Le banc des sous-offs
par
Jacques PRABÈRE
À X...
C’était dans un coin charmant de votre parc, vous vous en souvenez ? Les noisetiers et les charmilles faisaient à ce vieux banc de bois que je revois encore, un abri mobile et chantant contre les vents et le soleil. Un rideau de bambous au feuillage frêle le voilait aux regards indiscrets. On l’appelait le banc des sous-offs. Un vilain nom de baptême, s’il en fût, et qui lui allait si mal ! Et pourquoi ? Une pure boutade, une espièglerie de votre frère, mon turbulent et si tendre ami. Le brave sergent Chamard, son professeur d’escrime, était venu, un jour, s’y reposer après la leçon. On y avait servi du vin blanc et de la limonade... et Henry, qui aimait les contrastes, et s’était adjugé d’office la fonction de parrain, l’appela depuis, – et nous tous l’appelâmes aussi par sympathie – le banc des sous-offs, même la comtesse, votre mère, et j’avoue que c’était piquant, dans sa bouche, cet horrible mot-là.
Quel beau temps ! et comme il est déjà loin ! Qui nous les rendra, ces soirées d’automne dont le souvenir m’est resté au cœur comme un parfum ?
À peine le soleil avait-il disparu derrière le Saint-Eynard, parant notre admirable vallée du Grésivaudan de belles teintes de vert sombre et de violet, que nous venions nous asseoir dans ce poétique réduit, à la mélancolique clarté du jour mourant. Et c’était – jusqu’à ce que la cloche annonçât l’heure du dîner – de longues causeries, où votre mère apportait le charme impressionnant de sa parole toujours noble et élevée, votre frère la gaîté folle de son intarissable verve. Et quand rossignols et fauvettes mêlaient leurs voix à tous les bruits du soir, au moment où s’allumaient aux cieux les premières étoiles, que de fois nous nous sommes surpris, muets et ravis, jouissant dans un silence d’admiration et d’impuissance, d’une ineffable émotion ?
Un soir surtout – oh ! il me semble que c’était hier – après une journée dont la chaleur avait été accablante, la brise enfin, s’était levée, et nous était arrivée de branche en branche, sonore, fraîche, délicieuse. Nous lui fîmes un accueil d’amis et elle chanta, très doucement, toute la soirée.
D’abord Henry prit la parole. La comtesse le couvait des yeux : cher trésor ! Il fut impayable. Je ne sais où il prit toutes les folies qu’il nous débita. Mais nous étions exténués de rire. Peu à peu cependant la solennelle majesté de la nuit nous enveloppa, et de parole en parole, de réflexions en réflexions, notre conversation devint sérieuse, très sérieuse ; s’éleva, s’éleva ; puis, nous cessâmes de parler et votre mère seule poursuivit, de sa voix douce et pénétrante, le discours commencé. Nous écoutions. Henry lui-même était saisi. Elle nous parla de Dieu, si admirable dans ses œuvres, en des termes qui trahissaient sa grande habitude de la contemplation et ses longs tête-à-tête avec l’Imitation de Jésus-Christ, son livre de chevet. Puis, par je ne sais quelle association d’idées, sa pensée se reporta sur tout cet invisible monde des chers disparus, phalange – trop nombreuse hélas ! – d’êtres aimés qui sont partis avant nous pour le grand voyage, dont le souvenir se ravive sans cesse dans les cœurs fidèles au contact de mille choses, douces ou cruelles qui leur furent familières ; vers qui vont nos regrets et nos prières ; dont nous croyons parfois sentir la présence autour de nous, comme une sauvegarde bénie...
Trop tôt la petite cloche du château fît entendre son appel. Nous eussions voulu longtemps encore nous abandonner au charme de cette voix aimée. Mais la nuit était déjà très avancée. De la plaine envahie par l’ombre quelques lumières seulement apparaissaient çà et là. Le firmament splendide étendait sur nos tètes son dôme de saphir sombre où brillaient des milliers d’étoiles. Un seul mot sortit alors de nos poitrines, spontané comme un élan du cœur : « Oh ! que c’est beau ! » et la comtesse ajouta : « Que Dieu est bon ! »
... Cher vieux banc de bois, cher vieux banc des sous-offs, quand me sera-t-il donné de m’y asseoir à nouveau ?... Mais, hélas ! nous n’y serions pas tous !...
Jacques PRABÈRE.
Paru dans La Sylphide en 1897.