mère fit signe à la bonne de les emmener coucher. Mais la porte s’entrouvrit de nouveau doucement, sans que personne se montrât.

– Connaissiez-vous ce que j’ai joué, Madame ? demanda l’étranger.

– Oui, c’est un menuet de Schubert, répondit-elle d’un ton indifférent.

Elle n’avait pu s’empêcher de montrer ses connaissances musicales, mais en même temps elle regrettait de s’être de nouveau « commise » avec lui.

– Aimez-vous Schubert ? demanda Arnold en se rapprochant.

Bien qu’il ne comprît rien à la musique, il avait la faiblesse de vouloir paraître connaisseur en toutes matières.

– Oui, j’aime beaucoup Schubert. Il a une si belle sensibilité. Mais mon compositeur favori est pour le moment Petschoff. Le génial jeune Russe. Vous le connaissez, je suppose ?

Emmy, qui n’avait jamais entendu ce nom, resta muette. Par contre, Arnold dit :

– Laquelle de ses œuvres préférez-vous ?

L’étranger réfléchit un instant, d’un air un peu goguenard. Puis il s’écria, les mains levées :

– La Danse macabre ! Je ne puis jamais entendre la merveilleuse introduction sans avoir des battements de cœur. Il me semble que c’est à peu près comme cela que sonnera le grand réveil, le jour du Jugement dernier, quand nous sortirons tous du tombeau. Cette danse vous transporte au septième ciel !

La porte de la salle à manger s’ouvrit enfin complètement. C’était la cuisinière qui avait écouté en cachette. Sous prétexte de venir prendre les ordres pour le dîner, elle entra lourdement, car elle tenait à bien voir l’étranger et à se rendre compte de ce qui se passait d’extraordinaire dans la pièce.

Du coin de son canapé, Emmy lui fit impatiemment signe de sortir. Mais la cuisinière ne se laissa pas congédier si vite. Elle resta debout à la porte, ses grosses prunelles jaunes fixées avec méfiance sur l’étranger.

– Partez, s’il vous plaît, dit enfin Emmy. J’irai vous donner les ordres à la cuisine.

La cuisinière sortit d’un pas feutré en bougonnant tout bas.

– Seriez-vous disposé à jouer quelque chose de cette Danse macabre ? demanda Arnold.

– Oh ! je ne suis qu’un pauvre amateur ! Mais si cela peut vous être agréable...

Il se rassit sur le tabouret, essaya une suite d’accords, mais s’interrompit, hocha la tête et se leva. Une main sur le clavier, il promena autour de la pièce un regard inquiet, presque gêné.

– Oui, il va vous sembler encore que je suis un drôle de type. Mais j’ai une prière à vous adresser. Laissez-moi allumer le lustre ? Toutes les bougies ! Et me permettrez-vous aussi d’aller m’habiller ? J’ai pris la liberté de déposer mes affaires de voyage dans votre chambre d’amis. Je vous répète que je ne suis qu’un simple amateur, et il m’est impossible de me mettre dans une véritable atmosphère musicale si je ne suis pas en toilette.

Emmy et Arnold eurent un sursaut. Ils se regardèrent involontairement. Ils ne doutaient plus maintenant que l’homme eût le cerveau détraqué !

Tout en marchant de long en large dans la pièce, l’inconnu s’expliqua. Il en était pour lui avec la musique de Petschoff, dit-il, comme pour un de ses amis avec les vers de Shakespeare. Cet ami n’arrivant pas à s’intéresser aux œuvres du grand poète, quelqu’un lui conseilla de revêtir un soir ses habits de gala, d’orner son appartement de fleurs et de lumière, comme s’il attendait des invités de marque, puis, vers minuit, de se mettre à lire Comme il vous plaira. Il suivit le conseil et m’a depuis affirmé que non seulement Shakespeare, mais le royaume entier de la poésie s’était ouvert cette nuit-là devant lui dans toute sa splendeur.

– Et il en est ainsi certainement pour la plupart des malheureux mortels avec les dons de l’art. Et peut-être avec l’ensemble de la vie. Si l’on n’a pas un peu de diable au corps, on ne comprend rien aux créations du génie. Ni à celles de Dieu. Je me suis particulièrement rendu compte de cela en face de la musique de Petschoff.

Il s’arrêta devant Emmy et ajouta en inclinant la tête de côté d’un air suppliant :

– Serez-vous fâchée contre moi, Madame, si je vous rappelle la robe bien-aimée, d’un bleu méditerranéen ou d’une teinte d’Himalaya, qui pend certainement dans l’obscurité sépulcrale d’un de vos placards, où elle n’est une joie que pour les mites et autres créatures de l’ombre ? Quant à vous, cher docteur, verriez-vous un grand inconvénient à passer un gilet blanc et un habit en l’honneur de cette petite fête petschoffienne ? Accepteriez-vous, dans les limites des convenances, que ce soir je mette un peu votre maison sens dessus dessous ? C’est le carnaval. Et je vous ai dit qui je suis. Il ne faut donc pas m’en vouloir.

Ses yeux de bouc brun clair allaient de l’un à l’autre des époux avec un regard insistant. Comme aucun des deux ne lui répondait, il fit un salut poli, puis exprima l’espoir qu’il possédait peut-être un brin de l’éloquence persuasive qu’on attribue à certain personnage dont on dit qu’il suffit de lui tendre le petit doigt pour qu’il vous prenne tout entier.

Du seuil de la porte il s’inclina encore deux fois jusqu’à terre en disant :

– À tout à l’heure !

À peine était-il parti qu’Emmy bondit du canapé, jeta son tricot et s’élança vers son mari.

– C’est effrayant ! Qu’allons-nous faire ? Il est fou à lier !

– Oui, il n’a pas tout à fait son équilibre.

– Qui est-ce, crois-tu ?

– Je ne sais pas. Mais je me rappelle que le pasteur Joergensen m’a parlé un jour d’un de ses amis – un négociant, je crois – qui, tombé de voiture, au cours d’une promenade d’étudiants dans les bois, était devenu bizarre à la suite de cet accident.

– Tu n’aurais pas dû le recevoir. Ce n’était pas raisonnable.

Pendant qu’elle parlait, sa physionomie avait une expression qui le fit sourire de tendresse ; cela lui rappelait d’une manière émouvante comment, au temps où elle était encore jeune fille, elle avait peur de tout et se réfugiait sous sa protection.

– Je crois qu’il te cause de vraies craintes, dit-il, et il mit un bras autour d’elle. Ton cœur bat sérieusement.

– Oui, mais... veux-tu me dire ce que nous devons faire ?

– Oh ! traitons-le avec le plus d’amabilité possible. Il ne faut pas que le pasteur puisse se plaindre que son ami n’a pas été reçu convenablement. Va maintenant donner tes ordres à la cuisine. Nous avons là une occasion favorable d’employer nos bonnes provisions. Servons du vin rouge et du sherry, puisque nous en avons.

– Oui, mais tu penses bien toi-même que cet homme est fou ?

– Fou, c’est un terme un peu fort. Il a peut-être une araignée au plafond, voilà tout. D’ailleurs, je le trouve sympathique et divertissant. Sans compter qu’il va nous faire de la musique. Comment donc s’appelle le Russe ?

Emmy répondit d’un air distrait. La main sur le cou de son mari, elle se pressait contre lui, comme prise d’inquiétude. Mais ses pensées étaient loin.

Arnold continuait à la rassurer.

– Il a un très joli jeu. Une technique étonnante. Ce sera charmant d’avoir une petite fête musicale. D’autant plus que nous n’avons pas été gâtés sous ce rapport depuis quelques années.

Le bouton le plus haut de son gilet apparaissait au-dessus de la robe de chambre fermée ; Emmy saisit ce bouton.

– Mais tu ne peux pas avoir dans l’idée, Arnold... tu ne veux pas sérieusement que je mette – comme il l’a demandé – ma robe de soie rose ?

Arnold rit.

– Non, bien sûr !... Cependant, au fond, pourquoi pas ? J’ai bien envie de te voir une fois en grande toilette. Je ne t’y ai pas vue depuis la grande soirée chez ton oncle, te rappelles-tu ? Et, mon Dieu, nous sommes en carnaval... Oui, tu as beau me regarder, je parle sérieusement.

– Il est impossible que tu ne plaisantes pas, Arnold, ce serait de l’enfantillage... de la pure folie !

Elle le secoua par le bouton du gilet et rougit de plus en plus.

Maintenant il tenait ferme à la voir en robe du soir. Il glissa son second bras autour d’elle et lui déroba de force un baiser.

– Je te dis que c’est sérieux ! J’ai vraiment envie de m’en donner à cœur joie. Entends-tu, Emmy ? Je veux te voir dans ta robe de soie. Je veux te voir dans toute ta splendeur !

