Sur la grand-route
par
Damase POTVIN
1927
Mtre Lucien Deschamps, avocat au Barreau de Québec, entrant dans sa maison du Chemin Sainte-Foy, trouva, comme de coutume, son courrier sur le bureau. La tête encore couverte de son bonnet fourré, tout neigeux, le buste enveloppé d’un ample paletot de gros drap imprégné de l’air vif du dehors, il parcourut des yeux les adresses de quelques lettres, rangea par habitude, au milieu du pupitre, les journaux roulés dans leur bande, puis, s’en alla accrocher ses effets aux patères de l’antichambre. Enfin, après un bout de toilette, à la hâte, il descendit à la salle à manger prendre son souper, très frugal. Il était soumis au régime alimentaire depuis plusieurs années.
– Vous allez à la messe, sans doute, ce soir, tante ? demanda-t-il à une vieille femme de soixante-cinq ans à peu près, qui vint grignoter à ses côtés quelques légères pâtisseries arrosées d’une tasse de thé chaud et fort.
– Ah ! oui, Lucien, répondit la tante, je n’y saurais manquer ; c’est si beau la messe de minuit chez les Jésuites de Manrèze ! Et toi, Lucien ?
– Je suis bien fatigué, tante ; j’irai plutôt, demain, à la grand-messe du jour.
Lucien Deschamps remonta à son bureau. Il alluma un cigare, s’enfonça avec satisfaction dans un moelleux fauteuil et se mit à dépouiller son courrier. Les journaux qu’il mettait de côté, il les verrait après ; cela lui donnera de la lecture pour la soirée. Les lettres d’abord, voyons. À peu près toutes étaient sans intérêt : des suppliques et des consultations de clients, des détails à des demandes de renseignements, des notes de quelques-unes des nombreuses sociétés dont l’avocat faisait partie... Tiens ! cette grande enveloppe carrée ? Une invitation, sans doute. En effet, c’est l’aide-de-camp de Spencerwood qui invite Monsieur Lucien Deschamps à assister à un grand bal que le gouvernement donnera, au commencement de janvier, à l’occasion de la visite du gouverneur général... Il ira peut-être ; cela distrait et entretient les connaissances en haut lieu. À demain la réponse !... Mais quelle est cette écriture ?... L’avocat ne l’a jamais vue. Un nouveau client sans doute. Enfin, voyons la signature... X. L. curé des Escoumins, Saguenay »... « Ah ! qu’est-ce qu’il me veut le curé de cette lointaine paroisse saguenayenne ?... »
Enfin, lisons :
« Monsieur : –
« Au cours d’une terrible tempête de vent et de neige qui a ravagé notre région, ces jours derniers, un de mes paroissiens qui était allé au bord de la mer voir à sa goélette dont il voulait mettre quelques gréements à l’abri du mauvais temps, a trouvé sur la grève, presque enseveli sous la neige, un pauvre homme à moitié gelé et inconscient. Il l’a chargé sur son traîneau et l’a amené à mon presbytère. Ce malheureux me semblait, sans aucun doute, un de ces misérables quêteux qui passent souvent par nos paroisses et qui vivent de ce que leur donnent nos bonnes gens.
« Grâce à mes soins, celui que l’on venait d’amener chez moi a repris, un instant, sa connaissance et a pu dire quelques mots. Il a prononcé votre nom et m’a donné votre adresse en m’indiquant de vous écrire. Il n’a pas voulu se nommer. Puis, il a fait signe d’envelopper et de vous adresser un vieux calepin qu’avec beaucoup de peines il a sorti d’en-dessous de son gilet. Ensuite, l’homme a demandé à se confesser ; je l’ai administré, et, le lendemain matin, il est mort pieusement. Nous l’avons inhumé dans un coin de notre cimetière destiné aux inconnus.
« Je m’empresse, monsieur, de me rendre aux dernières volontés de ce malheureux en vous écrivant ce qui précède et en vous envoyant ce calepin que j’ai enveloppé devant lui.
Veuillez agréer, monsieur, etc. »
– Qu’est-ce que cela veut bien dire ?... se demanda, ahuri, l’avocat, en jetant la lettre sur sa table.
Mais aussitôt, il aperçut parmi ce qui restait de son courrier non dépouillé un petit paquet grossièrement ficelé...
– Ah ! le calepin, sans doute... Voyons.
Un vieux cahier crasseux, aux feuillets jaunis et sales, à demi déliés, jaillit de l’enveloppe. L’avocat le contempla et le palpa un instant, tâchant de lui faire reprendre sa forme première. Tous les feuillets étaient couverts d’écriture ; il y avait des dates, quelques pensées ; mais surtout, il y avait des vers. Et, tout à coup, Lucien Deschamps poussa un cri :
– Oh !... ces vers !... C’est cela !... C’est bien lui !... » Et il se prit la tête dans ses deux mains... « Paul !... Paul Dumont !... pauvre, pauvre ami !... Mort !... Et quelle mort triste !...
Et longtemps, Lucien Deschamps, penché sur son bureau, demeura la tête appuyée dans ses mains. Il rêva pendant toute la soirée sans s’apercevoir que s’écoulaient les heures. Il rêva à des choses déjà anciennes et si tristes. Un moment, il aperçut, à côté de la lettre du curé des Escoumins, la carte d’invitation au bal du gouverneur ; il eut une nouvelle exclamation :
– Pénible coïncidence !... et, comme tout cela est triste !
Cette grande carte carrée lui rappelait, soudain, dans le recul des années, un autre bal du gouverneur, au même endroit, à l’Hôtel du Gouvernement ; et cette lettre, à côté, qui lui annonçait la mort d’un pauvre gueux, venue le même jour que le bristol officiel, complétait dans son esprit la série des souvenirs d’une émouvante histoire dont il venait d’apprendre soudain l’épilogue par la lettre de ce curé, quand la carte de l’aide-de-camp lui en rappelait les débuts. Et le dernier épisode était relativement récent. Il datait à peine de cinq ans...
Le carillon de Manrèze se fit entendre appelant les fidèles à la messe de la Nativité. Lucien Deschamps se leva d’un mouvement brusque, et comme sa tante allait sortir pour se rendre à l’église :
– Tante, j’ai changé d’idée... je vous accompagne à la messe de minuit.
Puis, à part, en revêtant son paletot :
– Allons dire à l’Enfant-Dieu une prière pour le pauvre quêteux...
