Le conte des trois lézards

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y avait une fois le fils d’un roi, garçon de bonne mine et de vive cervelle. Cependant ses imaginations ne lui suffisaient pas : il s’était mis en tête d’aller voir du pays.

On dit bien :

 

Voir du pays

Même aux ânes est de bon profit.

 

Oui, ces ânes, ces mulets, qu’on voit monter en caravanes au dos de la montagne, poussés par les muletiers : même à ces têtes dures, le voyage profite !

Ce fils de roi, qu’on nommait Pierre, n’était pas un âne bourru, il s’en fallait. Et cependant il voulait voyager ! Voir ce grand monde, les fleurs, les fontaines, les ponts, les buttes de rochers, les châteaux, les nuages... Rencontrer vieux et jeunes, avoir des aventures.

 

 

Un matin, il fit provision de deux œufs durs, d’un croûton, d’un peu de sel, de beaucoup de bonne humeur. Il mit le tout dans un mouchoir, en noua les quatre bouts, passa le bâton dans le baluchon ; et il partit, sous la chape du soleil. Il s’en alla à l’aventure, de val en val, de côte en côte. Autant que les grandes vues, il cherchait les coins d’ombre. Il désirait d’aller partout, de s’aboucher avec tous, de boire du vin de toutes les vignes, et de passer par tous les pas, bons et mauvais : à la fraîcheur, à la chaleur !

 

Suis comme le rigaud :

Ne crains ni le froid ni le chaud !

 

Le rigaud, c’est le rouge-gorge qui semble toujours de gai courage, tant aux froidures de la Noël qu’aux feux de la Saint-Jean. Et Pierre se disait qu’il serait comme lui : qu’il prendrait joyeusement les choses comme elles tomberaient : ce serait pour lui tanner la peau. Tout ce qui lui arriverait dessus, il saurait le recevoir.

 

 

Sur le midi, il s’arrêta en bordure d’un bocage. D’un roc, à petit bruit, fuyait une fontaine. Il s’assit sur la mousse pour manger ses œufs durs.

Il les mangea, but quelques coups d’eau fraîche. Et il se levait, secouant les miettes de son dîner, quand tout à coup, il vit devant lui trois lézards. Ces lézards le regardaient...

De ces bestioles-là, Pierre n’avait jamais eu de crainte. Il savait qu’elles aiment les humains et ne sauraient les mordre. Pour cette raison d’abord qu’elles n’ont pas de dents, raison si bonne qu’elle dispense d’en chercher d’autres. Mais ce qu’elles ont pincé de leur petite gueule, elles le serrent à ne plus le lâcher : on leur couperait la tête plutôt que de leur faire lâcher prise...

Enfin, Pierre ne les craignait pas. Quand il était gamin, Il allait les guetter sous le mur du château ; dès qu’il en avait attrapé trois, il se faisait pincer le menton et les joues, puis, ces trois lézards verts pendus à la figure, il allait au lavoir se présenter aux laveuses. Toutes ces femmes à cette vue devenaient folles, elles partaient en cris, elles lui envoyaient leurs battoirs par la tête, sans plus se souvenir qu’il était fils du roi... Et je crois bien que mon parrain, en son jeune âge, faisait tout comme lui.

Pierre donc sourit aux lézards ; il salua les lézards ; et les lézards saluèrent Pierre.

Mais ils avaient l’air si affamés, si exténués, si défaits, que c’était grande pitié.

« Richechiou, dit le premier, je suis le lézard de la haie : Pierre, je vivrais encore une journée si tu me donnais une miette de ton pain. »

Aussitôt Pierre chercha sur la mousse et lui donna une miette de son pain.

« Richechiou, dit le deuxième, je suis le lézard du rocher : Pierre, je vivrais encore une semaine si tu me donnais une bribe de ton œuf. »

Aussitôt Pierre chercha parmi les brins de mousse. Il parvint à trouver une bribe de jaune d’œuf et il la donna au lézard.

« Richechiou, dit le troisième, qui semblait un peu moins mal en point, je suis le lézard du bocage : Pierre, je vivrais encore un mois si tu me donnais un grain de ton sel. »

Ce ne fut pas aisé de trouver un grain de sel, parmi la laine de cette mousse. Enfin, Pierre le trouva. Il le donna aussitôt au lézard.

« Cinq cents mercis, lui dirent-ils tous les trois. Et maintenant va-t’en courir le monde. Va, Pierre, pauvre Pierre ; tu auras à souffrir et du froid et du chaud ! Il y a plus de malheur sur terre que tu ne peux en attendre. Mais du fond du malheur, dans un petit coin noir, tu trouveras ce que ne t’aurait donné tout le grand monde au soleil. Pauvre Pierre, adieu donc.