– Non, non, inutile, Arnold. Ces choses-là ne nous conviennent plus. Rappelle-toi que je suis une vieille femme ! Que diraient les bonnes ?

– Les bonnes ?

– Oui. Dès demain tout le village en jaserait.

Cette perspective le refroidit un peu. Il voyait le maître d’école Soerensen colportant la nouvelle avec son sourire oblique et méchant. Mais au bout d’un instant cette vision l’excita davantage.

– Qu’on jase ! Que nous importe ? C’est d’ailleurs une bonne vieille coutume paysanne bien établie que de s’amuser un tantinet pendant le carnaval. Viens ! nous allons tous deux faire grande toilette.

– Non, Arnold, je ne marche pas. La robe ne doit certainement plus m’aller.

– Quoi donc ? Il ne s’agit pas du bal d’un riche commerçant.

– Et puis elle est décolletée.

– Qu’importe ? Tu es délicieuse dans cette robe, qui semble avoir été confectionnée pour toi par le bon Dieu... Aïe !

Elle lui avait donné une tape sur l’oreille.

– Soyez plus respectueux envers Dieu, Monsieur !

Il rit et des deux bras il la souleva gaiement pour l’emporter.

– C’est insensé, Arnold !... Arnold ! Lâche-moi ! continuait-elle à crier doucement, pendant que, tout en se débattant, elle était emmenée vers la chambre à coucher.

– Vous êtes fous, lui et toi !

Soudain l’étreinte d’Arnold se desserra et ils s’écartèrent vivement l’un de l’autre. La porte de la cuisine avait craqué. C’était la vieille Ann, qui de nouveau arrivait en traînant ses savates pour parler du dîner. Elle avait manifestement tout entendu, car elle restait immobile au seuil de la pièce, ébahie, sa vilaine bouche grande ouverte et pendante.

Arnold, furieux, bondit vers elle, un juron aux lèvres. Mais Emmy se plaça entre eux. Avec son habituelle précision de bonne maîtresse de maison, elle donna les instructions nécessaires à la domestique. Les canards marinés seraient servis froids en même temps que les salades, et l’on fouetterait de la crème pour la tarte aux pruneaux. Le beurre serait arrangé en coquilles, le fromage coupé en cubes et posé sur une serviette pliée...

– Car nous célébrons une fête ce soir ! ajouta Arnold, avec un entrain redoublé. As-tu oublié, Ann, que c’est le carnaval ?

 

 

 

III

 

 

C’ÉTAIT par une belle nuit étoilée d’automne que, six ans auparavant, Arnold et Emmy, tout nouveaux mariés, avaient débarqué de la diligence à Soenderboel ; ils durent laisser décharger leurs bagages au bord de la grand-route, devant la maison ; dans le tas de malles et de ballots il y avait un grand panier, sur lequel Emmy veillait avec un soin particulier et qu’elle fit transporter immédiatement à l’intérieur.

Le lendemain, lorsqu’elle se mit en devoir de déballer et de ranger dans sa nouvelle demeure, elle commença par ouvrir ce panier. Il contenait ses trésors sacrés de jeune fille : d’abord, les souvenirs de son mariage, la robe, le voile et la couronne de myrte, le bouquet qu’Arnold lui avait envoyé pour la bénédiction nuptiale, le menu du repas, les chansons imprimées ; puis toutes les lettres d’Arnold, avec les petits cadeaux du temps des fiançailles ; et enfin l’objet le plus précieux de tout son équipement personnel : la robe de soie rose garnie d’incrustations de dentelle blanche, qu’elle avait portée à une réunion de famille la veille du mariage.

La première année, pendant les absences d’Arnold, elle avait souvent passé devant ces trésors de longues heures vides et solitaires. Assise sur le bord du tiroir ouvert, elle se laissait envahir, comme en rêve, par l’atmosphère de fête que créent les préparatifs d’un mariage. Ou encore elle essayait ses belles robes en face du miroir, ornait ses cheveux de bijoux et de fleurs, se comportait en somme d’une manière que plus tard elle avait jugée absurde. Comme elle le répétait volontiers, elle avait maintenant, Dieu merci, d’autres occupations. Elle se rappelait aussi, revivant presque ses impressions d’alors, comment, au cours de sa première grossesse, son esprit s’était peu à peu détourné du passé vers l’avenir. Chaque année, il avait fallu vider de nouveaux tiroirs dans les commodes ou les armoires pour faire de la place aux vêtements d’enfant.

Quand Arnold et elle furent entrés dans la chambre à coucher, elle dut prendre la robe de soie dans un vieux carton qui était perché sur le dessus d’une armoire ; mais une fois qu’elle l’eut entre les mains, elle déclara fermement qu’elle ne voulait pas se mêler à ces bouffonneries.

L’entrain d’Arnold était tombé soudain. La seule idée de quitter sa robe de chambre et de passer son habit le dégrisait. Mais il eut honte de l’avouer ; pour se donner du courage, il se mit à secouer Emmy. Voyons, elle n’allait pas faire des façons ! Si même la robe était un peu froissée et peut-être démodée, quelle importance cela présentait-il ? Il ne s’agissait en somme que d’une plaisanterie de carnaval.

Mais Emmy ne voulait rien entendre. Elle s’installa sur le bord du lit et, avec une violence toute proche des larmes, déclara qu’elle ne se rendrait pas ridicule.

Il y avait pendant ce temps à la cuisine une scène mouvementée.

La vieille cuisinière piétinait sur ses savates en se lamentant, comme elle en avait l’habitude dès que tout n’allait pas selon sa lourde tête. Ayant monté de la cave un plat chargé de canards froids, elle donnait à la petite bonne l’ordre de mettre une casserole sur le feu, lorsque l’étranger apparut soudain à la porte dans ses beaux atours, une rose à la boutonnière.

Elle faillit perdre l’équilibre et geignit, bien près de laisser échapper le plat. Elle n’aurait pas été plus agitée si le diable en personne était venu la surprendre par-derrière.

Du seuil de la porte il lui adressa un signe aimable.

– Ne vous troublez-pas ! Je voulais seulement vous dire... Je vois que vous avez commencé à mettre la table dans la salle à manger. Mais il y fait froid et elle manque un peu de confort. Je propose que vous transportiez le couvert dans le salon. Vous vous servirez de la salle à manger comme office.

Ann posa le plat sur la table de la cuisine avec une violence qui le fit résonner.

– Je vous apprendrai que je ne reçois d’ordres que de Monsieur et de Madame.

L’étranger attacha un instant son regard sur elle.

– Il n’est pas question ici d’ordres, dit-il d’un ton inaltérablement aimable. Ce n’est qu’une proposition. Je suis sûr que votre maîtresse l’approuvera. Ayez donc la bonté de faire ce que je vous demande. Et si par hasard vous aviez accès à quelque pièce de vieille argenterie ou de belle porcelaine – un vase, par exemple – veuillez la sortir.

– Je ne sais pas ce qui se passe dans cette maison, dit la cuisinière, blême de colère et d’inquiétude. Je ne veux m’occuper de rien !

Elle arracha son tablier, qu’elle jeta sur une chaise, et s’élança d’un bond dans la chambre des domestiques, dont elle fit claquer la porte derrière elle.

L’étranger haussa les épaules.

Puis il appela d’un geste la petite bonne, qui était restée cachée dans le coin voisin du fourneau. C’était une enfant de quinze ans, une petite oie blanche aux joues rouges, avec de grands yeux bleus d’azur naïvement heureux.

– Viens ici, ma petite amie ! dit-il.

Elle s’approcha, comme hypnotisée, et se planta franchement devant lui, le menton en l’air et les bras pendants, telle une écolière devant son professeur.

– Viens avec moi. À nous deux nous allons décorer la table. Mais bien tranquillement. Pas de bruit. Montre-moi ce que tu as aux pieds.

Elle tendit docilement sa jambe droite et montra qu’elle marchait sur des chaussons.

– Ça va ! Pas de bavardages non plus ! Ne l’oublie pas. Il faut que ce soit une surprise, tu comprends ? Attends un peu ! Comment t’appelles-tu ?

– Abelone.

Il lui tapota la joue.

– C’est un bon nom ! Un nom de fête. Écoute-moi, ma petite amie. Tu as bien une autre robe à te mettre que cette pièce de chiffon à parquet ? Une robe noire, pas vrai ? Celle de ta confirmation. Et un tablier blanc propre ? – Bon ! Suis-moi.

Dans le salon il avait sans rien dire fait déjà les premiers préparatifs. Il avait déplacé les plantes en pots rangées sur le rebord de la fenêtre et les avait disséminées avec goût tout autour de la pièce. La table ronde qui se trouvait près du canapé fut roulée sous le lustre, et Abelone reçut enfin l’ordre de mettre le couvert.