Le ciel, sans doute, ne tînt pas compte à Lucien Deschamps de ses distractions nombreuses et de sa plongée dans le passé, pendant cette messe de minuit.
Et voici l’histoire que rappelaient, cette nuit, dans tous ses plus intimes détails, à Lucien Deschamps, la carte d’invitation au bal et cette lettre d’un curé lui annonçant la mort tragique d’un vagabond...
... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ...
Brusquement, après quelques mots de conversation, ces barrières fermées entre tous les êtres et que le temps pousse une à une, lorsque les sympathies, les goûts pareils, une même culture intellectuelle et des relations constantes les ont peu à peu décadenassées, n’existaient plus entre Mtre Lucien Deschamps et ce vagabond misérable, déguenillé, arrêté, la veille, pour vagabondage, sur les quais de la Basse-Ville, et qu’on lui avait demandé de défendre devant le tribunal du Recorder. Les portes s’étaient subitement ouvertes entre eux et le pauvre hère s’était installé dans l’intimité de l’avocat qui ne s’en défendait pas et qui prenait même plaisir à cette anomalie...
Une réflexion frappa bientôt Lucien Deschamps. Il ne connaissait ce vagabond que depuis quelques minutes, mais il lui semblait qu’il était un de ses anciens amis, que tout de ce misérable lui était familier, depuis longtemps : sa figure, ses gestes, sa voix. Il lui aurait fait sur lui-même, s’ils les avaient sollicitées, ces confidences que, d’ordinaire, on ne livre qu’aux anciens camarades.
L’homme se tenait assis sur un méchant banc de bois, dans la cellule du Poste de Police où il avait passé la nuit. Il était maigre, osseux. Il avait une barbe embroussaillée et sale, les cheveux longs, poussiéreux. Il était vêtu de haillons sordides. Mais il n’avait pas l’apparence d’un malfaiteur. Il avait un air jovial qui devait le rendre bon :
– Pour vous défendre devant le tribunal, vous devez comprendre, mon brave, que je dois connaître votre histoire, fit remarquer Mtre Lucien Deschamps.
– Mon histoire. Ah ! je devrais dire que je suis comme les peuples heureux : que je n’en ai pas, d’histoire. Mais j’en ai une, malheureusement. Elle est courte. En voici la dernière partie : hier, j’étais de passage à Québec, – comme un grand personnage. – Je me reposais sur les quais de la Basse-Ville, aspirant les frais effluves du fleuve quand vos gendarmes, sans doute des gens de la Haute-Ville peu accoutumés à la vue de mon costume, je l’avoue, médiocrement tailleur, m’ont pris pour un malfaiteur de la pire espèce, dangereux pour la sécurité des débardeurs, et m’ont coffré. Voilà. J’ai besoin de prouver devant l’honorable tribunal où je comparaîtrai tantôt que je ne suis pas précisément un épicier en gros enrichi durant la guerre ni un directeur d’une compagnie minière, mais un honnête vagabond qui ne demande qu’à poursuivre tranquillement sa route.
– Vous demeurez ?...
– Partout et nulle part. Je loge d’ordinaire à l’Hôtel de la Belle-Étoile ; c’est comme qui dirait dans le territoire de la lune.
– Mais vous devez avoir fait quelque chose autrefois ; vous n’avez pas toujours été chemineau, vagabond ?...
– Disons « quêteux » ; c’est comme cela que l’on m’appelle chez les bonnes gens des campagnes que je traverse et où je séjourne quelquefois...
– Vous avez eu une situation ; vous avez eu des parents ; enfin, vous n’avez pas toujours occupé cette basse position ?...
– « L’homme qui est au-dessus d’une basse position », a dit Montaigne, « est plus honorable, à mon sens, que celui qui occupe indignement une situation élevée ». Or, il est certain que je suis bien au-dessus de ma condition, donc...
– Donc, vous avez des lettres et... mes doutes s’expliquent...
– Mais oui ! mais oui !... j’ai des lettres... J’ai même battu, au baccalauréat et aux examens de droit de l’Université Laval, des camarades qui sont aujourd’hui des avocats éminents au Barreau de Québec... et mon bon ami... ou plutôt, mon avocat Lucien Deschamps en sait quelque chose...
– Hein !... Quoi !... Mais c’est moi ?...
– Eh ! oui, c’est toi ! Deschamps ; mais es-tu donc aveugle, pauvre vieux ? Moi, je ne me suis pas trompé, va ; je t’ai reconnu tout de suite. Il est vrai que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c’était, voilà bien des années, aux environs de Noël, à un grand bal donné par le gouverneur à l’Hôtel du Gouvernement. Nous étions jeunes et je crois qu’il y a de cela une trentaine d’années. Faut-il de même que tu aies la mémoire courte pour ne pas te rappeler ceux de ce temps-là ! Il est vrai qu’alors j’étais en habit et que ma jeune femme était en robe décolletée, tandis qu’aujourd’hui... Ah ! mon Dieu ! comme tu peux le voir, les changements se produisent vite dans la vie, et trente ans !... dame ! tu peux juger...
Lucien Deschamps était devenu pâle d’émotion. Il chancela presque.
– Je m’en doutais !... Paul, Paul Dumont ! l’« éternel premier », comme on t’appelait, le « premier Prix du Prince de Galles au collège de Lévis », disait-on en précisant...
– Eh ! oui, Paul Dumont, L.L.L., B.S.A., aujourd’hui arrêté par vos policemens !... En vérité, quelle situation pour un bachelier et un licencié. Lucien, peux-tu, au moins, me sauver de la prison sans te souvenir que je t’ai battu au baccalauréat ? J’ai horreur de la prison. On y stagne...
Un huissier vînt et annonça que la Cour était ouverte.
Le vagabond parut devant le tribunal. Il fut chaleureusement défendu par Mtre Lucien Deschamps et acquitté. Pas de preuves de mauvaises intentions...
Lucien Deschamps habitait une maison située le long du chemin Sainte-Foy dont les arbres presque deux fois séculaires ont vu se perpétrer tant de drames historiques depuis l’assassinat du bon Frère Liégeois par les sauvages jusqu’aux embuscades de la bande de voleurs de Cambray, au moulin Dumont.
Après la séance de la cour, l’avocat avait amené le vagabond chez lui. Longtemps, il avait essayé de dominer son trouble...
Et maintenant, ce soir doux d’un beau jour d’été, les deux amis sont réunis face à face dans le bureau de Deschamps...