– Adieu, amis lézards.

– Sur ces amis, Pierre, tu peux compter. Ce que nous avons une fois serré dans notre tête, nous ne le lâchons plus, pas plus que nous ne lâchons ce que nous avons saisi de notre gueule. Tu nous as donné de ton pain, de ton œuf, de ton sel : quelque jour tu recevras ta récompense, et riche ! Pierre, c’est promis : quand tu auras besoin de nous, tu nous trouveras. »

Sur ce propos-là, s’en sont allés tous trois de compagnie. Pierre s’en est allé aussi, chantant le long de ces vertes fougères comme s’il allait aux noisettes.

Et quand il y repensait, leur propos l’amusait. Que pouvaient trois lézards pour lui, qui était fils de roi, d’un roi riche comme la mer ? Quel présent croyaient-ils lui faire, et quelle aide lui apporter ? Et d’abord, qui lui pourrait mal, dans sa jeunesse, sa force, sa santé, surtout dans son courage ?

 

Suis comme le rigaud :

Ne crains ni le froid ni le chaud !

 

Le froid, le chaud, ni rien de tout ce qui pourrait lui arriver dessus.

... Pierre fit son tour par le pays. De lieu riant en lieu sauvage, de grasse plaine en butte ardue, de ville ouverte en fort château, d’aventure en mésaventure.

Puis un matin, sous une nuée rouge, comme s’élève le vent de la tempête, il a vu s’élever une soudaine guerre.

Le roi des Turcs venait sur le roi des chrétiens. Lui et ses gens mettaient tout à feu et à sang. Ils égorgeaient les femmes et brûlaient les maisons. Pierre s’est jeté dans la bataille. Déjà c’était trop tard : il a été ramassé, emporté comme le fétu que le vent chasse avec les feuilles jaunes. Il s’est retrouvé dans un fossé sous l’amas des mourants, et les Turcs l’ont fait prisonnier.

 

 

Ils ont regardé à sa ceinture : ils y ont vu la fleur de lys. Ils ont regardé à son épée : ils y ont vu la couronne d’or. Ils l’ont reconnu pour le fils du roi des chrétiens. Au château de son père, ils l’ont porté, lié de chaînes. L’ont mis en la grosse tour, dans la plus basse chambre – n’y trouve ni feu ni flambe. Il fait si froid en ce cachot que la mouillure qui ruisselle du mur s’y prend en glace contre la pierre. De l’eau et du pain noir, c’est le dîner du jour.

Avant qu’on l’ait enfermé là, sous les verrous, le roi des Turcs, le grand soudan de Babylone, se l’est fait amener devant son trône d’or.

« Va geler et pourrir au fond de la grosse tour ! En face d’elle, dans sept ans et sept jours, j’élèverai un bûcher plus haut qu’elle, et pour te réchauffer je te ferai jeter dans la flamme du feu.

– Monseigneur mon père, mettez-le à rançon. Puisqu’il est le fils du roi et que vous êtes roi, vous devez le prendre à rançon », a dit la fille du soudan.

Là-dessus, elle a levé les yeux et regardé le prisonnier qui la regardait aussi.

Dès que leurs yeux se sont croisés, c’en a été fait à jamais : elle a donné son cœur à Pierre, et Pierre lui a donné son cœur. Plus belle, cette fille, que les fleurs du parterre, plus brillante et charmante que la tulipe, l’anémone, sous les feux de l’aurore.

Le soudan a froncé le sourcil, a tiré sur sa barbe. Il n’a pu pourtant dire non.

« Ta rançon ne sera pas grosse : elle tiendra au creux de la main : je te fais libre au jour où tu me remets trois perles, si petites soient-elles, la première rouge comme sang, la deuxième verte comme feuille, la troisième blanche comme lune. Sinon, dans sept ans et sept jours, tu seras brûlé vif. »

Cela dit, le roi des Turcs a donné ses commandements : personne n’abordera plus le prisonnier. Lui, le soudan, lui seul, chaque matin, il ira à la tour. Lui-même, il remettra au prisonnier la ration de la journée, pain noir et cruche d’eau. Que Pierre, donc, cherche les trois petites perles couleur de feuille, couleur de sang, couleur de lune, entre les pierres suintantes ou dans la boue de ce cachot.

 

 

Pierre est dans ce cachot, dans le noir, la froidure. Il ne voit plus personne.

