Le vicaire au vieux livre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DANS UN TEMPS, il y eut à Albepierre un vicaire qui passe pour avoir, comme on disait, joué la physique. On le voyait toujours avec un vieux livre sous le bras, qu’il allait lire dans un bois de sapins et de hêtres, aux abords du village. Il se promenait dans ce bois, son livre ouvert à la main, parfois s’arrêtant, parfois faisant des signes. L’étrange, c’était qu’une poule noire y apparaissait et semblait venir l’y retrouver. Devant lui, ensuite, les bêtes soufflaient de crainte et ne pouvaient plus avancer d’un pas.

Chez la Bragoune, dont la maison était en lisière du bois, il y avait toute une nichée d’enfants. Chaque fois que le vicaire, sortant du bois, passait devant la porte, on entendait les cris de la dernière toute petite. Un moment avant, elle dormait, dans son berceau, emmaillotée jusqu’aux épaules, tranquille comme une pierre au fond d’un puits. Et tout d’un coup, à ce passage, elle partait en cris et en pleurs. On y courait, et c’était pour trouver la chambre vide ; et d’enfant pas : la petite avait disparu. Enfin on finissait par la découvrir derrière la porte, dans le coin du balai, endormie sous son berceau renversé, mais sans bosse et sans mal.

Et Albepierre pourtant eut fortune d’avoir ce vicaire-là. Un jour d’été le feu prit à une maison du village. Le foin de la fenière et le chaume du toit s’abrandèrent. Le vent soufflait poussant les flammes à grandes langues. Les hommes étaient aux champs. On crut, on crut bien que le village, ou du moins tout un quartier serait dévoré.

D’abord, en cinq minutes, on avait épuisé les fontaines. On faisait la chaîne, mais les quelques seaux d’eau qu’on lançait à la volée n’avaient guère d’effet. Quelqu’un pensa au vicaire. Celui-là et d’autres savaient que les prêtres ont le pouvoir de conjurer le feu. On courut à la cure. Le vicaire vint, en pantoufles, son livre sous le bras, comme un bréviaire.

Il paraît que le feu gronda, que les flammes se dressèrent. Le vicaire pâlit : « La lutte sera dure », lui entendit-on murmurer. Il demanda qu’un homme solide le saisît de chaque côté, de façon à l’empêcher d’échapper, malgré tous ses efforts, mais en lui laissant un bras libre, pour qu’il pût continuer de tenir son livre et de lire.

Et la lutte commença. Ha, certainement elle fut dure. Le vicaire lisait tout haut son livre, à grande voix, et personne ne pouvait comprendre ce qu’il lisait. Mais on voyait le feu se courber, se tapir, comme une bête grondante, qui rampe, qui se soumet, bien forcée, tout en renâclant, qui se couche à plat ventre devant le maître. Puis, si le vicaire faiblissait, le feu repartait, tout de suite en révolte, se relevait d’un sursaut. Et à chacun des bonds de l’énorme touffe de flamme le corps du vicaire était secoué d’un même bond. Les deux qui le maintenaient, dépoitraillés, suants, noircis, n’avaient pas assez de toute leur force pour l’empêcher de sauter dans le brasier, comme s’il avait été aspiré par sa gueule d’enfer. La foule haletait et tremblait. Quels moments, quelle bataille...

Enfin de convulsion en convulsion, ce fut le feu qui parut faiblir. Le prêtre déchaussa son pied gauche, il prit en main sa pantoufle. Les deux hommes l’entendirent qui murmurait : « Si je manque mon coup, tout le village y passe... » Il prit son élan, il lança cette pantoufle aussi haut qu’il put. Elle monta, monta, retomba tout droit sur le toit. Au même instant la flamme jaillit, d’une gerbe, en tonnerre, et le toit s’écroula entre les quatre murs.

Et ce fut la fin. Comme si le feu avait été étouffé sous une couverture. N’en restèrent que des fumées qui roulaient, et des bluettes qui s’envolaient encore.

Alors, la foule qui regardait le prêtre et son livre, brusquement, tournant le dos, de tous les côtés se sauva.

 

 

Henri POURRAT,

Légendes du pays vert, 1974.

 

 

 

 

 

 

 

 

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