Au commencement, il y eut de quoi se désespérer. Elle obéissait comme un automate, mais un automate qui aurait été réglé de travers. Elle comprenait mal ses instructions, car, n’osant parler haut à cause du voisinage de la chambre à coucher, il devait se contenter le plus souvent de signes et de gestes. Lorsqu’il lui demanda les verres à vin, elle sortit de la cuisine avec le houssoir ; et lorsqu’il voulut un vase pour y mettre des fleurs, elle apporta un seau.

Soudain il entendit une porte s’ouvrir. Des pas rapides résonnèrent dans le couloir. Il eut peur. Mais les pas ne s’arrêtèrent point et bientôt s’éteignirent.

C’était Arnold, qui était sorti en manches de chemise, une bougie à la main. Il montait au grenier, où son habit noir pendait à un portemanteau du cabinet de débarras. Bien qu’il fredonnât, il était en réalité d’une humeur effrayante. Éprouvant au fond un sentiment d’indécision, il envoyait à tous les diables l’étranger parasite et ses plaisanteries de carnaval.

Dans la solitude et l’obscurité du grenier, il réfléchit. Avec l’heureuse impression d’être délivré d’une obsession désagréable, il reconnut qu’Emmy avait raison, qu’ils étaient tous deux sur le point de se rendre ridicules.

Il laissa l’habit noir au portemanteau et redescendit du grenier, calme et décidé.

Mais il n’était plus homme à suspendre le cours de la destinée. Quand il rentra dans la chambre à coucher, il fut accueilli par un spectacle inattendu, qui l’enflamma.

À la longue, Emmy n’avait pas résisté au charme de la robe de soie rose. Pendant l’absence de son mari, elle s’était amusée à l’essayer. Debout devant le miroir, elle se haussait sur la pointe des pieds pour s’amincir la taille, afin de pouvoir agrafer sa ceinture.

– Non pourtant ! – il leva involontairement les deux bras en l’air – Emmy ! Tu es splendide !

Dans son excitation nerveuse, elle ne pouvait arriver à mettre l’agrafe. Ses joues étaient cramoisies. Elle avait craint qu’il ne se moquât d’elle. Son cœur avait battu follement quand elle l’avait entendu revenir par le couloir.

– Trouves-tu qu’elle m’aille encore ?

– Tu es éblouissante, ma chère ! Et elle te va très bien ! Dire que tu as si peu changé !

– Crois-tu que je puisse mettre ceci ?

D’un coffret rouge elle sortit deux feuilles de chêne en argent, ornées de petits diamants représentant des gouttes de rosée. L’ensemble formait un diadème.

Arnold s’installa derrière elle et la regarda par-dessus sa tête dans le miroir, tandis qu’elle fixait le bijou sur ses cheveux.

– Te rappelles-tu ? demanda-t-elle.

– Si je me rappelle !... Comme il y a longtemps !

– Crois-tu que je puisse le porter ?

– Une merveille ! Éblouissante ! Tu auras l’air d’une princesse de conte de fées ! Laisse-moi te dire, Emmy, que tu n’as jamais été plus délicieuse !

Elle rougit de nouveau. Et dans le soudain élan d’un sentiment de bonheur débordant, elle se pencha en arrière, posa les deux mains sur la tête d’Arnold et pressa la bouche de celui-ci contre la sienne.

– Encore ! dit-il en souriant.

Au même instant une main toucha le clavier du piano.

Ils se lâchèrent, un peu effarés. Ils en étaient arrivés à oublier leur bizarre visiteur.

– C’est affreux, dit Emmy. Il est déjà au salon.

– Qu’importe ! Il se distrait en jouant ! répondit Arnold d’un ton rassurant.

Aux sons d’une musique pompeuse, qui ressemblait à une marche de fête, ils finirent de s’habiller. Arnold fut forcé de monter une seconde fois au grenier. Puis il lui fallut donner un coup de main à Emmy, voire faire quelques points à la robe pour l’ajuster. Et cela prit beaucoup de temps, à cause de sa comique maladresse, qui suscita de nouveaux échanges de baisers et de badinages amoureux, exactement comme aux jours de leur lune de miel.

Se donnant le bras, ils s’examinèrent une dernière fois devant le miroir. Mais, arrivés à la porte du salon, ils durent lutter un peu contre une sorte de gêne. Avec des rires forcés, chacun essayait de décider l’autre à passer le premier. Enfin Arnold poussa la porte et entra, toutes voiles dehors, Emmy au bras.

L’étonnement les figea sur place. Ils ne reconnaissaient plus leur propre salon.

On avait allumé, non seulement le lustre, mais quelques appliques, qui n’avaient pas servi depuis le baptême du premier enfant. Et il y avait partout des fleurs. Au milieu de la table, une grande coupe contenait de ravissantes roses jaunes, parmi lesquelles apparaissaient des pêches bien mûres et des grappes de raisin bleuté. La nappe était parsemée de petits bouquets de violettes.

L’étranger se leva du piano. La main sur le cœur, il les salua respectueusement.

– Gracieuse Dame ! Très honoré Docteur ! Vous me pardonnerez, je l’espère, d’avoir assumé, sans en être prié, les fonctions de maître des cérémonies pour cette petite fête improvisée. Je vous demande pardon aussi de m’être permis d’employer une modeste décoration de table, que j’avais emportée dans ma valise afin de ne pas arriver les mains vides chez mon vieil ami le pasteur. Comme vous le voyez, elle n’a pas gagné à être enfermée.

Rien n’étonnait plus Arnold et Emmy. Tandis que cette dernière tournait autour de la table, avec l’expression d’un enfant qui regarde un arbre de Noël, Arnold restait au seuil de la porte, les deux mains sur les hanches, promenant à travers la pièce des yeux éblouis.

À la fin, il alla serrer la main de son visiteur :

– Altesse Royale, dit-il en faisant la révérence – et il n’y avait plus de contrainte dans sa gaieté – puis-je vous prier de conduire ma femme à table ?

 

 

 

IV

 

 

LE repas durait depuis une heure, ils en étaient au dessert. La petite Abelone aux joues rouges, qui faisait le service, était charmante avec la robe noire de sa confirmation et un coquet tablier blanc, mais la façon dont elle s’y prenait donnait de quoi rire et pleurer en même temps. Une fois elle trébucha dans sa longue jupe, laissant tomber plusieurs assiettes. À sa grande stupéfaction, ni Monsieur ni Madame ne lui adressèrent de reproches. Le docteur se contenta de pousser un éclat de rire en criant : « Bis ! »

La vieille Ann les épiait par la porte entrouverte de la salle à manger. Finalement, incapable de résister à la curiosité, elle avait même aidé un peu pour le couvert. Mais elle suffoquait maintenant d’indignation au spectacle dont elle était témoin.

L’étranger avait tout le temps conservé la parole. Arnold ne pouvait que rire. Il avait cessé de se demander qui était son visiteur, ne se souciait même plus de le savoir. Il s’abandonnait entièrement à l’atmosphère romanesque du moment.

Emmy, en revanche, éprouvait un vague sentiment d’insécurité et se tenait sur ses gardes. Les anecdotes de l’étranger lui semblaient parfois trop osées. Cependant il n’était en aucune façon présomptueux ou bruyant. Bien différent d’Arnold, qui commençait à être un peu gris, il supportait parfaitement le vin. Les couleurs de ses joues étaient seulement devenues un tantinet plus vives, et la lueur malicieuse de ses clairs yeux de bouc n’essayait plus de se cacher. Assis là souriant, la bouche tachée de raisin et ses boucles grisonnantes ébouriffées comme une couronne d’automnales feuilles de vigne autour de son crâne lisse, il ressemblait à un satyre vieillissant.

Emmy n’avait pas oublié la promesse qu’il avait faite de leur jouer du piano. Elle la lui rappela quand, les assiettes à dessert ayant été apportées, Abelone put être congédiée.

Il ne fit aucune objection, demanda seulement que lui fût accordée auparavant une faveur : l’humble permission de la couronner reine de la fête.

Elle ne comprit pas ce qu’il voulait dire et se sentit très mécontente de cette nouvelle fantaisie. Mais, comme chaque fois qu’elle ne répondait pas tout de suite, il vit dans son silence un consentement. Il avait au préalable dépouillé la coupe de fruits de quelques-unes des plus belles roses ; d’une main légère et adroite, il les disposa en couronne au-dessous du diadème d’argent.

Cela déplut d’abord à Emmy. Elle éprouvait une impression désagréable à sentir cet énorme corps contre le sien et les doigts d’un étranger dans ses cheveux. En outre, elle avait peur qu’Abelone ne rentrât. Pourtant, après s’être mirée quelques secondes dans la physionomie des deux autres et en avoir conclu que la couronne royale lui seyait fort bien, elle consentit à l’accepter. Arnold était plongé dans l’admiration. Il battit des mains et célébra sans réserve la beauté de l’ornement.

