Monsieur Vincent chez les Turcs

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Armand PRAVIEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

LA VILLE DES PIRATES

 

 

L’homme, accroupi sur la terrasse, et qui semblait somnoler, une lance à la main, bondit brusquement sur ses pieds. Qu’avait-il découvert à l’horizon ? La main droite en abat-jour sur ses yeux, il regardait ardemment au loin.

C’était un soldat de taille moyenne, que l’on devinait d’une robustesse et d’une souplesse peu communes. Le teint huileux, les pommettes saillantes, les yeux bridés, la bouche fortement dessinée par deux longues moustaches étroites, noires et tombantes. Malgré le soleil de plomb qui ruisselait déjà du ciel, un simple turban enserrait et protégeait son crâne rasé. Mais depuis qu’il avait surgi de sa sieste, il paraissait n’accorder d’attention qu’à sa vigilante surveillance.

De la haute masse crénelée de la Kasbah, où il se trouvait, il dominait un immense panorama. La vieille forteresse maure couronnait la ville et la mer. Autour de ses remparts de pierre blanche, aux lourdes lignes angulaires, Tunis étageait en divers paliers, le long de la côte, un invraisemblable dédale de ruelles tortueuses et sordides, à peine devinées à travers les cubes éclatants des maisons. Cela tournoyait et dégringolait par étages, comme des grappes de moutons pressés de sortir de l’étable. Aucun plan d’ensemble. Un labyrinthe de souks, et de couloirs d’hypogée tellement obscurs, tortueux, malodorants, qu’il avait fallu y ouvrir des puits d’aération. Et le désordre augmentait, à mesure que l’on s’éloignait de la ville haute ; là, quelques édifices jetaient, face au soleil, une certaine grandeur : des ruines romaines et sarrasines, des fontaines aux colonnes de marbre, éclataient dans le fouillis des palmiers et des figuiers ; une mosquée découpait sur le ciel un profil hardi qui rappelait la cathédrale de Séville ; enfin, la Kasbah elle-même formait une véritable cité, percée de cours, d’arcades, de galeries, où la lumière découpait des carrés, des lunules, des trèfles et des losanges : elle groupait ses casernements, ses ateliers, sa poudrerie, sa fonderie de canons sous la protection farouche de ses tours de pierre, couvertes d’ornements, de sculptures, d’arabesques et de sentences du Koran. Mais, à mesure que, le long des pentes, l’énorme agglomération tunisienne arrondissait son amphithéâtre jusqu’aux eaux salées du bassin, les constructions devenaient moins solides et moins riches, les échoppes bâillaient comme des niches funéraires, de misérables fondoucks s’enlisaient dans un cloaque. La honteuse paresse, la pouillerie, l’abrutissement de l’Islam turc régnaient sur ce rivage d’Afrique où avaient seigneurisé Carthage et enseigné saint Augustin.

Là-haut, le guetteur, immobile, scrutait toujours l’horizon. Son œil vif et noir ne s’arrêtait pas à ce golfe intérieur de six lieues de tour, que boucle le port de la Goulette et qui ne communique avec la Méditerranée que par un étroit canal. Il dédaignait les autres lacs, qui enserrent la ville, celui d’El Bahyral, « la petite mer », à l’est, celui de Sebkha el Sedjoum, au sud-ouest, qui, alors, presque entièrement à sec, étendait des vallonnements sablonneux, recouverts d’une efflorescence saline. Tout cela était désert, sans intérêt. Déserte aussi, la campagne aux trois-quarts en friche qui, vers l’ouest, étalait cependant des verdures tenaces au delà des remparts.

« Où le Turc a passé, l’herbe ne pousse plus », disait le proverbe. L’habitant essentiel de la Tunisie, en ce beau jour éclatant de juillet 1605, c’était ce soldat nerveux, appuyé sur sa lance, prêt à combattre, à tuer, à mourir, et scrutant fiévreusement le lointain de la Méditerranée, où il avait cru voir poindre un navire, plusieurs peut-être, des galères, un espoir de butin. Un aristocrate, en somme, qui estimait le travail avilissant, fait pour les esclaves, les infidèles, les chrétiens, les chiens ; lui, Allah ne l’avait créé que pour vivre du labeur des autres. Morale des maîtres, morale des brigands.

Soudain, ses traits se détendirent. Il ne s’était pas trompé. Aux sentiers de la guerre et de la piraterie, il ne se trompait jamais. Là-bas, vers le nord-est, sur l’eau bleue, arrivaient, surgissant de l’autre côté du monde, un, deux, trois, quatre navires, qui faisaient voile vers la Goulette.

On les reconnaissait facilement à leur forme. Trois d’entre eux étaient des galères, mais des galères brigantines, c’est-à-dire de ces dangereux et rapides vaisseaux, spécialement armés pour la guerre de course et où des voiles aiguës venaient encore s’ajouter, pour des manœuvres rapides, à l’effort redoublé des rames. Elles devaient certainement faire flotter à leur mât unique, craquant sous la brise, à côté de l’étendard vert du Prophète, la longue flamme noire des pirates.

Derrière elles, une forme plus lourde se dessinait au-dessus des vagues. Quelque navire de commerce capturé en Méditerranée, peut-être au retour des foires de Provence ou de Catalogne, et tellement bourré de victuailles, de provisions, de denrées et de richesses, qu’on n’avait pu les transborder et qu’il avait fallu le remorquer jusqu’au port avec toute sa cargaison.

Ho ! ho ! la prise devait être bonne ! Et, brusquement, de toutes ses forces, le guetteur jeta un cri triomphal.

À ce cri, d’autres cris répondirent avec une surprenante spontanéité. C’était à croire que cette ville, tout à l’heure silencieuse, tapie dans l’ombre, dans ses maisons à un étage, se tenait patiemment à l’affût, derrière ses rares fenêtres grillées et ses moucharabiehs. Elle ne vivait que dans cette attente. Les tours polychromes de la citadelle se peuplèrent de soldats alertés par l’appel de leur camarade, qui, maintenant, ivre de joie, exécutait une danse barbare, indiquait les navires à l’horizon avec de grands gestes, lançait ses armes en l’air et les rattrapait au vol ; plus bas, sur les terrasses, une population avide et cupide se hissait au jour si redouté, interrogeait la mer, et, les bras levés, rendait grâces à Dieu.

– Allah hou akbar ! Dieu est grand ! rugissaient les hommes, dans le ruissellement assourdissant des you-you, que jetaient les femmes.

Une immense clameur de fête déferla, monta. La foule, surgie soudain, commençait à encombrer les ruelles qui de Bab-Souïka à Bab-Alloua descendent vers le port. La foule, insoupçonnable à qui n’a pas vu l’Orient, cet Orient, où se mêlent tous les âges, toutes les catégories sociales, où, à travers une cohue sans nom se faufilent, tanguent les véhicules et leurs ânes, les chiens et les enfants.

Sur le golfe aux rives d’or, tranquille comme un lac, la caravane nautique approchait rapidement. La première galère accostait au quai de la Goulette. Elle portait sans doute le chef de l’expédition, qui venait donner ses ordres. Puis, le cortège s’engagea dans le canal étroit, qui donnait accès au lac de Tunis.

Les brigantins, on s’en rendit compte alors, se trouvaient pesamment chargés. Ils avaient dû accomplir une dure mais fructueuse randonnée. Leurs rames s’élevaient en cadence à peine au-dessus de l’eau. Sur leur pont, en apercevait beaucoup de monde : des prisonniers, certainement capturés au cours d’un voyage, des marchands, surpris au milieu de leur commerce et du calcul absorbant de leur gain. Non pas des agriculteurs, de ces paysans arrachés parfois aux rivages d’Espagne ou d’Italie. Car, à mesure que les nefs approchaient davantage et que l’on pouvait distinguer plus nettement les passagers, on ne voyait parmi eux que des adultes ; pas de ces enfants, de ces vieillards razziés en tas, sur les îles ou sur les côtes, et que l’on embarque sans avoir le temps d’effectuer un choix ; mais ces gens de négoce, dont la plupart devaient être riches, procureraient de belles rançons, avec ces garçons accoutumés au travail, rudes à la besogne et qu’apprécieraient les honnêtes marchands d’esclaves. La journée, pour le Croissant, s’annonçait bonne et belle.

– Allah hou akbar !

Sur le pont des galères, à peine vêtus de haillons déchirés, ensanglantés et souillés, les prisonniers, par groupes, considéraient Tunis avec stupeur. Vue ainsi du fond du bassin, elle se développait splendidement, en une magnifique courbe, couronnée de ses minarets et de ses bastions. Elle attirait de loin pour décevoir de près. Les captifs semblaient stupéfaits d’arriver ainsi dans cette cité, célèbre par ses crimes et réputée si justement « tanière et spélonque de voleurs ».

À mesure qu’ils avançaient, son ordonnancement superbe se tassait ; seuls, se montraient les premiers plans sordides, les quais couverts d’immondices, les ruelles empoisonnées serpentant derrière les remparts, sur un tapis de boue, et une haleine excrémentielle soufflait ses bouffées nauséeuses au-dessus des eaux, déjà salies et noirâtres. Comment vivre dans cette sentine, quand, dès sa naissance, on n’a pas été habitué à de pareils relents ? Un mouvement d’horreur fit reculer les Européens, pour la plupart des bourgeois, des chevaliers, des négociants, des gens des classes moyennes, habitués déjà, sous d’autres cieux, à plus de confort et de propreté.

Cette impression n’étonna point ceux qui les conduisaient. Cependant, une fois que les galiotes eurent accosté, on ne s’empressa point de débarquer. On était chez des brigands, mais des brigands qui connaissaient fort bien leur métier et le pratiquaient avec méthode. Le succès de leur razzia ne les enivrait pas au point de leur faire oublier leurs consignes.

La première consistait à présenter leur butin dans les meilleures conditions possibles, afin d’exciter la spéculation et de tenter les acheteurs. Après plusieurs jours de traversée, de navigation et de combats, leur troupeau avait fort triste mine. Comment le mener ainsi à ce qu’on appelait le badistan, c’est-à-dire le marché ?

Pour cela, il s’avérait indispensable de modifier la tenue et l’allure du butin. On refoula donc vers l’avant, sous le tollar, le misérable groupe, et on ordonna à ces pauvres gens de se déshabiller complètement. Ceux qui eurent l’air d’hésiter, voulant conserver peut-être dans les lambeaux de leurs vêtements quelque objet précieux, une amulette, une médaille, un peu d’argent, des papiers qu’ils croyaient utiles, furent vite houspillés, brutalisés et dépouillés. Il leur fallut revêtir ensuite leur uniforme de forçats, qui comprenait en tout et pour tout une paire de braies, un hoqueton de lin et une bonnette. Ainsi affublés, virent-ils disparaître leurs différences d’origine. Ils sombraient dans l’anonymat.

De plus, il leur était recommandé, sous peine du bâton, de ne rien révéler de particulier sur leur nationalité. On les déclarait comme provenant tous du navire espagnol remorqué par les galiotes. Aucun no devait se dire Français : ceci afin d’enlever au consul de Sa Majesté Henri IV, roi de France et de Navarre, installé à Tunis, le moindre prétexte à intervenir et à se mêler de cette affaire.

Il y avait certes, là, pas mal de Provençaux ; mais nul d’entre eux n’osa bouger, et ces grands bavards, si passionnément attachés d’habitude à narrer leurs aventures, s’enfermèrent dans le plus morne silence.

Car, hélas ! l’effroyable aventure de leur captivité ne faisait que commencer. À quels maux bien plus cruels encore n’étaient-ils pas réservés ? Après la livrée du bagne, voici qu’on en préparait les pesantes chaînes. Des soldats – plus gardes-chiourmes que militaires – les tramaient sur le pont. Ils leur bouclèrent au cou et au pied les durs anneaux, à la fois honte et souffrance.

C’est ainsi qu’en pleine civilisation, entre la Renaissance et l’épanouissement du grand siècle, les chrétiens faisaient leur entrée à Tunis.

La populace, qui n’avait cessé de se presser sur les quais, attendant avec une sorte de cupidité frénétique l’heure du débarquement, redoubla ses transports d’allégresse, quand elle vit reparaître, définitivement dévêtus et alignés, les captifs qui allaient lui être livrés. Une poussée irrésistible la jeta vers les galiotes : Maures drapés de blanc, négresses empaquetées de bleu, marchands de yarmout à l’attirail cliquetant, vendeurs de salep jouant de leurs timbales en cuivre comme des castagnettes, gamins piaillants échappés de la zaïoua, où quelque vénérable thaleb essayait de leur apprendre le Koran... Il fallut, pour que la triste caravane put enfin mettre pied à terre, que des janissaires, accourus des bastions voisins, écartassent, à coups de pique et de fourreau de sabre, les rangs de ce peuple enragé. Ils s’y employèrent avec une brutalité généreuse.

Peu à peu, alors, les navires corsaires commencèrent à se vider. Car la plupart des prisonniers, escortés de leurs féroces vainqueurs, furent obligés de se charger des lourdes marchandises, fruit de leur propre pillage, des ballots où s’entassait tout ce qu’on leur avait volé. Seuls, les blessés, ou ceux qu’on devinait trop faibles, se contentaient de leurs chaînes, escortaient, la tête basse et les jambes flageolantes, le sinistre convoi.

Les chefs des pirates, montés sur de superbes chevaux, amenés respectueusement par leurs serviteurs, s’avançaient avec majesté dans les ruelles, au milieu d’une tempête d’acclamations qu’ils semblaient ne pas entendre. Derrière eux, venaient à pied leurs mariniers et leurs soldats, tourbe hideuse qu’on eût cru échappée de l’enfer : non pas seulement des Turcs, mais tout ce que le crime, le vice, la bestialité avaient pu faire déferler depuis des années et des années sur les côtes d’Afrique : Asiatiques aux yeux bridés, noirs de toute nuance, au perpétuel rictus abêti, Levantins dont le sang, sous la peau bistrée, charriait l’impureté de toutes les races ; aventuriers échappés aux prisons et aux échafauds d’Europe ; faces couturées et mutilées dans les rixes, les batailles et les prisons. Ils poussaient sauvagement, à côté ou au-devant d’eux, la théorie trébuchante de leurs victimes.

Ceux-ci, en majorité, étaient des Français, de paisibles citoyens de ce temps, où, dans les pays civilisés, l’usage des armes était réservé à quelques-uns. Pour la plupart, des marchands que leurs affaires avaient attirés malencontreusement par mer à la célèbre foire de Beaucaire, en train de battre son plein au beau soleil de juillet. Encore ahuris de leur foudroyante surprise, ils avançaient péniblement sous les huées de la populace. Ils contemplaient ce monde entièrement nouveau pour eux, et comme plus tard le dirait don César de Bazan, « ces lieux du ciel bénis », cette « aimable Tunis »,

 

            Où l’on voit, tant les Turcs ont des façons accortes,

            Force gens empalés suspendus sur les portes.

 

À demi nus, butant sur le sol fangeux sous le poids de leurs chaînes et de leurs fardeaux, ils gravissaient péniblement la pente vers Bab-Djedid et la Kasbah, où se centralisait le butin en hommes, en marchandises et en argent. Leur file s’allongeait, interminable, entre les hurlements des fanatiques, soulageant ainsi leur haine contre les roumis, et les gestes de convoitise des juifs, marchands d’esclaves, supputant déjà les bénéfices que leur malheur pourrait bien faire réaliser.

Cette marche au supplice dura plusieurs heures. Les nouveaux esclaves, en effet, ne furent pas délivrés, quand ils eurent achevé le transfert des produits de la razzia dans les bâtiments de la ville haute qui lui étaient réservés. Des gardes-chiourmes, armés de solides matraques, se mirent en devoir de les promener à travers la populeuse cité, afin de les montrer à tous et de susciter les compétitions d’éventuels acheteurs. Il fallut faire cinq ou six fois le tour de Tunis, montant et descendant le long des mêmes couloirs en pente ou en escaliers, à travers les mêmes injures, les mêmes cris, la même joie sauvage. Le soleil atteignait le zénith, la chaleur s’affirmait écrasante, lorsque cette promenade barbare prit fin. La chaîne douloureuse des captifs regagna le port, remonta sur les galères. On les y ramenait pour leur donner à manger.

Non point par un mouvement de la plus rudimentaire humanité. Chose totalement inconnue à ces Barbaresques, qui considéraient les infidèles comme de simples animaux. Seul, les guidait dans cette démarche, comme dans tout le reste, leur plus grossier intérêt. Une nourriture assez abondante ayant été distribuée aux prisonniers, les marchands que cela pouvait intéresser furent autorisés à venir à bord pour voir de plus près les chrétiens, assister à leur repas et juger de cette manière approximative si leur santé se révélait bonne, leur appétit normal, leurs mâchoires en bon état. Cet examen humiliant, qui en précédait bien d’autres plus humiliants encore, se prolongea toute la durée du repas. Puis, les acheteurs de chair humaine se retirèrent. L’heure implacable de la sieste sonnait au ciel chauffé à blanc. Après la folle agitation de la matinée, Tunis retombait dans sa torpeur jusqu’au soir.

 

*

*    *

 

On nous pardonnera d’insister sur le tableau monstrueux qu’évoque un pareil épisode. Les faits que nous essayons d’exposer ici sont rigoureusement vrais. Même chez les nations dites civilisées, où depuis des millénaires a retenti la parole d’amour et de fraternité de Jésus-Christ, l’esclavage a été pratiqué, avec des modalités diverses, jusqu’à la moitié du dernier siècle. Il a fallu l’établissement victorieux de la France en Afrique du Nord pour détruire les nids de ces pirates, qui, encore à la veille de l’expédition d’Alger, venaient audacieusement, à deux pas de Marseille ou de Toulon, enlever des familles entières. Même à l’heure où nous écrivons ces lignes, l’odieux asservissement de l’homme par son semblable continue à sévir dans les deux continents. Des centaines de milliers de créatures humaines subissent le destin des bêtes de somme les plus déshéritées.

Les scènes de brutalité barbare qui se déroulaient à Tunis, au début du XVIIe siècle, à les envisager avec attention, prennent la valeur d’un symbole. Elles tendaient, par leur exagération même, à ouvrir les yeux des chrétiens, ces yeux qu’un certain esprit de soumission, de résignation, d’indifférence peut-être pour ce qui ne concerne pas strictement le salut individuel, garde trop souvent fermés. Que présentait l’Islam à ceux qu’il avait pris pour victimes, sinon la domination du fort sur le faible, l’égoïsme règle suprême, l’application impitoyable de lois féroces, le règne absolu de quelques volontés d’airain ?

Abominable spectacle que celui de pareils forbans érigés en une sorte de gouvernement régulier, reconnu par les chancelleries, à l’ombre de la Sublime-Porte !... Et cependant, de telles injustices, les prisonniers, s’ils avaient conservé toute leur puissance de réflexion, n’auraient-ils pu en retrouver quelques reflets dans les institutions et les mœurs de leurs propres pays, où auraient dû s’imposer pourtant des principes diamétralement opposés ? Ainsi, jusque dans l’excès du mal qui les terrassait, n’allaient-ils pas trouver un bien, le bien suprême, la lumière éternelle de la divine Charité ?

De tout cela, dans l’affreuse hébétude présente, il semblait bien difficile qu’ils obtinssent quelque révélation. Au plus profond des extrêmes fatigues et des plus cruelles souffrances, l’entendement diminue, et, chez la plupart, l’âme s’affaisse sous l’unique hantise des nécessités matérielles. Les captifs, harassés par leur course obsédante à travers Tunis, dormaient en tas sur le pont des galiotes, bouche ouverte, membres gourds, pensée absente. C’est ainsi qu’au milieu des grandes catastrophes, le vulgaire s’abandonne stupidement et ne réagit plus. Il perd le fruit de son expérience et de ses malheurs.

Seul, dans cette défaite d’une humanité à laquelle la foi chrétienne offrait cependant d’autres ressources, seul, modestement assis sur un tas de cordages, un jeune homme songeait sans trop se laisser abattre, et laissait errer son regard doux et pénétrant sur l’étrange spectacle qui l’entourait.

Qu’était-il au juste ? À le voir là, sous la rudimentaire souquenille des esclaves, on l’eût pris, au premier abord, pour un paysan, et un paysan du Midi de la France, car il était fort brun de poil et de peau, avec un gros nez épaté, des oreilles longues et pointues, des arcades sourcilières puissantes, un menton aux fortes assises, que dissimulait à peine une courte barbe, rude et mal coupée. Il y avait de la rusticité dans son corps robuste, à la taille moyenne et bien proportionnée, à la tête ronde et grosse. Cela expliquait qu’il fût moins accablé que ses compagnons, bien qu’il portât encore sur son buste demi-nu la trace sanguinolente de quelque récente blessure.

Cette rusticité ne lui enlevait rien du singulier prestige que lui donnait l’expression tout entière de son visage et de sa personne. Sous le front large et solidement établi, comme une tour, les yeux petits, mais d’une eau très pure, luisaient d’intelligence et de bonté, et la bouche, un peu vulgaire, avec ses lèvres proéminentes aux commissures bridées, semblait ne pouvoir proférer que des paroles pleines de bon sens, de justice et de charité. De tout ce pauvre diable aux pieds nus, enchaîné, coiffé d’un bonnet ridicule, il se dégageait une gravité bénigne, une modestie simple et naïve, un je ne sais quoi, qui décelait la beauté d’une âme noble entre toutes.