– En effet, j’ai « soif de fumer », dit Paul, Dumont à l’avocat qui lui présentait une boîte de cigares...
– Je vois, ajouta-t-il, que tu n’es pas encore bien revenu de ton émotion de ce matin... Mais ç’a été tout seul ! Ta plaidoirie... magnifique, mon vieux, quelle éloquence ! Tiens, j’en avais les larmes aux yeux. Je ne saurais jamais assez te remercier... et puis, tu sais, il ne faut pas t’apitoyer sur mon sort. Je l’ai voulu ainsi. Alors, remets-toi vite. Admettons que je suis arrivé d’un très long voyage et que je t’ai convié au Château Frontenac au lieu de te faire demander dans une cellule du Poste de Police...
Avec un geste aisé qui lui revînt par delà les années, il fit jaillir les cendres de son cigare dans un cendrier sur le pupitre de l’avocat.
Au dehors l’on entendait sur la route le piaffement d’un cheval sur l’asphalte et l’on devinait le roulement caoutchouté d’une « rubber tire » que la bête traînait. L’obscurité enveloppait complètement les arbres du jardin, nivelait le Coteau Sainte-Geneviève.
– Vraiment, tu ne m’as pas reconnu dans cette cellule ignoble ?
– J’avais des doutes. Encore que tu sois fort changé, vieilli, je dois avouer qu’il reste encore beaucoup de mon bon ami de collège et d’université. Tu te souviens de tout cela, n’est-ce pas ?... Oui, tu as une si bonne mémoire, c’est déjà passablement loin, hélas ! Ah ! on vieillit si vite une fois lancé dans le « struggle for life »... En tout cas, je sais que tu as bien débuté, comme moi, d’ailleurs, soit dit sans trop me vanter. Mais ensuite, mon pauvre vieux ?...
– Je t’ai demandé de ne pas trop me plaindre. Je ne le mérite pas. Tu sais l’histoire de ce roi qui voulait connaître l’homme le plus heureux de la terre et qui avait demandé qu’on lui apportât sa chemise ? Ses émissaires trouvèrent, quelque part, un homme qui se vantait d’être l’homme le plus heureux du monde et ils lui demandèrent sa chemise pour le roi. L’homme heureux n’en avait pas. Je suis la seconde édition de ce bonhomme. En-dessous de cette vareuse, c’est en vain que tu chercherais une chemise... Trop usagée ! Je l’ai jetée dans un fossé, le long de la route, voilà quelques années. Mais ça ne me fait pas de différence ; avec ou sans chemise, je fus toujours l’homme heureux, non pas de la fable mais de la réalité.
– Je veux bien te croire, mon ami, mais m’expliqueras-tu, enfin, comment tu en es arrivé là. Tu étais bien lancé pourtant ! Ton diplôme de notariat obtenu, tu te trouvais, grâce à tes parents, à la tête d’une jolie de avec clientèle solide et tu commandais, pour ainsi dire, toute la belle et riche région de la Beauce où tu étais allé t’établir. La dernière fois que je t’ai vu, en effet, tu viens de me le dire, c’était à ce bal du gouverneur, aux fêtes de Noël de je ne me rappelle plus quelle année. Tu m’avais dit que tu rêvais de devenir député du comté... Tu vois que j’ai aussi bonne mémoire que toi maintenant.
– Tout cela, c’est vrai, comme tout cela depuis longtemps... à l’eau. Ce qui suit a commencé précisément au lendemain de ce bal à l’Hôtel du Gouvernement... Veux-tu que je te conte...
– Mais comment donc !...
Les deux amis s’installèrent commodément, Deschamps au fond d’un vaste fauteuil, Paul Dumont à demi couché sur un large « devenport ». Le vagabond ralluma son cigare qui s’était éteint et en aspira avec une satisfaction visible quelques larges bouffées de fumée qui montaient en spirales blanches jusqu’au plafond....
– Fichtre ! tu ne fumes pas de la « verrine », toi, mon vieux Deschamps... J’en avais d’aussi bons, autrefois, mais « elle » ne voulait pas que je les fume...
– Qui, elle ?...
– Ma femme, parbleu !... ma femme, la cause de tout le... bonheur que je goûte, que je mange, depuis près d’un quart de siècle sur les routes de notre beau pays... Mon vieux, six mois après mon mariage, j’étais l’esclave de mari le plus pitoyable de la terre.
– Oui, je me souviens, on commençait à nous le dire dans le temps. On l’avait même, je crois, presque prédit lors de ton mariage avec cette Alice Harden que tu étais allé chercher aux États-Unis... mais continue.
– Cette Allemande, mon vieux, ce n’était pas une femme ; c’était un tyran, une tigresse, un démon. Je n’avais plus la liberté ni de dire un mot ni de faire un geste. C’est à peine si je pouvais recevoir un client dans mon bureau ; quant aux clientes, bernique ! C’était un être d’une jalousie féroce à rendre les points à tout un pigeonnier. Je n’ai jamais pu admettre un ami chez moi ni me faire recevoir par aucun d’eux. Quant aux cigares dont je te parlais tantôt, j’ai failli me faire écorcher vif un jour que j’en avais allumé un dans le « living room ». Je crus bon fumer ensuite dans mon bureau seulement, mais la fumée se répandait dans les autres pièces, du moins, le tyran le prétendait, et ce fut fini. À table, ah ! à table, tous les supplices m’attendaient là. Si je mangeais, j’étais un goinfre ; si je ne mangeais pas, et pour cause, je faisais le difficile, et c’était alors infailliblement une tempête, un ouragan, une tornade. Mais je préférais encore ne point manger. Au moins je ne courais aucun danger d’empoisonnement, car ma femme avait encore ce talent de transformer les meilleurs aliments en des choses sans nom. Bref ! un enfer, un véritable enfer !...
– Tu étais pourtant un homme, tu étais le maître, quoi !...
– J’étais veule ; une fois dans cette pente, on se laisse entraîner et l’on descend sans savoir où l’on s’arrêtera. Chaque jour creuse l’abîme. Mais je n’étais pas au plus creux de cet abîme, et, cette fois, le drame prit une toute autre tournure. Mais je ne m’en plaignis pas trop longtemps. Ce fut mon salut.