Mais tout au haut et au chevet du lit, il y a un fenestron grillé. Des pieds et des épaules, il se hisse en ce coin, se coince entre les murs et s’attrape à la grille. Le fenestron donne sur les jardins. Chaque matin, la belle s’y promène. Elle cueille les fleurs, le jasmin et la rose, elle en fait un bouquet. Pierre fait parler pour lui par le chardonneret volant ; elle lui fait répondre par le rossignol chantant. Leurs yeux savent tout se dire. Quand Pierre entre dans la lumière de ceux de la belle et la belle dans ceux de Pierre, ils sont comme les fleurs du matin que soleil et rosée emplissent jusqu’aux bords.

Le roi des Turcs croyait voir Pierre languir, de jour en jour, le cœur plus abattu. Il s’étonne, passant les mois et passant les années. Le prisonnier a gardé sa bonne mine. Son œil brille comme si en ce cachot de famine et de froidure, il trouvait plus de joie que ne lui en donnerait la terre entière avec tous ses vergers, ses oiseaux, ses rayons.

Le soudan le questionne. Pierre ne fait que rire.

 

Suis comme le rigaud :

Ne crains ni le froid ni le chaud.

 

« Comment ce garçon fait-il, se demande le soudan, pour se tenir ainsi en belle humeur dans ce caveau ténébreux où l’eau se prend en glace, n’ayant pour lendemain que la fournaise d’un bûcher ? Il faut qu’il y ait de la magie là-dessous. Mais nous verrons ce que sa magie pourra finalement contre le grand soudan de Babylone !

 

 

Pierre et la fille du roi se sont aimés sept ans. Sa pensée à lui toute pour elle, sa pensée à elle toute pour lui. Leur vie, à elle, à lui, a monté, a fleuri ainsi dans la lumière.

Au bout de sept ans et quatre jours, les valets du soudan ont commencé d’amasser des fagots en face de la porte. Pierre les a bien vus, lorsque leur maître lui a apporté cruche d’eau et pain noir.

Il a frémi.

« Dans trois jours, tu seras brûlé vif, a fait le roi des Turcs. Nous verrons à ce moment si tu chanteras encore que tu ne crains ni froid ni chaud. »

Lorsque Pierre s’est retrouvé seul, il a été près de perdre courage.

Mais à ce moment, au pied de la muraille, il a entendu comme un petit piaulis : « Richechiou ! »

A paru un lézard, le lézard de la haie.

« Salut, Pierre.

– Salut, lézard de la haie.

– Je n’ai rien laissé tomber de la promesse faite. Tu m’as donné une miette de ton pain, voici la récompense : je te donne la perlette couleur de sang.

– Ho ! petit lézard de la haie, grand merci. »

Là-dessus, comme il avait paru, le lézard disparut.

« Oui, se disait Pierre... Mais resterait à trouver les deux autres perlettes. »

Il ne voulait pas laisser éteindre cette étincelle d’espérance qui venait de briller. Du dehors, cependant, lui arrivait le bruit des fagots que les valets amassaient, en face de la porte. Comment ne pas penser à ce que le roi des Turcs se promettait ?

 

 

« Dans deux jours, tu seras brûlé vif, a répété le roi, le lendemain. Nous verrons bien alors si tu chanteras ta petite chanson. »

Pierre a su prendre assez sur lui pour ne point pâlir. Lorsque le roi a tourné les talons, qu’il a tiré sur soi la porte, Pierre s’est levé, a fait trois fois le tour de son cachot, la tête basse.

À ce moment, au pied de la muraille, il a entendu comme un petit piaulis : « Richechiou ! »

A paru un lézard, le lézard du rocher.

« Salut, Pierre.

– Salut, lézard du rocher.

– Je n’ai rien laissé tomber de la promesse faite. Tu m’as donné une bribe de ton œuf, voici ta récompense : je te donne la perlette couleur de feuille.

– Ha ! petit lézard du rocher, grand merci ! »

Là-dessus, comme il avait paru, le lézard disparut.

Pierre serrait les deux petites perles au creux de sa main. Il n’osait cependant avoir toute sa joie. Resterait à trouver celle qui est couleur de lune. C’était quasi folie de l’espérer. Mais lâcheté aussi de ne pas l’espérer. Ha ! quel brouillis de montées, de retombées, de confiance, de réconfort...

Pierre tournait dans le cachot comme un ours dans sa fosse, et ne pouvait s’empêcher d’entendre le vacarme des charrettes de bois déchargées, tandis que des brasses de bûches s’empilaient, et ils en amenaient encore. Le bûcher monterait aussi haut que la tour.