Non, ce n’était pas un paysan ; un marchand, encore moins. Le matin, quand il avait fallu revêtir la livrée de l’esclavage, il s’était vu obligé d’abandonner une vieille soutane noire fort déchirée et un vieux chapeau à cornes. Ce jeune homme, à peine majeur, appartenait à l’Église. Déjà même était-il prêtre. Un de ses compagnons savait son nom : l’abbé Vincent, M. Vincent de Paul, ce qui avait fait croire à tort qu’il appartenait à l’aristocratie.

 

*

*    *

 

La sieste fut bientôt terminée. À l’appel des gardes-chiourmes chacun se mit debout, et sans la moindre hésitation, afin d’éviter les redoutables coups de matraque. Puis on reprit la formation adoptée le matin ; dès que le cortège fut descendu à terre, il rentra aussitôt dans Tunis.

Où les conduisait-on ? Cette fois, il ne s’agissait plus d’une vaine parade. Les Barbaresques croyaient avoir assez fait pour que l’on eût apprécié leur marchandise. Ils éprouvaient quelque hâte, après avoir clos la partie guerrière de leur expédition, d’en commencer la réalisation commerciale. Aussi ne se livrèrent-ils point aux détours et contours qu’ils avaient suivis précédemment au grand dam de leurs prisonniers. Sitôt la ville basse traversée rapidement, ils poussèrent leur troupeau vers le badistan, situé non loin de la Kasbah.

On a tracé bien des descriptions de ces marchés d’esclaves. Cependant, à y regarder de près, ils n’offrent rien de vraiment pittoresque, digne de compenser un pareil outrage à la dignité humaine. L’idée païenne, codifiée par le droit romain, y reparaît toujours identique ; c’est que l’esclave n’est pas un homme, mais une chose, dont le propriétaire peut user et abuser, jusqu’à la mort y comprise, s’il ne craint pas ainsi la perte d’un capital. Dès lors, ce qui va dominer dans toute vente et tout achat d’un individu quelconque, ce sera l’idée de lucre, le désir de réaliser une bonne affaire de chaque côté. Le vendeur traitera l’être dont il veut se débarrasser exactement comme le maquignon présente un cheval, un mulet ou un bœuf sur le champ de foire ; et l’acheteur mettra toute sa méfiance, toute sa perspicacité pour éviter de se charger d’un serviteur malade, faible ou rétif. Ce que nous allons voir se dérouler dans ce fameux badistan, ce sont les scènes de foirail de nos campagnes.

Les prisonniers y ayant été introduits et parqués furent complètement déshabillés. Ainsi pouvait-on les examiner de tous les côtés comme des animaux domestiques.

Les acheteurs ne s’en privaient pas. Avant de se décider, ils multipliaient leurs exigences, sans s’inquiéter une minute de la fatigue et de la honte qu’ils imposaient à leurs futurs esclaves. Une nuée de Juifs, la face terreuse, aux yeux de braise, aux doigts crochus et sales, avaient envahi le marché et pressaient leur cohue pouilleuse autour des prisonniers. Ils se livraient à un examen en règle, après lequel ils étaient entièrement renseignés sur la valeur de l’objet. Ils lui faisaient ouvrir la bouche, y fourraient leurs mains sordides, pour se rendre compte de la valeur de la denture ; ou bien ils lui palpaient cruellement les côtes. L'esclave était-il encore blessé, à la suite de sa capture ? Ho ! ho ! Ils n’hésitaient pas à sonder les plaies, afin de s’assurer si elles étaient en voie de guérison et ne présentaient pas de gravité.

Pour supporter cela, il fallait de la patience et de l’humilité. Seulement, cela ne suffisait pas aux acheteurs éventuels. Ce jeune homme a de bonnes dents, sa santé paraît bonne, le coup de flèche qu’il a reçu ne l’empêchera pas de travailler. Mais sait-on s’il n’est pas nonchalant, paresseux, lymphatique ? Qu’on lui ordonne vite de montrer sa force et son élasticité !

Alors, sous les yeux implacables de la foule mauresque et turque, le malheureux est obligé de marcher, de trotter, de courir, et s’il n’y met pas assez d’entrain, le fouet du garde-chiourme intervient pour le réveiller.

Bien. Mais ce n’est pas tout. Est-il fort ? Est-il adroit ? Voici le moment de le montrer. Des fardeaux pesants sont là. Comment les chargera-t-il et les portera-t-il sur ses épaules ? Série d’exercices gradués, au cours desquels la sueur ruisselle le long des torses nus. Le marchand hésite encore entre deux individus. Lequel des deux est le plus souple, le plus robuste ? On doit le savoir de façon précise. Les deux hommes sont conviés à lutter jusqu’à épuisement de leurs forces, à subir, une fois de plus, la dérision insultante de la foule, qui hue le vaincu et acclame ironiquement le vainqueur.

...Or, ce petit prêtre que nous connaissons bien, M. Vincent de Paul, était astreint à toutes ces exhibitions dégradantes. Il en souffrait vivement, mais secrètement, à cause du respect qu’il avait pour l’homme, temple vivant de l’Esprit-Saint, à cause de l’ignoble mépris qui se manifestait ici pour l’œuvre divine du Rédempteur. Une infinie tristesse poignait son âme. Il ne s’inquiétait pas de lui-même, de quel Juif, Turc ou Maure l’acquerrait pour quelques piastres. Cela, le Seigneur Dieu en déciderait. Mais il s’épouvantait de cette terre livrée au mal, à la rapine, à la paresse, à la cruauté. Et, intérieurement, pour oublier un peu les sévices dont il était l’objet innocent, M. Vincent priait pour les Barbaresques.

   

 

 

 

CHAPITRE II

 

LES BARBARESQUES

 

 

Quels étaient donc exactement ces Barbaresques, dont l’image hante toute une part de notre histoire et de notre littérature ?

Des Turcs, race essentiellement rebelle à tout autre effort que la piraterie, le pillage et la guerre ; des Turcs venus d’Asie, pour saccager et transformer en déserts, en cités de misère et de poison cette Afrique du Nord que Rome avait faite si prospère au bord du grand lac méditerranéen.

Pour être tout à fait juste, ajoutons qu’ils n’étaient pas seuls. Partout où le banditisme règne en maître, il attire à lui tous les dévoyés, tous les rebuts de l’humanité. Nous venons de le constater, une effroyable lie déferlait sur ces côtes, où s’offrait presque légalement l’occasion constante de jouir sans rien faire, sinon par la violence et la cruauté.

Au moment qui nous occupe, cette insulte audacieuse au monde civilisé était de date relativement récente. L’Afrique romaine, envahie par les Vandales, de 429 à 445, délivrée par Bélisaire, avait été submergée par l’invasion arabe. Les Maures y avaient régné longtemps, non sans avoir résisté pied à pied aux Espagnols, qui, après avoir libéré leur propre territoire, s’efforçaient de les refouler encore. Sous l’ardente impulsion du cardinal Ximénès, ils avaient réussi à s’avancer jusqu’à Oran. C’est alors que la Barbarie apparut sous les espèces d’un terrible personnage, Baba-Aroudj, que les chrétiens nommaient Barberousse, bien qu’il ne ressemblât nullement au célèbre empereur Frédéric de Hohenstaufen.

Né vers l’an 879 de l’hégire, dans l’île de Lesbos, du spahi roumélien Yacoub et de la veuve d’un prêtre grec, ce garçon commença par être pêcheur ; puis, comme il supportait difficilement la pauvreté, il obtint un emploi de garde-chiourme à Constantinople. Débuts malheureux. Dès sa première sortie, la flotte des chevaliers de Rhodes captura sa galère, et, pendant deux ans, il prit la place de ses anciens forçats.

Ces deux ans furent terriblement décisifs pour sa destinée. Ils lui inspirèrent une haine féroce des chrétiens, le plan d’une puissance rivale à élever contre eux, tout un programme de sévices et de représailles... Pour réaliser ces rêves fiévreux, comment recouvrer la liberté ? Un hasard la lui donna.

Sélim, frère du Sultan, gouverneur de la Karmanie, souffrait de savoir des musulmans en esclavage. Il traita avec Rhodes de la rançon d’une quarantaine de captifs.

Aroudj ne comptait point parmi eux : mais il ramait dans la galère qui les transportait. Or, cette galère mouillait paisiblement auprès de Castelrosso, quand, soudain, un vent violent s’éleva, la tempête fit bondir la mer. Le bateau chassait sur ses ancres, menaçait de périr corps et biens. Tumulte inexprimable. Chacun songe à sauver sa vie. Le capitaine n’est plus écouté. Les matelots refusent d’obéir. Les esclaves, enchaînés à leurs bancs, poussent des cris de détresse... Alors, Aroudj, avec la farouche énergie du désespoir, parvint à briser ses fers. Blessé au pied, il plonge dans les flots, manque d’être englouti vingt fois. Ce n’est qu’après des efforts surhumains qu’il réussit à atteindre le rivage, à se cramponner, à demi-mort de fatigue et d’épouvante, sur la crête d’un rocher.

Le lendemain, recueilli et soigné par des paysans, il s’achemina vers Alexandrie, puis vers Constantinople, rompu à tous les métiers, tour à tour manœuvre, portefaix, batelier, et enfin timonier à bord d’un petit navire armé en course. Il comptait à peine vingt-cinq ans.

C’est là qu’il commença sa fortune, – par le crime. Au cours d’une révolte fomentée par lui, Aroudj assassina ses officiers et devint le chef des mutins, auxquels il avait promis des trésors. La chance tournant enfin en sa faveur, il appela ses frères pour les nommer ses lieutenants, et commença contre la chrétienté, avec son petit brigantin, la lutte gigantesque qui le rendit célèbre.

Ce jeune homme sans naissance, sans ressources, sans appuis, allait compter bientôt sous ses ordres quarante galères et se mesurerait avec André Doria.

Il apparut d’abord comme un sauveur aux musulmans d’Algérie durement pourchassés par les Espagnols ; mais ce fut pour les dominer à son tour et instaurer dans l’Afrique du Nord le gouvernement des pirates : dès 1534, il l’avait étendu jusqu’à Tunis.

Aroudj et ses successeurs, en effet, avaient beau posséder une organisation militaire, se donner comme les hommes-liges du Commandeur des Croyants au premier signe duquel ils accouraient, obéir à une discipline sévère, subir l’autorité d’un amiral nommé par le Sultan lui-même ; quand ils ne bataillaient point pour le Croissant contre l’Espagne, l’Empire ou Venise, ils ne se gênaient guère pour demander au brigandage le plus clair de leurs moyens d’existence.

Une ou deux fois par an, régulièrement, ils ravageaient les côtes de l’Italie, de la Sicile, de la Corse, de la Sardaigne, rendant la navigation à peu près impossible en Méditerranée, comme on vient de le voir. Ils razziaient les villages côtiers, continuellement agités d’une effroyable inquiétude... Et si tant de parties du littoral sont encore désertes, incultes, dominées seulement par des tours de guet érigées vers la mer, c’est que, pendant plus de quatre siècles, on n’a cessé de redouter ces forbans qui surgissaient brusquement de l’horizon, pillaient et brûlaient les demeures, massacraient les vieillards, enlevaient troupeaux et richesses, et emmenaient les habitants valides, les hommes pour ramer sur leurs galères, les enfants pour travailler comme esclaves, les femmes pour peupler les sérails.

La littérature n’échappe point à cette hantise. Cervantès a connu les bagnes du Maroc. Plus tard, ce sera notre Regnard qui, conduit en Alger avec la belle Mme de Prades, la délivrera, mais laissera l’infortuné M. de Prades dans les fers : le roman de la Provençale nous garde le souvenir de cette aventure. Le corsaire barbaresque à la grosse moustache, au yatagan formidable, sera à la cantonade de nos comédies classiques, de Cyrano de Bergerac à Molière, et la sinistre galère deviendra une invention burlesque des Fourberies de Scapin, pour l’esbaudissement des spectateurs.

Il n’y a là, pourtant, rien de comique. Dès le début, Aroudj et ses émules s’affirmèrent impitoyables.

On raconte que quatre navires chargés de gentilshommes ayant été capturés par lui, le bailli de Rhodes offrit pour la rançon de son neveu son poids en argent monnayé.

– Jamais ! répondit Barberousse.

Désespérés, les captifs ourdirent un vaste complot pour s’emparer des galères du port ; trahis par un renégat, ils furent livrés aux bourreaux et suppliciés avec des raffinements épouvantables : les uns assommés sous la bastonnade, les autres empalés ou pendus, ou précipités du haut des remparts, mis en croix, brûlés à petit feu, écrasés sous les sabots des chevaux, tandis que le peuple, accouru à ce spectacle, le contemplait en battant des mains.

...Barberousse fut tué à Tlemcen, en 1558, par les armées de Charles-Quint. Sa tête, plantée sur un drapeau, fut envoyée à Oran, et, de là, en Espagne, où elle passa de ville en ville, comme un hideux trophée.

 

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*    *

 

Malheureusement, sa mort ne terminait rien. Son frère, Kéir-ed-Din, allait prolonger sur l’Afrique du Nord la domination turque, qui continuerait jusqu’au XIXe siècle, tandis que s’organiserait, sous la protection d’une bannière rouge et blanche ornée d’un croissant bleu, la piraterie représentée par le bandit Dragut.

Celui-ci, mousse à treize ans, capitaine à quinze, était devenu le favori de Kéir-ed-Din. Sous ses ordres, il terrorisa la Méditerranée.

Bien entendu, il subit des revers. Un jour que, sur une plage corse, il partageait avec ses compagnons un riche butin razzié sur les côtes espagnoles et italiennes, surgit une puissante galère génoise, commandée par Giovanni Doria, neveu du célèbre amiral. Les Turcs courent aux armes... Trop tard ! Un millier de paysans corses dévalent de leurs montagnes pour prêter main-forte aux Génois. Dragut arbora le drapeau blanc et se rendit à la seule condition d’avoir la vie sauve.

– Se peut-il, s’écria-t-il avec rage, qu’on se laisse capturer par une femme sans barbe !

Il formulait ainsi une allusion méprisante à la jeunesse de son vainqueur.

Celui-ci fut trop généreux envers un pareil forban. Il finit par le relâcher, moyennant 300 000 écus, et sous les menaces de la Sublime Porte. Dragut recommença ses courses avec une fureur redoublée.

C’est lui qui étendit à la Tunisie, de façon définitive, la domination turque. Lorsque Kéir-ed-Din mourut, en effet, il se jura de l’égaler en devenant roi à son tour.

Muley-Hassan, souverain maure, rétabli une première fois sur son trône par Charles-Quint, sentait le danger d’un tel voisinage. Il insistait sans cesse pour que l’Empereur renforçât les garnisons de Malte et de Tripoli. Ne recevant aucune réponse, il quitta sa capitale et vint exposer ses doléances et ses craintes au vice-roi de Sicile. Celui-ci le combla d’honneurs et de bonnes paroles, mais ne lui accorda rien. Or, pendant ces négociations, la trahison faisait son œuvre à Tunis. Le fils aîné du roi, le prince Hamida, y surprenait le maure Mohammed, investi par son père du gouvernement, ainsi que le renégat corse Caïd-Ferrath, chef de la Kasbah, les faisait égorger tous les deux et s’emparait du pouvoir. Malgré le secours des chrétiens, Muley-Hassan vaincu, prisonnier, les yeux crevés, ne serait plus désormais qu’une sorte de fantôme dont les partis se serviraient comme d’un épouvantail.

Dragut tout le premier : accourant de Naples avec sa flotte, il offrit à Hamida, moyennant des vivres, des boulets, de la poudre, de le protéger contre un retour offensif de son père. Pacte conclu en février 1550. À la tête de trente-six galères amplement ravitaillées, le bandit commença par s’emparer de Souse et de Monastir, en compagnie de Hesar-Reïs et de Kaïd-Ali. Puis il se porta sur Africa, place réputée inexpugnable. Bah ! le corsaire corrompit un des chefs, qui lui livra deux forts. La ville était à sa merci. Il couronna sa victoire en faisant empaler son complice.

Ainsi, la Tunisie presque tout entière tombait, elle aussi, aux mains des Turcs. Ils ne laissèrent aux Maures que leur capitale jusqu’en 1574, d’ailleurs, où Occhiali revint à la charge, massacra les Arabes comme les chrétiens et chassa le dernier roi, Muley Mohammed el Hafsi, et sa dynastie.

À partir de ce moment, les grands ports de la côte africaine ne sont plus que des repaires de pirates. Gazi-Moustapha, Ouloudj Ali, Hassan Keleh, Mohammed Reïs, Sanjak dar Reïs, Deli-Jafar, Kara Gazi, vingt autres, suivent les traces de Barberousse et de Dragut. Les alentours du bassin méditerranéen se couvrent de décombres.

            Les Turcs ont passé par là, tout est ruine et deuil...

Parfois, dans quelque île, hier souriante et fleurie, aujourd’hui dévastée, Procita ou quelque autre, ils avaient l’audace de parquer leur butin, d’arborer le drapeau blanc des parlementaires, et d’y trafiquer de leurs vols à main armée. Venez tous, venez sans crainte ! Ceux qui veulent racheter leurs femmes, leurs enfants, leurs vieux parents enlevés à Pouzzoles ou à Castellamare ! Pourvu que vous apportiez une rançon raisonnable en beaux écus comptants, vous trouverez les plus courtois, les plus accommodants des pirates. Sauf peut-être si la fille est capable de plaire au bey de Tunis, ou même à Sa Hautesse. Et puis, aussi, malgré la trêve proclamée, si quelque galère chrétienne passe trop près du bazar improvisé, par exemple celle de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, portant les vingt mille ducats que lui fournissent les commanderies du royaume de Naples : « Alerte ! Il y a encore du butin en mer ! Embarquons ! » Les galiotes se précipitent ; on aborde ; les Turcs envahissent le pont, sabre en main ; ce sont des soldats prodigieux... En peu de temps, les enseignes catholiques sont amenées, les cadavres des vaincus jetés à la mer, et l’on recommence de plus belle le marché interrompu.

 

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*    *

 

Contre un pareil état de choses, la situation des États chrétiens se révélait très difficile. Le Saint-Père, par la bulle In coena Domini, défendait expressément de vendre aux Barbaresques des armes, des munitions et, en général, tout ce qui pouvait servir à leurs galères. Les rois de France agissaient de même. Et l’on connaît les expéditions malheureuses ou éphémères de Charles-Quint. C’est que cette gigantesque piraterie, que nous essayons d’évoquer ici, se compliquait de questions politiques, comme aujourd’hui la situation internationale des Soviets.

Au-dessus, ou mieux, à côté des corsaires, l’Afrique du Nord montrait un semblant de gouvernement régulier, qui relevait du sultan de Constantinople, constituait une sorte de résurrection de l’Empire d’Orient, contre le Saint-Empire d’Occident. La diplomatie ne pouvait l’ignorer, et, tour à tour, les États chrétiens avaient même été obligés de s’appuyer sur les mécréants qu’ils pourchassaient naguère dans leurs croisades et qui, maintenant, à leur tour, faisaient peser sur le monde civilisé une perpétuelle menace. Par la péninsule des Balkans entièrement en son pouvoir, comme par les rivages d’Afrique, jusqu’au Maroc, l'Asie, envahie naguère par les compagnons et les émules de Godefroi de Bouillon, enserrait la chrétienté dans les deux branches d’une tenaille gigantesque. Nous qui n’avons connu que « l’homme malade », perpétuellement refoulé et traqué dans Stamboul, nous oublions facilement la situation paradoxale de Charles-Quint et de Louis XIV. Jusqu’à notre époque, le drapeau vert flottera au-dessus de l’étendard des corsaires, à Tanger, à Alger, à Tripoli, comme à Tunis, couvrant ainsi de la puissance du vaste empire islamique les pires exactions dont puisse rougir l’humanité.

Car, dans ces nids de voleurs, il y a des représentants officiels du Commandeur des Croyants : ici un dey, là des beys ou des pachas, délégués par la Sublime Porte, ou élus par les divans, assemblées de fonctionnaires chargés de la marine, du trésor, des domaines, de l’armée.

Cette armée, ou odjak, s’affirmait la véritable maîtresse du pays. Soumise en apparence au bey et à l’agha, qui la commandait, elle s’en débarrassait aisément quand ils cessaient de lui plaire : le régime turc dans toute son horreur. Cette milice, en effet, correspondait aux janissaires ; mais ici, ce n’était qu’un ramassis d’aventuriers, bien inférieurs à ceux de Constantinople, une racaille dont les sultans n’auraient pas voulu et dont ils se débarrassaient en les expédiant au loin.

À côté de ces sortes de prétoriens, qui maintenaient malgré tout son allure nationale à la caverne d’Ali-Baba, prospéraient et se prélassaient les reïs, anciens compagnons de Barberousse et de Dragut dans les expéditions maritimes. Écartés systématiquement du pouvoir, pour ne pas le compromettre, et dans l’intérêt de leur propre sûreté, ils ne pensaient qu’à s’enrichir et à exercer une influence locale, qui leur permit de se soustraire aux exigences des pachas et à la turbulence de l’odjak. À cet effet, ils avaient constitué une puissante corporation nommée taïffe, qui tenait en respect leurs rivaux. Alertes, hardis, intelligents, habitués à la course, ils composaient une espèce d’aristocratie du vol et de la rapine, installée près du bassin dans un quartier à eux, sorte de forteresse qu’entourait leur nombreuse clientèle cordiers, constructeurs de bâtiments, fabricants de goudron et de brai, vendeurs de biscuits et de poissons salés, et, plus loin, marchands d’esclaves, trafiqueurs de cargaisons et de butins.

