L’histoire du pape Gerbert

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ALORS qu’il n’était encore que petit berger dans les prés de Belliac, Gerbert était déjà mené par le désir de voler les secrets des choses. De se faire puissant par lui-même en connaissant les choses cachées, l’avenir, et les moyens de manier les éléments par de simples paroles en se passant de Dieu. C’est ce qu’a voulu Lucifer, c’est ce que veulent les sorciers, qui sont ainsi les fils du diable. Gerbert a été un grand sorcier, celui qui prétend faire la nuit du plein jour afin d’y voir les astres, en s’aidant de la branche creuse du sureau. Le sureau c’est l’arbre maléfique, celui auquel Judas s’est pendu. On a nommé les pustules de son écorce la sueur de Judas, et l’on dit que qui la touche risque de s’égarer comme s’il avait marché sur l’herbe de l’erreur.

Tout cela n’est pas vrai. Mais le peuple d’Auvergne a si fort senti que la vérité pour les hommes c’est de prendre toute la peine qu’on peut et pour le reste de s’en remettre à Dieu comme à un père, il a aimé si fort sa loi paysanne de labeur et de confiance, qu’il s’est défié des savants. Car le savant, c’est, comme le sorcier, celui qui entend prendre barre sur les choses et augmenter les pouvoirs de l’homme. Dieu pourtant a fait de l’homme le chef des créatures. Il lui a donné pouvoir sur toute chair et sur le monde même. Mais il en ira mal à l’homme s’il use de cette puissance pour s’écarter de la loi de Dieu, c’est-à-dire pour renverser les lois de la vie. La légende du pape Gerbert n’est pas selon la vérité de son histoire ; Gerbert a été un mathématicien, un ingénieur, un lettré, un philosophe, un musicien, un médecin, un naturaliste, un savant ; il a été un grand esprit et un grand homme, l’homme de son siècle. Mais la vérité plus haute, celle qui importe le plus aux âmes, c’est la légende, non pas l’histoire, qui l’a sentie. Le peuple s’est trompé sur Gerbert, il a vu vrai sur le génie humain.

Gerbert, disent les gens, avait suivi les moines au monastère. Il avait demandé à étudier dans les livres. Les moines pensèrent en faire un clerc. Lui, il ne désirait d’être qu’un sorcier.

Une fois, de Saint-Géraud il amena à Belliac le plus vieux et le plus saint moine du monastère avec l’espoir de le mettre dans ses mêmes idées de païen. Tous deux restèrent enfermés des heures et des heures et on les entendait discuter à haute voix. Gerbert ne put rien gagner sur le vieux moine par ses raisonnements. « Eh bien, alors, voulez-vous me voir faire un miracle ? » Le moine répondit qu’il le voulait, que s’il voyait un miracle, il consentirait à vendre son âme.

Bon. Gerbert l’amena suer le bord de la Jordanne. Là, après avoir dit des paroles magiques et tracé des cercles sur l’herbe, il frappa les eaux avec une baguette qui paraissait tout en feu. À l’instant le flot de la rivière se changea en un flot d’or. Entre les deux bords, la Jordanne roulait non plus de l’eau, mais de l’or, onde sur onde, toute une coulée d’or. Le vieux moine tomba sur les genoux. Il n’eut que la force de se signer et de recourir à Dieu. Cela suffit. Aussitôt le prodige diabolique prit fin.

Mais de ce moment la Jordanne a roulé dans son flot des paillettes d’or.

Lorsqu’il sut tout ce que pouvaient lui apprendre les bénédictins de Saint-Géraud, au bout de quinze années, il partit pour l’Espagne. Il alla dans une ville damnée nommée Cordoue. Là, des tenants de Mahomet il apprit les arts curieux, la nécromancie et la magie.

À son retour il savait se servir de chiffres inconnus et d’écritures perverses, il entendait ce que signifient le chant et le vol des oiseaux, il connaissait les secrets de la nature et ceux qui passent la nature, il prédisait les choses à venir d’après les aspects des astres, il composait des philtres aux vertus étranges, il évoquait les morts, et pour s’en faire aider, il appelait le diable.

Il savait beaucoup de choses : ainsi qu’un tison qui roule dans la salle et, s’éteint aussitôt présage, une méchante visite, – et il disait que S. Géraud a eu ainsi l’annonce de sa mort. Il savait que si le prêtre, à la Noël, lors de la messe de l’aurore, prononce les paroles de la consécration juste quand perce le premier trait de la lumière, les entrailles de la terre s’ouvrent et tous les trésors cachés se découvrent. Il avait tout cela dans un livre, l’Abaque, qui lui avait servi à découvrit le palais d’argent qui se trouve enfoui sous les ruines de Rome. Il avait pu fabriquer aussi deux choses merveilleuses ; une horloge qui d’elle-même criait an loin les heures et un orgue que l’haleine poussée par de l’eau chaude faisait chanter.

Il voulut alors devenir pape, et il conclut un pacte avec le diable. Et il croyait avoir bien pris ses mesures, parce que le pacte portait que lui, Gerbert, ne mourrait pas tant qu’il n’aurait pas dit la messe à Jérusalem. Mais il oublia – les plus malins, le Malin les a, – qu’il y avait dans Rome une église de ce nom. Un dimanche qu’il y officiait, soudain au Sanctus il se sentit mal. Il était à Jérusalem, il y disait la messe. Il se vit perdu. Et trop perdu dans son épouvante pour avoir le cœur de revenir à Dieu, il se perdit lui-même.

On l’enterra non dans une église mais sous le portique de Saint-Jean-de-Latran. Peut-être par une dérision du diable ; puisque Gerbert avait tout sacrifié à l’art de prédire, une sorte de vertu divinatrice s’attacha à sa tombe. La dalle noire de son sépulcre, bien qu’en lieu fort sec, pleurait pour annoncer la mort de chaque pape.

Un jour, beaucoup plus tard, un pape malade s’enquit de ce que disait la dalle. On lui rapporta qu’elle commençait de se mouiller. Cela lui parut malséant. Il ordonna de détruire le tombeau, et de jeter aux vents ce qui pouvait rester de Gerbert. On l’y trouva les yeux ouverts, la bouche prête à parler ; il fit même un mouvement pour se lever. Mais un nuage qui sentait le soufre s’éleva, cette dépouille partit en poudre, et dans le moment il n’en resta plus rien.

 

 

Henri POURRAT,

Légendes du pays vert, 1974.

 

 

 

 

 

 

 

 

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