Le drac

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la Croix des Charmes, qui est au croisement de la route d’Herment à Condat et du chemin ferré des Romains, des lutins arrêtaient les voyageurs et ils les forçaient à danser. Cela arriva à un homme, qui ne rentra chez lui que bien tard. Sa femme lui fit des reproches. « Ne gronde pas ! Tiens ! regarde : je t’ai rapporté une jolie coiffe ! » Il la tira de la boîte : c’était... c’était ce que devinrent les bonnets de coton d’un colporteur qui dansa lui aussi avec les lutins, à la Croix des Charmes ; et lorsqu’il arriva à l’étape, qu’il voulut prendre ces bonnets dans leur coffre, c’étaient des têtes de mort.

S’agissait-il de lutins, s’agissait-il du drac ? Affaire de nom, ici ou là. Mais le drac est plus inquiétant que le lutin. Il court les terres vagues, les champs de genêts, les pâtis de la ronce et de la digitale. Les chevauchées de nuit sont peut-être son fait. De nuit, une femme vit à Vertolaye un cheval noir avec un petit homme noir agrippé à la crinière. C’était en plein dans le bourg, le cheval arrivait par le chemin du Garret, – il y a plus de cinquante ans de cela, la route n’était pas tracée encore. Oui, à fond de train, les quatre pieds joints, ce cheval noir venait comme l’éclair avec un bruit horrible. Soixante pas plus loin, ça s’écrasa sur le chemin, totalement...

Un vieil instituteur a souvent affirmé à sa fille qu’une nuit il vit, d’un galop furibond, un homme noir sur un cheval blanc, enfiler le vieux pont d’Olliergues ; et lui, là, tout d’un coup terrifié...

 

« Une fois, dit cette vieille, – il y a du temps : je n’allais pas encore au catéchisme, – des gens de la Combe-Haute, l’homme et la femme, partirent pour le bois ramasser des faînes. Sur les quatre heures, avant la pointe du jour... Arrivés au bois de la Brande, ce bois de fayards, ils aperçoivent, qui broutait, un gros mouton.

« Comment peut-il être là ? Quelque marchand l’aura perdu, en allant à la foire de Saint-Anthème. » Ils suivent leur chemin. Mais voilà cette bête qui leur fait escorte. Ils passent la montagne. Le mouton les suivait, à trente pas derrière... Il ne faisait pas trop clair encore Enfin ils approchaient de la Boule, cette grande borne avec des figures, plantée là dans la bruyère. Par-dessus l’épaule, de temps en temps, ils jetaient un coup d’œil. « Tout de même, il nous suit toujours, ce mouton ! Mais dans le bois, il va bien nous perdre... »

« À la lisière, ils entendent une sorte de grosse bêlée. Une fois encore ils tournent la tête. Alors, tout d’un coup, à trente pas d’eux une flamme plus haute qu’un homme ; et après, plus de mouton... »

 

Un nommé Claude Lorange, de Clavières, sur la route de Grandrif avait décidé d’aller au bois avec dix chars. C’était de grand matin. En sortant, proche de sa maison, il vit une espèce de bête, âne ou chèvre. De ce jour, il ne put rentrer un seul morceau de bois. Tous les chars versèrent ou cassèrent.

« Mon grand-père paternel, dit Mme R., était un Rolhion de la Vaysse. On appelait ces Rolhion, Chez Traverse. Une fois, il descendait de Fayevie par la montagne. Dans le chemin, il vit un petit chien. D’un aiguillon qu’il tenait, il lui allongea un coup. « Qu’est-ce que tu me veux, toi ? » Le coup ne porta pas. Après celui-là, un autre, un autre : et mon grand-père n’arrivait pas à toucher ce chien. Il n’était pas maladroit, pourtant. Quand il avait un bâton à la main et qu’il voulait toucher un chien, il savait bien ne pas le manquer. Là, pas moyen. C’était un petit chien qui n’était pas tout à fait chien. Mon grand-père s’était mis à le suivre, allongeant toujours un coup, toujours un coup...

Il arriva comme ça à un endroit où sur le chemin prenait un autre chemin qui s’en allait vers un petit bois.