Là, en Alger comme à Tunis, nous sommes au cœur de la vieille ville : la population ne vivait que des expéditions des reïs. Quand la course s’arrêtait, languissait, ne donnait plus de profits, tous, Turcs, Arabes, chrétiens et renégats, maîtres et esclaves, incapables de travailler et de produire quoi que ce soit, mouraient littéralement de faim. Le bey, privé du plus important de ses revenus, ne pouvait même plus solder ses janissaires. Des émeutes éclataient et se terminaient fréquemment par le massacre du pacha et de ses conseillers.

Mais aussi, quand une prise entrait dans le port, quel changement ! Voilà la raison de la liesse extraordinaire que nous venons d’essayer de décrire.

Les armateurs se réjouissaient des gains qu’allait leur rapporter l’argent engagé dans l’armement des navires. Les négociants achetaient esclaves et marchandises ou vendaient aux nouveaux débarqués tout ce qu’ils possédaient en magasin d’habits et de victuailles. Chacun célébrait les corsaires. C’est ainsi que la Taïffe, pourtant sans aucun pouvoir officiel, déclenchait à son gré le calme ou la révolte.

Ces bandits ploutocrates de la deuxième époque, Sinan le Juif, Carcia Diabolo, Arnaute Reïs, Marni Reïs et le plus fameux de tous, Ali Bitchin, vivaient avec somptuosité. Haïs des mauresques, méprisés des femmes turques, ils s’entouraient d’esclaves, et surtout de jeunes pages qu’ils couvraient de damas, de satin et de velours, de chaînes d’or et d’argent, d’armes ciselées et damasquinées.

On ne cessait de rappeler leurs exploits avec orgueil. Voici, par exemple, le grand More, qui avait pris à l’abordage, pour son coup d’essai, le galion de Naples, chargé de blé, de dix mille paires de bas de soie, de vingt caisses de fil d’or, de dix caisses de brocatelle, de soixante-seize canons, de dix mille boulets et de cent trente hommes, immédiatement réduits en esclavage !

Voici Hamida ben Negro, qui avait failli capturer don Juan d’Autriche lui-même et s’empara de la galère la Sainte-Agathe, où se trouvaient huit cent mille réaux, les riches bagages du marquis de La Serra et un grand nombre de gens de qualité, soumis à d’énormes rançons.

Voici, plus tard, Kara Oges, qui, dégoûté du métier de portefaix, radoube une vieille barque abandonnée, prend la mer au hasard, et, grâce à son audace inouïe, met la main sur le vaisseau marseillais Notre-Dame-de-la-Garde, dont il vend la cargaison quatre cent mille livres.

Voici enfin Piccimino, Vénitien, devenu musulman sous le nom d’Ali Bitchin.

Celui-là, grand amiral d’Alger, du consentement des pachas et de la Sublime Porte, détenait d’incalculables richesses, près de trois mille captifs répartis sur sa flotte et sur ses immenses propriétés, sans compter cinq à six cents esclaves, enfermés dans un bagne contigu à son palais.

Il ne sortait qu’entouré et suivi d’une garde de fantassins et de cavaliers armés de pied en cap ! Aristocrate élégant et corrompu, il opposait dédaigneusement au fanatisme de la populace un scepticisme bien rare sous le turban.

Un esclave lui annonce-t-il, pour essayer de capter ses bonnes grâces, qu’il veut abjurer sa foi ? Il le fait bâtonner jusqu’au moment où ce misérable lui avouera qu’il a parlé de renier son Dieu dans l’espoir d’échapper aux galères.

– Je remets les chrétiens dans le christianisme à grands coups de bâton, disait-il.

Un autre jour, un de ses serviteurs lui rapporte un diamant d’une valeur inestimable, qu’il avait cru perdu.

– Tiens ! lui crie-t-il, en lui jetant une pièce de monnaie, vas acheter une corde pour te pendre, bête brute qui avais trouvé la liberté et n’as pas su la garder !

Avec tout cela, il y avait en lui du gentilhomme : il méprisait les lâches et respectait la parole donnée.

Dans une incursion qu’il fit aux environs d’Oran, il se vit accoster par un chef musulman, qui lui avoua :

– Le grand chagrin de ma vie est de n’avoir pas encore sacrifié un chrétien de ma propre main. Action méritoire et qui plaît tant à Mahomet ! Votre Seigneurie, qui a tant d’esclaves, ne pourrait-elle pas m’en donner un, pour me permettre d’accomplir une œuvre aussi sainte ?

Ali le considéra avec une profonde ironie.

– Volontiers, répondit-il. Tu vois ce petit bois ? Je vais t’y envoyer la victime que tu désires si pieusement.

Quelques instants après, le Maure, tout joyeux, qui aiguisait son couteau, vit apparaître un vigoureux soldat espagnol, armé d’une bonne épée et d’une dague : et le chrétien chargea le pauvre homme avec une telle impétuosité, qu’il fut obligé, le fer aux chausses, de se réfugier auprès d’Ali Bitchin, au milieu d’une tempête d’éclats de rire et de huées.

Une autre fois, comme on avait amené au pirate la fille d’un riche marchand de Valence, le père vint offrir rançon pour lui et pour son enfant.

Six mille patagons ! tel est le chiffre que fixa dédaigneusement le grand Amiral.

– Oh ! Seigneur, protesta timidement un renégat de sa suite, cet Espagnol est beaucoup plus riche que Votre Grâce ne l’imagine. Il peut payer quatre fois davantage.

– Ma parole est ma parole ! gronda le maître. Allez !

Et les deux captifs furent incontinent remis en liberté.

On pourrait multiplier ainsi les anecdotes sur ces étranges et féroces personnages, qui se détachent avec un tel éclat en face de l’Europe renaissante et classique. Ce serait refaire maladroitement les Orientales, où passe toute la marine barbaresque.

Nous croyons en avoir dit assez pour indiquer dans quel guêpier infernal, dans quel cloaque de vices et de crimes, monsieur Vincent venait d’être jeté.

 

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En face de cette négation constante de la plus élémentaire morale, de la plus rudimentaire humanité, les réactions, jusque-là, s’étaient révélées insuffisantes. Au début, en 1541, Charles-Quint, nous l’avons rappelé, avait essayé de détruire ce repaire de bêtes féroces. Muni d’absolutions et d’indulgences par le pape Paul III, il arriva devant Alger, avec cent vaisseaux et vingt galères portant trente mille hommes. Il débarqua au cap Matifou et construisit le fort de l’Empereur, d’où il espérait bombarder et ruiner l’aire principale des vautours ottomans.

Tout semblait lui promettre une victoire pareille à celle qu’il avait remportée devant Tunis sept ans auparavant. Une simple muraille entourait Alger, dont la garnison comprenait à peine huit cents Turcs et six mille Maures.

Allah, sans doute, protégea ses fidèles ! Le premier assaut, mené avec trop d’impétuosité par les chevaliers de Malte, échoua devant la porte de Bab-Azoum, et il ne fallut pas moins que l’intervention personnelle de l’Empereur pour empêcher que l’affaire se terminât en déroute.

« L’Allemand, a dit le duc d’Albe, a généralement l’aplomb d’un vieux soldat ; mais si vous voulez qu’il se montre ferme, ne le mettez pas en présence de compagnons qui fuient. »

Cette fois, l’énergie farouche de Charles-Quint, le dévouement de sa garde rétablirent le combat sous une nuit de pluie, de grêle et de vent.

Car le mauvais temps s’était mis de la partie. Le 24 octobre, de grandes lames de fond annoncèrent la tempête, qui se déchaîna, le lendemain, avec une incroyable furie. Les ancres s’arrachaient, les câbles se rompaient, les navires s’entrechoquaient et roulaient bord sur bord à tel point que parfois leurs hunes trempaient dans les eaux. La division espagnole, formée de vaisseaux à voiles, sombra presque tout entière aux yeux de l’Empereur consterné : elle perdit, à elle seule, cent cinquante unités.

Les galères résistaient mieux ; à la fin, les forces manquèrent à leur chiourme : quatorze d’entre elles s'échouèrent ; et il fallut toute l’énergie de Don Antonio d’Aragon pour arracher les naufragés aux bandes de Turcs et de Maures, qui, profitant du désordre, accouraient pour les massacrer.

Le rembarquement, qui se prolongea jusqu’au début de novembre, ne put s’effectuer qu’avec les plus grands efforts, au travers de mille obstacles. Certains navires furent jetés à la côte et les soldats qu’ils portaient massacrés ou réduits en captivité ! Les prisonniers furent tellement nombreux que l’on pouvait, à cette époque, paraît-il, « acheter un esclave pour un oignon ». Avec leur butin, les Barbaresques armèrent Alger, l’encerclèrent d’infranchissables murailles, consolidèrent les forts de l’Empereur, des Vingt-quatre Heures et de Bab-Agour, élevés et abandonnés par leur terrible adversaire. Cette attaque malheureuse n’avait servi qu’à décupler leur puissance.

La défaite de Charles-Quint venait de n’avoir écouté les conseils de personne, ni du pape Paul III, ni d’André Doria, qui lui avait répété : « Il n’y a que deux ports en Afrique : juin et juillet. » Un siècle après, un religieux de Saint-Maur, longtemps captif des Turcs, écrivait :

 

D’effroyables tempêtes dévastent, aux mois d’octobre et de novembre, la côte de Barbarie. J’ai vu, par une matinée, vingt-sept vaisseaux de corsaires jetés sur le rivage et brisés en un instant. Vingt mille hommes sont nécessaires pour la conquête d’Alger. Il faudrait y aborder vers la fin d’avril, ou en mai, ou, pour le moins, au mois de juin. Les chaleurs sont alors assez véhémentes. Je voudrais débarquer l’armée sûrement, facilement, commodément, sans perdre un seul homme. Par quel procédé ? Le voici : il faudrait d’abord, pour ôter tout ombrage, faire mouiller tous les vaisseaux dans la rade, assez près de la ville ; là, faire semblant, un jour ou deux, de tenter la descente, faire avancer les galères de ce côté, afin que l’ennemi mît en cet endroit toute son application. Une belle nuit, on appareillerait et on s’en irait droit à l’occident d’Alger, du côté de Cherchell, où l’on arriverait avant le jour. À la pointe du jour, on débarquerait le monde sans péril. Le fond est très sain, les vaisseaux pourraient battre la terre de leur canon 1.

 

Pour suivre et appliquer ces conseils, on attendrait encore bien longtemps. Au XVIIe siècle, les Beaufort, les Duquesne, les d’Estrées essaieraient vainement de vaincre les pirates africains ou de les intimider ; et, jusqu’en 1830, les navires de commerce, dans la Méditerranée, en seraient réduits à se défendre par leur initiative privée, soit en formant de véritables caravanes, soit en se faisant escorter de vaisseaux sérieusement armés.

Au moment où monsieur Vincent débarquait à Tunis, la situation était plus insoluble et plus cruelle que jamais. Vainqueurs du puissant Empereur, les corsaires se croyaient tout permis et redoublaient leurs courses et leurs exactions. « La teneur du nom musulman, écrivait l’historien d’Aroudj et de Khaïr-ed-Din, reste profondément gravée dans le cœur des infidèles. »

S’il ne tremblait pas, ayant mis sa confiance en la toute-puissance de Dieu, notre jeune saint gascon était trop avisé, comme ceux de sa race, pour se bercer d’illusions sur le sort qui l’attendait.

Au point de vue purement humain, aucun moyen de sortir de là, aucun espoir de reprendre, un jour, la carrière ecclésiastique dans sa patrie. Rien n’était pratiquement organisé pour combattre l’esclavage qui entassait dans ce pays maudit des milliers de malheureux. L’Europe assistait, impuissante, à cette abominable résurrection de ce que le paganisme antique avait eu de plus odieux. À la féroce brutalité turque, à la haine fanatique du nom chrétien, le climat, les mauvaises conditions d’existence, les maladies ajoutaient un poids qui entraînait à la mort des troupeaux de malheureux.

À cet enfer matériel s’ajoutait, plus terrible encore, un enfer moral, qui allait se révéler peu à peu. Il semblait que Dieu fût absent de ces rives maudites, où, seuls, régnaient sous forme humaine les sept péchés capitaux. Ils obstruaient tout l’horizon, dénaturaient la lumière du ciel ; à tel point qu’un grand nombre de désespérés perdaient courage, reniaient la foi de leur baptême, s’enlisaient dans cette boue, oubliaient ce qui les rendait dignes du nom d’homme.

On dirait qu’à cette heure critique des siècles, où après tant de luttes fratricides, le monde chrétien haletait vers un grand élan sauveur de charité, la Providence, ayant choisi notre Vincent pour cet effort sublime, a voulu le mettre en présence, que dis-je ? voulait lui faire toucher du doigt ce que le monde avait de plus cruel, de plus injuste, de plus inique, étaler devant lui les misères physiques et morales les plus désespérées, afin que son jeune cœur en fût bouleversé pour toujours, et qu’il ne cessât plus, durant son apostolat de soixante années, de répéter le Misereor super turbam.

 

 

 

  

CHAPITRE III

 

LE PAUVRE PÊCHEUR

 

 

Le supplice du badistan ne se prolongea pas beaucoup pour l’abbé Vincent. Sa mine robuste et saine, son air de douceur et de soumission, son allure paysanne agréèrent à un Maure de la Goulette, qui l’acheta – pas bien cher – et l’emmena chez lui.

Tout valait mieux que la continuation de ce hideux marché ou que le bagne, régi par les Turcs.

Le propriétaire du jeune homme, s’il ne se distinguait point par une excessive activité, avait tout de même un semblant de métier, chose assez rare en ce pays où la plus abominable paresse engourdissait les habitants. S’il ne cultivait pas une terre dès longtemps en friche, abandonnée aux sables et aux ronces, il se livrait à la pêche le long des côtes.

Occupation qui aurait pu être amplement fructueuse, car ces rivages de Tunisie sont abondants en poissons, comme le rouget, la sardine, le thon ; en coquillages, comme les huîtres, les clovisses, les oursins, les moules ; en crustacés, comme les crevettes et les homards. Plus industrieux, il aurait su arracher aux flots les éponges, et même du précieux corail. Mais c’était un homme sans énergie et sans ambition, qui se contentait de louvoyer près des falaises avec son petit bateau et de laisser son esclave prendre ce qu’Allah lui envoyait.

Vincent n’eut donc pas été très malheureux chez cet infidèle, qui ne le rudoyait guère, si, par une contradiction bizarre chez un riverain du golfe de Gascogne, son tempérament à la fois bilieux et sanguin avait pu s’accommoder de cette existence amphibie. Mais le mal de mer tenaillait son estomac et son foie, dès que la coquille de noix qui le portait commençait à danser sur les lames courtes de la Méditerranée. Il devenait alors totalement incapable de se livrer au moindre travail. Il ne lui restait plus qu’à s’allonger au fond de la barque, à fermer les yeux, et à espérer le moment de regagner la Goulette.

Dans ces longues heures d’affaissement et de confuse souffrance, sa vie défilait derrière le rideau baissé de ses paupières. Il n’était plus en Afrique, sous le soleil de plomb fondu de la Tunisie, mais dans un climat plus frais et plus doux, constamment balayé par les vents pluvieux de l’Atlantique. C’était Pouy, là-bas, en Marensin, le petit village en terre battue, en pans de bois et en torchis, où vivaient encore son père Jean de Paul, sa mère Bertrande de Moras, et ses cinq frères et sœurs : Jean, Bernard, Gayon, Marie et Marie surnommée Claudine, pour la distinguer de son aînée. Une famille paysanne, tout ce qu’il y avait de plus paysan : ce ne sera que beaucoup plus tard, plus de deux cents ans après, qu’on aura l’idée saugrenue de faire de la particule un titre de noblesse 2.

Oh ! en soi, la vie de pêcheur ne l’effraie pas, notre Vincent : il a été berger. Et berger dans les Landes, sous Henri III, c’est-à-dire au moment des plus épouvantables cataclysmes qui aient ravagé un pays chrétien.

Songe-t-on un peu, quand on considère ces régions gasconnes, aujourd’hui loin des guerres et des conflagrations européennes, cultivées, assainies, sauvées des marais, des sables, de la mer, ce qu’elles furent à cette époque ? Le champ de bataille de la France. Tout près, c’est la Navarre avec Jeanne d’Albret et son fils ; à l’est, Blaise de Monluc et Montgomery, tour à tour, brûlent les villes, ravagent les moissons, passent les habitants au fil de l’épée. Une seule chance d’échapper à ces bourrasques rivales : se réfugier aux solitudes, comme les Paul : mais alors quelle existence ! Un toit de chaume dont on partage l’abri avec un bétail encombrant et malodorant ; de misérables grabats allongés dans une salle commune établie à même le sol ; comme nourriture, jamais de viande, très peu de vin, un peu de cidre médiocre : seulement de la bouillie de millet, de la farine de maïs cuite dans un pot, duquel on tire tant qu’il en reste.

Tristes hivers, quand les souffles furieux de l’Océan hurlent aux portes, rabattent la fumée du toit ; mieux valait s’en aller, petit pâtre nu-pieds, vêtu d’une peau de mouton, un bissac à l’épaule, le bâton à la main, un cantique aux lèvres.

Berger, oui, berger, il a été cela, toute son enfance, l’abbé Vincent, et il ne le regrette pas. Plus tard, par humilité, il dira même qu’il a été porcher... Et, au fait, que penseriez-vous d’une maison de paysans gascons, où il n’y aurait pas le « pauvre monsieur » habillé de soie, dont le trépas marque la plus grande fête de l’année ?

Il se revoit, avec son troupeau et son chien, sur les routes de ce pays si plat, que l’on croit toujours y voir apparaître la marée au bout de l’horizon. Il l’a parcouru dans tous les sens ; parfois même, il en sortait. Quelques-unes de ses randonnées solitaires ne l’ont-elles pas amené jusqu’en Chalosse ? Il couche au hasard, n’importe où, dans les étables, mange à la grâce de Dieu. Une vie de sauvage et de vagabond.

Cependant, déjà, une vie de petit saint. Il prie, il chante les louanges du Seigneur avec une de ces belles voix de Gascogne, aiguës et perçantes d’abord, rondes et pleines plus tard, faites pour le latin et la langue d'oc. Jamais de dissipation, de mauvaises compagnies. Il trouve le moyen d’économiser sur les maigres ressources de ses voyages une somme énorme, trente sols ! Seulement, un jour, il a vu un vieux pauvre assis au coin d’une borne, qui tendait, de sous ses haillons sa main calleuse et terreuse... Son cœur s’est fendu... Il a mis tout son trésor dans cette main inconnue, en songeant que, d’après l’Écriture, c’était celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

À qui doit-il cette précoce sainteté, cette flamme de charité, qui, dès l’enfance, l’embrase tout entier ? À la protection de Dieu, bien sûr, de Dieu qui a de grands desseins sur lui ; et aussi à l’exemple admirable de ses parents, gens simples et tout pétris d’Évangile par une longue hérédité.

On s’est complu à nous présenter Vincent entrant, le béret à la main, dans les églises de son pays, et même de Notre-Dame de Buglose, qui n’existait pas encore. Hélas ! comme l’écrit un contemporain, « les églises qui avaient échappé à la fureur des impies, principalement à la campagne, n’étaient plus couvertes que de chaume, ruinées pour la plupart, sans livres, ornements et plusieurs sans tabernacles. Le Fils Dieu y était logé en des ciboires de cuivre tout verdis et à demi pourris, les hosties quelquefois pleines de vers ou mangées de souris ».

À proprement parler, aucune vie rituelle pour un paysan comme cela, à cette époque. Si le pauvre pêcheur de la Goulette remonte dans ses rêves à ce moment de sa vie, il n’y retrouve aucune de ces figures de prêtres, qui, en général, rayonnent sur la mémoire des hommes. Ah ! Seigneur ! À quel degré est descendu le clergé de nos campagnes ! L’état ecclésiastique apparaissait tout bonnement comme le plus facile des métiers, y entrait qui voulait. Vincent, lui-même, le formulera nettement plus tard : « Un homme, après sa théologie, après sa philosophie, après les moindres études, après un peu de latin, s’en allait dans une cure et y administrait les sacrements à sa mode. »

Le Concile de Trente était loin d’être appliqué. Les desservants savaient tout juste lire, écrire et bafouiller un peu de plain-chant. Un pieux auteur rapporte que, dans une assemblée de prêtres, il ne s’en trouva pas un qui sut expliquer ce verset, pourtant assez facile, du Magnificat : « Dispersit superbos mente cordis sui. » Ils étaient, d’après un autre, si parfaitement ignorants des mystères de la religion qu’ils avaient pour tache d’enseigner, qu’on en rencontrait qui ne connaissaient pas même Jésus-Christ et ne pouvaient dire combien il y avait en lui de natures ! Chose inouïe, des curés exerçaient le ministère sacré de la confession sans savoir par cœur les paroles sacramentelles de l’absolution ! D’autres se montraient incapables de dire la messe : certains la commençaient au Pater noster ; d’aucuns prenaient leur chasuble à la main et récitaient ainsi l’Introïbo ; ils s’habillaient complètement quand ils en avaient le loisir, au cours du divin Sacrifice. Encore faut-il s’entendre. Beaucoup ignoraient la soutane, et s’en allaient vêtus n’importe comment. Au moment où ils devaient officier, ils passaient les ornements sacerdotaux sur leurs justaucorps, sur des habits sordides, quelquefois sur des mandilles de laquais.