– Et maintenant de la musique ! ordonna Emmy d’un ton impérieux, pour bien entrer dans son rôle de reine.

L’étranger s’inclina profondément :

– Je suis le très humble serviteur de Votre Majesté !

Mais au lieu de se diriger vers le piano, il disparut par le bureau d’Arnold dans l’antichambre et revint avec un long instrument incrusté de nacre, tenant à la fois de la mandoline et du luth.

Emmy fut un peu déçue. Arnold, au contraire, cria bravo.

– Son Altesse Royale est aussi un chanteur ! dit-il.

– Un rien de talent bien inoffensif !

Il chanta d’abord une chanson française, puis deux tendres petites chansons italiennes dans le style populaire. Arnold, qui comprenait mal les paroles et n’était pas sensible à la musique, cessa vite d’écouter. Renversé contre le dossier de son fauteuil, il se caressait la barbe, tout en jetant sur Emmy un regard humide de vin et d’amour. Il finissait par en avoir assez de l’étranger. Il lui tardait d’être seul avec Emmy, de continuer la fête à deux, sous des formes beaucoup plus hardies. Ils enverraient les bonnes se coucher. Seules, les lampes allumées seraient témoins pendant un moment de leur réjouissance nocturne à l’orientale.

L’étranger avait entamé une nouvelle chanson, danoise cette fois. Elle évoquait un dieu du royaume de la fantaisie, qui se promène à travers la terre déguisé en bouffon, faisant sortir des sombres tavernes, où les avait chassés le dégoût de la vie quotidienne, de somnolents disciples d’Éros et des satyres mélancoliques. La mélodie était fraîche et pleine d’humour, avec le refrain suivant :

 

          Oui, la vie va de guingois,

          Elle fait du blanc le noir,

          Change le petit en grand ;

          Confond le bien et le mal.

          Mais arrive Sire Paillasse

          Qui remet tout à sa place.

 

Les yeux humides d’Arnold n’avaient pas lâché Emmy qui, la tête appuyée sur la main, écoutait le chanteur. Il crut d’abord qu’elle ne prêtait pas grande attention à la musique, mais, comme lui, soupirait après le départ de l’importun visiteur. Telle qu’elle était là, ses coudes nus sur la table et la main contre sa nuque ornée de fleurs, il y avait en elle quelque chose d’une bacchante rêvant d’amour. Ses longs cils étaient baissés, ses lèvres dessinaient un sourire plein de promesses.

Arnold essaya d’attirer le regard de sa femme en lui donnant un coup de pied sous la table du bout de ses bottines. Mais, peut-être pour le punir d’avoir frappé trop fort, elle ne remua point les yeux. Cela le rendit méfiant.

La chanson finie, l’étranger se leva, le verre en main, et proposa un toast en l’honneur des faunes aux pieds de bouc qui escortent le dieu de la fantaisie, de tous les petits détrousseurs de cœurs, voleurs de la raison, perturbateurs du sommeil, qui jouent à la cour royale de la Nature un rôle analogue à celui de certains ferments dans le noble champagne : ils donnent son bouquet à la boisson de la vie, qu’ils font mousser.

Il s’inclina devant Emmy. Levant son verre comme en rêve, elle lui sourit avec une expression radieuse, qui acheva de dégriser Arnold.

L’étranger se tournait maintenant vers le maître de maison.

– À votre santé, docteur !

Arnold ne toucha pas son verre. Il regardait droit devant lui, comme s’il n’avait rien entendu.

– Qu’est-ce qui te prend ? demanda Emmy d’un ton de reproche. Trinque donc avec nous.

Sans répondre, il mit les mains dans ses poches. Un instant de silence pénible suivit. Puis l’étranger jeta un coup d’œil sur sa grosse montre en or et dit qu’il se voyait forcé de partir. Il s’était même trop attardé. Son cocher avait dû somnoler à l’auberge et oublier l’heure.

Les autres se levèrent sans rien dire – Emmy avec une mine maussade et contrite – et le visiteur prit congé.

Comme Arnold voulait l’accompagner jusqu’à la porte d’entrée, il essaya de l’en dissuader :

– Ne vous dérangez pas, cher docteur. Il fait froid dans le couloir. Et vous avez vu que je sais parfaitement me débrouiller seul.

Mais Arnold, calmé maintenant, voulut remplir jusqu’au bout ses devoirs de maître de maison. Arrivé dans l’antichambre, il proposa de faire prévenir le cocher à l’auberge. L’étranger refusa de la façon la plus catégorique.

– Prendre cette peine pour moi, il ne manquerait plus que ça.

Et, montrant avec un sourire ses grandes bottes de voyage :

– J’aurai disparu dans une seconde. Ce sont les célèbres bottes de sept lieues, vous comprenez.

Les adieux furent brefs et du côté d’Arnold empreints d’une raideur hautaine. Il songea cependant à charger l’autre de salutations pour le pasteur Joergensen.

Lorsqu’il rentra dans son bureau, Emmy s’y trouvait. Debout derrière le fauteuil à bascule, et dans un état de grande agitation morale, elle attendait une explication. Elle avait fermé la porte conduisant au salon, afin que les bonnes, qui étaient en train de débarrasser la table, ne pussent entendre.

Arnold passa devant sa femme sans prononcer un seul mot. Il traversa le salon pour aller dans la chambre à coucher remettre sa tenue d’intérieur. Sur le chemin du retour, il remarqua que le lustre et les appliques du salon étaient encore allumés.

La colère lui monta de nouveau à la tête.

– Éteignez, sapristi ! cria-t-il aux bonnes. Êtes-vous folles ? Éteignez, je vous dis !

Lorsqu’il arriva dans son bureau, Emmy se tenait encore à la même place.

Au début, elle avait pris l’attitude de son mari à table pour une marque d’ivresse et en avait éprouvé de l’irritation. Mais il y avait maintenant en elle quelque chose – un petit trouble de conscience – qui lui disait que l’ivresse n’était pas la seule cause en jeu.

Aussi le ton offensé dont elle demanda ce que tout cela signifiait manquait-il totalement de fermeté.

Il tendit le cou vers elle, comme s’il venait seulement de l’apercevoir, et la toisa lentement de la tête aux pieds.

– Tu as bien entendu ! Je disais qu’il fallait éteindre. Ce serait insensé de laisser les lumières allumées toute la nuit.

Il avait apporté une lampe de table de l’autre pièce. Il s’assit à son bureau et, pour passer le temps, ouvrit son livre de comptes.

Emmy, ayant posé les bras sur les bords du fauteuil à bascule, se balança un peu en avant et en arrière. Si anxieuse qu’elle fût, elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Voir son mari comme cela éveillait en elle tant de souvenirs. Elle avait presque oublié l’aspect qu’il présentait lorsqu’il était vraiment en colère contre elle.

Elle se rappela aussi de quelle façon elle le calmait aux bons vieux jours, chaque fois qu’il se sentait offensé par elle ou par d’autres. Après lui avoir donné le temps de s’apaiser, elle s’approcha de lui et s’assit bravement sur le bras de son fauteuil. Lui enlaçant le cou, elle dit :

– Arnold, en quoi t’ai-je contrarié ?

L’effet fut tout autre qu’à l’époque de leurs fiançailles. Il la repoussa brutalement et la pria de le laisser tranquille.

– Voyons, Arnold...

Du coup, froissée pour de bon, elle le somma sérieusement de répondre. Mais il tourna vers elle un visage si décomposé, qu’elle se tut machinalement.

– Tu vois que je suis occupé. D’ailleurs, tu t’es bien assez amusée ce soir.

Et il ajouta, pour adoucir un peu les choses, tout en la toisant de nouveau d’un regard méprisant :

– Tu as certainement besoin de repos. Tu es si excitée. L’influence de cet étranger sur ton système nerveux n’a pas été saine.

Levant aussitôt la tête, elle le regarda d’un air étonné et affligé. Elle attendait qu’il retirât les derniers mots. Comme il ne le fit pas, elle lui tourna le dos et dit tout bas :

– Tu devrais avoir honte.

Peu après elle sortit de la pièce.

En se retrouvant devant la glace de la chambre à coucher, elle rougit d’elle-même et de sa demi-nudité. Elle mit son peignoir de coiffure et, assez confuse, enleva les roses de ses cheveux. Mais elle ne se pressa point ; elle éprouvait vis-à-vis d’elle-même une secrète compassion, comme si elle avait dit adieu à un trop beau rêve. Elle alla dans la chambre des enfants pour jeter un coup d’œil sur eux, donna les derniers ordres aux bonnes de la porte du couloir de la cuisine, qu’elle referma ensuite à clef, et retourna dans la chambre à coucher.