Ma femme, qui était d’une jalousie de mère-singe, ne voulait pas que j’éprouvasse le moindre sentiment de même nature. Aussi avait-elle résolu de me braver. Elle était jolie, tu le sais, élégante, fine causeuse. Ses admirateurs étaient nombreux. Ils se multipliaient à mesure qu’elle rendait fréquents des petits voyages d’un jour ou deux à Québec. Il est vrai que pendant ces absences de ma femme, du « home », j’avais la tranquillité que je goûtais d’abord avec une béatitude élyséenne. Mais je me mis bientôt à éprouver la désagréable impression que j’étais ridicule... Tu comprends ?... Ce qui devait arriver arriva.
Je fus d’abord atterré. Puis j’entrai dans une de ces colères réconfortantes dont seuls les « bêtas » de mon espèce connaissent les bienfaisantes impressions. Elle était faite de toutes les rancœurs, de toutes les humiliations, de toutes les privations que j’avais subies depuis mon mariage. La scène fut terrible. Ma femme, accoutumée à l’agneau que j’étais faillit s’évanouir à la vue du tigre que je devenais. Elle ne put supporter longtemps la vue de cette bête féroce.
Le soir, je sortis bravement et m’en fus chez un ami. Ce fut ma première sortie libre. J’en profitai et je bus à la santé de ma liberté reconquise. Une première santé fut suivie d’une autre, puis d’une troisième et d’une autre encore. Je dus coucher à l’endroit où j’avais si copieusement célébré ma délivrance que je venais de payer, hélas, d’un prix assez humiliant.
Je n’aurais jamais cru d’abord cette délivrance aussi complète. La scène du tigre avait eu un effet foudroyant.
Quand j’arrivai, le lendemain, chez moi, la tête lourde et l’esprit en désarroi, je trouvai campée à cheval sur le bouton de la porte une enveloppe à mon adresse. Je l’ouvris assez machinalement, sans manifester ce que je n’aurais assurément pas manquer d’éprouver, en un temps d’esprit normal, devant un évènement aussi peu coutumier à ma vie régulière d’anachorète du foyer conjugal ; et je dépliai un billet ainsi conçu :
« Adieu ! Je te laisse libre. Arrange-toi comme tu voudras. La vie n’est plus tenable pour moi. Tu ne me reverras jamais plus. Je m’en vais aux États-Unis retrouver mes chers parents. Si le divorce existait ici, je l’aurais demandé. Je me l’accorde moi-même. » – Alice.
J’ai appris ce billet par cœur, et tu vois, je n’en ai pas oublié un seul mot en l’espace de plus de trente ans. C’était, tu en conviendras, un chef-d’œuvre de cynisme. Vois-tu, c’était moi, la bête noire, et c’était elle qui pensait demander le divorce. C’était pour elle que la vie n’était plus tenable ! Elle était la victime pure et sans tache d’une brute à face humaine !...
Je ne rentrai pas même chez moi. Je retournai chez mon ami où nous bûmes, cette fois, à ma délivrance décidément complète. Nous rebûmes, le soir, puis le lendemain et les jours suivants. Je fis des invitations chez moi, chose nouvelle qui me ravit et que je résolus de célébrer par des fêtes splendides. Des amis vinrent de toutes les paroisses de la région. Ah ! ce qu’on l’a célébrée, ma délivrance ! On vint même chez moi jusques de Québec, et je m’étonne que tu n’aies pas entendu parler de ces célèbres parties en Beauce... Mais tu n’y serais pas venu. Tu as toujours été un sage, un rangé... C’est pour cela que tu es si... mal arrivé. Moi, je suis parvenu au bonheur suprême : ma vie personnelle mêlée, fondue dans l’acte de la bonne et grande nature du Bon Dieu !... Mais n’anticipons pas.
Pendant trois, quatre, cinq mois, ma maison fut le théâtre de fêtes du dernier ton – véritable sens du mot. On ne cessait pas de célébrer ma liberté. Pendant tout ce temps, naturellement, pas l’ombre d’un client dans mon étude ! J’avais oublié de te dire que ma femme, par un dernier procédé de délicatesse et de prudence, avait emporté avec elle tout ce qui se trouvait d’argent et de choses de valeur à la maison ; et je n’étais pas pour courir après. De plus, j’avais commencé ma vie conjugale en escomptant certains billets promissoires pour meubler mon logis. De sorte que, je n’ai pas besoin de te dire, en plus de la grève des clients, qu’après trois mois employés de cette façon aux fêtes de ma liberté, je ne me couchais pas précisément sur des coussins bourrés de pièces d’or. Pour te dire tout en un mot, quatre mois après le départ de ma femme, je dus, comme on dit vulgairement, « dételer ». Mon étude, ma clientèle, ma propriété, mes crédits y passèrent et je me trouvais encore en dette. Les billets que j’avais escomptés, je les livrai à la bonne volonté des endosseurs. N’ayant plus rien que ce que je portais sur moi, je partis... Je m’en allai.
Paul Dumont resta, un instant rêveur, et l’avocat, ému, respecta le silence de son ami. Après quelques minutes, le vagabond continua : « Si jamais la loi du divorce devient en vigueur dans la province de Québec, ce que je ne souhaite pas, je te conseille d’arguer dans tes causes de demandes en divorce l’incompatibilité d’humeur ; il n’y a que ça ! Je t’en fournis un exemple et tu vois où ça peut conduire...
– Et après ?... demanda simplement Lucien Deschamps.
Il présenta sa boîte à cigares à Paul Dumont qui en prit un et l’alluma aussitôt. L’avocat fit de même et se cambra plus confortablement encore dans son large fauteuil.
– Et après ?... répéta le vagabond, lançant une première bouffée de son nouveau « perfectos ».......
... Je m’en allai, tout droit sur la route de Jackman, vers la frontière américaine, sans but, sans objet, ne m’inquiétant pas le moins du monde de ce que serait le lendemain. La vie, je veux dire la vie régulière que tu vis, toi, était à jamais brisée pour moi. Il m’en fallait commencer une autre et je ne me sentais pas le courage de faire la nouvelle sur le modèle de celle que j’avais déjà vécue, si misérablement, hélas ! II me fallait quelque chose de nouveau. Il me semblait que je naissais à la liberté dont je voulais profiter, et j’étais sûr que seule, la nature, la grande nature, libre et fière, pouvait me la donner. Je me confiai entièrement à la nature et je m’en trouvai bien. Je marchais une journée entière, je mangeais ce que je pouvais trouver, une croûte quêtée ici et là, un fruit cueilli dans un verger, à la dérobée, puis je dormais, une nuit dans une grange, une autre nuit dans un camp abandonné en forêt. D’autres fois, sous des ponts... Je gagnai ainsi les premières villes américaines que je parcourus en tous sens vivant d’expédients et de mendicité. Mais je n’aimai pas la vie de ce pays ; peut-être était-ce à cause qu’il était la contrée natale de ma charmante épouse. Je revins vers le mien. Je préférais nos campagnes, plus hospitalières. Je les ai toutes parcourues, depuis celles des gras Cantons de l’Est en passant par les montagneuses régions du nord de Montréal jusqu’aux plaines de la Matapédia après avoir, en filant vers le nord, parcouru tout le Haut-Saguenay et descendu par les forêts labradoriennes.
