À la bouche du canon !

UN LAZARISTE CONSUL : LE PÈRE LE VACHER

1619-1683

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

René POTTIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– As-tu payé ta lune ?...

La réponse se perdit dans le brouhaha des nouveaux arrivants.

S’agissait-il de quelque plaisanterie au sens inconnu ?... Hélas, non !... La seule vue des deux interlocuteurs suffisait à prouver qu’ils n’avaient nulle envie de rire. Hâves, couverts de loques sordides, maigres, les yeux battus de fièvre, ils étaient vraiment des déchets d’humanité. L’un d’eux, le plus sale et le plus maigre, portait des traces de coups, il avait le visage tuméfié, et, à travers les déchirures du linge qui lui servait de chemise, on apercevait les marques sanglantes laissées par un nerf de bœuf. Pourtant, la foule qui se pressait autour de ces misérables était composée d’individus, hommes, femmes, enfants mêmes, qui paraissaient plus malades, plus abandonnés, plus pauvres que les premiers venus. Et les uns et les autres, dans tous les idiomes méditerranéens, se posaient la même question, avec le même air d’hébétude angoissée :

– As-tu payé ta lune ?...

« Payer la lune » était pour cette tourbe le problème mensuel, car nous sommes à Alger, en pays musulman où les années sont divisées en mois lunaires. Payer la lune était pour ces esclaves, victimes des corsaires barbaresques, assurer leur très pauvre subsistance pendant vingt-huit jours. Ne pas payer la lune était se condamner soi-même à mourir de faim, ou, tout au moins, à se contenter des épluchures de fruits et de légumes ramassées dans la boue des ruisseaux urbains.

Les maîtres n’exigeaient pas seulement un travail surhumain sous la contrainte des coups, il fallait encore qu’ils fussent payés. Comme les bagnards ne recevaient généralement aucun argent, ils étaient obligés de consacrer leur temps de repos si chichement mesuré à d’autres tâches : porter de l’eau, balayer les rues, s’occuper des enfants, exercer certaines professions artisanales, mais aussi voler...

L’esclave était la propriété des maîtres comme l’étaient leurs animaux domestiques. Il représentait une valeur double : celle du travail qu’il effectuait, celle surtout de la rançon qu’on en espérait. On n’avait donc, en principe, aucun intérêt à maltraiter les captifs si ce n’est pour obtenir d’eux quelques renseignements sur leur condition sociale, seul moyen de fixer au plus haut le prix de leur rachat. Mais il est des sadiques qui martyrisent leur chien ou leur chat pour le plaisir de voir souffrir.

Pour ceux-là, tout était prétexte à châtier les bagnards. Les brutalités quotidiennes ne leur suffisant plus, ils inventaient des supplices que le Père Dan énumère dans son Histoire de Barbarie.

Les bagnards n’avaient pas seulement à craindre pour leurs corps, leurs âmes étaient en plus grand péril : celles des adolescents et des femmes surtout. Hélas ! il est plus facile de résister à des brutalités passagères, même si la mort doit en être la conséquence, qu’à la souffrance lancinante de la faim, et c’est pourquoi les esclaves revenaient toujours à leur question :

– As-tu payé ta lune ?...

Aucun de ceux qui étaient là ne l’avait payée ; aucun n’avait le moyen de la payer ; et tous attendaient l’aide du consul de France : le Père Jean Le Vacher, celui que, suivant une tradition conservée chez les Lazaristes, on appelait Monsieur le Vacher.

Tous le connaissaient et tous ceux qui avaient un jugement sain aimaient ce prêtre de la Mission qui s’était vu, il y avait bien longtemps déjà, dans l’obligation de lutter contre son humilité pour accepter une situation officielle. Afin de tromper leur attente, plusieurs des esclaves assemblés se plaisaient à rappeler ce qu’ils savaient de la vie de leur protecteur. Un vieillard un peu radoteur, mais encore très sain d’esprit racontait, pour la centième fois peut-être, le séjour du Père à Tunis. Dans la cour inondée de soleil de la maison mauresque où se situe cette scène, il avait trouvé un abri sous le cloître soutenu par de graciles colonnes torses. Adossé aux zellidj, à ces carreaux de faïence pour la plupart importés d’Italie, il appréciait la fraîcheur relative qu’ils dispensaient à ses reins brûlés car, dès l’aube et jusqu’à midi, il avait dû labourer avec un araire primitif le sol d’un jardin durci par la sécheresse.

– J’étais jeune alors, disait le vieillard, c’était à la fin de l’année 1647 ou au début de 1648, il y a donc environ trente-cinq ans de cela ; je venais d’être capturé par des Barbaresques tunisiens et l’on m’avait jeté dans une sorte d’égout où pullulaient les rats. Je pleurais sur mon sort quand j’entendis tirer les énormes verrous de la porte bardée de fer. Je m’attendais au pire car, de bonne naissance, la blancheur de mes mains avait trahi ma condition. J’avais cependant refusé de révéler mon nom pour éviter à mes parents, que je savais dans une gêne momentanée, d’avoir à payer une forte rançon, et cela malgré les coups de cravache et de bâton que j’avais reçus. Je craignais donc que l’on me fît subir un nouvel interrogatoire.

Quelle ne fut pas ma surprise quand, dans la pénombre, je vis apparaître un prêtre ! J’avoue qu’à ce moment-là je n’étais pas un très bon chrétien...

– Vous avez changé depuis, interrompit un des assistants ! Nous savons tous que vous avez été libéré de la geôle de Tunis, et que, quelques années plus tard, vous vous êtes volontairement livré aux corsaires d’Alger pour le rachat de M. Le...

– J’avais de grosses fautes à me faire pardonner, reprit avec tristesse le vieillard, et l’exemple de Monsieur Le Vacher n’avait pas été tout à fait perdu pour moi. Je me rappelle encore les paroles qu’il me dit le jour de notre première rencontre et comme il me montra les beautés de notre triste vie. »

Plusieurs de ceux qui l’écoutaient grognèrent ; d’autres ricanèrent.

– Hé oui, poursuivit-il, notre condition est belle puisqu’elle nous oblige à nous unir aux souffrances de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et souvent même à cause de son saint nom. C’est d’ailleurs ce à quoi, ce jour-là, le Père Le Vacher me demanda de réfléchir. Il le fit en de tels termes que j’y trouvai une consolation immédiate.

Deux ou trois jours passèrent et l’on vint me sortir de mon cachot. M’ayant donné à revêtir une culotte, une tunique et un bonnet, on me poussa à travers la ville avec un groupe de captifs récents, eux aussi à vendre. Sur une place, les chalands étaient réunis. Ils regardèrent nos dents, palpèrent nos côtes, sondèrent nos plaies. Puis, à différentes allures, nous dûmes porter de lourds fardeaux et même lutter entre nous, sous la menace des bâtons, pour montrer notre force. Dans l’état de fatigue où j’étais, un des gens du sultan m’acquit pour une somme minime, et je fus envoyé à son temat, c’est-à-dire dans sa métairie. J’y trouvai d’autres chrétiens qui me donnèrent des renseignements sur le Père Le Vacher.

Né le 15 mars 1619, dans la ville d’Écouen où sa famille avait du bien, il était le quatrième de huit enfants. Trois filles étaient venues au monde avant lui, puis une autre fille et trois garçons l’avaient suivi. Tout de suite, Monsieur Jean se fit remarquer par son intelligence, et son père, le destinant aux carrières libérales, le mit en pension chez les Prêtres de la Mission où il connut saint Vincent de Paul. Ensuite, si l’on en croit certains, il fut en Sorbonne pour y étudier la philosophie et la théologie.