Du fond de sa barque, doucement ballottée, Vincent, les yeux fermés, entend venir à lui la rumeur innombrable de la Méditerranée. Pour éloigner le mal de mer, il cherche à se leurrer, à écarter l’idée qu’il est le jouet des vagues. Tout ce qui pleure, tout ce qui gronde, tout ce qui sanglote, cette immense plainte qui l’environne, n’est-ce pas le gémissement des âmes sans pasteurs et sans secours ? Ah ! qu’il lui soit donné d'échapper à ses nouveaux maîtres, de rentrer en France, avec quelle ardeur ne courra-t-il pas à ces abandonnés ! Il faut leur envoyer des missionnaires, comme il en faudrait ici-même, chez les Maures et chez les Turcs.

Certes, il ne l’ignore pas, il y a, en France, depuis un demi-siècle, des séminaires ; mais, dans la plupart, les élèves destinés à l’Église ne servent que de laquais à Messieurs les Chanoines pour leur porter la queue, d'où leur nom de « caudataires » ; l’instruction n’y est réellement donnée qu’aux fils de bourgeois, au détriment des pauvres...

Toujours, autour de ses pensées, reviennent les humbles, les esclaves, les sacrifiés d’ici-bas ! Comme si, même pour le monde chrétien, Notre-Seigneur n’avait pas parlé !

 

*

*    *

 

Cependant, par une protection spéciale de la Providence, il n’a été poussé dans les ordres, lui, qu’après une solide éducation. À quatorze ans, son père, frappé de ses dispositions, l’avait conduit aux Pères Cordeliers, qui, à Dax, moyennant soixante livres par an, prenaient des pensionnaires, qu’ils envoyaient au collège religieux, contigu à leur couvent. Désormais, ce fut pour lui une existence tellement différente ! Le petit sauvageon des Landes se mettra au travail intellectuel pour de longues années, et avec une ardeur et un succès tels que d’autres dangers naîtront pour lui. Certes, le milieu s’affirme privilégié, où il se plonge avec délices dans les lettres humaines et divines, ce grand saint qui deviendra l’un de nos plus savoureux prosateurs français. Il ne ressent plus le contrecoup de tant de guerres, de dévastations et d’incendies. Un autre Gascon est monté sur le trône de France pour faire cesser tant de désordres, et sa toute-puissante protection s’étend plus particulièrement sur sa province. Vincent brille dans ses classes. Il en oublie presque ses anciennes campagnes monotones, où il déambulait jadis derrière son troupeau, sans jamais rencontrer que chapelles en ruines ou sanctuaires déserts. Au milieu de ces bons Pères et de ces savants professeurs, n’a-t-il pas été exposé à se faire une idée bien bassement humaine de la vocation ? N’a-t-il pas été tenté par orgueil ? Il se souvient encore avec honte du plus lourd péché de sa jeunesse studieuse, alors qu’il rougissait de sa famille rustique, et surtout de son père, de son pauvre père, assez grossièrement vêtu et un peu boiteux, qui s’imposait de si lourds sacrifices pour qu’il pût occuper plus tard un rang honorable dans le clergé. Un jour, n’a-t-il point poussé l’ingratitude jusqu’à refuser d’aller le voir au parloir, alors que le bonhomme, avec ses houseaux crottés et son bonnet à la coquarde, avait fait le chemin de Dax pour l’embrasser ?... Est-ce possible ! Ah ! il est bien puni, maintenant ! Esclave en Barbarie, reverra-t-il jamais l’Europe, et la France, et la Gascogne ? N’est-il pas pour jamais séparé de ceux qu’il aimait ?

Évidemment, il s’en rend compte au long de ses heures de solitude maritime, ces études savantes sont un bien grand danger pour l’esprit et le cœur. Il a tellement travaillé, après le long repos de ses quatorze ans de bergerie ! De très bonne heure, la chaleureuse recommandation du Père gardien des Cordeliers l’a introduit comme précepteur chez Me de Comet, à la fois avocat à Dax et juge de Pouy ; il continue à suivre les cours, mais, ses moindres loisirs, il les emploie à l’éducation de jeunes enfants ; il apprend et il enseigne. Que lui reste-t-il pour la méditation et la prière ? C’est peut-être pour rattraper ce temps sacrifié que Dieu lui accorde la grâce de le jeter chez les Barbaresques, d’être un esclave malade, et, par force, inoccupé.

Sans cela, le sort en était jeté : il eût été professeur. Professeur ecclésiastique, certes : dès le 20 décembre 1596, il a pu se rendre à Bidache, avec la permission du vénérable Chapitre de Dax, le siège épiscopal étant vacant, afin de recevoir la tonsure et les ordres mineurs des mains de Mgr Salvat Diharce, évêque de Tarbes ; mais il ne rêve que d’étudier encore et toujours. Ce cerveau longtemps demeuré en friche s’adonne au travail avec une sorte de passion. C’est alors qu’il s’orientera vers la grande ville renommée entre toutes « pour apprendre », vers Toulouse.

Quand il y arriva, elle frémissait encore du douloureux soubresaut des guerres fratricides, qui, depuis soixante ans, l’avaient ensanglantée. Une fois de plus, elle méritait autrement que par ses briques son surnom de « ville rouge ». Rabelais s’en était enfui, épouvanté. Après tant de supplices, d’émeutes, de bagarres, le Parlement et les Capitouls se voyaient forcés d’intervenir à tout moment pour surveiller la vie universitaire, empêcher les étudiants de porter des armes, réprimer les émeutes et leurs sévices.

Étrange ville ! Vincent en fut un peu effrayé. Il se souvenait d’une affaire qui avait mis toute la population en émoi : des troubles sur la bizarre place que surmontait le clocher inégal de la cathédrale Saint-Étienne, et deux jeunes gens, Firmin et Claude de Rousselet, y massacrant, sans autre forme de procès, le capitoul Céléry, qui s’efforçait de rétablir l’ordre. Quel hourvari ! Quelles disputes ! Le peuple partagé en deux camps, les uns tenant pour la municipalité siégeant au Capitole, qui frappait de mort les meurtriers de leur collègue, les autres, les nobles et les écoliers, rangés autour du Parlement, qui commuait la peine en cinq ans de bannissement et deux cents livres d'amende. Il revoyait, au milieu d’un tohu-bohu sans nom, d’une tempête d’invectives et de bourrades, les deux coupables amenés en chemise, la hart au col, ans la Grand’Chambre, et obligés de s’agenouiller humblement sur le carreau, devant Messieurs les Capitouls... Encore un endroit sur la terre où ne régnait guère la charité de Jésus-Christ !

Pour oublier cette ville brûlante, rongée par le soleil et le vent d’autan, ses ruelles d’émeute, sa foule criarde, bavarde et passionnée, Vincent se réfugiait dans les cloîtres de l’Université, où pontifiaient les Frères Prêcheurs, rangés autour des insignes reliques de leur maître saint Thomas d’Aquin, les Carmes, les Augustins, les Bernardins, occupant quatre chaires sur sept de l’illustre Faculté de Théologie. Il n’avait pas obtenu de bourse, mais les économies réalisées chez M. de Comet lui permirent de payer pension dans le collège créé par le cardinal Pierre de Foix, élève encore la masse de son donjon carré, auprès du clocher des Cordeliers.

Laissons la Toulouse batailleuse et ligueuse évoquer morts de ses discordes d’hier dans les disputes des vivants ; oublions les anciennes haines qui frémissent encore dans les remparts ébréchés et les quartiers incendiés ; au paisible carillon de cent chapelles, sous les clochers octogonaux du quartier des Écoles sur lequel veille Saint-Sernin, ne connaissons que Toulouse la Sainte et Toulouse la savante, où des maîtres éminents groupent autour de leur chaire des centaines d’auditeurs, où tout palpite du désir de savoir. Pendant sept années, Vincent de Paul, ignoré, travaillera, étudiant modèle, dans ce cadre incomparable de lumière, de couleur et de musique. Le petit pâtre de Gascogne s’y fera une âme d’humaniste.

Comme elles sont loin les randonnées à travers le Marensin et la Chalosse ! Il ne reviendra là-bas qu’à l’occasion de la mort de son père (7 février 1598), puis, vers la fin de la même année, pour recevoir le sous-diaconat, à Tarbes, des mains de Mgr Diharce ; mais il semble bien que le Languedoc si ardent et si finement lettré l’a tout à fait conquis ; et, avant qu’il ait atteint sa vingtième année, le voici professeur dans une petite institution, à Buzet-sur-Tarn, à huit ou dix lieues de Toulouse.

Cette paroisse est charmante ; elle est située au bord de la rivière si souvent rougeâtre qui descend des Cévennes, et au milieu de ces derniers contreforts du Massif Central, si boisés, si verts, parfois si farouches, qui caractérisent le pays albigeois ; c’est le Haut-Languedoc, très différent de l’autre, de celui qui étale vers la Méditerranée ses longues plaines, ses collines pelées et ses étangs. Pays totalement inconnu, dont on ne soupçonne même pas l’existence. Vincent y a vécu plusieurs années dont il garde un souvenir enchanté, trop charmant. Serait-ce bien là l’épreuve de la vie, le passage difficile qui doit nous conduire en paradis ? Il avait franchi les étapes pénibles, les examens ardus. En pleine nature, il recevait de jeunes gentilshommes sous les ombrages de Buzet ; les petits-neveux de Jean de La Valette, grand-maître de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, entre autres ; et il les instruisait de son mieux, avec sa science neuve, et son cœur neuf. Il y réussissait. Il était écouté, respecté, aimé. Pourquoi ne ferait-il pas là toute sa carrière ? N’était-ce pas la volonté de Dieu ?

Il le crut, même après qu’il eût été ordonné prêtre, à dix-neuf ans, par Mgr François de Bourdeille, évêque de Périgueux, en sa propre chapelle. On s’intéressait à lui de divers côtés. Parfois à tort et à travers. M. de Comet s’entremit aussitôt auprès de l’évêché de Dax et réussit à le faire nommer curé de Tilh. Mais ne voilà-t-il pas que cette décision est attaquée, je ne sais plus pourquoi ?

Le jeune curé maintiendra-t-il sa nomination ? Ira-t-il plaider en cour de Rome ? Oh ! que nenni ! Il aime trop Buzet et ses chers élèves pour cela. Il renonce à la cure, à ses droits, au procès qu’il pourrait intenter. Il reste fidèle à son petit collège, il y rentre. Il ne pense plus au ministère paroissial, aux bénéfices qu’il en retirerait, à sa situation, à son avenir... Comment ? Son avenir est là. L’Université de Toulouse lui a délivré trois lettres attestant qu’il a brillamment accompli sept ans d’études théologiques, qu’il a obtenu le titre de bachelier et qu’il a toute permission d’expliquer le Maître des Sentences. Sa voie est tracée, nette et pure jusqu’à sa mort. Il distribuera aux jeunes intelligences les trésors de la science et l’amour de la vertu. Les commencements ont été parfois difficiles ; il a contracté quelques dettes ? Eh bien, tout s’arrangera avec le temps... Son existence, si durement commencée, se déroulera tout unie dans l’ère nouvelle inaugurée par le bon roi Henri, son compatriote. Chaque année ramènera autour de lui une jeunesse nouvelle, et à la faveur de ce rajeunissement, il arrivera au terme du voyage, sans même s’être senti vieillir...

Un beau rêve humain peut-être, mais subtilement empoisonné de quel égoïsme ? Vincent sait bien, au fond de son malheur apparent, que c’est la Providence qui l’a brisé.

 

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*    *

 

En 1605, commencèrent les troubles. Le duc d’Épernon, oncle de deux de ses élèves, l’admirait trop vivement. Ne s’était-il pas fourré en tête de le pousser à l’épiscopat ? Cette fois, Vincent résista. Mais il lui fallut entreprendre un long voyage à Bordeaux, quitter son cher Buzet, aggraver encore son budget de dépenses qui, certes, n’en avait nul besoin ! Heureusement, à peine se trouvait-il de retour, après cette chaude alarme, qu’il apprenait une nouvelle de nature à le dédommager un peu : une vieille dame toulousaine, qui avait fort avantageusement entendu parler de lui, venait de lui léguer son bien. Le premier mouvement de joie et de gratitude passée, il s’aperçut qu’il ne s’agissait que de quelques meubles et de quelques arpents de terre contestés. Bref, la Chambre de l’Édit, à Castres, lui alloua pour le solder une créance de quatre cents écus sur un assez mauvais garnement, débiteur de la défunte. Il ne restait plus à l’abbé Vincent qu’à se faire payer.

On n’y insistera jamais assez, pour que resplendisse davantage la merveille de sa charité, il était gascon ; c’est-à-dire que la générosité ne fleurissait pas chez lui naturellement, elle ne se manifestait que par un effort volontairement vertueux. Il n’hésita donc pas, cette fois, à mettre tout en œuvre pour le recouvrement des sommes qui lui restaient dues.

Il rechercha son bonhomme. Ce dernier avait filé jusqu’à Marseille, où il menait, paraît-il, une existence paisible et aisée. Il n’y avait donc aucun scrupule à le poursuivre.

Le procureur de l’abbé Vincent lui conseilla vivement de se rendre là-bas en personne :

– Plutôt que d’engager des frais nouveaux, lui disait ce fort honnête homme, vous réussirez certainement par la persuasion. Et, en transigeant habilement, vous parviendrez certainement à en tirer deux ou même trois cents écus.

Notre professeur eut certainement décliné cette invite, s’il eût pensé que ce voyage d’affaires devait le conduire chez les Turcs, mais qui peut jamais savoir ? Il finit par se décider, et, pour se procurer l’argent nécessaire, vendit le bon et brave cheval qui le portait dans ses courses de Buzet à Toulouse. Puis, au printemps de 1605, il partit pour la Provence.

Retrouver son débiteur y fut chose relativement facile : mais la question du paiement se heurta à d’autres obstacles. L’homme ne voulut rien entendre, ergota, lantipona. Bref, il fallut arriver aux grands arguments. Sur bonne plainte, il fut jeté en prison, ce qui l’amena presque tout de suite à composition. On discuta, et finalement, on transigea à trois cents écus payés comptant. Monsieur Vincent n’avait pas perdu son voyage.

Il se disposait donc à repartir, quand se produisit l’incident qui devait avoir une si prodigieuse influence sur sa vie. Un gentilhomme languedocien, qui se trouvait dans son hôtellerie, s’étonna de l’entendre parler de reprendre la route de terre pour revenir à Toulouse.

– Y pensez-vous, monsieur l’abbé ? s’exclama-t-il. Vous accomplissez un détour énorme et très fatigant par le coche, avec le temps que nous subissons (on était à la fin du mois de juillet). Suivez donc mon exemple : je rentre simplement par mer, directement à Narbonne. Cinquante lieues. Avec bon vent, nous les ferons aisément dans la journée. Nous débarquerons même avec la fraîcheur. Ce sera délicieux. Vous aurez bien le temps, ensuite, de suer sur les chemins de Languedoc pour gagner Toulouse !

À cette heure, Vincent se sentait le cœur content l’avoir réalisé le gain de son procès. Il se laissa tenter. Il n’avait jamais voyagé de cette manière et il ignorait encore le mal de mer. Et puis enfin, il atteignait à peine sa vingt-quatrième année. Blâme qui voudra son imprudence !

Ah ! cette première traversée, il s’en souviendrait toujours ! On avait quitté Marseille avec quelle ivresse ! À mesure que le petit navire côtier s’éloignait sur l’eau clapotante du vieux port, à travers les galères, les barques et les vaisseaux, la ville semblait surgir du sol, élevait vers le ciel sur les rochers blancs et soleilleux sa pouillerie splendide. Les passagers, debout sur le pont, acclamèrent ce rivage de France beau comme une porte de l’Orient. Bientôt, ayant pris le large, on mit le cap au sud-ouest.

Dans leur insouciance, nos gens n’avaient réfléchi à rien. Ils oubliaient que, depuis le 22 juillet, la foire de Beaucaire, en pleine activité, attirait vers elle les trafiquants de la Méditerranée. L’heure se révélait donc propice entre toutes pour les corsaires de guetter au retour les lourdes naves, chargées de marchandises et d’or. Ils se gardaient bien de s’aventurer en pleine mer. Cachés au fond des calanques, ils attendaient patiemment à l’affût la proie qui s’offrirait à leurs coups.

On n’avait pas encore franchi le delta, où le Rhône ouvre dans l’eau bleue ses sept embouchures limoneuses, quand le danger se révéla. Trois brigantins, soulevés à la fois par leurs rames et par leur voile légère qu’enflait un vent favorable, se détachèrent du rivage ; d’abord on ne comprit pas. Ces galères rapides, filant au ras des vagues, surprirent plus qu’elles n’effrayèrent. Elles avançaient eu silence. Ni cris, ni chant, ni musique. Il fallut, pour tout révéler, que le capitaine aperçût flottant aux mâts la séculaire bannière navale du Grand Seigneur, la longue flamme noire brodée d’argent.

Peut-être eut-il mieux valu se rendre sans combattre : Vincent l’avait constaté plus tard. Les Turcs laissaient la liberté à ceux qui leur permettaient de piller à leur guise. Mais le pilote, dans un accès de crânerie ou de désespoir, ne l’entendait pas ainsi. Il cria : « Aux armes ! » et commanda le branle-bas de combat. Un petit canon, bien pointé par lui, envoya un boulet sur un des brigantins et y fit quelques ravages. On sut plus tard qu’il avait tué le capitaine et blessé plusieurs des forçats qui ramaient à l’intérieur. Mais les deux autres galères avaient déjà jeté les grappins pour l’abordage, en beaucoup moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire.

C’est alors que monsieur Vincent eut sa première vision infernale des hommes, ou plutôt des démons jaunes, blancs, noirs, à demi nus, coiffés de turbans ou de bonnets aux couleurs éclatantes, la hache à la main, le couteau entre les dents, bondissaient sur le pont comme des chats-tigres, et renversaient tout sur leur passage. Avant même qu’il eût fait un geste pour se rendre, notre jeune saint avait reçu un coup de flèche, qui lui servirait, comme il l’a noté, « d’horloge toute sa vie ». Il tombait sur le pont, ensanglanté, assistait, impuissant, à des scènes d’horreur, bien nouvelles pour lui : le massacre du pilote, « haché en cent mille pièces », pour le punir de son simulacre de résistance ; le sac du navire, la capture de toutes les marchandises, transportées ou jetées en désordre à bord des galères turques, et enfin la ruine du navire lui-même qui n’intéressait pas les vainqueurs et qu’ils coulèrent bas en y mettant le feu. Les prisonniers, amenés par les sauvages pirates, le virent de loin tourbillonner et s’engloutir : ils étaient désormais abandonnés aux mains des êtres les plus féroces qui aient terrorisé l’humanité.

La rapidité avec laquelle s’était déroulé le drame, la prostration où l’avait jeté sa blessure, empêchèrent Monsieur Vincent de se rendre compte tout de suite de qui s’était passé. Il eut tout le temps cependant de se livrer à un examen approfondi de l’étrange milieu dans lequel il était tombé, car les Barbaresques ne se hâtent nullement de regagner leur repaire africain. L'heure était bonne pour la chasse : ils voulaient en profiter.

Ligoté comme ses compagnons, grossièrement pansé, torturé par le mal de mer, l’abbé Vincent, durant huit jours encore, allait se familiariser avec la vie démoniaque des pirates, avec le cercle dantesque des galères.

Sur ces sortes de navires, la vie était extrêmement dure pour des passagers ordinaires : on imagine ce qu’elle pouvait être pour des prisonniers.

Tout devait y être sacrifié à l’exactitude de la manœuvre, à la rapidité de la course. La galère, ainsi nommée de galea, casque, parce qu’habituellement la proue des naves longae des Romains s’adornait d’un casque, pouvait, en effet, être mâtée et voilée, mais c’était un navire à rames beaucoup plus qu’un navire à voiles. Dans l’antiquité, où foisonnaient les esclaves, on en construisait avec plusieurs rangs de rameurs, sur deux et même trois ponts superposés. Les temps modernes les avaient simplifiées ; et monsieur Vincent constatait que celles des Turcs ne différaient pas sensiblement de celles du Roi Très-Chrétien, qu’il avait examinées, se balançant tranquillement dans le port de Marseille.

Un long bâtiment plat, armé de canons et de pierriers. À la poupe, le carrosse, formé d’une série d’anneaux de bois recouverts d’un tendelet de brocart, et sous lequel se tenait le capitaine, entouré de ses lieutenants et de ses soldats ; à la proue, le tollar, où l’on reléguait les blessés et les malades. Entre les deux, un pont long et étroit encombré de cordages, d’outils et d’armes. Pas de banc pour s’étendre, de fenêtre pour s’appuyer, de table pour manger. Les captifs, entassés dans un étroit espace, dévoraient comme des bêtes la pitance dégoûtante qu’on leur jetait. Ils dormaient couchés en rond, pêle-mêle comme les animaux. Défense de chercher un peu de repos dans la coursie, dans les arbalétrières ou au pied du fougon. Quant aux besoins naturels, dont il faut bien parler, c’était tout un drame.

Don Antonio de Guevara, évêque de Mondonedo, n’avait navigué que sur les galères de Charles-Quint, où, par conséquent, on devait avoir pour lui quelques égards. Il nous a laissé à ce sujet une description absolument effarante.

Dans le cloaque des galères turques, poux, puces, punaises sautaient de l’un à l’autre sur les planches. Blessés et prisonniers mettaient leur vermine en commun.

Que comptaient à côté de cela les privations, la promiscuité même de la pauvre maison de Pouy, la vie de misère, mais libre d’un petit berger ? Qu’ils étaient regrettés les pots de millet jadis si fades, auprès de l’infime ration d’eau trouble, fangeuse, fétide, du biscuit noir et dur, plein de vers, frotté de toiles d’araignées, grignoté par les rats, dont on jetait par pitié quelques bribes aux nouveaux esclaves ! Cette fois, dans ces jours implacables, sur cette belle Méditerranée livrée aux corsaires, monsieur Vincent connaissait la souffrance humaine, et que, vraiment, deux mille ans après le Calvaire, l’homme est demeuré un loup pour l’homme.