Il allait y suivre le chien quand brusquement il se dit : « Mais qu’est-ce que tu fais, toi ? C’est la galipote ! Elle va t’emmener dans ce bois, et là, qu’est-ce que tu verras ? »

Le tremblement le prit, ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Il tourna les talons... Lorsqu’il arriva à la Vaysse, il tremblait encore. Il nous disait : « Hé, c’était bien la galipote ! Si j’avais continué à la poursuivre, j’étais sur-certain de mon affaire. »

 

Les uns disent le lutin, d’autres le drac, d’autres la galipote. Ce ne sont pas tous qui savent s’y reconnaître.

Des gens revenaient de la foire, des gens du Mareynat. Ils ont passé par le bois, et quand ils ont été pour en sortir, ils ont trouvé un mouton. Un gros mouton noir qui avait des cornes comme une vache. « Cette bête a dû se perdre. Nous ferions aussi bien de l’amener chez nous. » Mais plus ils avançaient, plus le mouton se faisait tirer. Il fallait le traîner par les cornes. Le plus fort s’enrage, il l’empoigne, il le charge sur ses épaules, à la chèvre morte, et d’aller. Mais quel poids... Il fondait en sueur là-dessous. À la fin ils arrivent à l’étable. Ils croyaient entrer. Soudainement ce mouton a éclaté, il s’est perdu comme une fumée.

Et celui qui l’avait porté en prit mal dans le ventre. De corps puissant qu’il était il devint corps qui ne valait guère.

 

Ou c’est un homme qui trouve un agneau noir engagé dans le buisson. « Té, ceux du Grangier, en rentrant leurs ouailles, l’ont oublié là. » Il le met sur son cou. Cet agneau, qui ne pèse rien, se fait peu à peu lourd comme du plomb. Celui qui le porte crève sous la charge, mais il s’entête, parce qu’il n’est pas loin de chez lui... L’agneau s’allonge, de manière que sa tête d’un côté, son derrière de l’autre vont toucher le chemin... – Si on l’a chargé dans le char, les bœufs ralentissent, bientôt ne peuvent plus avancer. – Fin finale, il faut se débarrasser de l’agneau noir, l’envoyer à terre. Et il éclate comme un coup de fusil.

On entend alors, au milieu de rires peu chrétiens, quelque parole de dérision : « Ah, ha, ha ! Tu en as eu ton content ? ! » Ou bien, au passage, une voix part d’un branchage : « Qu’est-ce que tu fais ? – Je me fais porter par un couyon ! » répond le drac, des épaules du porteur.

Ces moutons, ces ânons tombés on ne sait d’où, il ne faut pourtant pas les rejeter trop vite. On peut en faire des bêtes de service, si l’on sait s’y prendre.

Un charretier avait une jument dans son écurie. Certain jour, de bon matin, il trouva, jouant avec elle, un poulain d’à peu près un an. Mais au lever du soleil, le poulain partit. Et plusieurs jours de suite ainsi. Le charretier alla trouver son curé. Le curé lui donna une étole, qu’il bénit, en lui disant ce qu’il aurait à faire. Le lendemain, et de bien bonne heure, l’homme se lève. Il va dans son écurie, il approche du poulain, il le flatte, puis tout d’un coup, il lui passe l’étole au col. Et malgré tous les bonds, ruades et pétarades, il ne lâche pas, jusqu’à ce que le poulain soit venu à la sagesse. Et cet homme le garda, et il le fit travailler pendant sept ans.

 

« Que la Marion Bouriane nous en a conté de lui ! Je la vois encore, avec ses béquilles, et vouée au bleu. Elle avait un châle bleu, avec une large bande imprimée, et une robe de petit droguet – c’est de la serge tissée de laine de mouton –, une robe comme en ont les sœurs, à gros tuyaux. Sa maison tombe en ruines, à présent.

Étant gamine, sa mère vit un jour au milieu de ses ouailles un énorme bélier tout noir. « Comme il doit être fort ! Il faut que j’en profite. » Et elle monte dessus, elle se fait porter... Passant devant la croix de Barrier – c’est sur la route, à l’entrée de Grandif –, elle se signe. Du coup : plus rien sous elle. Elle se vit là, les pieds sur la route... »

Elle eut de la chance de s’être signée de la bonne main.