Un de ses frères, Philippe, qui devait être consul ici-même à Alger, était entré chez les Lazaristes. Rien ne semblait indiquer que Jean dût le suivre. Il fut sur le point de se marier, mais, avant de s’engager et sur les avis de Philippe, il alla demander conseil à Monsieur Vincent. Celui-ci n’hésita pas et dit au jeune homme que sa place n’était pas dans le monde, mais à Saint-Lazare, dans la Congrégation que l’ancien bagnard avait fondée.

En 1647, Monsieur Jean fut ordonné prêtre et envoyé dans la mission de Barbarie, à Tunis, comme auxiliaire de Monsieur Guérin. Il venait d’y arriver quand moi-même je fus capturé. Tout de suite, il fit tant de bien aux âmes et aux corps que tout un chacun le considéra comme un saint.

Le 27 mai 1648, une mauvaise nouvelle courut les bagnes. En soignant les esclaves, en enterrant les morts, Monsieur Le Vacher avait contracté la terrible maladie qui faisait tant de ravages : la peste. Alors se produisit un miracle, car le Père Le Vacher est mort, et il est ressuscité... »

Comme à chaque fois que le vieillard en arrivait à ce point de son récit, l’attention redoubla. Tout le monde s’était groupé autour de lui. Un grand silence se fit, et l’on entendait le bruit du ressac sur le mur extérieur.

– Oui, messieurs, reprit le narrateur, le Père Le Vacher est mort, et il est ressuscité. De cela, je suis témoin. Le Frère Francillon m’avait appelé pour l’aider à ensevelir notre jeune bienfaiteur. Plusieurs esclaves étaient déjà venus prier près du cadavre et jeter l’eau bénite. La consternation régnait chez les bagnards et même chez certains Turcs qui avaient eu le temps d’apprécier l’esprit de justice et la bonté du nouveau missionnaire.

« Les préparatifs de l’enterrement s’achevaient. Il y avait plus de deux heures que le Père était mort, il faisait une chaleur torride, le sirocco soufflait, il ne pouvait être question de conserver plus longtemps ce corps couvert de pustules. Cependant, ne voulant pas croire que Dieu eût rappelé si vite un prêtre si utile à la pauvre chrétienté de Tunis, le Frère Francillon maintint longuement un miroir au-dessus de la bouche du défunt ; aucun souffle ne vint le ternir...

« Alors, voulant forcer le Ciel, le Frère prit une cuillère d’argent, et, après avoir desserré avec le manche les mâchoires déjà rigides, fit couler entre les lèvres un peu de bouillon. Une foi aussi ardente devait être récompensée : le Père avala le liquide, poussa un léger soupir, entrouvrit les yeux. En vérité, je vous le dis, ce jour-là, j’ai été témoin d’un miracle. »

Animé par son récit, le vieillard élevait la voix ; il continua :

– Et il fut bien digne d’un miracle celui qui, depuis, contracta à nouveau et par deux fois, la peste, celui qui fut emprisonné par les Turcs, calomnié par les prêtres esclaves, indignes de leur sacerdoce et qui furent condamnés par Rome, celui qui, en ces jours mêmes, risque à chaque instant sa vie pour notre salut et pour sa foi en Jésus-Christ. Celui-là, je l’affirme, – et vous êtes tous de mon avis, – celui-là est un saint... »

Il parlait encore qu’une porte s’ouvrit. Un vieux prêtre apparut à contre-jour. Personne ne l’avait entendu. Aussi y eut-il un mouvement de surprise générale lorsque, se tournant vers l’orateur, il lui dit avec un bon sourire :

– Allons, mon cher comte, vous voilà encore avec vos radotages ! Vous vieillissez, mon ami, vous vieillissez !... Je ne suis qu’un pauvre serviteur de Dieu, incapable de faire tout le bien que je voudrais et que je devrais... »

Ses lèvres remuèrent encore ; nul ne comprit la suite, car tous les esclaves s’étaient précipités vers le prêtre, baisant ses mains ou ses vêtements, dans une indescriptible bousculade.

Celui qui recevait ces manifestations touchantes de respect, était le Père Jean Le Vacher, Consul de France, Vicaire apostolique de la province de Barbarie. C’était un vieillard dont la taille demeurait grande, bien qu’il fût voûté par les maladies, les fatigues, plus encore que par l’âge. Son front haut était encadré par des cheveux blancs rejetés en arrière. Des sourcils rectilignes et minces partaient de la naissance du nez aux narines dilatées par une respiration devenue difficile. Les joues bien modelées quoique amaigries, pâles sous le hâle déposé par trente-cinq ans de vie au soleil d’Afrique, disparaissaient en partie sous une barbe abondante ; de même, les lèvres légèrement proéminentes étaient presque cachées par la moustache. L’ensemble du visage rappelait celui d’un autre saint : saint François de Sales, mais avec une expression encore plus aimable, plus amène, malgré l’énergie et la volonté décelées par le regard.

– Mes bons amis, dit le Père, je sais ce que vous attendez de moi, c’est le jour où vous devez payer votre lune, n’est-ce pas ?... – Un murmure approbateur s’éleva de l’assistance. – Hélas ! ces Messieurs de la Chambre de Commerce de Marseille n’ont pas restitué d’importantes sommes d’argent que j’ai avancées en leur nom. J’espère tout de même pouvoir vous satisfaire.

À ce moment, la porte extérieure fut ébranlée par des coups violents. Tous s’entre-regardèrent, car aucun n’ignorait que l’on vivait des heures tragiques : Alger était assiégée par une escadre française, et ce pouvait être la délivrance, certes, en cas de victoire, mais ce pouvait être aussi la mort violente sous les bombes ou sous les couteaux de la populace ameutée. Or une véritable révolution venait de se produire. L’homme qui secouait la porte criait en ce sabir où toutes les langues méditerranéennes se mêlaient au berbère et à l’arabe pour former ce qu’on appelait la langue franque :

– Baba-Hassan a été assassiné et le Dey est en prison, hurlait l’informateur invisible.

Tout de suite, le Père Le Vacher comprit que ses jours étaient en danger, car l’instigateur du complot ne pouvait être que Mezzomorto, le plus farouche des corsaires et son ennemi acharné depuis le jour où le prêtre l’avait obligé à respecter une belle Majorquine qu’il avait réduite à l’esclavage. Mais comment Mezzomorto, retenu comme otage par Duquesne, avait-il agi ? Possédait-il des complices en Alger, ou bien avait-il réussi à s’échapper ? Tel était le seul point sur lequel le consul avait des doutes. Sans rien laisser voir de ses craintes, il distribua de l’argent aux esclaves, les congédia en leur recommandant de flâner le moins possible dans les rues où il n’y avait pas de sécurité pour eux, puis il se dirigea vers la chapelle construite dans la maison consulaire.

Là, il s’agenouilla, et, tout en examinant sa conscience comme quelqu’un qui se prépare à mourir, il revécut en pensée les évènements qui l’avaient conduit à être consul de France à Alger.