 

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Quand il finit par reprendre ses esprits, qu’il retrouva la force de se détacher de lui-même, ce fut bien pire : car, poussé par une curiosité insurmontable, il ne voulut plus voir que les galériens dont l’effort régulier, jamais las, les entraînait sur les flots.

Un spectacle affreux, qui bouleversait l’imagination. Dans la coursie, plus d’une centaine d’hommes étaient là, presque nus, fixés à leur banc par des chaînes et liés deux à deux à un même boulet. Ils devaient fournir au navire un moteur humain plus rapide et plus sûr que les voiles. Les ordres du capitaine, assis dans le carrosse, leur étaient transmis par le comite placé à ses côtés. À son coup de sifflet strident, toutes les rames se levaient et s’abaissaient dans une cadence impeccable, non sans que les sous-comites, placés l’un à la proue, l’autre au milieu, n’émouchassent les épaules des galériens, simplement pour les exciter, comme les conducteurs des diligences le font à leurs chevaux. Malheur à ceux qui avaient besoin d’être stimulés davantage ! Celui qui mollissait était frappé de coups redoublés. Tombait-il pâmé, on le fouaillait jusqu’à ce qu’il se réveillât ou qu’il mourût. Le sang coulait des épaules déchirées. À l’un on coupait une oreille, ou les deux, ou le nez. Quelquefois, la fureur déchaînée du garde-chiourme le poussait à trancher la tête d’un être exténué, qui roulait dans la mer, tandis que le corps s’affaissait, éclaboussant de rouge son compagnon. Qu’importait à ces bandits ? Un rameur de moins ? On le jetait aux vagues sans cérémonie : il ne manquait pas d’esclaves pour le remplacer !

Avidement, l’abbé Vincent, oubliant ses maux, avait contemplé ces choses effroyables. Il les revoyait maintenant, il les reverrait toujours. Ah ! ces faces exsangues ou congestionnées, ruisselantes de sueur, exprimant dans le rictus des bouches, dans le regard blanc des yeux révulsés, l’extrême de la fatigue et de l’épuisement, de la souffrance de l’être parvenu aux dernières limites de ses forces et réduit par la terreur à devenir une machine ! Des hommes pourtant, des hommes pareils à lui, rachetés du sang de Jésus-Christ ! Demain, qui sait si l’un d’eux ayant expiré à sa tâche, on ne l’attachera pas à son banc, on ne le rivera pas au même boulet ? Car, cette chiourme, elle n’est pas composée autrement... Ces pauvres gens, qui des muscles de leurs bras, jettent les galères à l’assaut, deviennent les instruments des massacres, des pillages, ce sont des innocents, des Italiens, des Espagnols, des Français brusquement enlevés à leurs villages du littoral, à leurs charrues, à leurs négoces ; et seule, la hideuse apostasie pourrait les arracher à cette géhenne de la vie pour les précipiter dans l’autre.

À peine nourris de quelques biscuits, d’une poignée de riz et d’un peu d’eau bourbeuse, juste de quoi ne pas mourir, ils besognent dans le silence et l’étouffement. Seules, parfois, les injures des comites, précédant ou accompagnant les coups, et, aux heures principales du jour, l’appel du muezzin, coupent leur sinistre abandonnement.

Drame inconcevable de la galère ! Plus tard, bien plus tard, un grand poète provençal, dans une sorte de chanson populaire, en fera comme le symbole de la dure épreuve de la vie. Enfermés au flanc du vaisseau qui ramène en Provence la reine Jeanne, les rameurs entendent un gabier, perché sur quelque vergue, qui les met au courant des évènements. Il s’écrie :

 

– J’entends le carillon de Sainte-Réparade... De Naples en Avignon, il y a plus d’un coup de rame...

Et, d’un chœur obstiné et résigné, répondent les galériens :

– Carillon ou non carillon, faisons comme si c’était lui ! Lanlire, lanlère... et vogue la galère !

Le gabier poursuit :

– Je vois un petit feu follet, qui danse sur les vagues. La mer fait des moutons. Nous allons avoir une rude traversée.

– Si ce n’est pas un feu follet, faisons comme si c’était lui ! Lanlire, lanlère... et vogue la galère !

– Je vois un grand porche, qui couvre toute la route. Marseille et ses maisons y passeraient dessous.

Portail ou non portail, faisons comme si c’était lui ! Lanlire, lanlère... et vogue la galère !

– Je vois Garlaban et la sainte Baume. Il faut mettre ses pieds sur le banc. Voici Sainte-Madeleine...

– Si ce n’est pas Garlaban, faisons comme si c’était lui... Lanlire, lanlère... et vogue la galère !

– Je vois, au mirador, Rosette tout émue... Avec son mouchoir elle nous souhaite la bienvenue.

– Si ce n’est pas le mirador, faisons comme si c’était lui... Lanlire, lanlère, et vogue la galère 3.

 

Cette chanson, dont on ne peut qu’avec le temps et l’expérience sonder toute la mélancolie, Mistral l’a conçue au fond de son cœur chrétien. Elle est toute remplie de consolation et d’espérance. Aux forçats exténués que contemplait monsieur Vincent, aucun gabier ne jetait des paroles d’espoir, de courage, voire même d’amour. On ne donnait l’illusion de rien. L’épuisement morne dans le désespoir.

C’est alors qu’il commença à se rendre compte de la grande pitié qui pesait encore dans le monde sur le peuple innombrable des forçats.

Une vie aussi bestiale n’était pas seulement réservée par les Turcs à leurs esclaves. Il l’avait constaté, de ses yeux à Marseille, avant son départ. Les États chrétiens, la France elle-même, fille aînée de l’Église, infligeaient à des hommes une pareille vie. Cette belle Méditerranée en recevait comme une flétrissure : elle était la mer des galères.

Certes, parmi les rameurs, il y avait des Turcs faits prisonniers ou achetés dans les îles de l’Archipel, des Maures enlevés en représailles des côtes d’Afrique, ou encore des nègres recrutés par la compagnie du Sénégal ; la meilleure chiourme fournie par les premiers, à cause de leur robustesse et de leur endurance : ne disait-on pas déjà : « Fort comme un Turc ? » À côté d’eux, il y avait aussi les « bonnevoglies » ou mariniers de rames, de pauvres diables, Italiens pour la plupart, qui vendaient leur liberté pour vivre, di buona voglia, vagabonds, fainéants, mauvais sujets, qui ont légué leur nom au provençal comme un terme péjoratif. Mais la plus grande masse, depuis le roi Charles VII, était formée par les condamnés, et dans quel pêle-mêle !

À mesure que la marine militaire à rames s’était organisée sous Charles VIII, puis sous Charles IX, elle avait réclamé de plus en plus de main-d’œuvre. Alors avait-on dirigé sur Marseille et Toulon tout ce qui tombait sous les griffes de la justice et réussissait à éviter l’échafaud. Troupe pitoyable, aux reins zébrés de coups de fouet, à la face mutilée ou essorillée. Beaucoup mouraient en route. Les autres finissaient par s’asseoir dans les infernales coursies. Ils se coudoyaient, se contaminaient, se pourrissaient moralement et physiquement. Parmi eux, on trouvait de tout, des sorciers et des assassins, des blasphémateurs et des faussaires, des banqueroutiers et de simples braconniers, des contrebandiers et des huguenots, car on n’avait pas hésité à mettre sur le même pied les criminels de droit commun et les hérétiques. Moins par fanatisme, d’ailleurs, que par nécessité. Il fallait, à toute force, assurer la marche et les évolutions de la flotte de guerre. L’idée de justice n’intervenait qu’après, bien après, tellement loin, qu’on se demande le rôle qu’elle jouait dans tout cela. Un édit enjoignait aux magistrats de ne pas condamner aux galères pour moins de dix ans ; mais ce qui s’avérait bien pire, c’est que, à l’expiration de la peine, il était très rare que le forçat pût obtenir sa mise en liberté. On avait besoin de lui, on le gardait. il y avait ainsi, sur les bancs de la chiourme, des gens qui avaient doublé, triplé même la durée de leur peine ; on ne finissait par les libérer qu’à la condition qu’ils pussent acheter et mettre à leur place un autre bon rameur, un Turc par exemple... Or, il fallait trois ou quatre cents livres pour se procurer un remplaçant, ce qui n’était pas bien cher, d’ailleurs : où trouver pareille somme ?

Ainsi, ce n’était pas seulement chez les infidèles, les sectateurs de Mahomet que régnait le badistan. Sous couleur de justice, le marché d’esclaves souillait toute la Méditerranée. L’enfer, dès cette vie, s’ouvrait pour des milliers et des milliers d’âmes...

Ah ! qui donc apporterait un peu de lumière, de bonté, d’espoir, dans ce monde sinistre marqué sans pitié pour la réprobation ?

 

*

*    *

 

Telles étaient les douloureuses images, les cruelles pensées qui occupaient le pauvre pêcheur, ballotté dans quelque anse rocheuse de la falaise tunisienne. Il subissait, avec les souffrances dont l’accablait son esclavage, la plus insupportable torture : la vue très nette, très précise, la sensation aiguë et directe du mal triomphant, auquel on est impuissant à apporter le moindre remède.

Une seule chose lui restait dans sa misère inféconde : la prière, l’offrande de ses peines et de son abaissement à Celui qui peut tout ; et les injures aussi et les brutalités de son maître, furieux à la fin d’avoir acheté un esclave aussi sot, aussi mal portant et stupidement inutile. Qu’était-il donc ? D’où sortait-il ? À quoi, chez les chrétiens, pouvaient bien servir les gens d’une telle sorte ?

À force de l’interroger, il finit par comprendre qu’il se trouvait en présence d’un jeune marabout, plus apte à expliquer les versets du Coran qu’à pêcher adroitement les sardines. Peut-être en tirerait-il un bon prix en le proposant à quelque savant, qui aurait besoin d’un aide pour des travaux intellectuels ?

Il se mit en quête, car il fallait se débarrasser à toute force de cet imbécile.

Tant et si bien que, vers le mois de septembre, Vincent échappa au supplice de la barque ; il abandonna cette mer perfide où chantaient les sirènes, ces flots si transparents qu’ils laissaient transparaître la faune-flore des éponges ; il entra dans la demeure mystérieuse, sombre et baroque d’un vieil alchimiste. Il allait y recevoir d’autres révélations.

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

L’ALCHIMISTE

 

 

Monsieur Vincent, dans la lettre fameuse à M. de Comet, où il nous a transmis les souvenirs de sa captivité, ne nous a pas laissé le nom du savant homme qu’il servit fidèlement pendant huit à neuf mois. C’était, dit-il, « un vieillard, médecin spagirique, souverain tireur de quintessences, homme fort humain et traitable ».

Notons-le : il ne prononce pas le mot « d’alchimie », qui avait mauvaise réputation et répandait comme une odeur de fagot. « Spagirique », à la bonne heure, voilà qui est purement scientifique. Plus tard, lors du procès de béatification de notre saint, on se préoccupera de ce séjour au laboratoire et près des fours de digestion. N’y avait-il pas dans ces manipulations mystérieuses quelque chose de diabolique ?

Non, mais, à tout prendre, quelque chose de musulman, du moins par ses origines.

Si l’on distillait à Tunis, si l’on y faisait ronfler l'athanor en ce début de XVIIe siècle, c’est que la conquête de l’Égypte avait naguère mis les Arabes en possession de certains secrets, qui ne cessèrent pas de hanter leurs esprits durant des siècles. Geber, Rhazès, Avicenne, Averroès avaient rêvé de la conquête de l'or, comme on s’élança plus tard à la conquête de l'Amérique.

Pourtant, rien de diabolique dans leurs travaux. Le but de l’alchimie, considéré d’une façon générale et philosophique, c’est-à-dire abstraction faite des objets particuliers auxquels s’appliquaient ses efforts, ne différait en rien de celui que poursuit de nos jours la synthèse chimique : saisir les secrets de la puissance de la nature et reproduire les corps que nous avons sous les yeux par la connaissance des lois qui ont présidé à leur formation.

C’était ce que le vieux Maure s’efforçait d’expliquer au jeune esclave, qui considérait ces alambics et ces cornues avec toute la méfiance d’un Gascon. Ce que la nature a produit dans les commencements, lui disait-il, pourquoi ne pourrions-nous pas l'effectuer également en remontant au procédé qu’elle a suivi ? Ce qu’elle opère peut-être encore à l’aide des siècles, dans ses solitudes souterraines, nous pouvons le lui faire achever en un instant, en l’aidant et en la mettant dans des circonstances meilleures. Comme nous fabriquons du pain, de même nous pouvons obtenir des métaux ; sans nous, la moisson ne mûrirait pas dans les champs, le blé ne se changerait pas en farine sous la meule, ni la farine en pain par le brassage et la cuisson ; concertons-nous donc avec la nature pour l’œuvre minérale aussi bien que pour l’œuvre agricole, et ses trésors s’ouvriront devant nous.

Monsieur Vincent ne disait rien. Ces raisonnements lui paraissaient spécieux, et il craignait que son maître, en l’amenant ainsi à tout faire remonter à l’homme sans tenir compte de Dieu, ne l’entraînât à quelque apostasie, implicite et secrète. Cependant l’autre, le voyant intelligent et instruit, multipliait ses enseignements.

Il lui expliquait qu’il y avait deux sortes de métaux : les métaux nobles, inaltérables au feu, et les imparfaits, à qui la chaleur enlève leur éclat et leur ductilité ; les uns et les autres sont des corps composés des mêmes principes, car dans chacun d’eux on trouve du soufre et du mercure, et ainsi chaque métal s’éloigne plus ou moins de l’or, le plus parfait de tous, selon l’état plus ou moins grossier du soufre et du mercure qu’il contient.

De cette constatation découlent toutes les combinaisons qu’on voit se produire, tous les changements qu’on croira possibles. D’elle, aussi, peut-on déduire, avec la logique la plus rigoureuse, la possibilité de transformer les métaux les uns dans les autres à l’aide de certaines substances, et, par conséquent, de changer les métaux imparfaits en métaux nobles.

À cette substance solide ou liquide que poursuivait son infatigable espérance, et qui devait multiplier l’or ou l’argent, le vieux Maure donnait le nom de pierre philosophale, et à ses travaux, celui de grand œuvre, car, dans son imagination de médecin autant que de savant, cette pierre philosophale devait combler tous les désirs, en procurant l’or, la santé, une longue vie, le bonheur. Elle était ce qu’un pléonasme audacieux a nommé « la panacée universelle ».

« Ce qui caractérisait au plus haut degré l’alchimiste, a dit Haefer, c’était la patience. Il ne se laissait jamais rebuter par des insuccès. »

Le docteur tunisien en était une preuve. Il avait travaillé pendant cinquante ans à la recherche de la pierre philosophale et avait échoué ; mais il ne se décourageait pas. À cette époque justement où les savants européens, adonnés à de plus sûres méthodes expérimentales, commençaient à délaisser des recherches qu’ils estimaient vaines et parfois ridicules, l’Arabe s’obstinait à pâlir sur ses creusets.

Avait-il tort ? La pierre philosophale, nous affirme-t-on, a été une erreur ; mais les vérités scientifiques, répond Liébig, ne sont-elles pas, souvent, issues d’erreurs ? Toute théorie qui incite au travail, qui exerce la sagacité et entretient la persévérance est un bénéfice pour la science, car c’est le travail qui conduit aux découvertes.

L’imagination la plus vive, l’intelligence la plus subtile ne saurait rien trouver qui agit sur l’esprit et sur l’activité des hommes plus puissamment et d’une manière plus persistante que l’idée de la pierre philosophale. Pour savoir qu’elle n’existait pas, il fallut examiner et observer, avec les ressources du temps, tout ce qui était accessible aux investigations, et c’est en cela précisément que consistait l’influence merveilleuse de cette idée.

« D’ailleurs, nous dira monsieur Vincent lui-même, si mon maître avait échoué dans la fabrication de l’or, il avait réussi dans la transmutation des métaux.

« Il fondait autant d’or que d’argent ensemble, les mettait en petites lamines, puis mettait un lit de quelques poudres, un autre de lamines, un autre de poudres dans un creuset, tenait au feu vingt-quatre heures : l’argent était devenu de l’or.

« Il congelait et fixait de l’argent vif en fin argent qu’il vendait pour donner aux pauvres. »

Notre saint ne fut-il pas quelque peu dupe dans l’occurrence ? La vérité, c’est que, après les jours horribles qu’il venait de subir, il se laissait aller à goûter un singulier repos dans cette demeure paisible et solitaire, occupée par de graves pensées, et qui lui rappelait tour à tour le couvent des Cordeliers ou le collège de Buzet. Certes, on y travaillait ferme. Il fallait maintenir le feu en bon état de chauffe à dix ou douze fourneaux : mais notre apprenti alchimiste ne s’en plaignait pas. « En cela, Dieu merci, a-t-il écrit à M. de Comet, je n’avais plus de peine que de plaisir. »

Et puis, on ne s’occupait pas seulement d’alchimie en cette maison. Les distractions intellectuelles se renouvelaient constamment. Le maître du lieu, « homme fort humain et traitable », se révélait le « souverain tireur de quintessences ». Il s’adonnait aux mathématiques, à la médecine, à la prestidigitation.

C’est sur ce dernier chapitre qu’il méritait le moins d’estime. Il s’était amusé à fabriquer une mécanique qui actionnait les mâchoires d’une tête de mort : ainsi donnait-elle l’impression de parler. Et un comparse, placé derrière un rideau (car, tout de même, nous ne pensons pas que ce fantastique Sarrazin eût déjà inventé le gramophone) faisait dire au crâne savamment manœuvré tout ce qu’il voulait, et faisait connaître au peuple la prétendue volonté de Mahomet, c’est-à-dire celle du magicien. « Ce misérable ! » a noté plus tard l’honnête monsieur Vincent, en rapportant le fait : car il avait besoin de toute sa loyauté native pour résister aux cajoleries de son patron.

En réalité, l’alchimiste ne rêvait rien tant que de faire apostasier son jeune esclave ; et celui-ci, qui n’avait jamais redouté de céder à la crainte, comme un si grand nombre, avait à soutenir de rudes combats, alors que sa générosité naturelle se laissait toucher par les bons traitements, et le bien-être, et les paroles mielleuses, et surtout les flatteuses confidences scientifiques. Car, auprès de son maître, il parachevait brillamment ses études, apprenait du Maure « mille belles choses géométriques » ; il recevait de lui beaucoup de cadeaux, un miroir : « le commencement, non, la totale perfection du miroir d’Archimède ». Il étudiait la médecine et la thérapeutique. Il s’accoutumait à préparer et à administrer les ingrédients.

M. de Comet, le père, étant mort de la gravelle, il se préoccupait tout spécialement de cette atroce maladie. Il copia avec soin la recette infaillible du remède à lui appliquer.

Ce papier baroque, mais pas davantage toutefois que les ordonnances des médecins européens de la même époque, l’abbé Vincent le gardera précieusement ; il l’emportera sur son cœur, quand il regagnera l’Europe, et, plus tard, longtemps après, on en retrouvera copie dans les hôpitaux que sa charité aura suscités. Car ce qui le séduit surtout dans le laboratoire mauresque, c’est tout ce qui peut s’y combiner pour soulager les pauvres et les souffrants. Qui sait si, quelque jour, à force de chauffer ces fours mystérieux, on ne trouvera pas le moyen de fabriquer de l’or, avec lequel, à pleines mains, on adoucirait les infortunes humaines ? À défaut de cet or prestigieux, si difficile à réaliser, n’est-ce pas ici l’officine merveilleuse où se combinent les onguents, les potions, les reconstituants, les cataplasmes, avec lesquels on calmera la douleur physique, on guérira les infirmes, on rendra la vie aux rachitiques et aux épuisés ?... Quel rêve !

– Reste avec moi, mon fils, lui soufflait le vieillard. Ton intelligence est prompte, ta main habile. Renonce à ton Christ, à sa religion d’ignorance et de lâcheté Je te ferai l’héritier de ma fortune et de mes secrets. Je te rendrai la liberté, et, après ma mort, tu régneras dans ma demeure et mes jardins. Tu deviendras un des plus illustres Fils du Prophète, l’appui du Commandeur des Croyants. Tu secoues la tête, tu ris ?... Tu ne me crois pas ? Sache que, quand je le voudrai, je te présenterai au sultan Achmed Ier. Il y a longtemps qu’il m’appelle à Stamboul, pour me prendre à son service en me comblant d’honneurs.

Pourquoi nous défendre de penser qu’à ces discours monsieur Vincent se sentait un peu troublé ? Le voici jeune, ardent, ambitieux, adonné avec passion et succès aux choses de l’esprit : lui était-il défendu d’entrevoir de cette façon inattendue le couronnement de sa carrière ? Après tout, Dieu ne se révélait-il pas le même sous tous les climats, et ce vieil alchimiste, avec sa barbiche de bouc, ne constituait-il pas, en somme, malgré ses supercheries, une manière d’homme de bien ?

Pour échapper à ces dangereuses sollicitudes, notre saint avait besoin de tout son courage ; et comme il savait très bien que, sans la grâce divine, ce courage purement humain n’était que néant, il intercéda avec ferveur Notre-Dame, pour qu’Elle lui obtînt cette grâce, et pour qu’ainsi elle lui permît de se délivrer des véritables charmes et sortilèges dont il était l’objet.