Ah ! quel bonheur j’ai goûté durant cette longue randonnée ! Vrai, j’étais né avec une âme de vagabond et j’étais bâti avec des jarrets et un estomac de chemineau. Oui, mon vieux, j’ai éprouvé tous les bonheurs comme j’ai assisté à tous les couchers et à tous les levers du soleil. Tu sais que j’avais quelques dispositions pour la poésie au collège et à l’université. En parcourant nos campagnes et nos bois j’ai fait des vers qui éclipseraient ceux des plus grands poètes de la terre, du moins je le croyais dans mes moments d’exaltation. Mais je n’avais pas un simple bout de mine pour les écrire et ils sont perdus, excepté pour moi, puisque, les disant dans mon esprit à mesure que je les composais, ils m’ont procuré des minutes d’un bonheur exquis...
– Un petit verre de cognac ? interrogea Lucien Deschamps en se dirigeant vers un buffet d’où il sortit deux verres et une bouteille.
– Avec plaisir... Je n’en ai pas goûté depuis la dernière « cuite », voilà près de trente ans...
Et le vagabond continua après avoir avalé le Martel et fait claquer sa langue :
– Oui, mon vieux, la vie du Juif Errant m’allait comme un gant. J’ai fait de tout pendant ce temps ; j’ai pêché la morue dans la baie de Gaspé ; j’ai fait le flottage du bois sur la Gatineau et sur le Saint-Maurice ; la moisson dans les Cantons de l’Est ; j’ai coupé du bois dans les chantiers du Saguenay et du Lac-St-Jean ; j’ai travaillé dans les mines de Thetford ; j’ai été terrassier, manœuvre, garçon de ferme, enfin, que sais-je. Mais je t’avoue que je ne moisissais pas au même travail. Je préférais les bonnes promenades sur les grand-routes. J’ai marché dans les rosées du matin à l’heure où le soleil montre sa tête par-dessus les montagnes pour voir si les hommes des champs sont levés ; j’ai parcouru des routes quand le soleil du midi plane sur les champs, engourdissant bêtes et gens, séchant les herbes et durcissant la terre. Je me suis promené sur de belles grandes routes toutes neuves et bordées de hauts arbres plusieurs fois séculaires que les rayons du soleil irradiaient et, plus tard, quand la lune apportait à la terre le sourire de sa lumière laiteuse, blanchissant les troncs de ces arbres, égayant mousses et gazon de sarabandes de vers luisants. J’ai crié mes rêves et mon bonheur, comme les chiens qui hurlent à l’astre qui fait la démence. Je marchais dans tout cela ; je buvais tout cet air ; je me vautrais, pour ainsi dire, dans toute cette jouissance édénesque. Je te le répète, mon vieux, j’ai éprouvé tous les bonheurs. Le soir, quand la lune était déjà haut perchée et quand le grand silence nocturne planait sur la campagne endormie, je me faufilais dans une grange où je m’enfonçais dans le foin odorant et la paille humide et fraîche. Je m’y endormais avec une volupté de bienheureux.
Et voilà, mon cher Lucien, la vie que j’ai menée pendant un quart de siècle.
– Et tu n’es pas ennuyé ? Ne devrais-tu pas, pauvre Juif Errant, te reposer un peu ? demanda Lucien Deschamps, plus attendri qu’il ne voulait le laisser paraître.
– Pour être franc, mon cher, oui ; volontiers, je ferais une halte dans ce long pèlerinage. Il me semble qu’à continuer je n’éprouverais plus les mêmes bonheurs... Tu sais, si le printemps durait toujours on n’aimerait pas tant les roses... « Tout passe, tout casse, tout lasse », a dit Victor Hugo, n’est-ce pas ? Le bonheur finit par ennuyer s’il devient monotone... Oui, mais le moyen de m’arrêter quand on est parti, comme moi ! J’ai du sang de vagabond dans les veines ; mes nerfs sont faits à la marche. Si je m’arrête, il me semble que je vais mourir, comme le poisson capturé qui agonise sur le rivage, faute d’eau...
– Non, mon ami, tu te feras à une nouvelle vie, pardonne-moi l’expression franche de ma pensée : la vie civilisée. Tu es né homme du monde, tu t’es fait vagabond ; ça s’oubliera et tu redeviendras ce que tu as été et ce que tu devrais être...
– Tu permets, n’est-ce pas, sans façon ?... une autre légère rasade de ton excellent cognac ? Cela me fait du bien au cœur.
– Mais comment donc !...
– Et un autre de tes délicieux cigares ?... Ils font rêver.
– Volontiers !... Tiens, Paul, j’ai une proposition à te faire. Tu connais ma maison maintenant. J’y suis seul et je m’ennuie. Tu ne m’as pas demandé, à moi, ce que je suis devenu, ce qu’a été ma vie...
– En effet, pardon, mon vieux...
– Ma vie a été celle d’un peu tout le monde. J’ai besogné, j’ai travaillé. Je me suis créé une assez honnête aisance. Je me suis établi enfin. Quand tout cela a été fait, j’ai perdu celle qui autant que moi avait contribué, par ses conseils et ses belles qualités, à édifier notre petite fortune. Je suis resté veuf avec deux enfants, un garçon et une fille qui sont, à l’heure qu’il est, pensionnaires ; et je reste seul ici avec une vieille tante qui prend soin de moi et de ma maison. Tu vois, c’est simple !...
– Je suis franc... c’est même prosaïque. Rien ne manque ; il y a même la vieille tante.