 

*

*     *

 

Destitué de son poste de consul à Tunis par une manœuvre déloyale du sieur Dumoulin, député de la Chambre de commerce de Marseille au nom du roi, le Père Le Vacher se serait réjoui de cette injustice qui lui aurait rendu toute sa liberté d’apostolat s’il n’avait dû abandonner la Régence et ses esclaves. Il rentra en France où il demeura un peu plus d’un an. Le 28 novembre 1667, après avis de la Congrégation générale, le supérieur des Lazaristes, M. Alméras, le nommait Vicaire apostolique d’Alger.

Beaucoup, à sa place, auraient refusé ! Quatre de ses prédécesseurs immédiats y étaient morts de la peste, et son frère Jean, épuisé par douze ans d’apostolat fécond, y serait tombé à la tâche, lui aussi, si ses supérieurs ne lui avaient ordonné de revenir dans la métropole. Du moins, le Père Le Vacher avait une consolation, qui aurait paru à d’autres une injure : à Alger, n’ayant pas à occuper la charge de consul, il pourrait être entièrement et uniquement missionnaire.

Il le fut en effet, réveillant le zèle des prêtres esclaves, se penchant avec sollicitude sur les bagnards, les soignant, les enterrant même de ses mains, au cours d’une épidémie de peste dont il fut l’une des victimes en 1676, à cette date déjà, la France ayant eu de nouveau besoin de ses services, il ne l’était plus uniquement, ayant dû accepter, dès 1673, d’être consul par intérim pour devenir titulaire en 1677.

Le rôle des consuls est toujours délicat, et l’on ne rend pas assez hommage à ces agents qui, sous des climats dangereux, continuent à faire rayonner les vertus bien françaises de probité, de sentiment du devoir, et, en maintes circonstances, de courage. En ce temps-là, en un pays où la révolution était toujours latente, en l’absence de tout moyen de communication régulier avec la métropole, il était extrêmement difficile, et plus difficile encore pour un religieux obligé de faire respecter la vérité d’où qu’elle vînt. Or, si la réciproque est vraie, nos rapports avec les autorités turques, les Puissances, comme on les nommait, n’étaient pas toujours empreints de la plus élémentaire loyauté. De là devaient naître ces hostilités qui aboutirent à la mort violente de Baba-Hassan.

En 1664, un traité signé entre la France et les Turcs d’Alger, stipulait qu’aucun Français, sous quelque pavillon qu’il naviguât, ne serait jamais réduit en esclavage. Les Algériens, Turcs ou Maures, étaient également protégés. Mais ni l’un ni l’autre des contractants ne faisait honneur à sa signature...

Dans les bagnes d’Alger, il y avait nombre de nos compatriotes : les plus illustres de ce temps-là furent M. de Fercourt et le poète Regnard que Le Vacher réussit à libérer, de même qu’il contribua au rachat de beaucoup d’autres esclaves. De notre côté, nous n’hésitions pas à acheter des captifs dans les ports de la Méditerranée pour les besoins des flottes militaires et commerciales qui manquaient de rameurs, et, parmi eux, se trouvaient des Algériens. Enfin, dans les derniers jours de l’année 1679, sept galériens s’enfuirent d’Espagne, mais ils furent capturés au large par un vaisseau français ; confiants en la protection des traités, ils n’avaient pas cherché à se défendre. Ces évadés étaient d’origine algérienne et apparentés aux familles influentes, le bon droit était pour eux ; ils auraient dû être rendus immédiatement et sans conditions : ils furent internés au bagne de Marseille, puis enchaînés sur les galères du roi.

Sur l’initiative des Puissances, des négociations furent entreprises que Colbert fit traîner en longueur. Après avoir obtenu la promesse de leur libération, les sept Algériens furent à nouveau envoyés à la rame. Le Père Le Vacher tenta tout le possible pour éviter que les relations fussent rompues. Il profita des occasions qui se présentèrent pour faire savoir en France qu’à son avis, les Puissances avaient raison et qu’il était opportun de leur céder sur ce point si l’on voulait obtenir d’elles le respect des traités.

Un long marchandage suivit, et la colère grandissait dans Alger. Louis XIV envoya des parlementaires qui firent des promesses, mais ne les tinrent pas. Puis on laissa même sans réponse les lettres du gouvernement turc : l’une d’entre elles, adressée au milieu de septembre 1681, était si modérée et si respectueuse qu’il semble à peu près certain qu’elle avait été rédigée avec l’aide de Le Vacher, sinon entièrement dictée par lui.

Le 18 octobre, le consul avait été convoqué d’urgence : le divan, c’est-à-dire le conseil du gouvernement, s’était réuni en session extraordinaire. Non seulement la dernière lettre avait eu le sort des précédentes, mais les sept prisonniers mandaient que, pour la troisième fois, on les avait mis à la chaîne et envoyés ramer dans la Méditerranée. Le Vacher avait répondu immédiatement à l’appel qui lui avait été fait.

Tout de suite, il s’était rendu compte de la gravité exceptionnelle de la situation. Il ne s’agissait plus d’un de ces conseils privés comme ceux auxquels il avait tant de fois participé, mais d’une réunion générale de quiconque, en Alger, détenait quelque parcelle de puissance : il y avait là quinze cents personnes, toutes revêtues des insignes de leur grade et quelques-unes richement parées.

En poursuivant sa méditation, le Lazariste voyait la scène se représenter sous ses yeux. Aucune salle n’étant assez vaste pour contenir une telle foule, l’assemblée se tenait dans une cour. Sous une galerie couverte, l’agha de la milice, habillé à la turque, de soie et de brocart, était assis jambes repliées, sur un amoncellement de coussins multicolores, son turban était enrichi de pierreries qui, dans la pénombre, jetaient des feux éblouissants. À ses pieds et dans la même position, des secrétaires écrivaient. Derrière l’agha, à peine visibles, se tenaient le Pacha et le Dey, le premier représentant du gouvernement turc, le second chef du gouvernement algérien, mais ni l’un ni l’autre n’avaient en fait autorité. Les maîtres de la situation étaient les vingt-quatre aghabachis, – choisis pour deux mois parmi les plus anciens des janissaires, et qui avaient le droit d’être assis à droite et à gauche de l’agha – et, plus encore, la multitude debout au soleil. Malgré l’attitude de soumission qui lui était imposée, – elle devait, tant que durait le divan, rester les bras croisés sur la poitrine, – elle savait qu’elle finirait toujours par avoir le dernier mot, dût-elle pour cela emprisonner ou assassiner ceux qui lui résisteraient.

Cette foule se divisait en deux groupes : l’odjak et la taïfa, qui se distinguaient par leurs costumes. Les janissaires appartenaient à l’odjak, et la taïfa était en quelque sorte le syndicat des corsaires ou raïs. Ces aristocrates, Turcs venus en loques de leur province natale, Maures audacieux ou renégats félons, tous gens qui ne s’encombraient d’aucun scrupule, étaient riches, faisant « suer le burnous » des autochtones et saigner les reins des esclaves. La longue redingote des janissaires ou la courte veste bordée de fourrures des raïs était du drap le plus fin, teint avec les couleurs les plus coûteuses ; le bonnet à deux cornes des soldats et le turban des marins s’ornaient de plumes de toutes nuances qui, légèrement agitées sous le soleil, faisaient ressembler le divan à un immense parterre de fleurs.