Les lits jumeaux se dressaient paisiblement à côté l’un de l’autre, leurs couvertures rejetées en arrière. Au plafond brillait la petite suspension rose. Elle l’avait allumée elle-même au moment où elle s’était habillée ; cette suspension n’avait pas servi depuis plusieurs années. Elle l’abaissa et l’éteignit.

Puis elle s’installa tristement devant le miroir et se mit à défaire ses cheveux. Elle n’était plus fâchée contre Arnold, bien qu’elle ne comprît pas comment il pouvait avoir le cœur de leur gâcher à tous deux le plaisir de cette soirée. D’ailleurs, elle l’avait prévu. Elle savait par son expérience passée de quelles absurdités il était capable. Aussi lui pardonnait-elle. Après une bonne nuit de sommeil, il serait le premier à regretter ses ridicules soupçons.

Elle se déshabilla lentement et se coucha, en laissant un bon moment la lumière allumée. Ce fut seulement une heure plus tard qu’elle entendit entrer Arnold. Elle fit alors semblant de dormir.

 

 

 

V

 

 

LE lendemain matin ils n’étaient pas encore réconciliés. Emmy eut beaucoup à faire toute la matinée pour remettre la maison en ordre après le remue-ménage de la veille, et par-dessus le marché une bruyante dispute éclata entre les bonnes, au sujet d’une pièce d’or de vingt couronnes, que le visiteur avait laissée sur la table de toilette de la chambre d’amis. La vieille Ann, qui nourrissait une secrète méfiance contre la personne de l’étranger et croyait sentir une odeur de soufre dans toute la maison, n’osait pas recevoir sa part, mais d’un autre côté elle ne voulait pas qu’Abelone eût un centime de plus que son dû. Dans ce cruel tourment, elle était plus furieuse que jamais, de sorte qu’Emmy dut plusieurs fois aller rétablir la paix dans la cuisine.

Arnold avait été appelé au loin dans la lande par une famille de petits fermiers et ne pouvait guère rentrer avant l’après-midi. Les enfants faisaient la sieste. Emmy, qui avait terminé ses travaux de maîtresse de maison, éprouva une impression de solitude comme par le passé et se mit à soupirer après le retour de son mari. D’habitude, elle employait ces moments de tranquillité à faire des comptes de ménage, mais ce jour-là elle ne se sentait pas l’esprit assez calme pour ce genre de travail. Une si sérieuse et si longue mésentente entre eux était la première depuis leur mariage. Il ne lui avait même pas dit bonjour et il était parti sans adieu.

Elle finit par aller s’asseoir à la fenêtre du bureau, d’où elle pouvait voir la grand-route et les poteaux télégraphiques jusqu’aux premières collines de bruyère. Un bas à raccommoder au bras et une corbeille à ouvrage devant elle, la jeune femme jetait de temps en temps un regard langoureux sur la route.

C’était un jour de dégel calme et gris ; ce temps morne avait un effet particulièrement déprimant dans un lieu où l’on était habitué à entendre tantôt le vent d’ouest mugir, tantôt la brise du sud-ouest glisser le long des murs et miauler aux portes et aux fenêtres. Un bruit d’eau tombant dans la gouttière rompait seul le lourd silence.

Quelqu’un passait bien de temps en temps au milieu des amas de neige, mais, contrairement à son habitude, Emmy ne remarquait même pas qui c’était. Et quand le maître d’école Soerensen apparut dans le chemin, en vacillant sur ses jambes cagneuses, son image traversa vaguement la conscience d’Emmy, accompagnée de l’idée fugitive qu’il devait être sorti au sujet de la requête.

La jeune femme pensait à ce qu’elle répondrait à Arnold quand, redevenu maître de soi, il lui demanderait pardon. Elle refoulerait son amour-propre et ne ferait pas de scène. Au fond, elle ne l’aurait pas voulu différent de ce qu’il était. Prenant simplement Monsieur par l’oreille, elle lui apprendrait qu’il n’avait pas le droit de la croire assez dénuée de goût pour préférer un musicien d’âge mûr et chauve à un homme comme lui. Peut-être évoquerait-elle le jour où, pendant leurs fiançailles, il lui avait renvoyé la bague parce que, dans un bal d’étudiants, elle avait dansé deux fois avec un autre et s’était laissé offrir une glace. Depuis leur arrivée à Soenderboel, Arnold se reprochait souvent cette folie. Tout en surveillant la grand-route de la fenêtre, Emmy pensait aussi au visiteur inconnu. Elle chercherait à nouer des relations avec le presbytère pour savoir qui c’était. Peu à peu elle ne cessait de se demander s’il existait réellement et s’il était assez près pour pouvoir réapparaître d’un instant à l’autre. Les évènements de la veille s’étaient déjà estompés pour elle comme des images de rêve ; au fond elle préférait se les représenter ainsi.

Il était tard dans l’après-midi quand Arnold rentra. Les enfants s’étaient depuis longtemps réveillés de leur sieste. Assise dans le salon avec les deux petits garçons, Emmy leur montrait des images.

Son cœur ne fit qu’un bond lorsqu’elle entendit son mari dans l’antichambre. Répondant distraitement aux questions des enfants, elle écouta les pas d’Arnold et eut l’impression qu’il devait être d’humeur plus conciliante.

Il lui dit bonjour en entrant et demanda un peu sèchement qu’on lui servît un repas. Elle eut un instant l’idée de l’accompagner dans la salle à manger. Mais finalement elle se contenta d’envoyer l’aîné des garçons porter les ordres aux bonnes. C’était à son mari de faire les premiers pas.

Après avoir mangé, Arnold revint avec l’intention visible d’un rapprochement. Les enfants seraient le trait-d’union. Il leur tapota les cheveux, leur demanda quelles images ils regardaient et s’ils s’étaient bien amusés dans la journée. Bientôt, d’un mot jeté çà et là, Emmy prit part à la conversation. Au simple son de sa voix, qui était douce et un peu hésitante, le dernier bloc d’amertume fondit dans l’âme d’Arnold. Quand, un moment plus tard, les enfants étant allés goûter, il resta seul avec sa femme, il s’approcha d’elle et posa les mains sur sa tête.

– Oublions cela, n’est-ce pas, Emmy ?

Elle tourna vers lui pour toute réponse des yeux mouillés et des lèvres muettes. Sa bouche s’élargit et tremblota, comme celle d’un enfant grondé injustement, qui lutte contre les larmes.

– Non, non, recommanda-t-il, plus de scènes ! et il parvint à tirer d’elle un vrai sourire, qui marqua leur réconciliation.

Des évènements de la veille il ne fut pas question. D’ailleurs, ils n’eurent guère le temps de causer ensemble. Avant même qu’Arnold eût fini son café, une voiture l’attendait devant la porte.

Contrairement à l’habitude, Emmy l’accompagna dans la froide antichambre et se montra fort soucieuse qu’il se couvrît suffisamment. Lorsqu’il rentra le soir, elle avait envoyé les bonnes se coucher et l’attendait elle-même à la porte avec une lanterne pour l’aider à enlever sa pelisse.

Mais le serpent s’était glissé dans leur petit paradis. En revenant le lendemain à la tombée de la nuit d’une visite chez un malade du village, Arnold sursauta au son du piano. Il s’arrêta pour écouter, et son cœur se mit à battre. Etait-ce possible ?... Serait-ce lui !

Bien que la porte du salon fût fermée, l’exécution un peu tâtonnante lui fit comprendre que c’était Emmy qui jouait. Et maintenant il reconnaissait une des langoureuses mélodies françaises ou italiennes que l’inconnu avait chantées.

Il ouvrit la porte et entra. Emmy ne l’avait évidemment pas entendu venir. Il avait réussi à la surprendre, et il se rendit compte que les pensées de la jeune femme voyageaient au loin. Elle cessa immédiatement de jouer. Et, tout en se levant, elle lui lança de côté un regard rapide, avec une lueur timide dans les yeux.

Sans rien dire, il alla se changer dans la chambre à coucher. Lorsqu’il revint, Emmy regardait dehors par la fenêtre. Elle se retourna pour lui demander s’il ne voulait pas allumer la lampe. Il répondit que non.

– C’est nouveau de te voir au piano, dit-il de son fauteuil à côté du poêle, après un moment de silence : Que jouais-tu ?

– Oh ! de simples exercices.

Elle était peinée de lui mentir. C’était la première fois depuis tant d’années, mais elle ne trouvait rien d’autre à répondre. Elle avait l’intuition qu’il serait désespérément inutile de chercher à lui expliquer des sentiments qu’elle ne comprenait pas elle-même. Elle aurait aimé pouvoir lui dire ce qui la rendait si mélancolique, mais il lui était impossible de traduire par des mots le secret ondoiement de ses pensées autour des choses inconnues ou défendues, « ce grain de corruption originelle », dont le singulier étranger avait parlé la veille avec exaltation, cette éternelle nostalgie qui, d’après lui, conservait l’amour féminin frais comme une source et lui donnait toute sa douceur.