« Demain, a dit le roi, c’est demain qu’on te brûle. Tu as prétendu n’avoir pas craint le froid en ta prison. Nous allons voir si tu craindras le chaud. »

Devant le roi, Pierre s’est roidi. Il ne veut pas trembler ni suer la peur. Mais dès que ce roi des Turcs a tourné le clos, lui se laisse tomber sur sa paillasse, et il se prend la tête entre les mains.

À ce moment, au pied de la muraille, un petit piaulis s’est fait entendre : « Richechiou ! »

A paru un lézard, le lézard du bocage.

« Salut, Pierre.

– Salut, lézard du bocage.

– Je n’ai rien laissé tomber de la promesse faite. Tu m’as donné un grain de ton sel, voici la récompense : je te donne la perlette couleur de lune.

– Ho ! petit lézard du bocage, grand merci ! »

Là-dessus, comme il avait paru, le lézard disparut.

 

 

Pierre n’en pouvait croire ses yeux. Dans son transport de joie, il regardait au creux de sa main les trois perlettes, la rouge, la verte, la blanche, couleur de lune pleine. Il aurait voulu, sans perdre une minute, dire ce qui en était à la beauté charmante, la belle du jardin. Mais l’heure était passée où elle venait lui sourire du milieu des tulipes, des verveines et des roses. Lui sourire si tendrement, si tristement. Car elle était aussi prisonnière que lui. Elle avait tant cherché, s’était tant désolée ! Elle aurait donné tous ses colliers, tous ses joyaux, chaque pleur de ses yeux, un à un, et une à une chaque goutte de son sang ; elle n’avait jamais pu se procurer les trois petites perles couleur de feuille, couleur de sang, couleur de lune.

Le lendemain, au lever du soleil, le roi des Turcs paraît, sur la porte de la prison.

« Voici ton jour. Tu brûleras aussi bien à jeun. Je n’apporte ni pain ni eau : j’apporte mieux, j’apporte la corde et le feu, je t’apporte la mort. »

Cependant, il voit Pierre si ferme, la face riante, l’œil assuré, qu’il s’étonne.

Pierre le suit d’un pied quasi dansant. Le bourreau, dès qu’il l’a vu, a mis le feu à ses fagots. Il approche pour le lier. Mais Pierre l’arrête, et il s’arrête.

Ils sont devant tout le monde, la fille du roi, les demoiselles, les capitaines, les gardes, le peuple des chrétiens.

Le feu ronfle, monte, prend du large ; le feu bouffe et saute à trente pieds de haut, comme une fournaise d’enfer.

Pierre fait signe qu’il a un mot à dire.

Vers la fille du roi tout près de défaillir, il s’avance, il ouvre la main. Il lui fait voir, fait voir à tous les trois petites perles.

Plus que la flamme du bûcher, au creux de sa main elles font lumière.

Le roi des Turcs, qui n’y songeait même plus, rugit de surprise comme un lion. Comment le prisonnier a-t-il pu ? Du fond de son cachot, du fond de son malheur, il a été plus fort que lui, le grand soudan qui a suprême puissance !

La fille a fait un cri. Elle est tombée, pâmée de joie, entre les bras du prisonnier.

Le soudan s’étrangle de fureur, le soudan perd le sens : soudainement, criant de rage, il s’élance au bûcher. La flamme saute à soixante pieds en l’air.

Pierre ne l’a même pas vu, tout à secourir sa princesse.

Mais le peuple des chrétiens l’a vu. Il se jette sur les capitaines, sur les gardes. Il fait main basse sur eux et il envoie, en moins de rien, les plus mauvais rejoindre leur grand soudan de Babylone.

 

 

Pierre a repris le royaume de son père, comme si, avec les trois perlettes des trois petits lézards, tout lui revenait entre les mains : la terre verte comme la feuille, les gens qui la travaillent tout pleins d’un bon sang rouge, et l’air qui court dessus, couleur du jour, couleur de lune. Il a chassé les Turcs, il n’a gardé que sa beauté charmante.

Et jamais plus il ne s’est vanté de faire face à tout. Il n’a même plus dit :

 

Suis comme le rigaud :

Ne crains ni le froid ni le chaud !

 

Il savait que tout son gai courage ne lui était venu que de sa princesse, des trois lézards toute sa chance...

Les trois lézards n’ont pas reparu. Mais la princesse est demeurée à son côté. Ils ont été mari et femme. Et tant heureux que s’ils n’ont pris la peine d’aller en l’autre monde, ils doivent l’être encore près de la tour aux lézards.

 

 

 

Henri POURRAT, Contes du pré carré,

Fernand Lanore, 1952.

 

 

 

 

 

 

 

 

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