D’ordinaire, quand le Père Le Vacher porté sur une litière, – le mauvais état de ses jambes ne lui permettant plus guère de se tenir debout, – se présentait devant les Puissances, on s’écartait en s’inclinant. Ce 18 octobre 1681, – il s’en souvenait très bien, – nul ne le salua, si ce n’est par un grognement de mécontentement qui alla s’amplifiant.

Ce fut à une tempête que le Père Le Vacher eut à faire face. Tout de suite, la clameur se transforma en hurlements. Parmi les cris divers, on entendait ces mots cent fois répétés :

– Qu’on rende nos esclaves ! Déclarons la guerre !

Cependant, le consul jouissait de l’affection de quelques-uns et du respect de tous. On le savait homme de si bon conseil qu’on avait eu maintes fois recours à lui, même pour des affaires qui n’étaient pas de son ressort, et sa bonté était telle qu’il venait en aide à quiconque se trouvait dans la gêne ou dans la peine, sans se soucier de rechercher si son obligé était chrétien, infidèle ou renégat.

Il fit signe qu’il voulait parler. Un silence relatif s’établit. Alors, se soulevant de son siège et se redressant, il domina un instant tous ces hommes de haute taille. Il décrivit les malheurs qu’une guerre entraînerait avec elle, et déjà quelques-uns se sentaient ébranlés dans leur résolution. Mais il ne devait pas donner l’impression que la France serait assez pusillanime pour céder aux menaces et à la peur, il conclut en engageant la Régence à ne pas encourir « l’indignation d’un puissant Roy comme était Louis XIV. »

La Cour de Versailles était loin, et l’on se rappelait à Alger que même un empereur, Charles-Quint, avait été impuissant à lutter contre les armes barbaresques et les traîtrises de la mer. Le parti de la guerre l’avait donc emporté...

Des jours extrêmement douloureux avaient commencé pour le Vicaire apostolique ; ils dépassèrent en souffrances tout ce qu’il avait supporté jusqu’alors. C’était des faits si récents qu’il croyait les revivre. Depuis son débarquement à Tunis, par esprit de mortification, il n’avait couché qu’une seule fois sur autre chose que de la paille, lorsqu’on l’avait cru mort ; il multiplia ses macérations, voulant faire violence au ciel, car il semblait bien que le succès ne devait pas tourner du côté de nos armes. Avait-on reçu en France ses lettres annonçant l’entrée en guerre des Puissances ? Il l’avait ignoré longtemps. Sans doute, il aurait pu les y porter lui-même, on ne l’avait pas retenu prisonnier, mais, comme on ne l’avait pas chassé non plus, il avait pensé que son devoir était de rester au milieu de son pauvre peuple d’esclaves.

Qui les eût consolés, soignés, nourris, vêtus, aimés ? Plus que jamais ils avaient besoin de sa présence. Chaque jour ou presque, de nouvelles galères repartaient en course. À peine l’une était-elle revenue qu’on la rééquipait. Et cela signifiait d’indicibles tortures pour les bagnards. Les propriétaires n’avaient qu’une idée : faire admettre leurs esclaves dans une rangée de rameurs, – les esclaves avaient droit en effet à une part de prise qui revenait à leurs maîtres ; de plus, pendant la course, ceux-ci n’avaient pas à se préoccuper de les nourrir, les corsaires donnant à chacun une poignée d’orge, un peu de pain mal cuit, tout de suite moisi ; et la lune payée restait acquise. Sous différents prétextes, les patrons s’emparaient des pauvres vêtements qui recouvraient si mal les esclaves engagés.

En un temps où il ne recevait presque plus rien de France ni même des autres pays d’Europe, le Père Le Vacher avait la charge entière des galériens. Charge de leurs corps, charge de leurs âmes aussi. Combien reviendraient de ces incessantes expéditions ? Quand le prêtre voyait un convoi se rendre à son banc, lui pourtant accoutumé de longue date à ce spectacle, son cœur se serrait. Ils étaient si pitoyables ces hommes décharnés, marchant honteux sous le soleil, qu’il entamait de plus en plus ses maigres réserves, se demandant combien de jours il réussirait à subvenir à tant de besoins.

Mais lorsqu’une galère rentrait et qu’il regardait ce même convoi regagner son bagne, il ne pouvait retenir ses larmes. Ils n’avaient plus rien d’humain, ces forçats courbés sous la fatigue, à nouveau mis à nu par les fouets dont les coups avaient marqué leur chair de zébrures saignantes. Pourtant habitués aux souffrances, aux privations et à la nudité, ils étaient moins misérables que ceux des prises récentes auxquels on avait arraché leurs vêtements, et qui, pour ne pas être témoins de leur propre honte, des rires de la canaille et des enfants, avançaient les yeux fermés, butant à chaque pas, tombant parfois et ne se relevant que sous la grêle des lanières plombées. En six semaines, vingt-neuf bateaux avaient été capturées, et trois cents Français réduits en esclavage...

Toujours à genoux devant le Saint-Sacrement, le Père Le Vacher priait Dieu pour ses compatriotes. La plupart restaient fidèles à leur foi, donnant même le bon exemple par leur piété et leur charité, mais quelques-uns se préparaient à passer dans les rangs des renégats. Pour ceux-là, le consul était prêt s’immoler, offrant sa vie et demandant qu’aucune âme ne fût perdue par sa faute.

Puis des évènements plus récents encore s’offrirent à sa mémoire, à la manière des images d’un album qu’on feuillette.

Enfin, la métropole avait connu la déclaration de guerre des Puissances, mais, si grande qu’eût été la hâte de Louis XIV de voir commencer les opérations, ce n’est que le 13 août 1682 que la flotte française, sous les ordres de Duquesne, vînt mouiller dans la rade d’Alger. La population regardait avec ironie cette escadre imposante qui aurait dû la faire frémir de peur, et les plus couards se répandaient dans les groupes de curieux, disant :

– Soyez sans crainte, la mer va travailler pour nous...

La veille, en effet, des marsouins en bandes nombreuses étaient apparus, si énervés dans leurs jeux, que quelques-uns s’étaient échoués non loin des remparts. Or, d’après les plus expérimentés des corsaires, c’était un signe certain de tempête. Le présage ne trompa pas.

Sans être gênés, les navires avaient pris leur position de combat, brisant à peine, de leurs sillages, la moire bleue des eaux. Tout à coup, le ciel devint de cuivre, comme au Sahara lorsque se rue la tempête de sable. Des traînées d’écume apparurent sur la mer avant que le vent ne se levât. La brise rafraîchit l’atmosphère, puis des rafales brutales s’abattirent, les vagues se soulevèrent monstrueuses. Les vaisseaux secoués chassèrent sur leurs ancres et ne durent qu’à d’habiles et difficiles manœuvres de ne pas venir s’écraser sur le môle. Bientôt, on les vit s’enfuir, vaincus avant d’avoir combattu. Les pieux musulmans murmuraient entre eux :

– Dieu est le plus grand, et il est avec nous !

Le 18 août, la flotte revint, diminuée. Certaines unités avaient-elles coulé ? Non, l’on sut plus tard que le duc de Noailles, sous prétexte que l’eau potable risquait de manquer, avait abandonné Duquesne qu’il jalousait secrètement. Néanmoins, le 18 au soir, Duquesne ordonna le bombardement d’Alger. Il fut sans efficacité, et celui du 20 n’en eut pas beaucoup plus, les engins nouveaux, dus à un jeune inventeur, Renou d’Eliçagaray, qui assistait aux opérations, éclatant avant de toucher leur but.