 

Tu trouves une cavale. Méfie-toi. Surtout si c’est près de la rivière. Tu montes dessus pour passer l’eau. Tes camarades veulent monter aussi. Voilà que cette cavale s’allonge, s’allonge : quand ils seraient vingt, ils peuvent tous monter, comme les quatre fils Aymon sur le cheval Bayard. Mais au milieu du courant, la cavale fond d’un coup sous ses chevaucheurs. S’ils s’en tirent, ce ne sera pas de sa faute...

 

Quelquefois, c’est une mule, et qu’on croit connaître. Il y en avait une grande à Goure, chez le Rô. En ce temps, les filles de Goure allaient veiller à la Rodarie, malgré ce ravin si enfoncé. Un soir, au fond, elles ont trouvé la mule. Le ruisseau avait pris tant d’eau qu’il avait emporté sa planche. « Oh, mais, la mule nous passera bien ! » Elles montent dessus, cinq, six, toutes : il y avait toujours place pour une autre... Seulement au milieu du ruisseau, la mule les a jetées dedans. Pendant qu’elles s’en sortaient, elles l’entendaient, plus haut, dans le pré : « Hein, hein, hein ! Hé, hé, hé ! » qui se moquait d’elles.

 

Un jour, dans les grands chauds et au chaud du jour, un garçon était allé se baigner dans la Dore. La fraîcheur lui a paru si bonne, qu’en entrant dans cette eau, sur les pierres brunes, au noir des branches, il a fait tout haut : « Ha, bien, j’y suis, maintenant ! »

Quelque chose a sauté dans l’eau. « Et moi aussi, j’y suis ! »

Oh ! petit, mon ami ! Il est sorti plus vite qu’il n’était entré, il a enfilé son pantalon, il a ramassé chemise, veste, chaussettes à brassée sans y regarder, et il a pris ses cliques et ses claques.

 

Un cousin de ma grand’mère, courtisait une fille de la paroisse de Job. Un dimanche qu’il allait la voir, il s’entendit avec un camarade qui avait à aller aussi par là.

« Bon. Si tu es devant, tu m’attendras au carrefour des Brantons. »

Les Brantons, c’est du côté de la Forie : un endroit défortuné, où apparaissent de petits personnages, mais aussi d’autres choses plus noires.

« Les Brantons, lui dit l’autre, j’aime autant t’attendre plus loin. Chez Baleille, puisque j’y ai affaire. Mais si je suis passé, tu le sauras : je mettrai trois pierres au pied du Fau de Frappe. »

Il les mit. Et le cousin, les trouvant, marmonna :

« Il doit avoir passé... » « Oh oui, tu n’as qu’à continuer de marcher, il y est ! » fit à ce moment une voix dans l’arbre. – C’était à jour failli, entre chien et loup : il entrevit là-haut une forme, de la grosseur d’un gros chat. Et la chose se mit à ricaner, en variant les tons : « Hein ! hein ! hein ! Ho ! ho ! ho ! Tu ne l’auras pas ! Elle n’est pas pour toi ! »

De fait, il n’a pas épousé cette fille qu’il recherchait. Ce jour-là, lorsqu’il arriva chez elle, il y trouva un autre garçon. Et c’est celui-là qui l’a eue pour femme. »

 

La Toinette des Dindons revenait de Pardines. À la Croix de l’Aumône elle se trouva fatiguée, elle s’assit un moment sur la grande pierre plate. Tout à coup, juste au milieu du carrefour, il y eut une poule noire qui battait, claquait des ailes, comme pour l’engager à approcher. La peur lui dénoua tous les membres. Elle eut pourtant l’idée de faire un signe de croix en fermant les yeux. Dans le moment, elle les rouvrit : plus de poule noire...

 

Autour d’Ambert, en pays de bonhomie, on ne parle que du lutin, – le lequien, prononce-t-on, – non du drac. Et de Goure à la Combe, ou même Nouara et Valeyre, c’est sa vraie patrie ; le pays où il se déchaîne. Lutin ou drac, même personnage, un malicieux, mais plus ou moins redoutable.

Le drac, la complaisance n’est pas son fort. Mais il se plaît aux déplaisances. Quand il s’installe dans une écurie ou une maison, grâce à lui, bête et gens passent mal leur temps.

 

La soupe cuit. Eh bien, tout à coup on verra le lard dans la fente d’une bûche, et à sa place, dans la marmite, une savate. Toute la nuit il se promène dans le grenier en traînant des chaînes, et trente-six autres. Pour le tenir en patience, il y a un moyen très bon. Comme il lui faut compter tout ce qui se peut compter, on lui met là des tas de graines de lin, il aime autant partir.

