Campo santo

 

 

C’était dans un pays dont j’ignore le nom ;

Dans Saturne ou dans Mars, sur cette terre ou non.

Comme j’errais à l’heure où tombent les ténèbres,

Je vis un champ sinistre aux mille fleurs funèbres ;

Leur calice était noir, mystérieux, penchant. –

 

Un homme qui semblait le gardien de ce champ

Vint à moi tout à coup, devinant mes pensées,

Et me dit : « Voyageur, ce sont des Trépassées.

Dieu bon sur nos tombeaux épanouit ces fleurs,

Dont la tige renaît dès qu’un mortel en pleurs

En cueille par pitié. Les sépulcrales plantes,

Sortent pour consoler des dépouilles sanglantes ;

Pour adoucir le deuil de ceux qui lui sont chers,

Le mort donne son cœur, ses membres et ses chairs ;

Et chaque fleur tombale en cette solitude

De celui qui vivait reflète l’attitude...

Au reste, suivez-moi. »

 

                                       Craintif et priant Dieu,

Je suivis l’inconnu dans le terrible lieu.

« À votre gauche ici, voyez, me dit mon guide,

Cette plante altérée et qui m’implore avide :

C’est un ivrogne ; rouge et le gosier ouvert,

Elle demande à boire aux passants du désert ;

Toujours sèche, malgré les larmes d’une veuve,

Et de vin seulement son calice s’abreuve.

Cette superbe fleur qui pousse en cet endroit :

Saluons-la, c’était un homme bon et droit !

Cette corolle où dort cette horrible araignée :

Un assassin ; cette autre à mine renfrognée,

Rampante, un envieux ; c’est un avare ici :

Quand on veut arracher la plante que voici,

Elle glisse des mains, se hérisse d’épines,

Et se cramponne au sol de toutes ses racines !

Là, c’est une famille : il est un jour cruel

Où la tombe devient le foyer paternel !...

Ces pétales pensifs, ces tiges repliées,

En si grand nombre, hélas ! ce sont les Oubliées.

Leur calice incliné pleure de désespoir :

Ce sont les endormis qu’on ne vient jamais voir ;

Mais le soleil les aime et dès que la nuit tombe,

La rosée en pleurant baise leur froide tombe,

Et l’étoile a pour eux ses plus chastes rayons !

Cette petite fleur qu’à nos pieds nous voyons,

C’est un grand conquérant qui rêve et se recueille ;

Elle donne la mort : prenez garde à sa feuille.

Mais je m’arrête, l’ombre enveloppe nos pas...

Pourtant avant de fuir jetez vos yeux là-bas :

Cette fleur virginale, à la tige élancée,

Est une jeune fille ; elle était fiancée,

Mais son ange gardien en devint amoureux,

Et Dieu la lui donna. »

                                        L’esprit triste, fiévreux

Je quittai le champ noir aux fleurs multipliées,

Emportant dans ma main un bouquet d’Oubliées.

 

 

 

Georges de PORTO-RICHE, Tout n’est pas rose, 1877.

 

 

 

 

 

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