Le 30 août, la nuit était sur le point de tomber, déjà les monts du Djurdjura, après s’être revêtus de pourpre, bleuissaient, et leurs bases disparaissaient dans les brumes de la plaine, lorsqu’une troisième attaque fut décidée. Les Algériens, confiants en la protection d’Allah et peu émus par une artillerie aussi inoffensive, laissèrent les galiotes venir presque à portée de pistolet : cela les amusait...

Rires et sarcasmes cessèrent lorsqu’ils virent un météore rouge, une sinistre étoile filante, s’élever dans le ciel, décrire lentement sa trajectoire, puis venir s’abattre au centre de la ville dans la partie la plus populeuse. Une gerbe immense de poussière et de fumée éclipsa les étoiles qui ne tardèrent pas à disparaître complètement dans la lueur d’un formidable incendie. De minute en minute, lancées de trois points différents, cent vingt bombes s’écrasèrent ainsi sur les fragiles maisons mauresques.

La panique s’empara des indigènes ; vieillards, femmes et enfants, voulant chercher un abri dans les jardins ou la montagne, furent étouffés, piétinés, devant les portes fermées. Les canons turcs qui, jusque-là, ne s’étaient guère opposés aux assaillants, se mirent à tirer, et le bruit de douze cents boulets que les batteries lançaient sur la flotte se mêlait à celui des pans de murs qui tombaient sur les gens terrifiés. À l’aube, Alger ressemblait à une ville bouleversée par un tremblement de terre.

Le 3 septembre, les corsaires tentèrent une sortie pour s’emparer d’une galiote. Les Puissances n’espéraient pas, par ce moyen, faire lever le siège, mais remonter le moral de la populace qui, malgré son fatalisme, commençait à murmurer. La galère barbaresque fut aisément repoussée. Aussi quand, après cette diversion, le bombardement recommença, le gendre du dey, Baba-Hassan, ne trouva-t-il qu’un moyen pour éviter une révolution : il paya les janissaires les plus sûrs, les chargea de se mêler aux conversations, et, pour le moindre mot défaitiste, de livrer son auteur aux chaouchs, c’est-à-dire aux exécuteurs des hautes œuvres.

Cependant, l’on ne peut maintenir longtemps l’obéissance par la terreur. Un seul homme avait quelque chance d’aboutir dans de difficiles négociations, un homme providentiellement conservé, puisque, sans le blesser, une bombe était tombée sur sa maison. Et le Père Le Vacher, abandonnant quelques instants la contemplation du tabernacle, leva les yeux vers un mur de la chapelle dont deux pierres arrachées par de gros éclats manquaient, ces deux pierres qui avaient frôlé sa tête tandis qu’il priait pour que les belligérants fussent animés par l’esprit de justice et non par la haine.

Malgré les souffrances que lui causait le moindre déplacement, le consul s’était rendu à la convocation du divan. Le dey l’avait prié d’aller voir Duquesne pour le « sonder s’il y avait lieu à quelque accommodement ». L’amiral était sur le château d’arrière, entouré de tout son état-major. Il reçut froidement le plénipotentiaire, et, l’ayant à peine écouté, lui déclara que « si les Algériens avaient quelque chose à demander, il fallait qu’ils commençassent à venir eux-mêmes », puis il avait ajouté que, d’ailleurs, il disposait encore de quatre mille bombes à lancer sur la ville...

Bien que Le Vacher eût mis des formes en transmettant cette réponse, c’était la continuation inévitable des hostilités. Dans les nuits du 4 au 5 septembre et du 5 au 6, Alger fut soumise à un violent bombardement. Mais on approchait de l’équinoxe et la mer devenue grosse rendait précaire la situation de l’escadre. Duquesne avait décidé de rentrer en France, chargeant seulement le chevalier de Lhéry de croiser dans la rade pour empêcher les corsaires de partir en course.

L’hiver s’était passé en de vaines négociations au cours desquelles le Vicaire apostolique n’était intervenu que pour prêcher la modération de part et d’autre. Plus que jamais il avait eu à s’occuper des esclaves mourant de faim et de la peste qui avait fait sa réapparition. En ces jours-là, il était si affaibli qu’il ne pouvait même plus dire sa messe, se contentant d’assister à celle d’un prêtre esclave, d’origine napolitaine. Poursuivant son examen de conscience, il s’en accusa devant Dieu comme d’un manque de générosité. Cependant, il se rendait cette justice, il était resté des journées entières dans un confessionnal pour donner l’absolution aux bagnards, qui, grâce à son zèle, manifestaient un regain de piété. Lui-même, recru de fatigue, se privant de l’essentiel, n’avait-il pas été atteint une fois de plus par le terrible fléau ?...

Le 20 juin 1683, l’escadre avait mouillé à nouveau en vue d’Alger. Le 26, à une heure du matin, toutes dispositions de combat étant achevées, les bombes avaient recommencé de pleuvoir. Les Algériens répondaient de quarante à cinquante coups pour un, mais, soit que leur poudre fût de mauvaise qualité, soit que leurs canons fussent servis par des artilleurs ignorants, les dégâts causés à notre flotte restaient insignifiants.

Dans la capitale algérienne, la division régnait partout. Les janissaires dont huit cents avaient été ensevelis sous les décombres, les corsaires furieux de ne plus pouvoir aller en course rendirent au représentant de la Turquie, au pacha, l’autorité qu’il avait perdue. Ils avaient rassemblé les épouses et les mères endeuillées du fait de la guerre. Celles-ci portaient comme des trophées sanglants leurs enfants mutilés, ou la tête, les membres de leurs maris, de leurs frères, débris horribles retrouvés au milieu des gravats. Le Turc promit de faire cesser la guerre, et, pour commencer, de prendre sur soi d’assembler le divan.

Quelques instants après la clôture de cette réunion tumultueuse, une chaloupe voguait vers le vaisseau amiral. On voyait, à son bord, Monsieur Le Vacher, un officier de la milice et un renégat qui devait faire fonction d’interprète. Duquesne qui, décidément, ne brillait pas par ses qualités de diplomate, fit savoir par un porte-voix qu’il refusait à notre consul l’accès de son bord. Il reçut les émissaires des Puissances et leur déclara que, « avant toute proposition, Alger devait rendre les sujets de Sa Majesté et même tous les esclaves, à quelque nation qu’ils appartinssent, qui avaient été pris sur les vaisseaux de France ».

Après une tentative inutile en vue d’obtenir un complément d’informations, le divan avait décidé de se soumettre. Du 29 juin au 3 juillet, cinq cent cinquante-six esclaves avaient été libérés. Il restait encore dans les geôles ou dans les métairies un certain nombre de captifs qu’on n’avait pu identifier, le dey crut néanmoins avoir fourni une preuve suffisante de sa bonne volonté pour avoir le droit de proposer un échange d’otages qui seraient « chargés de discuter les clauses fondamentales du nouveau traité ». Contrairement à tout espoir, Duquesne avait acquiescé et désigné MM. Hayet et Combes, exigeant qu’en contrepartie on amenât à son bord l’amiral de la flotte algérienne, Mezzomorto, et le général de la marine, Aly Raïs. Il avait agi sur les conseils d’un esclave libéré, M. de Beaujeu, sûr d’avoir l’assentiment du dey, car il décapitait, du fait même, le parti de la guerre.

