La messe de la nuit

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MON GRAND-PÈRE s’était loué. C’était dans un petit pays ; les dimanches, il a n’allait plus qu’à la première messe : il lui fallait être rentré de bonne heure chez son maître, pour panser les bêtes et les garder, parce que tous les autres allaient à la grand’messe, la messe de paroisse.

Une nuit il s’éveille en sursaut entendant la sonnerie au clocher : ses maîtres n’avaient pas d’horloge, pas de montre non plus – une montre en ce temps !... Il ne pouvait savoir quelle heure il était, mais suffisait que la cloche eût sonné l’office. Il saute du lit, il s’habille en un tournemain. Il court réveiller des voisins qui allaient avec lui chaque dimanche. « Levez-vous, levez-vous ! Nous sommes en retard, nous n’aurons pas la messe ! » Il faisait clair, on aurait dit qu’il faisait jour.

Pressant le pas, sans prendre souffle, ils vont au bourg, un bourg de ces petits pays avant la plaine : peut-être bien Bansat, peut-être bien Malhat... Je le vois en idée tout bas et tout dormant, des maisonnettes en rangées, de grands espaces... Ils entrent dans l’église. Elle était déjà pleine de monde. Bien plus de monde même qu’à l’ordinaire. Le prêtre officiait au milieu de l’autel. À un de ceux qui était là, mon grand-père demande : « Il y a longtemps que la messe est commencée ? » L’homme ne répond pas. Mon grand-père l’envisage : il ne le reconnaît pas pour être du bourg. Autour de lui, il ne connaît non plus personne. Tous étaient bien des paysans comme eux, habillés à peu près en cette même guise, et ils n’étaient pas connus d’eux. Cela leur travaillait la tête. Mais lui, et les voisins venus avec lui, se tinrent en silence sans parler à quiconque, parce que c’était la manière, en ces temps, à l’église.

Et la messe se dit, et tout premiers, ils sortent. Et à mesure que les gens sortaient, autour d’eux – ce fut ce qui acheva de leur renverser l’esprit – ils ne les voyaient plus : ces hommes, ces femmes, sitôt passé le porche, ils avaient disparu...

Ne sachant plus, tout en émotion, tout en trouble, ils allèrent réveiller le cabaretier. « Et qu’est-ce que vous voulez faire, si matin ? » La lune se couchait sur les montagnes de Besse, il faisait de nouveau presque nuit dans le bourg. « Écoutez, ouvrez-nous... » L’aubergiste comprend qu’il y a quelque chose : il allume une lampe, il descend, il leur ouvre. Ils tombent là, sur le premier banc qui se trouve ; ils rapportent ce qui vient de leur arriver.

« Vous savez – le cabaretier était un homme qui avait de l’âge et de la connaissance –, vous savez, leur dit-il, que quand un prêtre meurt, on l’habille comme quand il dit la messe ? Eh bien cela arrive – de nuit –, il peut la dire pour ses paroissiens d’autrefois. Vous avez entendu la messe de la nuit, qu’un prêtre mort vient dire devant les pauvres morts. »

 

Il y a ce peuple dans la nuit, telle est la pensée des paysans, il y a ces morts menant on ne sait quelle vie, peineuse, diminuée. Ils ne répondent pas, si tu leur parles. Ils ne peuvent que poser une question au vent qui souffle, comme celui qui a déplanté la borne, et qui à travers les ravins, les montagnes porte le poids même de sa faute sur ses épaules ; ils ne peuvent que commencer une chanson et attendre qu’on la complète, chanter un verset et espérer le répons, ayant tellement besoin que les vivants les assistent, et finissent pour eux ce qu’ils n’ont pu finir.

Il faut qu’on puisse compter les uns sur les autres. Voilà la première chose humaine. Les morts ne parlent pas, et cependant tu dois les entendre. Des âges passés monte une espèce de murmure, profond, celui de la sapience oubliée. Avec ses histoires trop vite bâties et ses poèmes absurdes, elle était une sagesse, et davantage : une noblesse. Oui, un murmure de têtes rapprochées dans l’ombre, – ce poil gris, ces vieilles rides, ces yeux d’une lueur où vit étrangement quelque chose de plus profond que la pensée ; murmure aussi de ce feu sous les mains détournées qui le couvent, chantonnant une chanson qu’on ne peut pas tout à fait comprendre, et qu’on ne peut pourtant pas laisser se défaire par le milieu de l’air... Ou le murmure encore des abeilles sauvages, là-bas, au fond du clos à l’abandon – et il n’y a plus que quelques touffes de mélisse, de verges d’or, sous le cognassier noir aux branches demi-mortes.

 

 

Henri POURRAT,

Légendes du pays vert, 1974.

 

 

 

 

 

 

 

 

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