– Mais voici ma proposition : tu vas rester avec moi ; tu feras ce que tu voudras jusqu’à ce que tu te sois pour ainsi dire assimilé à ta nouvelle vie. Tu te reposeras. S’il te fait plaisir de chercher une position, libre à toi de l’occuper ; je t’y aiderai. Je sais, d’ailleurs, qu’avec l’activité qui te dévore, tu ne passerais pas toute ta vie en ne faisant rien. Mais tu es libre ; ma maison est à toi, le jardin aussi, et s’il te prend des fringales de grand-routes, eh ! bien, tu as devant toi tout le chemin Sainte-Foy, plus loin, la route Saint-Louis, le vieux et pittoresque chemin Gomin, enfin, que sais-je ! Tu peux les parcourir à jambes que veux-tu. À bout de tes randonnées, tu auras le gîte ici. Que diable ! c’est toujours mieux que tes granges !... que dis-tu de cette proposition ?
Paul Dumont avait baissé la tête. Il fut longtemps sans répondre. Lucien Deschamps l’observait avec attention. Bientôt il vit deux grosses larmes couler le long des joues brunies, puis, sur la barbe hirsute du vagabond. Ce dernier leva la tête enfin et, de ses grands yeux humides, fixant son ami :
– Mon vieux, tu es bon, j’accepte... Vois-tu, je suis un peu fatigué...
Le lendemain soir, les deux amis se retrouvaient dans le cabinet de travail de l’avocat. Il eût été difficile de reconnaître le « quêteux ». Un complet tout neuf moulait son torse ; sa barbe était taillée et ses cheveux soigneusement peignés.
– Ah ! enfin, je te retrouve, Paul ! s’écria Lucien Deschamps, quand il vit l’ex-vagabond, au retour de son bureau... Tu étais fait pour être ambassadeur ; ne me pas, ou conseiller législatif ou, au pis aller, député. Tu devrais te présenter...
– C’est fait depuis longtemps, mon vieux Lucien ; à combien de fermes je me suis déjà présenté sans... être élu. Ces fois-là, tu sais, je couchais dans le fenil du voisin...
– Je t’en prie, ne recommence pas ; tout ça, c’est fini, ni, ni !... bien fini ! Tu es rendu à la Société. Tu t’es amusé aujourd’hui ?
– Énormément ; j’ai fouillé dans ta bibliothèque et j’ai lu des vers. Ça me transporte toujours. Ma foi ! si je n’avais pas trouvé de vers dans ta bibliothèque, je filais sur la route Sainte-Foy...
– J’ai toujours, moi aussi, aimé les vers ; veux-tu, faisons, ce soir, la « veillée des vers » ?...
—o—
– Vrai, disait Lucien Deschamps ; c’est d’une belle langue, bien trempée et de bonne venue : – de l’air libre, – des senteurs de campagne et de forêts !...
L’ex-vagabond avait négligemment jeté sur la table un calepin bourré, farci, ventru comme une gibecière et dans lequel il y avait un peu de tout : des plantes sèches, des découpures de journaux, des feuillets manuscrits. Lucien Deschamps avait saisi ce calepin-capharnaüm et s’étais mis à parcourir les feuillets jaunis, salis, coupés de replis, écrits tantôt à l’encre, tantôt à la mine. Il lisait et son visage rayonnait, s’extasiait. Il dodelinait de la tête et sa bouche, s’entrouvrant, récitait tantôt tout un beau vers, tantôt déclamant et de la bouche et du geste une belle figure... Il répéta : « De l’air libre, des senteurs de campagne et de forêts... C’est de toi, tout ça ?... »
– Ma foi, oui !... Que veux-tu que l’on fasse, sinon des vers, quand on se sent perdu, le matin, dans le brouillard qui nous isole et qui borne l’horizon à quelques pas devant soi, quand, par les chemins de forêts, l’on s’en va aspirant à pleine poitrine les senteurs balsamiques, distrait seulement par le fugitif guilleri d’un oiseau ; attentif, malgré tout, aux bruissements confus, aux gazouillements mystérieux de la futaie ; le printemps, parmi la jeune verdure ; dans le vent poussiéreux de l’été, ou bien, l’automne, foulant l’amas ouateux des feuilles tombées des cimes.... Voilà, on fait des vers ; on s’en bourre le crâne. Puis quand on arrive dans une grange, sous un pont, dans la cuisine d’une ferme où l’on vous reçoit, on écrit cela sur n’importe quoi et avec n’importe quoi.
Lucien Deschamps avait posé son cigare sur le rebord du plumier et continuait de lire dans l’ignoble carnet dont il avait peine à tourner les feuillets usés, humides de crasse, collés les uns aux autres par de la sueur séchée.
Paul Dumont, à demi couché sur le « devenport » rêvait, la tête renversée, les yeux au plafond, suivant les capricieuses volutes de soie fine qui s’échappaient d’une cigarette qu’il portait de temps à autre à ses lèvres, d’un geste de prince.
La fenêtre était large ouverte et entraient, par larges bouffées, tous les effluves du Parc des Champs de Bataille Nationaux ; senteurs âcres des épinettes résineuses, balsam des pins, odeur pénétrante et fraîche des « cocottes » des sapins, senteurs fades des fougères et des herbes humides des nappes du gazon. – De temps à autre, au lointain de la ville, l’on percevait la voix maternelle des clochers et des beffrois qui conseillaient à ceux qui veillaient encore de se coucher...
– Allons, fit brusquement Paul Dumont, il ne s’agit plus de mes alexandrins ; j’ai découvert dans ta bibliothèque un rayon auquel, je crois, tu touches rarement, car la poussière qui s’en est dégagée, quand je l’ai ouvert, a abîmé mon complet. – C’est malheureux ! j’ai toujours eu horreur de la poussière, excepté celle des routes ; celle-là, je l’aime comme la rosée des prés ; elle est vivifiante... Regardons cela ensemble, veux-tu ?... Ce sont nos poètes à nous... ceux qui, pour la plupart, sont partis et que nous rêvions d’imiter, alors que nous nous essayions à la rimaille, au collège...
Pendant ce temps, Paul Dumont fourrageait dans le rayon des poètes canadiens de la bibliothèque de son ami :
– Tiens ! voici les Morts de Crémazie ; c’est notre maître. Nous sommes trop jeunes, nous ne l’avons pas connu... Trop vieux, tu es trop vieux déjà, pauvre Crémazie !... Ah ! tu possèdes un « scrap book » rempli de « découpures » qui sont des poésies de Charles Gill ! Qu’est-il devenu ?
– Fauché !... parti en pleine floraison.