Le dey chargea le consul de conduire les otages à Duquesne. Monter l’échelle de coupée fut un supplice pour le vieux prêtre. Tout essoufflé, il se présenta à l’amiral qui ne daigna même pas le regarder, et, tant que dura l’audience, le Vicaire apostolique, près de défaillir, fut obligé de s’appuyer à la culasse d’un canon. L’attitude discourtoise et maladroite de l’amiral est difficile à expliquer.

Le Vacher n’en avait pas moins cru qu’il était de son devoir de plaider la cause des Puissances. Sa charité ne pouvait admettre que la plèbe innocente payât pour des fautes dont elle ne portait pas la responsabilité, et pour un résultat qu’il pressentait Duquesne incapable d’obtenir. Irrité, celui-ci coupant la parole au consul lui avait dit d’un ton outrageant :

– Vous êtes plus Turc que chrétien !...

– Je suis prêtre, s’était contenté de répondre le vieillard.

Sur ces mots prononcés avec une grande dignité et avec une infinie tristesse, le Vicaire apostolique s’était retiré. Il était bien le disciple de Celui qui pleura sur Jérusalem, car il devinait que l’entêtement de l’amiral coûterait très cher à sa patrie, non seulement en argent et en matériel, mais aussi en hommes. Il était surtout le disciple de Celui qui est venu au monde pour lui apprendre que la notion de justice est inséparable de celle de charité.

Entre les otages et les représentants des deux gouvernements, les négociations s’étaient poursuivies, occasion d’une véritable trêve. Duquesne laissa les Algériens visiter, inspecter de fond en comble ses bâtiments et même étudier de très près ses dispositifs de combat, tandis qu’il ne songeait pas à faire relever l’état du port et des fortifications de la ville. Cependant il maintenait ses conditions premières, ne voulant accepter aucun aménagement alors que certaines clauses se révélaient difficilement réalisables. De son côté, Baba-Hassan, craignant pour ses jours, tantôt menaçait, tantôt se fâchait, et tantôt pleurait. Et lui qui avait eu une si grande estime pour le Père Le Vacher ne voulait même plus l’écouter après la diminution du prestige qu’avait fait subir à celui-ci l’incorrection de Duquesne.

Alors se produisit le coup de théâtre qui devait jeter le consul à genoux au pied de l’autel. Pratiquement, les négociations furent rompues. Un des otages français, de Combes, étant revenu à bord, Mezzomorto s’en autorisa pour demander d’être libéré ; d’ailleurs, il se faisait fort de tout régler séance tenante : il n’avait qu’à paraître, on lui obéirait et l’indemnité réclamée par l’amiral serait payée. Duquesne, sans plus s’inquiéter de l’état des esprits en Alger, accéda à la demande de son otage et le libéra...

Chez les caouadjis (1) de la kasbah, il y eut ce jour-là d’étranges conciliabules. Tout en humant bruyamment leurs petits verres de thé à la menthe, les janissaires écoutaient avidement des messagers qui parlaient bas. Ils disaient que Baba-Hassan avait trahi, qu’il avait ruiné la population en ren‑

(1) Tenancier d’un café maure, mot d’origine turque.

dant, sans contrepartie, les esclaves chrétiens ; et, mentant effrontément, ils affirmaient que le gendre du dey se préparait à extorquer de l’argent à la milice pour le verser à celui qu’ils appelaient l’Empereur des Français. C’en était trop ! En quelques heures, les esprits furent retournés, et les plus enragés pacifistes se déclarèrent prêts à une guerre à outrance. Mais il fallait d’abord que le dey fût destitué.

Dès lors que cette idée avait pénétré dans le cerveau des miliciens, il n’était pas nécessaire d’être prophète pour assurer qu’une révolution de palais était proche.

En cette fin du 17 juillet 1683, bien qu’il ne fût que dix heures du soir, il faisait une nuit sombre dans les étroites rues d’Alger, pour la plupart couvertes en voûte d’arête. Celles qui avoisinaient la porte de la Marine connaissaient pourtant une certaine animation, et les échoppes des caouadjis projetaient sur la chaussée glissante le rectangle lumineux de leurs portes. Mezzomorto lui-même se trouvait chez un de ces marchands de café, poursuivant son œuvre d’excitation. Tout à coup, il se leva, et, montrant quelqu’un du doigt, murmura :

– Baba-Hassan !...

Avec cette simplicité qui relève encore l’allure seigneuriale des Orientaux, le gendre du dey, malgré la crainte de la populace qu’il sentait de plus en plus menaçante, était sorti à la nuit tombante, accompagné d’un seul chaouch. Peu rassuré par la trêve, il avait voulu se rendre compte si les postes étaient bien gardés, et il revenait d’inspecter celui de la tour du Fanal. Son devoir accompli, il se hâtait maintenant de regagner son palais. Mais le geste de Mezzomorto avait été comme un ordre. Parmi les janissaires qui l’entouraient, huit étaient armés de leurs longs mousquets. Renversant autour d’eux, avec les ailes de leurs burnous, tasse de cafés et verres de menthe, ils se précipitèrent à la porte. Baba-Hassan allait s’engager dans une autre venelle dont l’angle était marqué par une lanterne ; il leur apparut en pleine lumière. Sans précipitation, sûrs d’eux, ils épaulèrent et tirèrent.

Sous les voûtes, les huit détonations se répercutèrent et s’amplifièrent. Beaucoup crurent à la reprise du bombardement. Le premier instant de stupeur passé, les cafés se vidèrent ; les assassins, encore étonnés de la spontanéité de leur intervention, demeurèrent un moment, stupides, sur le seuil de l’auberge. Une âcre odeur de poudre les suffoquait, une abondante fumée leur masquait la scène qui se déroulait à quelques pas d’eux. Enfin, ils se décidèrent à aller voir le résultat de leur tir. Ils trouvèrent Baba-Hassan et le chaouch couchés à terre, mortellement atteints. Les victimes suppliaient qu’on les achevât. Alors un des assassins dégaina son grand cimeterre et leur trancha la tête.

 

*

*     *

 

... Au sortir de l’oratoire où il avait terminé son oraison, le Père Le Vacher avait appris ces détails de la bouche du Frère Francillon, celui-là même qui, à Tunis, avait participé à sa résurrection. Ce Frère, quoique très âgé, était plus valide que le consul, et, sans souci des risques qu’il courait, allait souvent aux nouvelles.

Mezzomorto se conduisit en véritable tyran. Il n’avait osé tuer le dey qui, s’étant réfugié dans une mosquée, bénéficiait du droit d’asile, mais il l’avait fait prisonnier. D’ailleurs, ce vieillard gâteux et inoffensif l’intéressait beaucoup moins que le trésor de Baba-Hassan. Il s’en était emparé ; surpris de trouver si peu de choses, il avait ordonné une enquête et n’avait pas tardé d’apprendre que la femme et la fille de sa victime dissimulaient la plus grosse part de ses richesses. Alors il avait inventé un supplice que le Frère Francillon décrivit ainsi :

– Chacune des malheureuses a été mise dans un sac. Avec elles, on a enfermé tous les chats que l’on a pu trouver. Ensuite, on livra ces paquets informes à des Maures, avec ordre d’y enfoncer de longues aiguilles. Les chats miaulèrent lamentablement, puis il se débattirent, mordant et griffant. Les ensachées hurlaient de douleur. N’y tenant plus, elles avouèrent le lieu du recel.