Compter ! Quelle malédiction ! Et c’est vrai, compter porte malheur à ce qu’on compte. « Brebis comptées, le loup les mange. » L’esprit de chiffre et de calcul, de sécheresse et de convoitise, c’est le diable.

Le drac tient tout de lui. Un garçon diable, tout rustique, qui n’en sait peut-être pas assez pour pousser les humains dans la voie affreuse de la grande tristesse, mais qui s’entend fort aux farces méchantes, aux peurs, et même aux malheurs, c’est-à-dire à la mort.

 

Le lutin pincera les filles dans le lit ; il mordillera la jeune mère qui donne le sein à son petitounet devant le feu. Mais quand il se met après une fille comme il fit plus haut que Goure, dans la montagne, la déshabillant, la battant comme cosses sèches, jusqu’à la rendre plus rouge qu’un écrevisse, – il disait que c’était pour la dégourdir, parce qu’elle n’était pas bien fine, – la traînant par les bois et par les déserts, lui en faisant tant, enfin, qu’elle en mourut, oui, quand il en vient là, il mérite bien d’être nommé le drac.

On ne le voit pas du tout, lui, en bonnet de coton et en habit-veste, le nain rouge qui cabriole, basques voletantes, au blanc de la lune.

 

« Le drac, c’est un animal qui n’est pas de ce monde : oui, une créature de l’autre monde : comme un chien qu’on ne verrait pas et qu’on entend... »

 

Il arrive même qu’on n’entende que ses méfaits.

« J’étais petite alors. Notre ferme se trouvait assez à l’écart. Une fois, il faisait nuit depuis longtemps, nous étions assis tous sept autour de la cheminée, mes parents, mes frères et sœur, la vieille bonne et moi. C’était l’arrière-saison, il mouillait, le brouillard était dans la campagne.

Tout par un coup, un grand bruit. Dans la bergerie les moutons bêlaient ; dans l’écurie, les vaches beuglaient et brisaient leurs chaînes. Le cheval aussi hennissait, et il brisa son licou. Puis toutes les portes à la fois s’ouvrirent, et toutes les bêtes se sauvèrent par les champs, détalant dans une course folle.

Les gens du village arrivèrent au bruit. Ils essayèrent avec mon père et mes frères d’arrêter les bêtes. Allez leur mettre la main dessus dans ce brouillard. Mon père revint découragé. Ma sœur et moi, nous tremblions comme la feuille au haut du peuplier, et nous étions aussi blanches que nos mouchoirs.

Une heure à peu près passa. Puis, même grand bruit que tantôt. Nous sortons de la maison. Toutes les portes fermées se rouvrent, et toutes les bêtes se jettent dans les écuries. Le cheval avait la crinière brûlée ; les moutons, le corps tout en sang avaient perdu leur laine ; et ces pauvres bêtes, toutes à bout de souffle.

Des choses pareilles, on ne pourrait pas croire qu’elles arrivent. Mais, celle-là, moi, je l’ai vue arriver, vue de mes yeux ! »

Ces faits étranges, ces bruits dans la nuit, ces folies soudaines des bêtes emportées par une panique, ces subites peurs qui chavirent l’esprit et laissent celui qu’elles saisissent tout blanc et tout tremblant, sans idées, sans haleine, tout cela, inexplicable, il a bien fallu l’expliquer : c’est le fait du drac.

 

« Le père Courtial, des Cluviaux, était marchand de toile. Un homme d’une force prodigieuse, aux poignets carrés comme des essieux de char. Aussi aimait-il se battre. Il avait roulé partout. Une nuit, dans le bois du Bouchet, il tomba sur une créature qui, disait-il, n’était ni homme ni bête. Lui, qui ne craignait rien, il donna un coup de pied dedans ça rendit un son creux et ça disparut... »

Il n’a fallu que marcher droit dessus : un son creux, puis plus rien. Le diable, n’est-ce pas le néant même ? Les comptes, les bénéfices, les jouissances, que sont-ils au regard de cet univers immense et de sa secrète vérité ? Seulement il faut la hardiesse, la liberté d’un cœur qui ne s’est pas donné aux chiffres et aux convoitises.

 

 

Henri POURRAT,

Légendes du pays vert, 1974.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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