– Il faisait de jolis vers. J’ai lu une partie de son « Cap Éternité » cet après-midi... Mais voilà toute une gerbe de vers qui sont de poètes dont je n’ai pas entendu parler sur la grand-route : Doucet, Ferland, Charbonneau, Tremblay, Beauregard, Dreux, Hébert, Cinq-Mars, Désilets, Bruchési... Ah ! mais ils sont tout un rayon. Je lirai tout cela... Ça m’a l’air joli comme tout... Tiens ! un, deux, trois recueils de Lozeau ! Un espoir, ce Lozeau ! Au hasard des routes et des journaux populaires qui me tombaient sous la main, je m’y suis intéressé. Il est bien, très bien même, souvent...
Paul Dumont se précipita, soudain, sur un petit volume :
– Ah ! celui-là était déjà un grand poète !... Pauvre, pauvre Nelligan ! À dix-huit ans, les portes de la gloire s’ouvraient devant lui... Et il est mort ?... Non ! – je l’ai appris, je ne sais trop en quelles circonstances et sur quelle route – mort, oui c’est bien cela ; mort à la jeunesse, à la nature, à l’amour, à ses rêves dorés ; aux visions radieuses d’un avenir riant, à tout ce qui fait la poésie – mais pas à la vie encore, malheureusement !... Ah ! il avait l’image, celui-là !... Veux-tu que nous lisions ensemble quelques-uns de ses vers ?...
– Mais, volontiers, lis.
– Non, toi !... moi, vois-tu, voilà longtemps que je n’ai pas lu. Toi, tu as l’habitude de l’éloquence du prétoire – et je n’ai pas eu l’occasion de suivre les cours de diction de Rivard, un maître, ai-je entendu dire, un jour, quelque part à Chicoutimi où il a vécu quelque temps... Enfin, lis !...
– Puisque tu le veux.
Lucien Deschamps feuilleta, au hasard, le petit volume, puis s’arrêta et lut, d’abord, quelque peu machinalement :
Je sais en une église un vitrail merveilleux
Où quelque artiste illustre inspiré des archanges
A peint d’une façon mystique....
– Pardon, mon vieux, je sais cela par cœur !...
... en robe à franges
Le front nimbé d’un astre, une sainte aux yeux bleus,
C’est L’Amour Immaculée.
– Connais-tu Mon Âme ?
– Commence... :
Mon âme à la candeur d’une chose étoilée
D’une neige de février....
– Oui, je sais :
Ah ! retournons au seuil de l’enfance en-allée
Viens-t’en prier....
– Alors, ceci :
Ah ! comme la neige a neigé
Ma vitre est un jardin de givre :
Ah ! comme la neige a neigé....
– Oui, oui :
Qu’est-ce que le spasme de vivre
À la douleur que j’ai, que j’ai ?....
– Alors :
Calmes, elles s’en vont défilant aux allées....
– Oui, oui, je connais... ce sont les Communiantes :
De la chapelle en fleurs où je les suis des yeux.
– Tiens ! tu ne connais pas ceci :
Tout se mêle en un vif éclat de gaîté verte
Ô le beau soir de mai....
– Mais c’est la Romance du Vin... Nomme-moi la route dont je n’ai pas fait retentir les échos des accents de ce petit chef-d’œuvre !...
– Alors, tiens ; voici assurément du nouveau. Tu devais être alors au fond de la Gaspésie quand c’est paru. Écoute :
Ma pensée est couleur de lumières lointaines
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs
Elle a l’éclat parfois des subtiles verdeurs
D’un golfe où le soleil abaisse ses antennes.
En un jardin sonore, au soupir des fontaines
Elle a vécu dans les soirs doux, dans les odeurs ;
Ma pensée est couleur de lumières lointaines
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs.
Elle court à jamais les blanches prétentaines
Au pays angélique où montent ses ardeurs
Et, loin de la matière et des brutes laideurs
Elle rêve l’essor aux célestes athènes ;
Ma pensée est couleur de lunes d’or lointaines
.... La voix de l’avocat vibrait dans le silence de la pièce. Elle était claire et forte. On eût dit qu’au dehors tout s’était tu pour l’écouter. Dans le jardin et sur la route, l’on n’entendait plus que ces bruits à peine perceptibles de la nuit ; froissements de feuilles, cris-cris d’un insecte. Seule la plainte sèche d’un engoulevent qui décrivait ses spirales dans l’obscurité rompait l’impressionnant silence nocturne.
Lucien Deschamps s’était arrêté à la fin du sonnet et il répétait maintenant par cœur, en fermant le livre :
Ma pensée est couleur de lunes d’or lointaines.
– C’est beau, ça, sais-tu ?...
Mais il n’acheva pas. Il fut vivement frappé de l’attitude de son ami. L’ancien « quêteux » des campagnes québécoises s’était dressé dans son fauteuil et ses yeux où brillaient d’étranges lueurs, fixés dans la fenêtre, plongeant avec des fulgurations dans l’obscurité, semblaient vouloir mesurer du regard la route d’asphalte qui paraissait un ruban gris dans le noir. Le vagabond était beau dans cette attitude inspirée, et Lucien Deschamps, pendant quelques minutes, le contempla en silence, ému, un peu inquiet – ces âmes de vagabonds sont si mystérieuses ! – Quelles pensées s’agitaient sous ce grand front d’une noblesse innée mais où la misère avait laissé des traces trop évidentes et quelles visions traversaient ces prunelles ardentes ?... Bien loin, évidemment, s’en étaient allées les pensées et les visions que recelait, à cette heure de la nuit, le cadre étroit de cette fenêtre d’où l’on n’apercevait plus que les fantômes endormis de quelques grands ormes...
– Oui... c’est beau... répondit, enfin, longtemps après, à l’exclamation de son ami, Paul Dumont. Ce sont de beaux vers, mais j’en sais de plus beaux ! Tu sais ceux de Musset, et c’est le cas de les répéter :
Les chants désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots
Mais ceux que je sais ne sont pas « désespérés ». Écoute :
L’ex-vagabond s’était à demi assis sur le bras du fauteuil. Tourné vers la fenêtre, sa belle tête rejetée en arrière, les yeux fixés dans les profondeurs du ciel resté bleu malgré l’obscurité, d’une voix calme et sans éclat, simplement, ne laissant parler que son cœur et que son âme, il dit :
Ah ! vous ne savez pas, vous autres, ce que c’est
Ne point passer demain où ce soir on passait !
Piquer droit devant soi, seul, libre, à l’aventure !...
....................................................................