Cependant la foule acclamait Mezzomorto comme son nouveau dey et se livrait à de grandes réjouissances. On n’avait jamais tiré autant de coups de canon ni de mousquet.

Laissant le peuple en liesse, Mezzomorto poursuivit ses tractations. Elles n’allèrent pas aussi vite qu’il avait bien voulu le promettre, car il était le premier à chercher à gagner du temps, sans que Duquesne parût s’apercevoir qu’il était joué.

Le 21 juillet, le Père Le Vacher sursauta au bruit de deux détonations, bientôt suivies de deux autres. Quelques instants plus tard, tout ému de ce qu’il venait de voir, le Frère Francillon entrait dans le bureau du consul.

– La guerre recommence, dit-il ; le vaisseau amiral, le Saint-Esprit, et tous les autres bateaux ont hissé le pavillon rouge. Les coups de canon annonçaient que, des deux côtés, la trêve est rompue. Cette fois, ce sera une guerre à mort, le peuple est décidé à mourir plutôt qu’à céder. Il est entièrement subjugué par Mezzomorto.

Le 23 et le 24 juillet, le Frère Francillon dépeignit les ravages causés en Alger par les bombardements. Puis, jusqu’au 26, une accalmie se produisit, car la mer démontée empêchait le tir. Le 27, le beau temps étant revenu, les éclatements se succédèrent de jour et de nuit.

Les heures que le Vicaire apostolique ne consacrait pas à la prière, il les employait à mettre de l’ordre dans ses écritures aussi bien spirituelles que temporelles. Avec un fracas épouvantable, les bombes tombaient tout autour de lui. Il ne semblait pas les entendre. Il travaillait.

De son côté, le Frère Francillon vaquait à ses occupations habituelles. En ces jours d’angoisse, il n’avait personne pour l’aider dans les soins du ménage. La fumée, la poussière des démolitions envahissaient la demeure jusqu’ici d’une propreté parfaite, conventuelle. Le Frère, ne pouvant supporter la vue des meubles et du carrelage ternis, balayait, lavait, époussetait sans arrêt.

Tout à coup, il pensa que le Père avait donné tout son linge, même personnel, aux esclaves. Or, passant par le bureau, il avait remarqué que son supérieur ruisselait de sueur, et que, sur sa peau noircie par les cendres et les plâtras, les gouttes formaient de petites rigoles boueuses. Allait-il continuer à s’occuper d’objets inanimés quand un saint homme n’avait même plus la possibilité de revêtir une tenue décente ?

Le Frère décida de laver quelques pièces sales, les seules que le consul possédât encore. Bientôt, il monta sur la terrasse et se réjouit, car le vent assez violent aurait vite fait de sécher cette lessive hâtive.

Mezzomorto était alors sur le môle, dirigeant lui-même le tir. Une petite cour l’entourait, ne songeant qu’à lui complaire. On savait la haine du nouveau dey pour le consul ; aussi un renégat anglais s’écria-t-il en un mauvais arabe :

– Vois, ô le plus grand, ô l’invincible, Monsieur Le Vacher est un traître : sur sa terrasse, il fait des signaux aux vaisseaux de son pays !

– Par Allah ! c’est vrai, reprirent en chœur plusieurs flagorneurs.

– Qu’on l’amène à mon palais ! se contenta de répondre Mezzomorto.

Aussitôt, le groupe se rendit à la maison consulaire dont les portes restaient toujours ouvertes, même en cette période de trouble, car elle était vraiment, selon l’expression des indigènes, la beït Allah, la maison de Dieu. En cours de route, les accusateurs s’étaient grossis d’une bande de forcenés. Il aurait suffi que le consul cherchât à se défendre pour les mettre en fuite. Il se leva et dit :

– Mes amis, que me voulez-vous ?

Devant l’attitude si noble du Vicaire apostolique, il y eut un instant de stupeur. Cependant, le renégat anglais ayant rompu le silence, des vociférations éclatèrent de toutes parts. Les mots aux rudes consonances s’entrechoquèrent. Les gestes s’amplifièrent. Des discussions, presque des disputes, naquirent. Dans ce brouhaha, le Père devina que Mezzomorto le mandait. Il fit signe qu’il voulait parler :

– Notre-Seigneur Jésus-Christ ordonne l’oubli des injures. Mezzomorto a de la haine pour moi, je n’en ai pas pour lui. D’avance, je lui pardonne, mais laissez-moi quelques secondes de recueillement dans ma chapelle, que je prie pour lui et que je recommande à Dieu mon âme de pécheur...

S’appuyant sur ses deux cannes, il se traîna jusqu’à l’oratoire, gravit avec beaucoup de mal les degrés, puis appuya son front sur l’autel. Émus malgré eux, renégats et corsaires le regardaient en silence, quand le Frère Francillon parut ; il voulut chasser cette tourbe aux faces démoniaques, mais le Père Le Vacher se retourna :

– Frère, dit-il, laissez-les, ils sont les instruments de la Providence.

– Alors, mon Père, permettez-moi de vous accompagner.

– Non, sans doute ne reviendrai-je pas, ne reviendrai-je jamais... Il faut que quelqu’un reste pour défendre les intérêts de la France et du roi, je vous les confie. Vous veillerez aussi sur les esclaves... Demeurez ici en prière, que la force d’En-Haut soit avec moi !...

Le Père baisa la pierre sacrée. Le Frère l’aida à descendre les marches et le soutint jusqu’au seuil de la porte. Là, les deux religieux s’embrassèrent.

– Allez, mon fils, allez prier pour moi, dit Le Vacher. – Puis, regardant ses accusateurs, il déclara : – Voyez, je puis à peine me soutenir. N’y en a-t-il pas un parmi vous qui aura la bonté de me porter jusqu’au palais du dey ?...

Un portefaix, un géant au visage tavelé par les boutons d’une peste pour laquelle le consul l’avait soigné, au nez rongé par un chancre, le prit dans ses bras, et, presque sans effort, le jucha sur ses épaules. C’est dans cet équipage que le Vicaire apostolique se présenta devant Mezzomorto. À peine eut-il été posé à terre, le dey l’interpella :

– Te voilà, traître et menteur, toi qui m’accusas naguère ! À mon tour de t’accuser !... Pourquoi fais-tu des signaux à la flotte de ton pays ?...

– Mezzomorto, tu le sais, tu en as été témoin : j’ai défendu les intérêts de ma patrie en bon Français, mais je suis prêtre et je me suis efforcé pour que, dans le juste châtiment mérité par les Puissances et par toi-même, soit apporté le maximum d’humanité, au nom de la charité du Christ dont je suis le disciple. Comment, après cela, aurais-je été assez félon pour trahir ?...

– Et ces drapeaux blancs agités sur la terrasse ?...

Le Père ne put s’empêcher de rire :

– Allons, Mezzomorto, tu es un homme intelligent ! À qui feras-tu croire qu’une vieille chemise et des draps déchirés puissent constituer des signaux ?...

– C’est bon, tais-toi !... Nous entendrons les témoins.