Il fut exaucé, car sa céleste Protectrice ne permit pas que l’intérêt personnel de Vincent lui voilât la grande mission à laquelle il se trouvait destiné, et dont la Providence lui avait réservé le secret dans cet extraordinaire voyage d’Afrique. La confiance même de son maître lui procurait toutes facilités pour connaître enfin ce Tunis qu’il n’avait fait que traverser, pour deviner ainsi l’ensemble des maux qu’il devait soulager ; car, une fois de plus, à travers le tableau chargé de la barbarie turque, il évoquerait celle qui affligeait encore la plupart des grands États prétendus civilisés.

 

*

*    *

 

Le vieux médecin spagirique, en attendant qu’il se décidât à partir pour Stamboul, en compagnie de son jeune disciple, l’envoyait faire ses courses dans Tunis, car il connaissait à fond sa loyauté et sa fidélité scrupuleuses. Vincent, proprement habillé à la turque, déambulait par les ruelles nauséabondes, entrait dans les soukhs, marchandait, achetait, et il apprenait des choses qui le forçaient à frémir.

Dans son voyage, il avait vu les galériens ; par son propre exemple, il pouvait acquérir une idée de la condition de ceux qui avaient trouvé acheteur sur le marché ; il découvrait maintenant la troisième partie du bétail humain que les corsaires rabattaient sur la côte de Barbarie.

Ceux qui n’avaient pas trouvé d’acheteur ou dont, pour le moment, on n’avait nul besoin à bord des navires, languissaient au fond des « bagnes », aménagés par les Turcs.

Il semble bien que ce mot, devenu si tristement célèbre, vienne des prisons, installées à Stamboul auprès des bagno, des bains du sérail de Sa Hautesse. Étymologie bizarre, mais plus acceptable que celle proposée par le docteur Lauvergne, qui rattacherait cet affreux nom au provençal bagna, « baigné » ou « mouillé » ; les pontons, les vieux vaisseaux, prisons mouillées, auraient accueilli les premiers forçats. En réalité, le terme est d’origine turque, ce qui vaut mieux : c’est après avoir servi à Constantinople qu’il s’est répandu dans tous les États barbaresques. Et il y en avait, de ces bagnes, à Fez, à Alger, à Bizerte, à Tripoli, surtout à Tunis, où ils étaient plus nombreux et plus sévères que partout ailleurs. À l’époque de la captivité de saint Vincent de Paul, on en comptait plus d’une douzaine ; et tandis qu’en d’autres villes on n’y liait les prisonniers que pendant la nuit, ici, comme à Bizerte, on les attachait avec des chaînes de fer qu’on ne leur enlevait jamais.

À y jeter parfois un coup d’œil craintif, le jeune valet de l’alchimiste se sentait horrifié. Depuis quelques mois il oubliait les laideurs de la vie, les crimes de l’humanité... Brusquement, il les retrouvait ici. Il plongeait dans ces cabanons, où languissaient, liés deux à deux par de lourdes chaînes de fer, un peuple de captifs, abrutis à un travail stupide et pénible, aux trois-quarts nus, n’ayant pour recouvrir leurs membres décharnés que des caleçons en lambeaux. Spectacle lamentable que celui de ces sortes de larves, occupées à moudre du café sous d’énormes meules ou à scier le marbre dans une atmosphère étouffante et empuantie... Vincent a noté lui-même sa douloureuse émotion :

 

Représentez-vous, dit-il, de grandes écuries, où il y a deux cents, trois cents ou quatre cents chevaux en chacune : voilà une image de ces lieux, avec cette différence, néanmoins, que les chevaux sont bien nourris et bien pansés, et que les chrétiens sont dans l’ordure, dans la misère et dans le dernier abandon, particulièrement à cause de leur religion, que les Turcs ont en horreur ; et, outre cela, selon la fantaisie et la mauvaise humeur de leur patron et de celui qui les garde, ils sont battus à outrance, et quelquefois jusqu’à mourir ou en demeurer estropiés le reste de leur vie.

 

En dehors même de tels châtiments, l’ordinaire de la vie de ces malheureux épouvantait le jeune prêtre ; il l’a décrit avec cette saveur robuste d’expression qui a fait de ce saint un de nos premiers prosateurs :

 

C’est une chose étonnante de voir le travail et la chaleur excessive qu’ils endurent, qui serait capable de faire mourir des chevaux (toujours cette comparaison qui le hante) et néanmoins ces pauvres chrétiens ne laissent pas de subsister, ne perdant que la peau qu’ils donnent en proie à ces ardeurs dévorantes ; on leur voit tirer la langue, comme feraient de pauvres chiens, à cause du chaud insupportable dans lequel il leur faut respirer ; et, le jour d’hier, un pauvre esclave fort âgé, se trouvant accablé de mal et n’en pouvant presque plus, demanda congé de se retirer ; mais il n’eut d’autre réponse, sinon qu’encore il dut crever sur la pierre qu’il fallait qu’il travaillât.

 

Aux yeux de ce chrétien fervent, toutefois, ce ne sont pas ces tortures physiques qui comptent réellement mais les maladies morales qu’elles engendrent. Le Turc ne se contente pas de briser les corps, il empoisonne les âmes :

 

De telles souffrances, a-t-il écrit, les portent quelquefois à deux doigts du désespoir ; en telle sorte qu’il s’en est trouvé autrefois plusieurs, lesquels ne voyant point de fin ni d’allégement à leurs peines, ont mieux aimé se procurer la mort que de mener une si malheureuse vie : il y en a eu qui se sont coupé la gorge de leurs propres mains ; d’autres qui se sont pendus et étranglés ; d’autres, qui, s’étant coupé les veines, ont rendu l’âme avec le sang ; d’autres, par un emportement de fureur, ont voulu tuer leurs patrons, lesquels ensuite les ont fait brûler ; et d’autres enfin qui ont renié la foi de Jésus-Christ et se sont engagés dans un état de damnation éternelle, pour s’exempter de ces peines temporelles.

 

Ces visions désormais vont poursuivre Vincent durant sa longue vie. Elles prendront même une ampleur inattendue.

Sa première pensée, quand il parcourait Tunis, ayant pénétré en badaud dans quelque bagne, le portait à s’indigner.

« Hé quoi ! ratiocinait-il, la France supporte tout cela, si près d’elle, sans mot dire ! Des milliers de Français sont traités comme des bêtes, sans que notre grand roi Henri, que Dieu conserve, daigne s’en occuper ! »

Ce sursaut, ramenant ses regards vers la mère-patrie, lui suggérait bientôt une question qu’il se posait avec angoisse :

– Les prisons de France sont-elles vraiment plus humaines que les bagnes de Barbarie ?

Hélas ! Il n’avait pas encore commencé les pénibles enquêtes qui devaient le conduire si loin ; mais il savait que si nos galères égalaient en cruauté celles de Dragut et d’Aroudj, nos cachots ressemblaient trop à ceux de Tunis ! Il avait déjà assez étudié, voyagé – oh ! les bagnes de Marseille, les immenses bagnes, chrétiens pourtant, où les galériens attendaient le moment d’être embarqués ! Oh ! les terribles prisons des Hauts-Murats et du Château-Narbonnais, à Toulouse ! – pour savoir ce qu’étaient ces géhennes : d’affreuses caves, où se réunissaient, pour accabler leurs victimes, la malpropreté, la vermine, le défaut d’air et de lumière. À Toulouse, on en parlait avec épouvante, comme de bouges souterrains, sans air, sans jour, et cependant exposés par leurs lézardes à toutes les intempéries. Les murailles en étaient formées par les vieilles substructions romaines dont les énormes pierres n’étaient même pas rejointoyées de ciment. L’humidité et la pourriture y suintaient partout, faible image matérielle de la corruption ambiante.

Dans la pénombre, en effet, au milieu de querelles grossières, de rixes, d’ignobles scènes, causées par une promiscuité sans nom, on avait évoqué à ses yeux l’existence abominable des prisonniers. Ils végétaient là pêle-mêle, les prévenus avec les condamnés, les hommes avec les femmes, les innocents soupçonnés et les bandits de grand chemin. Si l’on voulait se coucher et se nourrir, il fallait payer les guichetiers, et ceci laissait deviner à quelles rançons on pouvait être obligé de se soumettre. Les vivres, les objets de première nécessité devenaient l’objet de spéculations honteuses, sous l’égide déshonorée de la justice et du pouvoir. Les prisonniers, pillés, volés, honteusement réduits à absorber une nourriture repoussante, semblaient, comme chez les Turcs, exclus de l’humanité.

En présence de telles visions et de tels souvenirs, le cœur de monsieur Vincent s’émeut. Il n’a jamais pensé à cela dans ses paisibles leçons de Buzet ! Il était vraiment nécessaire qu’il vécût cette invraisemblable aventure pour qu’il entendît cette grande plainte, qui continue à jaillir de la famille humaine, toujours misérable et toujours torturée.

Car ce dont il se rend compte maintenant est tout particulièrement odieux à un prêtre du Christ : il ne s’agit pas seulement ici d’une épreuve, infiniment plus dure que les autres, mais se rattachant quand même à la grande épreuve de la vie, pour aboutir enfin, par la voie royale de la souffrance, à l’éternelle lumière. La barbarie des Turcs, et même de ceux qui se disaient chrétiens, avait décrété la damnation, dès cette existence terrestre, pour un innombrable troupeau.

Alors, tout inculpé semblait vite un coupable, un membre néfaste au corps social : il fallait se hâter de l’extirper, de le jeter au plus vite dans les ténèbres extérieures.... Cependant ne serait-il pas plus sage d’essayer de l’amender, de le corriger, de le rendre meilleur, ou, en dernière hypothèse, moins mauvais ? Car, enfin, les temps de l’âge de crainte sont passés, et une société ne peut prospérer en paix, si elle s’appuie uniquement sur la terreur.

– Je sais bien, se disait monsieur Vincent, il y a aussi la justice. Œil pour œil, dent pour dent. Ainsi raisonnaient nos anciens. Ainsi agissent les musulmans. Mais Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu nous rappeler que la justice ne peut pas étouffer la miséricorde. N’est-ce pas affreux de songer que pour des milliers et des milliers d’hommes, faibles et pécheurs comme nous tous, s’ouvre de par la loi, dès cette vie, le gouffre éternel ? N’y a-t-il pas apparence, en effet, que ces pauvres gens, abandonnés, sans secours d’aucune sorte, à ce que l’on peut rencontrer de plus détestable sur sa route, ne fassent presque forcément l’apprentissage de la damnation ? Ne faudrait-il pas, non seulement les mettre hors d’état de nuire et les châtier équitablement, mais aussi leur apprendre, à côté de la laideur du vice, la douceur de la vertu, la beauté du repentir ? Refaire leur éducation morale, au lieu de se contenter de flageller leur chair ? Essayer de retrouver en eux des membres du corps social, au lieu de les laisser peu à peu rouler jusqu’à l’échafaud ?

...Ainsi toutes les initiatives, d’essence naturellement chrétienne, qui, peu à peu, très lentement, travaillent à modifier et à épurer les lois et les procédures criminelles, bouillonnaient mystérieusement à cette époque dans l’esprit et le cœur d’un jeune prêtre gascon, esclave des Barbaresques : patronage des libérés, surveillance et visite des forçats, rééducation des criminels, assistance par le travail. Quand on aura voté des lois nouvelles, assaini les prisons, ramené un peu de ciel dans la géhenne pénale, travaillé pour la dignité humaine, les législateurs et les sociologues, les magistrats et les chefs d’État, s’ils jettent un regard sur les chemins parcourus, verront, au bout de toutes les perspectives, le bon sourire, céleste et rustique, de saint Vincent de Paul.

 

*

*    *

 

Pour le moment, quand il reculait d’effroi devant les bagnes de Tunis, ses idées, évidemment, s’agitaient confusément dans sa tête : tantôt il rêvait d’une croisade qui jetterait des missionnaires dans ces prisons pour les purifier et les sanctifier ; tantôt il imaginait des montagnes d’or, qui lui permettraient de racheter en masse tous les captifs.

En attendant, il avait beau attiser le feu des fourneaux de son maître, la pierre philosophale ne se révélait pas, et les richesses escomptées ne ruisselaient pas au fond des cucurbites.

Le vieux Maure penchait vers son déclin. Il le sentait, et aussi redoublait-il d’efforts pour séduire son esclave et l’emmener avec lui, comme une conquête de l’Islam, au Commandeur des Croyants. Vincent résistait toujours. Alors, le « médecin spagirique » décida de répondre aux flatteuses invites du Sultan, et de s’embarquer seul pour Stamboul.

Son jeune disciple demeura dans la sombre maison, où ce bon vieillard l’avait hébergé durant tout l’hiver et le printemps. Il resta sous la surveillance et les ordres du neveu de l’alchimiste, « vrai anthropomorphite », nous dit-il. Et il attendit les évènements avec la confiance de celui qui sait bien que rien n’arrive qu’avec la permission de Dieu.

Les jours paisibles, où il avait pu réfléchir et méditer à son aise, tiraient néanmoins vers leur fin. Au bout de quelques jours, une nouvelle assez étrange fut apportée par des galiotes turques, qui ralliaient la Goulette : l’alchimiste, brusquement tiré de son obscur laboratoire et exposé aux souffles rudes du large, n’avait pu supporter, dans son organisme épuisé, une aussi forte secousse ; dès les premiers jours de la traversée, il se sentit gravement atteint.

Était-ce le chagrin d’avoir quitté sa vie paisible d’études et de recherches dans le dédale ignoré de Tunis ? Était-ce l’émotion de comparaître devant Sa Hautesse Achmet Ier ? Bref, il ne tarda pas à rendre le dernier soupir. On avait dû l’immerger avant de pénétrer dans la Corne d’Or.

Que ferait son héritier ? Il se souciait peu de continuer ses travaux, et n’appréciait que médiocrement notre jeune abbé. De plus, il cherchait à s’en défaire le plus avantageusement possible, car il craignait de le voir libérer sans indemnité.

Ce que Vincent de Paul ignorait, en effet, c’est que, dès avant sa capture, le roi Henri avait obtenu du Sultan un traité qui aurait dû le sauver. Le 20 mai 1604, les signatures avaient été apposées à un pacte solennel, par lequel notre ambassadeur à Constantinople, M. François Savary de Brèves, était autorisé à venir à Tunis pour libérer les esclaves français et chrétiens, faire rendre les prises des corsaires, abolir le droit de visite. Voilà pourquoi, à leur arrivée, cachait-on jalousement la véritable nationalité des navires pris sur les côtes de Languedoc et de Provence ; il avait fallu la naïveté du savant Sarrazin pour prendre notre Gascon à son service ; et le neveu, très inquiet, ne cherchait qu’à s’en débarrasser et à le faire sortir de Tunis avant l’arrivée imminente du plénipotentiaire !

Celui-ci arriva, le 17 juin 1606, et s’efforça de remplir sa mission.

On devine à quels obstacles il devait se heurter, de la part des Turcs, les plus fourbes des hommes. Au cours d’une semaine de pénibles négociations, au milieu d’un labyrinthe de menteries, de menaces, d’incidents diplomatiques, de bassesses et de violences, il parvint tout juste à libérer soixante-douze esclaves qu’il embarqua sur son vaisseau.

Monsieur Vincent ne se trouvait pas avec eux.

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

LE RENÉGAT

 

 

Non, monsieur Vincent n’avait pas été délivré par l’ambassadeur d’Henri IV. Déjà, en cette fin de juin, il n’était plus à Tunis ; son habile propriétaire, afin de se mettre à l’abri de toute visite et de toute enquête, avait trouvé le moyen de le vendre à un des rares colons terriens, qui habitaient sur les premières pentes des montagnes du Kef, au sud-ouest de la ville.

La Providence, pour préparer notre saint à son immense apostolat, le transportait ainsi sur un terrain tout différent de ceux sur lesquels il avait déjà vécu depuis son arrivée en Afrique.

Depuis la domination arabe, et surtout depuis l’occupation turque, l’admirable et la fertile terre de Tunisie se trouvait à peu près entièrement délaissée. Cependant, si, vers l’intérieur, au delà du Djérid, vers Gadamès, elle ne montrait plus qu’un sol uni et dur, des collines rocailleuses recélant du sel gemme, des sables mobiles ; si elle se continuait par un véritable désert, coupé de rares oasis, par de grandes plaines basaltiques, hérissées d’amas de roches, de pétrifications et de troncs d’arbres carbonisés, elle gardait encore des côtes extrêmement fertiles, des plaines étalées jusqu’au mont Zaghouan, où croissaient librement l’olivier, le caroubier, le figuier, le dattier, tous les arbres des chaudes latitudes, et où le moindre effort méthodique de culture pouvait faire prospérer le tabac, la garance, le coton, le raisin, le melon et la pastèque. Mais rien n’éloigne plus les peuples du travail agricole qu’un mauvais gouvernement. Affectés naturellement de la plus incroyable paresse, les Maures n’avaient même pas songé à réagir contre elle. À quoi bon faire péniblement lever des moissons, toujours à la merci d’une razzia féroce ? À quoi bon s’efforcer d’édifier une maison des champs, d’organiser un domaine, que, demain, pilleront et saccageront les janissaires de l’odjak ?

Cela, c’est l’histoire de tous les pays qu’a ruinés la domination musulmane. Le Croyant combat et prie ; et l’infidèle, traqué et pressuré, doit lui fournir tout ce dont il a besoin. Seulement, il arrive un moment où celui-ci, las d’être dépouillé du fruit de son labeur, abandonne la terre et la maison, et poussant devant lui sa famille et ses troupeaux, adopte l’existence nomade. Ainsi, par une implacable régression, se refont les déserts.

Le propriétaire agriculteur qui avait acheté Vincent constituait donc presque une exception. À la vérité, quand on l’approchait, on se rendait compte, malgré l’habituel mimétisme, qu’il n’était ni Arabe ni Turc. Sa peau presque blanche, ses traits fins, son langage, où transparaissait l’accent mêlé de l’italien et du provençal, laissaient vite soupçonner chez lui une origine européenne. Cela expliquait qu’il eût gardé le goût un peu naïf de récolter des bananes, des oranges et des citrons, d’essayer la culture du cumin, du sumac, du henné, du tamarin, du safran, peut-être même de la canne à sucre. Cependant, s’il avait gardé les goûts d’un paysan de chez nous, – des goûts qui, entre parenthèses, plaisaient singulièrement au paysan gascon qu’il avait acheté comme esclave – il n’en vivait pas moins à la musulmane, vêtu de laine blanche, coiffé du tarbouch, et vivant avec trois femmes achetées sur le marché. Tout cela constituait un ensemble assez bizarre que Vincent se proposait bien d’arriver, un jour où l’autre, à percer.

Pour l’instant, après sa longue séquestration dans un laboratoire d’alchimiste, son âme profondément rustique s’épanouissait en plein air. L’implacable soleil de l’été africain n’avait pas encore tout desséché. Sur les versants de la montagne, dans le ravin profond, où son maître avait caché sa demeure, il se réjouissait de se trouver à l’ombrage d’arbres pareils à ceux du Marensin, des chênes-verts, des chênes-lièges, des frênes, des ormes, et de découvrir dans la plaine, toute couverte de fenouil jaune et de jacées bleues, des groupes de peupliers tremblants, de saules inclinés et tordus, où se détachait parfois le fer de lance d’un cyprès noir.

On achevait déjà de moissonner. Un mois plus tard, notre Gascon n’eût plus rien reconnu.

L’Afrique, seule, s’imposerait sur le sol marneux, où le sirocco roulerait des tempêtes de sable. Les pins, les tamaris, les buissons épineux de lentisques l’éloigneraient de la patrie, un instant imaginée et reconnue. Il serait là-bas, chez les Turcs. Mais la halte avait été bonne. De même quand, à l’automne, il se verrait obligé de labourer avec un chameau pelé, auxiliaire obligé de l’Arabe, il serait heureux de soigner à l’écurie deux petites mules, parentes de celles qu’il avait croisées si souvent, venant d’Espagne, et secouant leurs grelots sur les routes de sa Gascogne landaise.

On ne peut pas dire qu’à ce moment-là il fut très malheureux. Son maître, qui n’avait rien de turc, se révélait de jour en jour plus humain. Et, peu à peu, profondément tragique, la vérité se fit jour aux yeux de l’abbé Vincent.

Ce colon tunisien, qui l’avait acheté, lui, prêtre de Jésus-Christ, comme un simple bête de somme, appartenait, lui aussi, à l’Église. Il était Niçois d’origine et se nominait Guillaume Gautier. Il avait été arraché du monastère de Cordeliers où il avait fait profession ; le couvent mis à sac, les moines emmenés en esclavage, il avait cédé à la crainte des tourments, à la tentation d’une vie libre et sensuelle... Bref, il avait abjuré sa foi, et depuis longtemps.

Savait-il quelle espèce d’homme était exactement son esclave ? Peut-être. Il pensait alors l’entraîner dans sa chute et se tranquilliser ainsi dans sa lâcheté.

Ou pense bien que Vincent, si jeune qu’il fût, se garda de s’en laisser émouvoir. Mais quelle émotion profonde s’empara de lui quand il découvrit là, sous ses yeux, offerte à sa constatation quotidienne, la plus grande plaie de l’esclavage barbaresque : l’apostasie.

 

*

*    *

 

Il y avait à cette époque, en Tunisie, près de sept mille esclaves chrétiens, amenés par les rapts que nous savons. On en comptait en Alger vingt mille environ. Nous connaissons déjà leur genre de vie.

