Messe de Minuit aux chantiers

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Damase POTVIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Noël, à cette heure anniversaire de la naissance du Christ, « heure solennelle » depuis tant de siècles, les bêtes, dit-on, au fond des bois épais et neigeux, comme sur les litières feutrées des étables, se réjouissent et, en leur silencieux langage, célèbrent aussi, à l’unisson de la voix des hommes, la naissance du Sauveur du monde. L’on dit aussi que si les hommes n’étaient pas si méchants pour les bêtes, celles-ci s’en viendraient fraterniser avec eux pour rendre hommage en une fête universelle au pauvre Enfant-Dieu de la crèche de Bethléem, comme aussi aux deux humbles bêtes qui, dans l’étable de la Nativité, réchauffaient de leur haleine la paille du berceau divin.

Quel spectacle merveilleux ç’eût été, si dans la clairière du Campe à Pitre, qui se blottissait au fin fond des forêts du Témiscamingue, en cette glaciale nuit de Noël, se fussent rassemblées, autour du campe, toutes les bêtes des forêts de Kipawa. Sûrement leur groupe se fût étendu jusqu’à la plaine glacée du Lac-des-Loups. L’on aurait vu là : les orignaux aux lourds sabots accourus en longues enjambées des savanes lointaines de l’Abitibi et du Lac-Écarté, les caribous des bois au corps robuste et flexible venus des fourrés des Laurentides, les chevreuils aux grands yeux pleins d’éclat descendus des collines boisées des cantons de l’Ontario, les ours bruns laurentiens, sournois et maraudeurs, qui se seraient décidés à sortir pour l’occasion de leurs « waches » profondes et ténébreuses, les renards au museau allongé et à la tête ronde et finaude, aux allures vives et aux yeux perçants, les lièvres, innombrables, aux jarrets élancés et à la mine éternellement effarée, les loups aux regards de feu et aux crocs acérés, les perdrix craintives des bois francs et les gelinottes ardoisées des sapins... Ah ! quelle belle assemblée remplissant toute la clairière et garnissant, en grappes compactes, les branches dénudées de la lisière du bois !... Comme, dans le silence glacial de cette belle et forte nuit polaire, se fut faite attentive cette réunion de fauves, sauvages et farouches ! Encore que les portes du Campe à Pitre fussent hermétiquement closes, toutes ces bonnes bêtes des bois, de tout le battant de leurs oreilles pointées, eussent entendu, sans en avoir peur, mais, au contraire, avec de grosses larmes rondes coulant de leurs grands yeux rêveurs, les voix d’hommes larges et profondes, chanter des paroles à la gloire du Maître naissant de toute la Nature !...

Mais, non, la clairière du Campe à Pitre était déserte, et nue, et blanche de plus d’un mois de neige continuelle... Après une accalmie de quelques heures, la neige s’était remise à tomber avec une abondance, une plénitude qui faisait presque plaisir à voir. Il y eut un instant de lune flottant dans un firmament voilé, crevant d’un rayon blafard, vers minuit, les avalanches qui se précipitaient d’en haut... et toutes les bêtes du Bon Dieu, au fond des bois profonds, en cet instant de la Nativité, songeaient, aimaient ou dormaient...

L’on chantait à plein gosier dans le Campe à Pitre ; la plupart des vieux Noëls y passèrent. Les voix étaient accompagnées d’un accordéon criard. Jacques Duval, comme au village, s’était fait le directeur du chant et c’est lui qui avait entonné de sa belle voix sonore le solennel « Minuit, Chrétiens ! » et qui avait chanté l’« Adeste, Fideles », langoureux comme un chant de matelot... Tous les hommes étaient émus. Que de douces pensées s’envolèrent en cet instant touchant de ces têtes rudes, vers les foyers chéris où, en ce moment, des femmes inquiêtes et des enfants innocemment joyeux, pensaient aux chers absents ensevelis dans les forêts enneigées de Kipawa !...

Ah ! mais, que tout est changé ! La joie maintenant, la joie délirante, enfantine, fusant en gerbes à propos de tout et à propos de rien, déborde des longues tables du campe chargées de plats appétissants fumant et fleurant bon dans tout l’intérieur. L’on mange, réjoui de manger, réjoui de vivre. Les mandibules étaient lancées à toute vigueur. Ah ! personne n’avait la gale aux dents et l’on y allait d’un train véritablement enragé. Pour sûr, tout allait passer : les rôtis crépitants et bardés de grillades de lard d’un caribou tué la veille dans la coulée du lac, des perdrix blanches ruisselantes de jus et relevées de chignons de trois choux que le père Phydime, le « cook », avait réussi à conserver jusque-là sur les provisions de l’automne, les tartes croustillantes faites de confitures de bleuets secs, les platées de tire, tendre, dorée et spongieuse faite de fine mélasse des Barbades... Oui, tout allait y passer. En effet, tout y passa. À peine s’il resta au fond des assiettes quelques lampées de sauce pour Rond-Rond, le chat du campe. Quel robuste appétit ont, la nuit, ces gens des chantiers ! Le réveillon prit fin. Mais il ne fallait pas penser à aller s’étendre aussitôt dans les beds avec de tels chargements sur l’estomac. Le rire, le bon rire fait digérer... Rions, amusons-nous ! Du reste, demain est jour de congé ; pas de bûchage et il sera possible de dormir ses douze heures, vingt-quatre heures d’affilée, si l’on veut ! Oui, vrai, il sera toujours temps d’aller s’étendre dans le « bunkroom » à deux étages qui ressemble à un cercueil posé sur un autre...