Le silence persistant d’Arnold finit par l’inquiéter. Les voix joyeuses des enfants, venant de la salle à manger, ne firent qu’augmenter son angoisse. Chaque minute de silence lui paraissait ajouter des lieues à la distance qui la séparait des autres. Elle avait l’impression que le monde entier s’évanouissait, se perdait dans un gouffre de ténèbres et de froid. Elle savait qu’elle n’était pas sans reproche. Avec épouvante elle avait regardé au fond de son propre cœur, fixé ces abîmes secrets et ignorés d’où les mauvais esprits vous font signe.

Comme prise de vertige, elle cherchait Arnold de ses yeux inquiets. Mais il restait recroquevillé dans son fauteuil et la pâleur de son visage luisait dans la pénombre.

S’armant de courage, elle alla vers lui.

– Arnold...

Elle ne put rien dire de plus. Il la saisit par le bras et la lança loin de lui, avec une force si brutale qu’elle en perdit l’équilibre.

– Fille ! siffla-t-il.

Elle était tombée sur le côté au milieu de la pièce. Bouleversée de surprise, étourdie de colère et de honte, en même temps pénétrée d’un sentiment de volupté qui faisait courir dans ses veines un nouvel et paralysant effroi, elle restait à genoux, les mains sur la figure. Ce fut seulement au bout d’une minute qu’elle put se lever. Lentement elle se retira dans la chambre à coucher, tout en continuant à cacher son visage derrière ses mains.

 

 

 

VI

 

 

LE lendemain, Arnold traversait la lande en voiture avec une belle tempête d’ouest dans le dos. Renversé très droit en arrière contre le dossier de son siège, sa pelisse remontée par-dessus ses oreilles, il ne laissait guère voir de lui que sa barbe et une paire de moufles grises. L’énorme pipe, qui d’habitude reliait en forme d’anse sa main à sa bouche, était absente ce jour-là ; elle gisait oubliée dans une des poches du cabriolet.

Depuis douze heures Arnold n’avait pas adressé la parole à Emmy. À cause des enfants et des domestiques, ils avaient pris les repas ensemble et n’avaient troublé en rien l’ordre de la maison. Mais en sortant de table chacun s’était retiré de son côté. Le soir où Emmy, pleurant dans son lit, avait doucement appelé son mari, elle n’avait fait aucune autre tentative de rapprochement.

Ce qu’il éprouvait à son égard n’était pourtant pas seulement de la colère : il s’y mêlait une certaine compassion. Il s’excusait parce qu’elle était femme, c’est-à-dire un être d’une sensibilité anormale, donc sujet à des pensées volages et confuses. Il n’était même pas sûr qu’elle ne se considérât point comme la partie offensée. Il y avait, dans l’air de défi qu’elle avait arboré ce matin-là, quelque chose qui semblait l’indiquer. Et ce serait bien d’elle ! Il se rappela comment, autrefois, elle pouvait de sa manière candide persister dans ses dénégations, au point d’en arriver à se leurrer elle-même, alors qu’il avait les mains pleines de preuves contre elle !

Il se jugeait donc seul responsable de la déception qu’il avait subie. Comme il se le disait intérieurement, il n’avait pas été le moins du monde supérieur aux nombreux maris aveugles, dont le bonheur illusoire l’avait fait rire au théâtre. Il s’était forgé une image idéale de sa compagne et, l’auréole ayant disparu, il devait reconnaître qu’on avait raison de dire qu’au fond du cœur de la femme la plus innocente sommeille un serpent. Le hasard seul fait que le reptile reste assoupi ou se réveille pour apporter la perdition.

Arnold était allé constater le décès d’un pauvre fermier de la lande et revenait maintenant chez lui. Il avait l’habitude de dormir un peu dans cette étendue déserte, où l’on rencontrait rarement quelqu’un. Mais le sommeil aussi lui fut infidèle cette fois-là. Il n’éprouva pas non plus le besoin de compter les poteaux télégraphiques ni d’additionner mentalement des nombres de plusieurs chiffres pour chasser l’ennui. De même que la vie, depuis quelques jours, avait tourné vers lui un visage étranger, de même la nature était devenue nouvelle à ses yeux. Le grand paysage dénudé et le ciel immense attiraient ses pensées avec une force qu’il n’avait pas connue depuis longtemps. Tandis qu’il roulait au milieu de la tempête, naissaient en son âme des sentiments élevés, un peu solennels, qui attendrissaient son cœur et rendaient sa méditation fructueuse.

En somme, il commençait à s’accommoder de la situation, à se plaire dans une solitude qu’il considérait comme définitive. Il y avait des instants où la perte de son bonheur lui procurait presque une sensation de délivrance, où elle lui semblait compensée par un renoncement mélancolique, qui ouvrait son âme à l’infini.

La pensée du visiteur inconnu lui était pourtant comme une écharde dans la chair, et il n’oubliait pas l’humiliation qui l’avait accablé. Avant de savoir d’une façon certaine que cet homme avait quitté la région, il ne retrouverait pas la paix, et les sentiments qu’il éprouvait à son égard étaient d’une telle nature, qu’une nouvelle rencontre pourrait devenir catastrophique.

La voiture avait atteint les derniers coteaux de bruyère. Elle descendait maintenant à fond de train vers le village de Soenderboel, qui se dressait au milieu des champs couverts de neige, avec son moulin, la cheminée de sa coopérative et son petit hôpital rouge, tel qu’Arnold l’avait vu des centaines de fois du haut de la côte et cependant tout à fait différent.

À la vue de son foyer, aucun petit sentiment de bonheur ne vint réchauffer ses veines ce jour-là. Son paradis, effondré, avait été remplacé par un triste groupement de maisons dans la plaine ouverte au vent – réalité sans voile, profondément morne et mélancolique, mais impressionnante dans sa sauvage nudité.

Devant la première ferme du village, sa voiture fut arrêtée par un grand paysan aux cheveux blancs, qui voulait avoir avec lui un moment d’entretien.

C’était ce même Thorvald Andersen qu’Emmy avait vu quelques jours auparavant présenter un papier au maître d’école. Arnold devina qu’il allait lui parler de la requête.

L’homme était dévoué au docteur, qui avait soigné sa femme au cours d’une grave maladie. Il était lui-même en continuelle dispute avec l’instituteur Soerensen, au sujet des amendes de l’école. Cependant il avait toujours hésité à prendre le parti d’Arnold. L’instituteur était un enfant du pays et, bien que ne partageant ni ses croyances ni ses opinions politiques, les villageois l’admiraient pour sa grande ruse, son adresse à toucher l’adversaire aux points faibles, sous le masque de l’amitié.

Comprenant à la physionomie de son interlocuteur que celui-ci voulait lui faire un aveu, Arnold put à peine s’empêcher de rire de son air gêné. Toute l’affaire lui était devenue si profondément indifférente !

Thorvald Andersen commença par s’excuser de l’avoir arrêté, alors qu’il y avait une visite chez lui.

– Une visite ? demanda Arnold.

Oui, le vieux paysan avait vu la voiture fermée du pasteur Joergensen rouler à travers le village, quelques instants auparavant.

Pour ne pas trahir son trouble, Arnold sortit son mouchoir et s’essuya le nez plusieurs fois de suite. Au bout de quelques minutes il n’écouta plus les explications bégayantes de l’homme, mais l’interrompit brusquement et donna au cocher l’ordre de repartir.

Dans son salon, en effet, il trouva des visiteurs. Le pasteur Joergensen allait et venait en fredonnant, les basques de sa redingote voltigeant derrière lui. Sa femme, coiffée d’un chapeau, avait pris place sur le canapé, derrière la table. Arnold se rendit tout juste compte que c’étaient eux. Sur Emmy aussi, qui était assise à côté de la dame, son regard flotta sans vraiment la voir. Ses yeux cherchaient une personne qui n’était pas là.

Dès qu’Emmy l’avait entendu arriver, elle s’était tenue en observation, pour saisir l’expression de son visage à l’instant même où il entrerait. Elle éprouva un vague sentiment de triomphe en voyant la jalousie enflammer le regard scrutateur.

Le pasteur Joergensen se posta devant Arnold et le saisit à deux mains par les revers de sa redingote, comme s’il avait voulu danser avec lui. C’était un de ces hommes qui, même chez des étrangers, ne tiennent pas en place et regardent à tout instant leur montre d’un air effrayé, en déclarant que c’est l’heure de partir, mais dont on n’arrive pourtant pas à se débarrasser. Il dit à Arnold ce qu’il avait déjà expliqué deux fois à Emmy : que sa femme et lui désiraient les avoir à déjeuner le dimanche suivant, avec quelques autres personnes du voisinage. Ils avaient préféré apporter eux-mêmes l’invitation, mais ils ne pouvaient rester qu’un instant.