« Ces pauvres esclaves, nous dit un témoin, ne sortaient des bagnes que pour aller travailler à labourer la terre, ou à d’autres ouvrages fort pénibles, ou bien pour aller ramer sur les galères, on servir sur les autres vaisseaux qui vont en voyage, et, le plus souvent, en guerre contre les chrétiens, où ils souffrent des fatigues, des coups, des mépris et des peines insupportables. Pour l’ordinaire, ils rament et travaillent tout nus, n’ayant simplement qu’un caleçon, exposés aux cuisantes ardeurs du soleil en été et à la rigueur du froid en hiver ; et quand ils en reviennent, tout épuisés de forces et comme à demi-morts, on les remet comme des bêtes dans ces étables [les bagnes] plutôt pour y languir que pour y trouver aucun repos. »

Il ne faut pas s’étonner que, dans le prodigieux abandon moral où se trouvaient ces gens-là, bien peu eussent le courage de mourir martyrs. Un très grand nombre reniaient leur foi, comme l’atteste la fameuse légende de Jean de Gonfaron, chantée par Mistral.

Et c’étaient particulièrement ces détestables exemples qui causaient le plus de mal parmi le troupeau des esclaves. Saint Vincent de Paul lui-même n’a pas hésité à reconnaître que ce lamentable laisser-aller « décourageait les chrétiens et en faisait passer plusieurs en la religion de Mahomet, en enflant le courage aux Turcs, spectateurs de ces désordres ».

Car, nous l’avons déjà vu, les musulmans, même les meilleurs et les plus doux, se sentaient dévorés d’une sorte d’apostolat diabolique. Ils croyaient qu’en obtenant par tous les moyens la conversion des infidèles, ils s’assureraient le paradis. Tout conspirait pour assurer, sur ces rivages abhorrés, le triomphe du Croissant et la défaite de la Croix.

C’était aux champs maintenant que Vincent, à demi nu, portait ces tristes constatations, tandis qu’il se penchait vers une terre ingrate, sous un soleil de feu. L’été sévissait déjà dans toute sa rage. Dans ce pays désert, malgré la chaleur étouffante, il lui fallait donner ses soins à de maigres arpents, où se desséchaient quelques ceps de vigne, des plantations d’orangers, de citronniers et de jujubiers. Quels efforts pour les défendre, pour tirer des puits desséchés et verser sur ces cultures l’eau des outres à trompe d’éléphant ! Parfois, entre les huttes de sorgho sauvage, au-dessus des prairies émaillées de radiées d’un blanc mat et d’ombellifères, il relevait une face ravagée par le chagrin et les soucis.

Certes, il ne se plaignait pas de sa propre destinée : paysan, fils de paysan, il avait été, dès l’enfance, accoutumé aux pénibles travaux de la glèbe. Sa peau ne craignait pas les morsures du soleil. Son échine, héréditairement, se penchait avec facilité vers la bonne terre nourricière... Son mal s’avérait d’essence religieuse et morale. Il ressentait l’effroyable torture de l’apôtre devant le fourmillement des vices et des plaies qu’il ne peut guérir.

Gautier lui avait laissé entendre la vanité des négociations du roi de France avec la Sublime Porte. Ce serait toujours ainsi. Où Charles-Quint avait échoué, quel autre monarque réussirait-il ? Allah règne, tout-puissant. Il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète.

Mais le paysan gascon qui vit toujours en Vincent de Paul n’accepte pas si aisément de se résigner. Eh ! quoi, de pareilles apostasies continueraient à souffleter la face adorable de Jésus-Christ ? Il serait permis à des suppôts de Satan d’attirer dans leurs filets et de récolter ainsi des milliers d’âmes pour l’éternité ? Cela ne se pouvait souffrir. Si l’Europe le supportait, c’est qu’elle ignorait encore la malignité d’une pareille organisation démoniaque. Quand elle la connaîtrait, elle n’hésiterait pas à s’armer pour une nouvelle croisade.

Oui, une croisade ! Vincent y dévouerait sa vie jusqu’au dernier souffle.

Parfois, appuyé sur sa bêche, regardant là-bas vers l’horizon marin, il croyait entendre le grondement sourd d’un bombardement, et en apercevoir les épaisses fumées.

La chrétienté avait arrêté l’Islam à Lépante : elle irait plus loin, elle prendrait l’offensive. Le drapeau blanc flotterait sur les Kasbahs de Tunis et d’Alger ; il apporterait à ces mornes solitudes, la foi, la charité, le travail, la civilisation...

Mais, en attendant ces heures de Dieu, n’était-il pas urgent d’organiser, avec des missionnaires, une sorte de pénétration pacifique de ce continent ? Toujours la même pensée, obsédante, de monsieur Vincent, porter partout la lumière et le salut, surtout chez ceux-là que l’on oublie : les humbles, les forçats, les serfs, les misérables !

Certes, il y avait bien des consuls français à Tunis, comme en Alger et à Tripoli : notre pauvre esclave était payé pour savoir, à n’en pas douter, quelle était leur impuissance.

Séparés de la France par cette Méditerranée, livrée aux pirates et que l’on ne pouvait presque plus traverser impunément, on venait de voir, lors du récent voyage de M. de Savary de Brèves, à quoi se réduisaient leurs renseignements et leur action. Aussi peu surveillés qu’ils se trouvaient peu soutenus, ils se bornaient à finasser avec les Turcs, afin d’amasser une fortune le plus rapidement possible et de rentrer en France.

Le jeu se révélait, d’ailleurs, périlleux et difficile. Ces agents des infidèles se trouvaient constamment exposés aux pires caprices des pachas et du divan, car si les États barbaresques vivaient essentiellement de vol et de rapine, ils ne négligeaient pas non plus la chicane et la ruse. Ainsi, par exemple, les consuls savaient-ils très bien qu’il fallait éviter à tout prix d’offrir des présents à époque fixe au bey et aux grands dignitaires. Ils étaient prémunis contre ce trait particulier du caractère turc, qui transforme en droit acquis toute libéralité trop régulière, en sorte que celui qui a reçu deux fois de suite un cadeau, dans une occasion déterminée, le considère comme dû pour toujours. Et ces précautions n’empêchaient pas les représentants de la France d’être en butte aux exigences continuelles des Barbaresques.

« La variété des choses qui font l’objet de leurs demandes, a écrit l’un d’eux, est incroyable. Je ne parle pas des armes, des vêtements dorés, des pendules ni des bijoux : ce sont là présents d’usage ; mais ils ne craignaient pas de réclamer des bouteilles de liqueur et d’eau de la reine de Hongrie, des pommades, du sucre candi, des bougies, des confitures, des pommes, des châtaignes, des jouets d’enfant et jusqu’à des meubles d’un usage tellement intime que l’on se trouve parfois embarrassé pour transmettre cette étrange pétition. Et ce n’est pas tout : ils chicanent sur la quantité et la qualité ; ils renvoient les vêtements et en demandent d’autres, parce que la doublure ne leur a pas plu ; les caisses de fruits, parce qu’il s’en trouve quelques-uns d’avariés ; et ainsi de suite... »

Quelle influence morale pouvaient exercer des consuls réduits à ce rôle humiliant ? Inutile d’y appuyer.

Il est vrai que, d’après les traités passés entre le roi de France et le Sultan, les consuls gardaient le droit d’héberger chez eux un prêtre au moins à titre de chapelain... Mais ils n’invoquaient jamais ce privilège, par crainte de déplaire aux ombrageux et aux fanatiques seigneurs auprès desquels ils se trouvaient accrédités ! Ainsi n’y avait-il pas un prêtre sur la terre d’Afrique, sinon des renégats comme le père Gautier ou de pauvres diables, bien empêchés d’exercer leur ministère, comme notre abbé Vincent. Près de cent mille esclaves chrétiens végétaient ainsi, entièrement privés de tout secours spirituel.

En attendant que l’on brisât cette redoutable puissance de l’Islam, il n’en restait pas moins que c’est par les consulats que l’on arriverait à améliorer cette épouvantable situation. En se fondant sur la lettre des traités, peut-être parviendrait-on à faire accepter par ces agents timorés, deux ou trois ecclésiastiques à titre de chapelains. Peu à peu, on en augmenterait le nombre. Le salut ne viendrait que par là. Cet esclave, appuyé sur sa bêche, aux penchants arides du Kef, voit la marche à suivre pour apporter la lumière et la joie du Christ, au fond des bagnes, dans la coursie des galères, aussi bien chez les Turcs que chez les peuples chrétiens.

Subrepticement, on augmentera le nombre des aumôniers. Pourquoi n’irait-on pas plus loin ?

Ces prêtres n’auront jamais assez d’autorité et de liberté pour venir en aide avec pleine efficacité à ce peuple d’esclaves ; Vincent rêve d’autre chose. Il faudrait arriver à faire acheter par de grands seigneurs, comme ceux dont il a déjà élevé les enfants, en France, à faire acheter les consulats de Tunis et d’Alger, car ces charges se vendaient alors, suivant l’usage du royaume ; on y installerait non pas des fonctionnaires quelconques, sans âme, comme la plupart d’entre eux, mais de pieux laïques, enflammés de la charité du Christ...

Le soleil va plonger rapidement derrière la montagne. L’esclave de Gautier reprend son travail, avant de regagner la demeure du maître. Cela ne l’empêche pas de poursuivre le songe fiévreux qui le hante.

Ces consulats, si on les confiait carrément à des missionnaires, en les élevant à la dignité de représentant du Roi, en les investissant, pour venir en aide aux esclaves, de tous les pouvoirs et de tous les privilèges attachés à cette charge ?

Rome peut-être élèverait des objections ; la Congrégation de la Propagande rappellerait les saints canons qui interdisent aux prêtres, et surtout aux missionnaires dans les pays infidèles, tout commerce et toute immixtion dans les affaires temporelles... Oui, mais il ne s’agissait ici ni de négoce ni de politique, seulement du service de Dieu et des vaincus de la vie ! Ce serait une œuvre de charité et non d’intérêt, de sacrifices et non de profits, car les dépenses excéderaient de beaucoup les revenus et il n’y aurait à recueillir là, au point de vue purement humain, que des vexations, des mauvais traitements, peut-être pis. Rome ne pourrait que se rendre à de pareilles raisons...

La nuit tombe. Vincent ramasse ses outils et s’en va. On entend au loin déjà glapir les chacals. Il faut se hâter. Il marche sur une terre féroce, où ne manquent ni les panthères, ni les tigres, voire le seigneur lion, dont la grande voix majestueuse emplit parfois l’étendue. À la grâce de Dieu ! Afrique, mystérieuse Afrique, qui commence à se révéler à lui ! Comment ne souffrirait-il pas de penser que cette terre, consacrée par le sang de tant de martyrs, par le génie de saint Augustin et la mort crucifiée de saint Louis, est aujourd’hui livrée à l’erreur la plus abjecte, fermée à Jésus-Christ ?

Quelle œuvre immense à accomplir ! Sauver les esclaves, d’abord ; refouler l’islam ; conquérir à la vérité le monde arabe et le monde noir... Mille pensers roulent dans sa tête, mille pensers qu’il précisera plus tard :

« L’Église, depuis cent ans, a perdu, par de nouvelles hérésies, la plupart de l’Empire et les royaumes de Suède, de Danemark, de Norvège, d’Écosse, d’Angleterre, d’Irlande, de Bohème et de Hongrie. De sorte qu’il reste l’Italie, la France, l’Espagne et la Pologne, dont cette dernière et la France sont beaucoup mêlées des hérésies des autres pays. Or, ces pertes d’églises, depuis un siècle, ne nous donnent-elles pas sujet de craindre, dans les misères présentes, que, dans cent autres années, nous ne perdions tout à fait l’Église en Europe ? Les querelles politiques et théologiques l’ont réduite comme à un petit point ; et, par un surcroît de malheur, ce qui reste semble se disposer à une division par les nouvelles opinions qui pullulent tous les jours. Que savons-nous si Dieu ne veut pas transférer la même Église chez les infidèles, lesquels gardent peut-être plus d’innocence essentielle que la plupart des chrétiens, qui n’ont rien moins à cœur que les mystères de leur religion ? »

Lorsqu’il formulera ainsi le vaste plan des missions, lorsqu’il l’exposera aux âmes d’élite groupées autour de lui, il ajoutera :

– Ce sentiment me demeure depuis longtemps.

Où l’aurait-il conçu, sinon dans cet extraordinaire voyage d’Afrique, dont nous essayons d’évoquer à nouveau les inoubliables heures ?

Un pauvre jeune prêtre captif, à peine vêtu d’un misérable caleçon de coton, peine, la peau brûlée, sur une montagne perdue de Barbarie... Quelques années après, les missionnaires débarqueront contre vents et marées : les Barbaresques les poursuivront de leur haine ; on leur crachera au visage, on leur donnera des soufflets, on essaiera de les étrangler ; puis interviendra le martyre : le P. Le Vacher sera attaché à la bouche d’un canon. Mais rien ne saurait arrêter la vérité en marche. Les conversions se multiplient. Sanguis martyrum, semen christianorum. Et Bossuet s’écriera dans une de ses incomparables Oraisons funèbres :

 

Tu céderas ou tu tomberas, Alger, riche des dépouilles de la chrétienté. Tu disais en ton cœur avare : Je tiens la mer sous mes lois, et les nations sont ma proie. La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la confiance ; mais tu te verras attaqué dans tes murailles, comme un oiseau ravisseur qu’on irait chercher parmi ses rochers, et dans son nid, où il partage son butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves... Tes maisons ne sont plus qu’un amas de pierres. Dans ta brutale fureur, tu te tournes contre toi-même, et tu ne sais comment assouvir ta rage impuissante. Mais nous verrons la fin de tes brigandages. Les pilotes étonnés s’écrient par avance : Qui est semblable à Tyr ? Et toutefois elle s’est tue dans le milieu de la mer.

 

*

*    *

 

En attendant, il n’y a pour imaginer tout cela qu’un jeune abbé, exténué de fatigue, qui repose sur un tas de feuilles sèches, auprès des animaux domestiques, dans la case d’un vieux renégat italien.

Ce dernier lui parle peu, sauf pour lui donner ses ordres. Sait-il même à qui il a affaire et que cet esclave, si patient et si laborieux, constitue pour lui un reproche vivant ? Non, très certainement. Mais Vincent intrigue chacun par sa douceur, sa vertu, sa piété. Il feint de ne pas voir le misérable harem, où végète l’ex-père Gautier, et qui comprend bizarrement une renégate grecque, une femme arabe et une métisse. Il prie sans ostentation mais, à ces moments-là, son visage hâlé, où frisotte une petite barbe rare, se revêt du halo de l’extase. Qu’a donc ce garçon si austère, si insensible ? Il ne ressemble à aucun autre. Bien fou serait celui qui songerait à lui faire abjurer sa foi et à l’orienter du côté de la Mecque !

... Sur le gourbi inconnu, la Providence de Dieu veille de toutes ses étoiles.

 

 

 

  

CHAPITRE VI

 

LES TROIS FEMMES

 

 

Les mois s’écoulent encore. Jamais, sous ce climat embrasé et alanguissant, jamais l’abbé Vincent n’a accueilli le moindre trouble. Si quelque tentation fut venue le solliciter, ne lui aurait-il pas suffi, pour la repousser, du spectacle du honteux abaissement auquel était parvenu son maître ? Le pauvre homme avait chu comme tant d’autres, et pour descendre jusqu’où ? Sans même avoir besoin de faire intervenir la foi robuste et éclairée de son esclave, comment ne pas comparer, aux seules lueurs de la raison, la noblesse de la vie chrétienne au croupissement bestial de l’Islam ?

De ses trois femmes, la métisse, qui avait été la première en date, paraissait à peu près délaissée, et son rôle se réduisait à peu près à celui de servante ; les deux autres se disputaient encore les faveurs du maître. La Grecque, qui se souvenait de rivages plus heureux et d’une religion où l’épouse était honorée à sa vraie place, luttait avec les ressources d’une civilisation plus haute et plus pure contre les charmes jeunes de la Mauresque, achetée en troisième rang. Elle était « douée de bel esprit », a écrit Vincent lui-même. Plus indépendante que les autres, elle osa lui montrer qu’elle s’intéressait à lui.

Elle savait que Gautier n’avait rien de ces époux jaloux que prodigue la tradition maure. Il s’affirmait même à son égard d’une croissante indifférence. Quoi d’étonnant à ce qu’elle se sentît attirée vers un jeune garçon, dont elle ignorait l’exacte origine, mais qui lui rapportait un peu de son Europe natale, de ses façons et de la foi de sa jeunesse ? Avec lui, s’il y consentait, elle pourrait parler, s’évader parfois en esprit de ce pays barbaresque, où la tyrannie et le malheur l’avaient conduite, et qui sait ? trouver quelque consolation.

Vincent l’écoutait, toujours modeste et sérieux. Il atteignait à peine sa vingt-cinquième année, mais si privé qu’il fût d’exercer les divins privilèges de son sacerdoce, il était tout imprégné de la grâce de Dieu.

Déjà, à cette époque, il avait sous ses gros sourcils ce regard pénétrant – on écrirait volontiers presque malin – où se révèle la prudence, la finesse souriante de sa race. Son hérédité suppléait à son défaut d’expérience. Elle lui conférait la sagesse d’un vieillard.

Cette Grecque, à la langue fleurie, il écoutait ses discours avec plaisir, mais il n’avait garde de se laisser séduire par leur charme. Devant ce jeune prêtre, « au port grave et à la gravité bénigne, à la contenance simple et naïve, à l’abord fort affable, au naturel grandement bon et amiable », comme l’a écrit un de ses contemporains, c’est elle qui se sentait désarmée.

Élevée dans une religion schismatique, ignorante du célibat sacerdotal et de la forte discipline imposée au clergé catholique, livrée depuis longtemps à la pourriture orientale, dont elle ne distinguait plus les relents, elle était bien incapable de comprendre ce chaste jeune homme, dont l’infortune se consolait si aisément dans la méditation des vérités éternelles. Il lui paraissait vivre dans un monde inconnu, où elle ne pénétrerait jamais, en un univers fermé qui décourageait sa sympathie naturelle.

Au bout de quelque temps, elle cessa de lui adresser la parole. Ce ne serait certainement pas par elle que le pauvre esclave verrait se modifier et s’éclairer son destin.

Dans la vie, en général, le prévu ne se réalise pas, l’inattendu arrive. Des trois épouses qui occupaient le harem rustique du renégat, celle que Vincent attira le plus vivement, ce fut la jeune Mauresque, justement celle qui semblait la plus éloignée d’admettre sa foi et sa conduite.

Cette femme, profondément attachée à la religion de sa race, ne doutant point que ses préceptes fussent l’expression exacte et stricte de la volonté d’Allah, admirait cependant ce chien de chrétien, acheté pour quelques piastres et voué aux plus serviles travaux. Elle ne pouvait s’empêcher de remarquer sa patience, sa sérénité, sa conscience au travail, et même sa parfaite compétence dans la culture des champs.

Nous l’avons dit, quelle que fût la fatigue écrasante causée par sa tâche, le jeune esclave se trouvait mieux à sa place en pleine nature que partout ailleurs. Certes, le terrible soleil tunisien avait cruellement brûlé son dos, ses mains, son visage ; la terre de Barbarie, privée de culture depuis tant et tant d’années, s’avérait dure et ingrate... Mais à la bêcher et à la fouiller, notre Gascon se sentait redevenir paysan et goûtait un âcre plaisir. Parfois, quand, exténué, il se sentait près de défaillir, il tombait à genoux, sur le sol marneux et remerciait la Providence qui, dans son épreuve, l’avait au moins ramené à l’air pur et à la solitude. Il priait alors avec encore plus de ferveur ; et, quand il avait repris quelques forces, essayait-il de fredonner sur cette terre païenne les psaumes et les hymnes qu’elle avait oubliés.

Il y a là une scène de roman, que Chateaubriand aurait dû insérer dans le Génie du Christianisme, une sorte de légende pour estampes ingénues du premier romantisme : cependant, rien n’est plus vrai. L’abbé Vincent l’a racontée plus tard tout du long, dans une lettre que son humilité essaya vainement ensuite de détruire. Grâces soient rendues à Dieu que sa modestie n’ait pas réussi à le dépouiller de tout pittoresque !

Un jour, la Mauresque se sent incapable d’attendre davantage. Sa curiosité ne peut lui laisser ignorer plus longtemps quelle est cette religion qui met sur une face d’esclave un tel rayonnement, et qui, dans la plus noire adversité, lui inspire ces chants si doux, dont elle a surpris quelques bribes sur ces lèvres desséchées.

Elle quitte la demeure où la négligence apathique de Gautier ne la tient pas sévèrement enfermée ; elle se hâte vers le vallon où, demi-nu, recru de fatigue et de soif, l’esclave travaille sans relâche et sans plainte. Elle approche.

Que lui veut-elle ? se demande son regard paisible.

Savoir, uniquement savoir, connaître le mot de l’énigme.

Cette femme, en effet, n’ignorait nullement ce qu’avait été son époux. La façon dont il avait abandonné sa foi pour embrasser celle de Mahomet redoublait sa conviction personnelle et lui donnait un immense mépris pour le Christianisme. Comment donc une religion, qui semblait si parfaitement inopérante dans le cas du père Gautier, se révélait-elle maintenant ainsi qu’une source miraculeuse de courage, de vertu, de sainteté ? Qu’enseignait-elle donc de si beau, de si consolant ?