L’on chante. Tous ceux qui ont un filet de voix doivent s’exécuter. Jacques Duval s’est acquis au campe, comme au village, la réputation d’un bon chanteux de chansons comiques et il doit se faire valoir plus qu’à son tour. Son répertoire y passe comme le menu du père Phydime. Ensuite, l’on demande des contes et des histoires.

« Une fois », commença un vieux bûcheur qui ne se fit pas trop prier, « une fois, c’était à Saint-André-de-Kamouraska, dans l’temps d’ma défunte grand’-mère, y avait un garçon qu’était habitant dans les concessions... » Le conte dura presque une demi-heure. C’était l’histoire d’un mari infidèle « démorphosé » en bête et qui courut le loup-garou pendant sept ans jusqu’à ce que le curé ait réussi à la clairer net de son sort...

Stimulé par une ronde de café noir due à l’initiative toujours besogneuse du père Phydime, il fallut que chaque homme contât son histoire. On préférait les histoires, qui étaient plus courtes, que les contes. Chacun y alla de la sienne, qui tragiques, qui comiques, saupoudrées de quelques pincées de sel. Le missionnaire, qui présidait au milieu de la table d’honneur, riait, s’amusait plus que tous les autres, encore qu’il eut dans les jambes dix milles de raquettes, et dans la tête, deux messes et les confessions de cent hommes. Le père Phydime, malgré ses allées et venues dans la pièce, dût s’exécuter comme les autres :

« Dans mon jeune temps », raconta-t-il, « mon oncle José, de Trois-Rivières, était le plus beau nageux du Canada ! Personne pouvait l’« biter », même pour traverser l’fleuve à la nage. Il me contit, une fois, c’te bonne-là : « Fallait pas être méchant nageux, hein, Phydime ? qu’il me dit, un jour, pour traverser le lac Saint-Pierre, à la nage, l’printemps, au milieu des glaces ? – Vous avez fait ça, mon oncle, que j’lui demandis. – « Oui, sacrégué ! j’ai fait ça ! Écoute, Phydime, un beau jour, j’m’pris avec un Anglais qui s’vantait sans bon sens d’savoir nager comme une morue. Nous v’là partis et, pour couper court, l’Anglais s’neyit au bout d’un quart d’heure ; moi, j’réussis à atterrir de l’aut’bord mais... » – « Mais, mon oncle ? que j’m’enquis. » – « Mais, j’m’su’t aperçus qu’ j’vais l’estomac complètement « ouvarte ». – Vous en êtes revenu, toujours, mon oncle ? – Oui, qu’i’m’répondit ; j’mai acheté un peigne fin que j’mai posé su l’estomac et qu’j’ai bandé ben serré. Trois jours après, j’te mens pas, j’étais correct..."

Les rires fusèrent comme de plus bel.

« Non, mais, c’qu’on s’amuse ! c’qu’on s’amuse !... entendait-on crier tout autour des tables.

– Hein, Castonguay ? lança le père Phydime, vous vous amusez pas comme ça au « grand Marial », j’gage ? »

Pendant encore une demi-heure, il y eut nouvelles histoires et nouvelles chansons.

Jacques Duval, attendri par l’atmosphère de patriotisme et de religion qui flottait sous la voûte de sapin du campe, de sa plus belle voix des jours de fêtes à Ville-Marie, entonna « La Huronne ».

 

            Brune et gentille est la Huronne

            Quand au village on peut la voir,

            Perles au cou, mante mignonne

            Et le cœur dans son grand œil noir ;

            Ses veines ont du sang de ses pères,

            Les maîtres des bois autrefois.

            Vive les Huronnes si fières

            De leurs guerriers, de leurs grands bois !

 

Incontinent, de cinquante poitrines robustes, profondes, jeunes pour la plupart, rudes comme les rocailles laurentiennes, jaillit le refrain de ce chant d’une poésie à la fois gaie et triste comme la plupart des chants populaires où la peine, l’effort, la sueur ont poussé leurs gémissements à travers la faim satisfaite, l’âpre besogne accomplie. Le chant, mâle et rude, perça le toit :

 

            Vive les Huronnes si fières

            De leurs guerriers, de leurs grands bois !

 

 

 

Damase POTVIN, Sur la grand’route, 1927.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net