Les mauvais livres

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y A des gens qui, selon le mot des paysans, tirent les mauvais livres.

Ceux qui en ont tiré un, tout leur réussit. Ils ont le moyen de faire venir le lait, le blé, l’argent du voisin dans leur pot, dans leur grenier, dans leur poche. Ils peuvent marier leur fille ou leur fils comme ils veulent et attirer le malheur sur leur ennemi.

Un beau jour la fortune tourne. Plus rien ne réussit. L’homme est forcé de se débarrasser du livre, et pis, de se détruire. Non pas seulement se suicider, – ainsi en se pendant, – mais se détruire, comme si l’homme avait à faire disparaître son propre corps. Que ses restes même ne dussent pas être retrouvés. Souvent ce sont des morts épouvantables ! Noyade ou combustion. L’homme au mauvais livre se précipite au profond de quelque étang, ou bien il jette le livre dans un four et s’y jette soi-même.

 

 

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LE GRAND ALBERT

 

Cadet Rivet faisait quand il voulait apparaître le diable. Il avait un livre qui lui disait comment s’y prendre : le Grand Albert.

Un jour, il gardait ses bêtes au lieu dit Paillagot, tout près du puy de Loir. Un ami vint l’y retrouver, un nommé Martin de la Rochade, et de propos en propos, il lui demanda à voir le livre. « Té, dit l’autre, le voilà. Mais ne va pas plus loin que ce feuillet, autrement tu pourrais être embarrassé... »

Là-dessus comme ses vaches n’étaient pas toujours de bonne obéissance, Cadet Rivet fut forcé d’aller voir à elles.

Martin s’assoit, met le nez dans le livre. Il arrive au feuillet corné. Ma foi, la curiosité le travaille, il ne peut s’empêcher de tourner la page.

Tout aussitôt, là, devant lui, sur le pacage, se montre un lièvre énorme. Et ce lièvre de bondir, de sauter sur les épaules de Martin, sur ses genoux, de ne plus lui laisser un instant de répit, toujours l’assiégeant, toujours le harcelant. Martin ne retrouvait plus son souffle. Il criait grâce, se débattait, eût voulu se sauver, et il comprenait bien qui était là pour le tourmenter, sous la forme de cet énorme lièvre. Rien n’y faisait...

Enfin, enfin, revint Cadet Rivet. D’un mot de son Grand Albert il mit fin à la diablerie. Mais Martin tout époumoné, et tout effarouché, avait failli en perdre la tête.

 

 

Henri POURRAT,

Légendes du pays vert, 1974.

 

 

 

 

 

 

 

 

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