Arnold remercia d’une manière qui pouvait signifier à la fois oui et non.

Du vin et des gâteaux furent apportés. Le pasteur se plaignit à Arnold de son rhumatisme à l’épaule et la pastoresse s’entretint avec Emmy des domestiques. Aucun des deux n’avait encore fait la moindre allusion au visiteur ami.

Arnold, taciturne, bouillait d’énervement. Ce qu’il avait le plus craint était donc arrivé. L’étranger avait révélé la honte qui était tombée sur lui et sur son foyer, et c’était par délicatesse que le pasteur ne parlait pas de cette visite.

À la fin, il ne sut que faire de ses yeux. Il redoutait de rencontrer ceux d’Emmy. S’il avait été seul avec elle, il l’aurait jetée par terre une seconde fois. Une voix criait en lui : « Le scandale a jailli sur ton nom ! Ta vie conjugale donne prise aux commérages ! Ton avenir est gâté ! »

Bon ! Maintenant on pouvait affronter le reste ! Maintenant il fallait aborder franchement le sujet !

Pour forcer le prêtre à parler de l’étranger, il eut recours à une ruse. Il remit sur le tapis le rhumatisme à l’épaule du pasteur Joergensen : celui-ci ne l’avait-il pas attrapé pendant son excursion de l’autre jour dans le brouillard neigeux ?

Le pasteur ne comprenait pas. Il affirma qu’il ne s’était pas trouvé en route par temps de neige.

Arnold eut un sourire incrédule.

– Comment pouvez-vous dire cela, pasteur Joergensen ? Je sais bien que vous étiez absent le lundi gras.

– Mais, cher ami ! de quoi m’accusez-vous ? Amalie, tu es témoin que je ne suis pas sorti de chez nous le lundi gras.

– Non, mon mari était à la maison. Qui l’a vu ailleurs ?

Les yeux brûlants d’Arnold allèrent un moment de l’un à l’autre, inquisiteurs. À la fin, il ne lui fut plus possible de douter de la sincérité du ménage Joergensen. Leur surprise était d’ailleurs contagieuse. Son visage se figea en un masque d’ébahissement. Et machinalement il lança de côté un coup d’œil vers Emmy.

Elle se renversait un peu en arrière et jouait avec les franges de son fauteuil. En même temps elle regardait par la fenêtre en souriant à la dérobée.

Arnold se vit forcé de donner une explication. Il raconta la visite de l’inconnu, ses fausses allégations, son refus de se nommer, et il termina par une description minutieuse de son aspect. Le pasteur Joergensen eut l’air un peu froissé.

– Cher docteur Hoejer, comment avez-vous pu être aussi crédule ? D’après le portrait que vous me faites de cet homme, je ne comprends pas que vous ayez pu le prendre pour un de mes amis !

Arnold s’excusa du mieux qu’il put. Il se rappelait, dit-il, que le pasteur lui avait parlé un jour d’un ami de jeunesse qui se comportait assez bizarrement depuis qu’il était tombé d’une voiture.

– Ah ! oui ! le pauvre Marius. Mais il y a bien des années qu’il est mort. Non, cet individu est un imposteur effronté ! Je n’ai jamais entendu chose pareille !

Pendant ce temps Emmy avait pris un ouvrage au tricot et travaillait avec zèle, sans avoir l’air de s’intéresser à la conversation.

« Elle joue la comédie ! pensa Arnold, qui furtivement l’observait. Ce calme est voulu ! Je la connais ! Elle veut me donner confiance ! »

Le pasteur tournoya au milieu de la pièce, comme s’il avait voulu s’envoler au ciel.

– Quelle impudence ! À votre place, j’aviserais la police. Un pareil imposteur mériterait une sérieuse correction. Non, non, je n’ai jamais entendu chose pareille ! Vous verrez que c’est un de ces représentants de commerce dépravés et répugnants, qui de nos jours se sont mis à parcourir aussi la campagne. C’est bien le genre de ces types-là !

Arnold s’empara aussitôt de cette idée pour l’utiliser comme une arme empoisonnée. Il dit qu’il avait eu tout le temps des soupçons sur l’individu. Il l’avait pris au premier coup d’œil pour un acteur de second ordre ou un chanteur ambulant, mais il donnait raison au pasteur et pensait que ce devait être plutôt un de ces commis voyageurs qui flattent le goût vulgaire par un certain vernis superficiel, mais qui au fond sont la bête noire des gens cultivés. Il y avait en cet inconnu quelque chose de la fausse élégance qu’on trouve dans les hôtels de province et les cafés-concerts de Copenhague.

Emmy gardait sa mine sournoise, mais elle avait pitié de son mari. Elle se réjouissait jusqu’à un certain point de ces efforts hargneux pour abattre un rival imaginaire. Les mots méchants tombaient sur son cœur comme de brûlants signes d’amour. Mais qu’Arnold la comprenait peu ! Commis voyageur ! Chanteur de café-concert ! Oh ! mon Dieu ! cela lui était bien égal, elle n’éprouvait pas le moindre désir de revoir cet homme. Elle était ridicule de s’être adressé des reproches la veille, en un moment de trouble, au sujet de ce gros boute-en-train. Dans son souvenir il serait simplement, selon le nom qu’il s’était donné : le Prince Carnaval, qui lui avait rouvert le royaume de la fantaisie et pour un soir l’avait couronnée reine.

Le pasteur Joergensen tira une dixième fois sa montre et dit :

– Amalie, il faut partir !

Au même instant, il se jeta dans un fauteuil pour raconter quelque chose d’extraordinaire, qui lui revenait à l’esprit. Il se rappelait, dit-il, que dans son enfance il avait entendu ses parents parler d’une aventure semblable, qui était arrivée chez un inspecteur des forêts de Vendsyssel : de la même manière, sous un faux prétexte, un individu s’était introduit au sein d’une famille et en avait reçu pendant plusieurs jours l’hospitalité.

– Mais l’incident eut un dénouement tragique, ajouta Joergensen. Il fut, je m’en souviens, la cause d’un drame de famille. Si je ne me trompe pas, l’inspecteur des forêts se brûla la cervelle.

De nouveau, Arnold ne sut que faire de ses yeux. Pendant que le pasteur continuait son récit, il fut saisi d’une profonde pitié pour lui-même. Emmy le devina aussitôt. Bien qu’elle tînt les paupières baissées, elle perçait à jour son mari. Et l’impatience envahissait son cœur. Ah ! comme il lui tardait de voir partir les visiteurs, afin de se réconcilier avec Arnold ! Elle irait près de lui et l’enlacerait si fort des deux bras, qu’il ne pourrait pas se défendre contre ses baisers ! Et elle ne le lâcherait point avant qu’il n’eût retiré toutes ses vilaines paroles, oublié toutes ses vilaines pensées, et bien senti qu’elle ne l’avait jamais aimé davantage, avec plus de profonde reconnaissance, que ces jours derniers.

Mais les visiteurs restèrent encore une demi-heure. Après leur départ, les enfants arrivèrent en ouragan de la salle à manger ; derrière eux la vieille Ann grognait comme une méchante sorcière, parce qu’on était en retard pour le dîner. Le moment propice à une réconciliation fut ainsi perdu. Dès qu’ils eurent dîné, Arnold se retira dans son bureau.

Toute découragée, les larmes aux yeux, Emmy le vit fermer la porte derrière lui.

Le soir lorsque les enfants furent couchés et que le silence régna dans la maison, Arnold entendit sa femme se mettre au piano. Elle fit d’abord quelques gammes et autres exercices, mais soudain, – comme par une décision hardie – elle entama un des morceaux que l’étranger avait joués, précisément celui qu’elle essayait de se rappeler par cœur, le jour où Arnold l’avait surprise.

« Que signifie tout cela ? » se demanda-t-il avec inquiétude. Il commençait à être troublé par cette attitude persistante de défi.

Elle joua cette fois la mélodie sans s’arrêter. On aurait dit qu’elle l’avait travaillée dans l’intervalle. Et, ma foi, elle se mit à fredonner. C’était la chanson que l’inconnu avait chantée, sur le diable ou quelque personne analogue, qui prenait la forme terrestre d’un bouffon pour se promener parmi les hommes et accomplir des prodiges. Les paroles revinrent à la mémoire d’Arnold :

 

          Oui, la vie va de guingois,

          Elle fait du blanc le noir,

          Change le petit en grand ;

          Confond le bien et le mal.

          Mais arrive Sire Paillasse

          Qui remet tout à sa place.

