Le peloton
par
Henri POURRAT
Tu traverses une de ces landes où l’aragne sans être dérangée tisse sa roue entre les genièvres ; ou bien quelqu’un de ces mauvais coins, dans les ronciers, les éboulis, où la chouette fait sentinelle au creux d’un châtaignier demi-mort. Tu avises là, par terre, un mouchoir de cou, ou un couteau qui semble perdu. Tu te l’appropries... – On enseignait jadis à faire un signe de croix avant de mettre la main sur ce qu’on trouve d’aventure ; et mieux était de ne pas y toucher : ce pouvait être chargé d’un mauvais sort ; on voulait du reste avoir toujours sur soi quelque médaille bénite ou quelque scapulaire... – Mais ce couteau, que tu as mis dans ta poche, tantôt n’y sera plus, et ce foulard à ton cou va s’allonger, grossir, grossir... Ce qui s’enfle ainsi, ou disparaît, c’est le drac. Il tente les convoiteux, semble leur promettre merveilles, et finalement les laisse les mains vides.
La vieille Annette était convoiteuse. Un jour qu’elle menait ses trois vaches au pré, elle aperçut sur le chemin, un peloton de laine couleur muse, – c’est brun, couleur de la bête. Sans se dire que celle qui l’avait perdu viendrait peut-être le chercher là, elle se baissa pour le ramasser. Mais comme elle allait le toucher, elle le vit rouler un pas plus loin et lorsqu’elle eut fait ce pas, un pas plus loin encore. Il s’en allait devant elle, il filait ; et elle courbée dans son envie, elle n’arrivait pas à abattre la main dessus. Tout courant, elle le suivait. Il lui fallut, pour mieux faire, poser sa quenouille au bord du chemin, contre un buisson. Alors des deux mains elle essaya d’attraper la pelote, baissée, relevée, baissée de nouveau, la poursuivant toujours. Et toujours elle croyait la tenir et jamais elle ne la tenait.
La chose roulait, roulait, roulait, non pas seulement à la descente, mais à la côte... La Toinon ne songeait même pas à en frémir : elle n’avait qu’une idée en tête : mettre la main sur ce peloton.
Elle l’a saisi à la fin ! Il file encore mais elle en a retenu le bout. Elle enroule cette laine autour de son doigt. C’est elle maintenant qui enroule, qui enroule, qui enroule. Toujours trottant, elle va, à travers les prés, les friches, les varennes. À son doigt le peloton grossit ; il est plus gros que celui qui roule devant elle et qui reste toujours pareil. Plus gros qu’une pomme, plus gros qu’une courge, plus gros qu’une citrouille. Elle ne peut même plus y enrouler la laine. Que de bas et de camisards à tricoter ! Tant de laine, et il en vient encore ! En allant, en allant, par ces prés, par ces champs, comme elle peut, elle amasse toute cette laine dans ses bras.
Mais voilà que, comme celui qui roulait sur l’herbe, ce peloton lui échappe et roule par les pâtis, de touffe en touffe, de serpolet en serpolet, de mousseron en mousseron. Elle recommence de le poursuivre, – ses vaches sont loin derrière, à présent, – jusqu’à ce qu’elle ait pu saisir de ses doigts un brin de laine, et elle recommence de peloter, je te pelote, je te pelote... Et le peloton nouveau grossit, grossit, puis saute de ses bras, se sauve devant elle... Envoûtée, elle suit sa besogne ensorcelée, incapable de s’arrêter, de songer à soi, de comprendre. Il lui faut toute cette laine. Le nez en avant, l’œil égaré, cassée en deux, les mains trop garnies maintenant et maintenant toutes dégarnies, elle n’est plus qu’une mécanique à la poursuite du peloton.
On l’a vue à Lamontgie, à Sarpoil, grimpant la Côte-Blanche, au Vernet, dans les varennes, à Chameane, à Sauxillanges, à Échandelys, Brousse, Auzelles et même à la Molette qui est le pays du saint Père Gachon. Ailleurs encore... Des mèches lui battaient la figure, échappées de son bonnet ; et rouge comme la cenelle des buissons, la sueur lui coulant de partout soufflant à petits coups précipités, pliée comme une vieille sorcière, ou rejetée en arrière pour embrasser le peloton des deux bras, elle trottait et tracassait toujours.
Contre la haie on trouva sa quenouille. Au fond du pré on trouva ses trois vaches. Elle, l’Annette, on ne la trouva plus : nulle part elle n’a plus été vue dans le pays. Dans celui de l’erreur et de la convoitise, elle est désormais à courir jusqu’à la fin des temps, derrière le peloton de laine – ce peloton qui était le drac.
Henri POURRAT,
Légendes du pays vert, 1974.