Alors, avec de grandes imprécations, invoquant Allah et demandant que leur mensonge retombât sur leur tête et sur celles de leurs enfants, les accusateurs, les uns après les autres, affirmèrent que le consul avait trahi. C’étaient des renégats qui n’en étaient plus à un crime et à un parjure près... Dans un grand mouvement théâtral qui rappelait un autre jugement inique, le dey déchira sa gandoura, et s’adressant à Le Vacher :

– Ces témoignages t’accablent... Tu parles toujours de charité, d’amour, de pardon, je vais te prouver que nous sommes meilleurs que vous. Je t’offre un moyen de salut ; mais réfléchis bien. Si tu n’acquiesces pas à ma proposition, je saurai, pour te faire mourir, trouver un supplice nouveau.

Mezzomorto prit un temps, puis, d’une voix solennelle, laissa tomber ces mots :

– Monsieur Le Vacher, tu vas immédiatement te déclarer Turc...

À cette demande, le Père, jusque-là si calme, sursauta :

– Mezzomorto, dit-il avec véhémence, ce que tu attends de moi est une infamie. Tu prétends que je suis un traître ; si je t’obéissais, c’est alors que je le serais : traître à la religion et à la patrie, puisque je trahirais en même temps mon Dieu et mon roi. Tu abuses de ta passagère puissance, fais donc de moi ce que tu voudras, Jésus-Christ me soutiendra. Mais je tiens à le proclamer hautement : si tu te transformes – une fois de plus, hélas ! – en assassin, je m’estimerai heureux de mourir pour ma foi, priant jusqu’au dernier moment pour que mon sacrifice soit utile.

– Insensé, murmura Mezzomorto avec une lassitude feinte !

Il réfléchit quelques instants, puis, se tournant vers les accusateurs, il leur dit :

– J’ai trouvé. Emportez-le, et vous le ferez périr à la bouche d’un canon.

Des hurlements féroces accueillirent cette sentence.

Nul ne se présenta pour soutenir le consul dans sa marche. Or, du palais du dey au Fanal, il y avait quelque huit à neuf cents mètres par des rues en pente, coupées d’escaliers, encombrées d’épluchures de fruits et de légumes. Par trois fois, le Père tomba. Au lieu de l’aider à se relever, on le frappait, on le piquait, on lui tirait la barbe et les cheveux. Lorsqu’il avait réussi à se remettre debout, on le poussait à coups de pieds et de poings. Sous le poids de la peine et de la douleur, cet homme de soixante-quatre ans, déjà épuisé par tant de maladies, tant de privations, tant de macérations, paraissait un vieillard de quatre-vingts ans. Et, pas plus que ses bontés passées, son aspect misérable n’inspirait la pitié. Au contraire, le bruit s’étant répandu qu’on avait arrêté le responsable des bombardements, des insultes et des quolibets jaillissaient à chaque intersection de rues, sur son passage.

Quel contraste entre cette meute et le calme paysage qui s’offrit lorsqu’elle envahit l’esplanade réservée aux batteries du Fanal, cette tour du Peñon édifiée entre 1541 et 1544 par les Espagnols !

Le vent étant tombé, la mer et le ciel étaient de ce bleu incomparable qui enveloppe les rives africaines aux jours de beau temps. Au large, la flotte qui s’était quelque peu éloignée étalait ses voiles mises en panne, et les ors du vaisseau amiral brillaient sous un soleil ardent. À l’ouest, des constructions cachaient la pointe Pescade, mais la colline en dôme, qui devait être plus tard consacrée à Notre-Dame d’Afrique, se dessinait avec sécheresse, tandis qu’à l’est le cap Matifou et le Djurdjura se dissolvaient dans la lumière, irréels et semblables à un mirage. En tournant le dos à la flotte, la darse aux eaux d’un bleu presque noir reflétait quelques galères, dont plusieurs avaient été atteintes par des projectiles. Puis, derrière la mosquée de la Pêcherie, encore toute neuve et toute blanche, et la grande mosquée, s’étageait le gigantesque escalier des terrasses de la Kasbah. Des traînées fuligineuses y marquaient les ravages récents des bombes et des incendies, mais les maisons demeurées intactes s’ornaient toujours des oriflammes rouges de la résistance ; ainsi devait apparaître Carthage, drapée de pourpre, aux jours des grands sacrifices à Moloch et à Tanit. Par contraste, malgré la saison avancée et grâce aux pluies tardives, à droite et à gauche, les coteaux étalaient leurs verts triomphants sur lesquels tranchait la pointe acérée des grands ifs sombres.

Le Père Le Vacher ne songea pas à contempler cet admirable tableau, l’un des plus beaux du monde. Il ne songea pas davantage à jeter un dernier regard vers sa maison sur laquelle pendaient encore les loques lamentables, causes de son supplice. Il consumait ses ultimes minutes en une ardente prière. À peine s’aperçut-il qu’on lui arrachait sa soutane. Sa soumission, sa grande piété subjuguèrent la foule. Alors, des Juifs, des Turcs, des Maures, des renégats et même quelques esclaves chrétiens, pris de pitié, élevèrent la voix, suppliant le consul d’apostasier plutôt que d’accepter la mort horrible qu’on lui préparait.

Ce fut comme si on l’avait fouaillé. Quoi, sa mort allait-elle être une occasion de scandale ? Allait-elle ruiner toute l’œuvre de sa vie en incitant à renier leur foi ces esclaves à qui il s’était tant dévoué pour les conserver à leur Dieu ? Il se redressa, et, d’une voix qui retrouva l’éclat de sa jeunesse, dit :

– La mort n’existe pas ! Elle est un passage, douloureux certes, vers une autre vie, vers la vraie Vie. Pour un instant de peur et de lâcheté, vais-je perdre le bonheur éternel ? Je vous invite à contempler Jésus et ses saints prêts à m’accueillir comme ils vous accueilleront vous-mêmes ; vous, juifs et musulmans, si vous venez à eux ; vous, renégats, si vous revenez à eux ; vous enfin, chrétiens, mes frères tant aimés, si vous restez toujours constants et fermes dans la sainte foi. Pour moi, je le dis bien haut, non par orgueil mais par besoin de clamer la vérité, avec l’aide du Christ et de sa Mère, je meurs attaché à mon Dieu, à ma religion, à ma patrie.

Des mouvements divers commençant à se dessiner dans la foule, les bourreaux se concertèrent pour hâter le supplice. Ils avisèrent une planche dont ils introduisirent une des extrémités dans l’âme d’une couleuvrine longue de sept mètres et surnommée Baba-Merzoug, le Père Fortuné. Ils y allongèrent le prêtre et le lièrent. Déjà, le canon était chargé. Au dernier moment, nul n’osait achever le forfait. Sous les huées de l’assistance redevenue sanguinaire, s’accusant mutuellement de couardise, chacun des criminels voulait laisser à un autre le soin d’introduire la mèche dans la lumière. Le Vicaire apostolique, sourd à ces discussions qui devaient décider de son sort, le visage en plein soleil et ses cheveux blancs dessinant une auréole d’argent, le Père Le Vacher priait toujours...

Enfin, un renégat de nationalité inconnue et qui se faisait appeler Kara Mustapha, s’empara de la mèche et l’introduisit dans le canon. Une explosion formidable secoua les quais. Un nuage de fumée opaque voila le soleil, mais, derrière cet écran, on vit le corps du consul, décrire une lente trajectoire et venir toucher l’eau de la Méditerranée.

À ce moment, une colonne de feu s’éleva dans les airs, et nul des témoins ne douta qu’il avait contemplé un instant l’ascension vers la gloire d’une âme brûlante de charité.

 

 

René POTTIER, La croix sous le burnous, 1950.

 

 

 

 

 

 

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