Le prophète


En proie aux soifs spirituelles,
J’errais par le désert sans vie.
Or un Séraphin à six ailes
Sur mon obscur chemin surgit ;
Ses doigts légers ainsi qu’un songe
Jusqu’à mes pupilles s’allongent :
Elles s’éveillent, dilatées,
Comme chez l’aigle épouvanté.
Et mes oreilles qu’il effleure
Se peuplent de sons, de rumeurs ;
Et j’entends le cœur du ciel battre,
Et sur les monts l’ange au vol clair,
Et les reptiles sous la mer,
Et le vignoble aux plaines croître.
Et vers mes lèvres il s’incline,
Il arrache ma langue indigne,
Et frivole et pétrie d’astuce,
Et de sa dextre en sang il glisse
Le dard du serpent plus sagace
Jusqu’en ma bouche qui se glace.
Et plongeant son glaive en ma gorge,
Il extirpe mon cœur tremblant,
Puis la plaie béante, il la gorge
D’un brasier rouge et flambant.
Comme un mort gisant sur le sable,
J’entends soudain Dieu qui me parle :
« Debout ! Écoute et vois, Prophète :
Fais respecter l’Ordre divin :
Parcours pays et mers, et jette
Le feu du Verbe au cœur humain. »



Alexandre Sergueievitch POUCHKINE, 1826.

Recueilli dans Anthologie de la poésie russe,
choix, traduction et commentaires de Jacques David,
Stock, 1947.

 

 

 

 

 

 

 

 

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