Sans gîte la plupart du temps, et sans pâture !...
Mais le gîte est d’autant plus doux qu’on n’en a pas,
Et plus aiguë est la faim, meilleur est le repas,
C’est sous le vent qui cingle ou le soleil qui tape
Qu’il faut avoir marché pour bien goûter l’étape ;
Et celui-là connaît le réconfort divin
D’une assiette de soupe et d’un verre de vin,
Qui depuis le matin jusqu’à la nuit chemine
À traîner après lui la soif et la famine.
.........................................Je ne pense qu’à ça !
Ah ! ma grand-route ! aller où le vent vous poussa
Son bâton à la main, son bissac à l’épaule !
Rien dedans, souvent, soit ! Ce n’est pas toujours drôle
Admettons ! Et qu’on souffre !... On souffre sans témoins
D’ailleurs, si le bissac est vide, il pèse moins,
On n’en cherche que mieux ce qu’on pourrait y mettre,
Et puis, c’est quelque chose aussi d’être son maître.
Je viens quand je le veux, je pars quand ça me plaît
Je ne suis pas forcé si je chante un couplet 1.
Puis après une pause, changeant de voix, imitant la voix plus douce d’une femme :
Mais dis-leur donc, tu sais, quand ta tête se monte
Tout ce que tu m’en dis, à moi, de tes beaux jours
Vécus sur la grand-route et que tu vis toujours
Dis-leur donc que le gueux, mendiant une croûte,
À contempler les champs qui bordent la grand-route
En fait son patrimoine en s’en réjouissant ;
Dis-leur que des pays, ce gueux, il en a cent,
Mille, tandis que nous, on n’en a qu’un, le nôtre,
Dis-leur que son pays, c’est ici, là, l’un, l’autre,
Partout où chaque jour il arrive en voisin ;
C’est celui de la pomme et du raisin,
C’est la haute montagne et c’est la plaine basse ;
Tous ceux dont il apprend les airs quand il y passe ;
Dis-leur que son pays, c’est le pays entier,
Le grand pays dont la grand-route est le sentier ;
Et dis-leur que ce gueux est riche, le vrai riche
Possédant ce qui n’est à personne, la friche
Les étangs endormis, les halliers
Où lui parlent tout bas des esprits familiers,
La lande au sol de miel, la ravine sauvage,
Et les chansons du vent dans les joncs du rivage
Et le soleil, et l’ombre, et les fleurs, et les eaux,
Et toutes les forêts avec tous leurs oiseaux 2.
Les deux amis gardèrent longtemps le silence. Tous deux étaient émus plus qu’ils n’auraient voulu le laisser voir l’un à l’autre... Puis douze coups lents tombèrent, lointains, d’un clocher de la ville.
– Minuit, dit l’avocat, d’une voix tremblante d’émotion... Mon pauvre ami, tu as donc toujours la nostalgie de la grand-route ?...
– Minuit ! allons nous coucher, répondit simplement Paul Dumont.
Et Lucien Deschamps, en donnant la main à son ami, sentit que celui-ci la serrait avec une étrange énergie.
– Bonne nuit, Paul !
—o—
Mystère de la nuit !... Âme étrange des vagabonds !...
Lucien Deschamps, assis à la table de sa salle à dîner, lit le journal du matin en attendant son ami. Mais comme ce dernier retarde ! Bientôt, impatient, il demande à sa vieille tante d’aller à la chambre de Paul Dumont lui dire qu’il l’attend à déjeuner. La femme descend bientôt, l’air inquiet ; et tend un billet à l’avocat en lui disant :
– La chambre est vide et le lit intact ; c’est curieux !... et il y avait cette lettre-là à la porte.
Et Lucien Deschamps, on imagine avec quelle stupeur, lut :
Mon vieux Lucien,
Je te demande pardon de ce que je fais ; c’est plus fort que moi. Je suis né pour la grand-route et je sens que je ne serais pas heureux dans vos villes, même au milieu de bons amis comme toi... Vrai ! je t’embêterais comme j’embêterais les autres et moi-même. Vous n’avez pas assez de verdure, assez de halliers. Vous n’avez pas la « friche déserte » et pour inspirer ma muse vagabonde, il me faut :
la ravine sauvage,
Et le soleil et l’ombre, et les fleurs et les eaux
Et toutes les forêts avec tous leurs oiseaux
Tout cela à la fois, mon vieux ; rien que ça !
Je pars donc cette nuit même. Elle est si belle. Quand tu liras ce billet, je serai déjà loin sur la grand-route. J’ai de bonnes jambes et deux jours de repos dedans. Je pars de chez toi comme un voleur, dans l’obscurité, en tapinois, fuyant les taches blondes que fait sur le gazon la lune argentée entre les beaux arbres de ton jardin... Pardon ! je sais que si je te faisais part de ma résolution, tu m’arrêterais et je fléchirais devant tes arguments d’excellent avocat. Et il faut que je parte. Encore un coup, c’est plus fort que moi. J’ai des fourmis dans les talons. Et puis tes poètes m’ont mis à l’envers. J’ai la nostalgie des routes grises, des horizons sans fin, des dunes infinies et des champs odorants, des ponts hospitaliers avec leur musique d’eau, infiniment reposante, et des granges protectrices avec leur âme luisante de foin frais... Déjà, pendant trois jours, je me suis arrêté et je me sens mourir... « Va, chemineau, chemine. » Telle est ma loi, ô homme de loi !... Encore une fois, pardon,
PAUL.
Lucien Deschamps ne prit, ce matin-là, qu’une légère tasse de café. Et, toute la journée, il fut triste, très triste, pensant sans cesse au pauvre quêteux-bachelier qui s’en allait là-bas, dans ses haillons de vingt-cinq années, reconquérir sur la grand-route la « friche déserte », un instant oubliée...
—o—
Et maintenant, le pauvre quêteux, il dort là-bas, au fond d’un petit cimetière du bas-Saguenay. Il se repose enfin !... Et, pendant que la chorale de Manrèze dans la sonorité joyeuse des grandes orgues, chante :
Que l’hiver par ses frimas
Ait endurci la plaine
S’il croit arrêter nos pas !
Cette espérance est vaine,
Quand on cherche un Dieu
Rempli d’appas
On ne craint pas de peines...
...Lucien Deschamps, agenouillé au fond de son banc, pieusement murmure un ardent « requiescat in pace »...
Damase POTVIN, Sur la grand-route, 1927.