 

Il resta plongé dans ses pensées, la main sous la tête, tandis qu’elle continuait à jouer du piano et à fredonner. On aurait dit une tentative de séduction. Peu à peu un petit sourire se fraya un chemin sous sa moustache, un pâle et triste sourire. – Oui, pourquoi pas ? Si appauvri qu’il fût, il n’aurait pas voulu recouvrer ses anciennes richesses imaginaires. Au fond, il aimait autant Emmy qu’auparavant, bien que d’une autre manière. Il n’était pas lui-même sans défaut. Le fait qu’il donnait assez souvent à la jeune femme des motifs de se plaindre de lui ne la justifiait pas. Mais en tout cas, ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre. Et même ils avaient besoin plus que jamais d’un mutuel soutien. Il fallait user réciproquement d’indulgence, pour ne pas gâter complètement leur vie.

Il se leva enfin avec l’intention d’aller la trouver. Il voulait lui dire à cœur ouvert ce qu’il avait senti et pensé pendant ces instants de calme réflexion. Mais au seuil de la porte il s’arrêta, impressionné. Une demi-obscurité régnait dans le salon. Seules étaient allumées les lampes du piano. Par terre et sur les murs, des deux côtés, la silhouette d’Emmy se dessinait vaguement sous des formes diverses. On aurait dit que la pièce était peuplée d’ombres.

Emmy jouait toujours, mais, bien qu’elle lui tournât le dos, Arnold comprit que son arrivée la rendait nerveuse. Il traversa doucement le salon et, après être resté un moment derrière elle, il posa les mains sur sa tête. Sans cesser immédiatement de jouer, elle se pencha en arrière et le regarda dans les yeux d’un air rayonnant.

– Tu viens enfin ! dit-elle tout bas.

Elle laissa tomber ses mains. Comme un enfant accablé d’émotion elle se blottit contre lui, tandis que deux grosses larmes glissaient sous ses paupières closes.

 

 

 

VII

 

 

L’INSTITUTEUR Soerensen ayant réussi, après des années de travail sournois, à obtenir enfin gain de cause contre le docteur Hoejer, fut très vexé de voir Arnold lui sourire avec une telle aménité, une si séduisante douceur, qu’il fallait s’appeler Lavst Soerensen et appartenir à la dure race jutlandaise pour ne pas se sentir confus.

– Mes chers amis, dit Arnold aux deux envoyés qui, le lendemain de la visite du pasteur Joergensen, vinrent lui annoncer la décision de la majorité, ne parlons plus de ces bagatelles. Je m’incline, bien entendu, devant l’arrêt de mes concitoyens.

Il poussa l’amabilité jusqu’à offrir des cigares et du café, que madame Emmy leur versa elle-même.

Lavst Soerensen ne vit là qu’une nouvelle raison de se méfier et cria par-dessus les toits que les gens du pays étaient des girouettes.

Son opinion se trouva confirmée par les rumeurs qui transpirèrent peu à peu sur la vie au foyer des Hoejer. On avait déjà parlé de la fête qui s’y était tenue le soir du carnaval ; des passants avaient entendu de la musique et vu de la lumière à toutes les fenêtres, comme pour une réception mondaine. D’autres avaient appris par les bonnes comment, après s’être bécotés et avoir folâtré ensemble un certain jour, Monsieur et Madame ne voulaient plus se voir le lendemain. À vrai dire, ils se comportaient en nouveaux mariés.

L’histoire du visiteur intrus et de ses honteuses badineries aviva encore la curiosité. Puisque le docteur n’avait rien fait pour rattraper l’imposteur, les habitants du village entreprirent eux-mêmes les recherches. Mais à l’auberge on n’avait pas vu les chevaux et le cocher. Ni au bourg voisin ni dans les villages environnants ils ne purent obtenir d’éclaircissement. Personne ne savait rien du traîneau qui était décrit. Personne ne l’avait aperçu. On aurait cru qu’il s’était évanoui dans l’air.

Cependant tout le monde fut d’accord pour constater un regrettable changement chez le jeune ménage Hoejer. Le pasteur et sa femme eux-mêmes s’écartèrent un peu, surtout après la réunion du presbytère, où Emmy non seulement s’était montrée les épaules nues, mais avait déployé un entrain et une frivolité peu séants pour une femme mariée.

– Je ne comprends plus les êtres humains, dit le pasteur Joergensen d’un air soucieux. C’est comme si tous les bons esprits avaient déserté le foyer naguère si charmant et si agréable du docteur. On voit bien qu’aucun de ses membres ne s’y trouve tout à fait heureux.

Cette dernière remarque était juste. Les aimables petits génies domestiques, qui jusque-là avaient protégé de leurs ailes la maison du docteur, s’étaient envolés, du moins pour le moment. Et derrière le cortège de faunes et de satyres lascifs qui la hantaient maintenant, apparaissait plus nettement de jour en jour une escorte d’ombres.

Emmy avait beau aller et venir en fredonnant gaiement, partager les ébats des enfants ou guetter par la fenêtre le retour d’Arnold, il lui arrivait d’être envahie par un découragement qui la rendait indifférente à tout. D’autres fois, la moindre contrariété lui tirait des larmes. Quand Arnold était, la nuit, appelé près d’un malade, elle ne pouvait pas dormir. Des remords de toutes sortes, d’effrayantes images, la tenaient éveillée. Et la peur la rendait superstitieuse. Elle allumait la lampe de nuit et s’asseyait toute tremblante sur son lit, les mains autour de ses genoux soulevés. Chaque bruit qui arrivait jusqu’à ses oreilles à travers le silence nocturne devenait un message secret, provenant du monde des esprits. Quelquefois elle se levait et allait prendre dans un tiroir la Bible de sa confirmation.

Pendant ce temps, la voiture d’Arnold roulait dans la boue neigeuse. Lui aussi était bien éveillé. Le cœur plein de tendresse et de pardon, il pensait à sa femme en souriant tristement. Les choses se passaient comme aux premiers temps de leur amour : si grande que fût leur amertume au moment où ils se quittaient, dès qu’ils étaient loin l’un de l’autre ils n’aspiraient qu’à se retrouver. Arnold avait parfois l’impression de sentir d’une façon tangible les pensées d’Emmy le rejoignant avec des baisers ou des larmes. Au contraire, s’ils étaient ensemble chez eux, il lui semblait souvent que des centaines de lieues les séparaient. Il ne leur arrivait plus jamais, quand ils passaient la soirée côte à côte dans son bureau, de se mettre à rire parce qu’ils avaient eu exactement la même idée sur un même sujet. Les pensées d’Emmy prenaient bien des fois un chemin qu’Arnold ne pouvait suivre.

Jusque dans les moments d’abandon, en pleines délices de leurs fêtes amoureuses, il n’était pas tout à fait sûr d’elle. Cependant comme elle pouvait être tendrement affligée, lorsqu’il se détournait avec une indifférence ou un ennui que, pour sa part, elle n’éprouvait jamais ! Quelle douceur elle apportait à le remercier de chaque joie qu’il lui procurait ! Et qu’elle était touchante aussi dans l’angoisse de la solitude, les nuits où elle attendait son retour !

En somme, que voulait-il de plus ? Pourquoi soupirer après le paradis perdu d’une tranquille et confiante possession, alors qu’il ne se sentait pas lésé ? Il était satisfait de son amour illicite. De son mélancolique bonheur. Reconnaissant aussi des heures solitaires qui lui avaient redonné la nature comme confidente et qui, derrière les nuits étoilées prometteuses d’éternité, lui avaient ouvert les profondeurs infinies des rêves.

Peu à peu leurs âmes s’apaisèrent. Ils furent de nouveau absorbés par les petits incidents quotidiens. Le cours de leur vie reprit doucement ses voies habituelles. Mais l’horizon eut beau se resserrer autour d’eux, on voyait qu’une atmosphère de roman avait visité leur demeure, où les autres se trouvaient toujours un peu dépaysés. Comme le disait le pasteur Joergensen, la maison semblait pleine de courants d’air. On avait l’impression d’être assis devant des fenêtres ouvertes.

Il y avait vraiment dans leur attitude quelque chose d’instable, d’agité, une sorte d’excitation qui demandait du temps pour se calmer et avait toujours tendance à flamber de nouveau, comme certaines fièvres. Beaucoup plus souvent que ne l’aurait supposé Arnold ou n’importe qui, les pensées d’Emmy s’envolaient furtivement au royaume de la fantaisie.

Même une fois plus âgée, avec des cheveux gris, elle s’asseyait bien souvent à la fenêtre pour contempler d’un regard rêveur le coucher du soleil et le ciel tourmenté, où des blocs de nuages déchiquetés arrivaient de l’ouest en une poursuite incessante, comme une image de l’inquiète aspiration vers l’éternel.

 

 

1908.

 

Henrik PONTOPPIDAN,

Le visiteur royal et autres nouvelles,

Albin Michel, 1955.

 

Traduit du danois par

Marguerite Gay et Ulla Morvan.

 

 

 

 

 

 

 

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