La pauvre mère

 

 

IMITÉ D’ANDERSEN.

 

 

Comme le vent ce soir se plaint dans la forêt !

 

Au chevet d’un enfant une mère pleurait :

Le doux être souffrait, captif d’un mal étrange ;

Mais la mère priait en regardant son ange,

Et contre le fléau, cœur patient et fort,

Elle luttait de soin, de génie et d’effort,

De tout ce qu’une mère en dévoûment recèle...

Et comme l’écolier qui garde en sa main frêle

L’oiseau qui veut au ciel s’envoler triomphant,

Son amour retenait l’âme de son enfant.

 

La porte tout à coup s’ouvrit avec un râle :

Un vieillard apparut ; il était triste et pâle.

C’était l’hiver, c’était la nuit, et sans songer

La pauvre mère offrit asile à l’étranger ;

Il regarda l’enfant et s’assit près de l’âtre.

Or, le front appuyé sur le berceau blanchâtre,

Tandis que l’inconnu marmottait quelque mot,

La mère s’assoupit ; sa paupière aussitôt

Se rouvrit tout en pleurs, rapide comme une aile :

« Jésus ! On m’a volé mon enfant » ! cria-t-elle.

 

Le vieillard n’était plus assis à son côté

Et l’ange qui dormait... il l’avait emporté !

 

La mère sortit folle, en courant, pour le suivre.

La forêt de sapins était blanche de givre,

Et l’horloge tintait minuit au vieux manoir.

 

Au dehors, une femme, en long vêtement noir,

Était là, grelottante, assise dans la neige,

Qui lui dit : « Mère en pleurs qu’un désespoir assiège,

Que te sert de courir ? Sèche tes yeux rougis :

Je viens de voir la Mort sortir de ton logis ;

Elle emporte un enfant dans les plis de sa robe,

Et la Mort ne rend pas l’enfant qu’elle dérobe. »

– « Oh ! dis-moi seulement le chemin qu’elle a pris !

Je veux mon chérubin à tout prix ! » – « A tout prix ?...

Je le sais le chemin de la Mystérieuse :

Je vais te l’indiquer ; mais, d’une voix rieuse,

Répète-moi d’abord les rêveuses chansons

Qu’à ton petit enfant, comme font les pinsons,

Tu chantais chaque soir pour clore sa paupière.

Je m’appelle la Nuit, et, sur ton seuil de pierre,

Par tes mille refrains tu me charmas souvent. »

– « Mon chemin ! La Mort va plus vite que le vent :

Ne me retarde pas ; et demain dans les haies,

Nuit, je te chanterai mes chansons les plus gaies ! »

Mais la Nuit se taisait. La pauvre mère alors,

Sanglotant et riant, deuil aux chastes accords,

Dans la neige, pieds nus, les épaules sans voiles,

Tordant ses mains, chanta sous le ciel plein d’étoiles !

 

Lorsqu’elle eut bien pleuré, lorsqu’elle eut bien chanté

La joie et le soleil et les fleurs et l’été,

La Nuit cruelle dit : « Prends à droite ; pénètre

Dans ce bois de sapins ; avec le petit être

Y vient d’entrer la Mort. »

 

                                             Au fond de la forêt

Se croisaient deux chemins ; mais la mère ignorait

Celui qu’il fallait prendre.

 

                                             Or, un buisson d’épines,

Sans feuilles et sans fleurs, gelé jusqu’aux racines,

La regardait pleurer. « N’as-tu pas vu la Mort

Passer ici, buisson ? » – « Oui, dit-il, sans remord,

Mais je tremble de froid, je porte à chaque branche

Des glaçons : mère en deuil ! sur ta poitrine blanche

Réchauffe mes rameaux, et je t’indiquerai

Le chemin qu’elle a pris, sinon je me tairai. »

La mère, dont la force était presque abattue,

Étreignant le buisson à l’épine pointue,

Le serra sur son cœur comme un fils adoré.

Le sang à flots jaillit de son sein déchiré ;

Mais, c’est un chaud soleil que le cœur d’une mère :

Le buisson qui mourait sans cette étreinte amère,

Arrosé de son sang et baigné de ses pleurs,

Se couvrit dans ses bras de feuilles et de fleurs.

 

Remise en son chemin ; mais, l’âme en proie au doute,

Devant un grand lac bleu qui lui barrait la route,

Mourante elle arriva.

 

                                     Comment le traverser,

Lui que le rude hiver n’avait pas pu glacer ?

Alors elle voulut boire le lac immense

Et s’accroupit au bord du flot. « Mère en démence !

Murmura le lac bleu que berçaient les zéphyrs,

J’aime depuis longtemps deux précieux saphirs

Qu’emprisonne l’écrin de tes blanches paupières... »

– Quoi ! mes yeux ? » – « Oui, tes yeux ; fais-moi don de ces pierres,

Et je te porterai sur la rive où tu vois

La maison de la Mort qui brille entre les bois. »

Et la mère, arrachant les deux saphirs bleuâtres,

Les jeta sans regret dans les flots idolâtres,

Qui crurent, constellés tout à coup par ces yeux,

Que deux astres en pleurs étaient tombés des cieux.

 

Le lac la souleva comme une fleur de l’onde

Et, sans même embrasser sa chevelure blonde,

La porta sur la rive où brillait la maison.

 

Dans les bois à tâtons l’aveugle, âme en prison,

Cherchait le seuil maudit, lorsqu’une main connue

Se posa tout à coup sur son épaule nue :

C’était l’affreuse Mort qui, sur son sein blêmi,

Portait comme une mère un enfant endormi.

« Quel ange t’a conduite au seuil de ma demeure ? »

Dit-elle rudement. – « Je suis mère ! » – « Ton heure

N’a pas sonné, va-t’en ! » – « Mon enfant ! Mon enfant !

Je le veux ! Rends-le-moi ! » – « Non ; Dieu me le défend ! »

– « Rends-moi ma chair, mon sang, mon âme !... » – « Mère austère !

Regarde son destin, s’il reste sur la terre ! »

Fit la Mort attendrie en lui rendant ses yeux

Qu’elle avait repêchés dans le lac radieux.

 

La mère se pencha sur un puits, noir abîme,

Et reculant d’horreur : « Peine, misère, crime ! »

– « Voilà son sort : veux-tu ton ange évanoui ? »

– « Non, dit-elle en tombant, mais je meurs avec lui ! »

 

 

 

Georges de PORTO-RICHE, Tout n’est pas rose, 1877.

 

 

 

 

 

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