Vincent répondit. Nous ne savons pas ce qu’il répondit. Nous ne le saurons jamais. Ce serait une sorte de trahison, presque de sacrilège, d’essayer de reconstituer ses paroles. Tout au plus, pouvons-nous imaginer qu’à cette Mauresque, hypnotisée devant l’infini inaccessible d’Allah, il exposa la doctrine, il raconta la vie incomparable de Jésus. À la loi de crainte, dont l’ère était close sur le Golgotha, il opposa la loi d’amour, que les chrétiens avaient pour mission de faire régner sur le monde, d’imposer de toute leur âme à la race de Caïn. Et, peut-être, sans heurter de front la musulmane toujours fidèle qui l’écoutait, il lui montrait ce qu’une telle loi apportait de douceur et d’honneur au destin sacrifié de la femme.

Sa parole était harmonieuse et toute trempée de la plus pure poésie, car elle ne s’inspirait que de pensées célestes. La femme se sentait bouleversée de telles révélations. Elle comprenait pourquoi ce jeune homme fredonnait parfois ces mélodies religieuses, auprès desquelles l’appel du muezzin ne lui semblait plus qu’une vaine clameur. Mais elle n’osait pas demander à Vincent de chanter pour elle. Peut-être estimerait-il que l’on ne doit point profaner les choses sacrées en les communiquant à ceux qui ne partagent pas votre croyance. Elle hésita. Elle revint écouter les enseignements de l’esclave qui ne les ménageait pas, espérant faire naître la foi chrétienne dans ce cœur sincère. Il le croyait si bien, que, lorsqu’elle se décida à formuler sa demande, il ne la repoussa point.

Hé quoi ! Révéler à une musulmane, enfoncée dans l’erreur et le péché, la splendeur divine des psaumes, les rythmes efficaces de la liturgie ? Pourquoi pas ? Dieu ne se manifeste-t-il pas à toutes les âmes de bonne volonté ?

« Je me souvins, a-t-il écrit, du Quomodo cantabimus canticum Domini in terra aliena4 et des enfants d’Israël captifs à Babylone. »

Certes, aucun psaume ne pouvait être mieux en situation, et, dans son chant lui-même, Vincent trouvait sa justification. Il entonna donc mezza voce le Super flumina Babylonis, l’immortelle déploration des Hébreux exilés.

Super flumina Babylonis illic sedimus et flevimus : cum recordaremur Sion.

« Nous étions assis et nous pleurions au bord des fleuves de Babylone, alors que nous nous souvenions de Sion... Nous avions suspendu nos harpes aux saules des vallées... Car, là, nos vainqueurs nous demandaient de leur faire entendre nos cantiques. Ceux qui nous avaient enlevés disaient : Chantez-nous un cantique de Sion ! »

Et la voix du Prophète s’indignait :

« Comment chanterions-nous le cantique du Seigneur sur une terre étrangère ? »

Il éclatait en malédictions farouches contre ces Iduméens, ces enfants d’Edom, qui s’étaient faits les complices de Nabuchodonosor et de ses hordes barbares, puis contre Babylone elle-même, qui a traîné Israël en captivité :

Beatus qui tenebit et allidet parvulos tuos ad petram ! 5.

L’esclave module en frémissant ces cruelles paroles. Lui dont la bonté souriante et débordante se penchera presque tout un siècle sur les petits enfants, pourrait-il souhaiter voir même ceux des Turcs écrasés sur la pierre ? Oh ! non... Mais l’anathème prend la forme d’une prophétie ; et il s’émeut à la pensée des catastrophes qui s’accumuleront, un jour, sur l’Afrique, quand la croisade nouvelle y châtiera tant de crimes. Et de sa psalmodie latine qu’il ne traduit pas, se dégage seulement une immense tristesse, la désolation du croyant qui ne peut offrir à Dieu que sa souffrance inféconde.

Les versets succèdent aux versets : de qui viennent-ils ? De David ? De Jérémie ? Qu’importe ? C’est le souffle de l’Esprit-Saint qui les soulève, et, comme jadis au bord de l’Euphrate, où les Juifs se rendaient pour leurs ablutions rituelles, la plainte des opprimés montait vers le ciel de feu, cette plainte que l’éternelle Justice n’entend jamais en vain.

La Mauresque ne se lassait pas d’écouter monsieur Vincent. Celui-ci en fut touché. Même s’il ne réussissait pas à lui faire sentir ses erreurs, n’était-il pas doux et consolant de penser que sur cette épouvantable terre d’Afrique, ravie au Christ depuis plus d’un millénaire, le chant de l’Église catholique s’élevait encore, sans soulever d’autres sentiments que l’émotion et le respect ?

L’abbé voulut aller plus outre. Puisque, pour la première fois de sa vie, il s’adressait à une femme – et il voyait maintenant ce que ce sexe pouvait pour étendre le règne de Dieu – il insista sur le rôle prééminent de la femme dans la loi nouvelle. Il avait nommé Marie dans ses enseignements. Il montra comment les chrétiens savaient la prier. De sa voix ferme, bien timbrée, sans mièvrerie, il entonna l’immortelle mélopée hyperdulique, qui baigne l’univers au crépuscule :

Salve Regina...

Ce n’était plus ici la poésie orientale du psaume de l’exil et de la nostalgie ; l’antienne des couvents et des cathédrales s’accordait moins directement, au premier abord, avec le décor, la situation et l’heure. Mais il y avait la ferveur du pauvre esclave, implorant, les larmes aux yeux, du fond de cette vallée de larmes, la Reine du Ciel, la Mère de miséricorde, la vie, la douceur, l’espérance. Parfois, un cri montait d’un seul jet :

Ad te clamamus, exsules filii Evae... 6

Parfois la mélodie se faisait souple et caressante, jusqu’au milieu même de la plus intense mélancolie :

Ad te suspiramus, gementes et flentes... 7

Elle roucoulait presque ce gémissement et ces sanglots.

De verset en verset, le jeune homme, une houe à la main, les pieds nus enfoncés dans la terre sablonneuse, continuait inlassablement sa prière à la grande Avocate des pauvres pécheurs. Il l’adjurait de tourner ses regards pleins de pitié vers eux, et, à la fin de la longue épreuve, de leur montrer enfin dans sa gloire ce Jésus adorable qu’elle avait enfanté.

– O clemens... O Vierge clémente

Il soupirait.

– O pia... O miséricordieuse !

Nouveau soupir, et dans un grand élan :

– O dulcis Virgo Maria !

Ce dernier appel à la douce Vierge Marie s’éteignit dans un murmure. Vincent ferma les yeux sur son rêve intérieur. Accroupie à ses pieds, la Musulmane pleurait.

C’est ainsi que durant le printemps de l’an 1606, le Salve Regina fut chanté de nouveau en Barbarie, après des siècles.

 

*

*    *

 

Ces entretiens pieux, ces chants et ces prières, qui ressemblent à un commencement de mission, produisirent un résultat inattendu. Malgré l'influence prise par l’esclave roumi sur l’épouse du renégat, celle-ci ne se convertit pas à la véritable religion. Cette femme représentait dans sa perfection l’esprit traditionaliste, qui s’attache davantage encore aux enseignements et à l’exemple des ancêtres qu’à toute vérité, même éclatante, qui les contrecarre ; mais, justement, en raison de cet état d’esprit, elle éprouva la plus vive indignation de l’apostasie de son mari.

Il lui devint tout à fait impossible de comprendre comment cet homme né chrétien, élevé en chrétien, avait pu renoncer à une religion aussi admirable et aussi touchante.

« Cette autre Caïphe ou ânesse de Balaam, a conté monsieur Vincent, n’hésita pas à le lui dire », et de telle façon que Gautier devait effectuer un singulier retour sur lui-même.

Elle lui raconta tout avec le bavardage et la véhémence propres aux femmes de ces contrées. Elle évoqua devant lui les chants du psaume et de l’antienne : comment l’ancien moine n’en eût-il pas été bouleversé, en reconnaissant des accents, qui, si longtemps, avaient été les siens ?

– Ha ! s’écria-t-elle, en écoutant ces belles choses, j’ai goûté un divin plaisir : je ne crois pas que le paradis de nos pères, et celui que je désire de toutes mes forces soit si glorieux ni accompagné de tant de joie que j’en ai ressentie, pendant que cet esclave louait son Dieu ! Il faut qu’il y ait là-dessous quelque merveille !

Pour essayer de pénétrer cette énigme, elle osait à son tour interroger son maître, qui, à ces naïves instances, sentait croître son trouble et naître ses remords !

Sa foi, étouffée depuis des années sous une vie sordide et lâche, recommençait à pénétrer son âme. Il avait cru qu’elle ne renaîtrait jamais dans ces montagnes arides, où l’appel du muezzin lui-même ne parvenait jamais pour évoquer l’idée de la divinité et rappeler l’homme à la prière. En un jour de désespoir, il s’était livré aux bêtes : les fauves passions bestiales, tapies et refoulées dans les recoins de son être, avaient bondi sur lui, l’avaient étouffé. Or, il suffisait de la venue d’un esclave, moins longuement préparé que lui aux épreuves de la vie, il suffisait de sa prière solitaire et de ses chants ingénus, à l’heure des angélus oubliés, pour que cet Arabe, réfugié avec trois femmes dans le désert, se retrouvât tout à coup moine, cordelier, prêtre de Jésus-Christ et se répétât en tremblant la parole du psaume : Tu es sacerdos in aeternum.

Guillaume Gautier ne dormit pas de la nuit. Nuit tragique, comme toutes celles où se décident les grands débats de conscience, où, dans un déchirement de l’âme et des sens s’affirment les conversions. Au matin, il aborda pour la première fois avec son esclave d’autres sujets que la culture de la terre ou le soin des animaux.

Nous ne connaissons pas en détail cette conversation. Nous pouvons facilement en reconstituer le sens général puisque nous en savons la conclusion.

Quelque peine que dût éprouver le maître à confier à son esclave ses angoisses morales et religieuses, quelque humiliation qu’il dût ressentir, lui, vieux religieux apostat, à avouer ses péchés à un jeune prêtre irréprochable, il lui raconta sa vie, sa captivité, ses tortures, son reniement, son long oubli de ses vœux et de ses croyances. Il pouvait ainsi décharger son cœur, car, après son hallucinante insomnie, sa résolution était prise : puisque la dernière femme qu’il aimait d’un coupable amour le méprisait elle-même pour sa trahison, il romprait ses chaînes. Il reviendrait au Christ.

– Mon frère, disait-il à Vincent qui l’écoutait avec des pleurs de joie, mon frère, crois-tu que l’Église, que mon Ordre, que les chrétiens voudront m’accorder mon pardon ?

Comme l’abbé levait, tout étonné, les bras au ciel, ainsi que pour une absolution, laissait briller dans son regard et dans son sourire la miséricorde du Christ, Guillaume Gautier s’écriait :

– Aie confiance ! À nous deux, nous fuirons les prisons de Mahomet. Je trouverai le moyen de tromper la surveillance de ces misérables Turcs ! Nous nous délivrerons pour jamais de cette terre de maléfices, je te le jure !

Monsieur Vincent en acceptait l’augure : mais, lui, s’il quittait la Barbarie, ce ne serait que pour y revenir, pour apporter à ce monde déshérité la lumière de son Seigneur.

 

 

 

  

CHAPITRE VII

 

EN MÉDITERRANÉE

 

 

Il fallut attendre dix mois pour voir se réaliser les promesses de Guillaume Gautier. On ne pénétrait pas facilement en Barbarie à cette époque : on en sortait plus malaisément encore. Vincent attendit avec patience l’heure fixée par Dieu.

Ces dix mois ne furent perdus pour personne, puisqu’ils permirent au renégat d’affirmer sa conversion, d’assurer le sort matériel de ses trois femmes et de donner à son jeune compagnon des preuves quotidiennes de son repentir et de son bon propos. Dans leur solitude montagnarde, ils purent, sans trop de danger, mener une vie quasi-érémitique, et poursuivre tout à la fois un labeur épuisant et une reprise occulte de leurs habitudes ecclésiastiques.

Quant au départ, comment le concevaient-ils ?

Une seule chance de salut leur demeurait. S’embarquer clandestinement sur un bateau gouverné par eux et tâcher de traverser ainsi au moins jusqu’à la Sicile proche. Car aucun navire chrétien ne recevait asile dans cet affreux guêpier, et il était impossible de s’enfuir en se cachant à bord de quelque galère turque : nous connaissons déjà le régime de ces sortes de vaisseaux. Le fameux Jean de Gonfaron, chanté par Mistral, qui n’a qu’à se jeter dans un canot pour aborder sur une tartane marseillaise, en chantant : « Adieu, ma sultane, tu as fait un paradis de mon purgatoire, mais il faut m’en aller de ce pays d’ennui », est un personnage lyrique.

Gautier possédait-il ou réussit-il à acquérir dans quelque crique voisine un « esquif », comme l’a écrit monsieur Vincent, ou bien dut-il le construire avec son compagnon, nous n’en savons rien. Ce qui est bien sûr, c’est que le jeune abbé gascon n’entendait rien aux choses de la marine et que son tempérament en faisait un piètre matelot. Il serait d’une aide médiocre pour une traversée. Et même si l’autre, le cordelier niçois, était plus accoutumé aux caprices de la Méditerranée, ils tenteraient tous deux une aventure humainement invraisemblable.

Aussi l’envisageaient-ils à un tout autre point de vue : après avoir pris les dispositions nécessaires, ils s’abandonneraient moins aux flots qu’à la volonté de Dieu. Ils ne songeraient plus aux bourrasques et aux bonaces de cette mer, si attirante et si perfide ; ils oublieraient les affreuses galères qui en avaient fait leur domaine et la sillonnaient en tous sens : ils se confieraient à la foi et au repentir, en songeant aux barques célestes des légendes. À Dieu vat !

Cependant fallait-il être assuré qu’on ne les surveillait pas, et que, dès leur départ, quelque brigantin ne s’élancerait point à leur facile poursuite pour les jeter au bagne ou les assommer sous la bastonnade. Aussi calculèrent-ils jusqu’aux moindres détails, la saison, le temps et la lune.

On était à la fin de juin 1607, il allait y avoir deux ans que Vincent avait débarqué misérablement sur cette terre maudite, lorsque sonna l’heure de leur exode.

En récitant l’In exitu Israël – un autre psaume de circonstance – ils quittèrent, comme pour leur travail quotidien, les pentes du Kef, et s’acheminèrent dans la nuit jusqu’à la côte, sans se laisser intimider par les lointains rugissements des fauves. Ils se glissèrent péniblement à travers les rochers jusqu’à la calanque solitaire, où la barque de pêche tressautait parfois sur l’eau noire. Et après avoir consulté le vent, ils s’enveloppèrent d’un grand signe de croix, larguèrent l’amarre, ouvrirent la voile comme une aile, et s’enfoncèrent dans les ténèbres.

 

*

*    *

 

Combien de temps dura ce voyage miraculeux ? monsieur Vincent ne s’en souvenait pas. Bientôt terrassé par la souffrance, il gisait au fond de la nacelle, ballotté par des flots pourtant bien calmes, se perdant en rêveries douloureuses et interminables.

Maintenant qu’il avait quitté le continent barbare, le poids de tout ce qu’il y avait appris l’écrasait. Pourquoi la Providence l’avait-elle si visiblement guidé dans cette aventure invraisemblable, sinon pour lui indiquer sa véritable vocation ? « Chaque âme a sa mission sur terre », dira une poétesse de son pays 8. Peut-il être question pour lui, après ce qu’il a vu, de se contenter d’un modeste bénéfice, ou bien de diriger le petit collège de Buzet-sur-Tarn ?

Un champ immense s’offre à son activité : Vincent, Vincent, la Méditerranée est étale ; aussi loin que l’œil peut atteindre, aucune voile turque ne surgit à l’horizon ; le vent est docile et te ramène vers l’Europe chrétienne... Comment reconnaîtras-tu tant de bienfaits ?

Des projets s’élaborent dans son cerveau : les esclaves à secourir, les galériens à évangéliser et à convertir, et puis tous les malheureux, les infirmes de l’âme et du corps, les faibles, les déshérités, les membres souffrants de Jésus-Christ... Plus encore : il faut faire cesser cette honte, ce péché permanent de la domination de l’Islam, reprendre le projet de saint Louis et de Charles-Quint. Le temps des croisades est-il donc définitivement achevé ?

Hé quoi ? Pourrais-tu te laisser enivrer à ce point par des rêves de grandeur ? L’essence du christianisme est humilité. Il sied de ne l’oublier jamais.

Pour bien se persuader, le fugitif prend une résolution ; celle de parler le moins possible de son odyssée. Il la confiera à M. de Comet, son protecteur et son ami, bien sûr ; et aussi à ses supérieurs ecclésiastiques, auxquels il devra justifier sa longue absence. Le public ne garde aucun droit de la connaître. Il suffit que tout simplement il sache, par des témoignages autorisés, la plaie ouverte perpétuellement au flanc du monde chrétien. Cela, il le faut, pour rallumer dans cette Europe égoïste, indifférente, oublieuse, jouissant en paix de l’ordre qu’elle a conquis, le flambeau de la charité.

...Et tandis que, au clapotement des vagues, Vincent de Paul prend de telles résolutions, il est loin de se douter que son aventure sera connue de toutes les nations, qu’elle enchantera à ce point les âmes qu’elle fleurira merveilleusement en légendes.

Ah ! il n’aurait pas voulu, dans sa modestie, que l’on apprît la miraculeuse histoire de son esclavage et de sa captivité ; au terme de sa vieillesse, il suppliera encore qu’on lui rende son imprudente lettre, précieusement conservée par M. de Comet... Qu’importe ! À ce moment-là, il sera déjà entré vivant dans la Légende Dorée : que ne racontera-t-on pas ?

Des témoins surgiront de partout, qui le montreront, non seulement couvert de fers sur un brigantin turc, ramant volontairement sur les galères du roi pour le soulagement de quelque condamné !...

Au procès de béatification, les Révérends Pères René Thieulin et Nicolas Chaperon, de la Mission, Nicolas Bouthillier, Gérard Dedun exposeront qu’il s’est fait esclave, par amour des forçats, et qu’un jour, au port de Marseille, il a voulu remplacer un condamné, dont la femme et les enfants éplorés demandaient vainement la grâce.

M. Philippe-Ignace Boucher déposera que le fait, si invraisemblable qu’il paraisse, est exact, mais qu’il s’est accompli à la prière d’une mère intercédant pour fils.

M. le curé Charles Doustrebeau corroborera ses dires, les complétera : si l’on a vu monsieur Vincent servir sur les galères, dont il était, de par le roi Louis XIII, « l’aumônier réal », il expliquera, lui, comment cette affaire bizarre s’est bientôt terminée : c’est que Mme la générale de Gondi l’aperçut à son banc de coursie, reconnut, s’en étonna, le fit incontinent délivrer.

– Ah ! Madame, lui aurait-il dit, il fallait bien que je prenne cette place pour sauver un pauvre gentilhomme !

La sœur Madeleine Le Laboureur, de la Visitation, confirmera la dramatique légende : mais elle précisera que le condamné, ainsi délivré contre toute justice, était un malade.

Malgré tant de silence et d’humilité, ces pieuses anecdotes, merveilleusement fleuries au soleil provençal, sur cette rive où Vincent de Paul diffusera puissamment les trésors de sa charité, trouveront leur écho jusque dans la bulle de canonisation promulguée par Clément VII, sous la forme d’un solennel « On dit » :

 

Narrant, cum forte unum a conservis suis sub gravi catenarum pondere misere laborantem conspexisset, nec ad sublevandas miseri illius angustias haberet quod traderet, seipsum dedisse in vincula, ut corporis sui dispendio alienam redimeret calamitatem 9.

 

Enfin, un autre Provençal, l’abbé Maury, apostrophera éloquemment en chaire le souvenir vivant de ses humiliations et de ses douleurs :

Fers honorables, sacrés trophées de la charité, que n’êtes-vous suspendus aux voûtes de ce temple comme l’un des plus beaux monuments de la gloire du christianisme ! Vous orneriez dignement les autels de Vincent de Paul en rappelant à la Société les citoyens que lui donne la religion de Jésus-Christ ; et la vue de ces chaînes, justement vénérées comme un objet de culte public, aiderait de siècle en siècle notre ministère à lui en former encore de pareils.

Hé bien, non ! ils auront disparu à jamais : l’esclave les a laissés au badistan, quand il suivit son maître le pêcheur ; les autres, il est bien certain aujourd’hui qu’il ne les a jamais portés.

Comment eût-on jamais permis qu’un condamné échappât à la juste punition des galères, parce qu’il était chargé de famille, malade ou même, tout simplement, de noble origine ? Comment un officier du Roi Très-Chrétien eût-il accepté en place d’un de ses rameurs un prêtre, robuste certes, mais que rien ne préparait à un semblable effort ; et quel prêtre ! Celui-là justement qui avait été investi d’un pouvoir général de surveillance et d’évangélisation sur les flottes méditerranéennes de Sa Majesté ! Le fait se fût-il produit, monsieur Vincent ne serait pas demeuré attaché cinq minutes au terrible banc d’infamie et de douleur.

Cependant la légende n’a pas cessé de fleurir et de pousser de tenaces rameaux. La poésie et l’art s’en sont emparés. L’humble silence du Saint n’aura servi qu’à la sublimation de son âme. Les siècles qui savent qu’il a porté des fers, le verront toujours, dans leur vénération, réclamant volontairement ses entraves pour sauver un de ses frères malheureux. Tellement son nom, son aspect, son sourire, toute sa vie et tout son être ont besoin de se cristalliser dans un pur symbole d’héroïque charité !

 

*

*    *

 

La mer. La douce mer bleue, chargée de tous les plus beaux rêves de l’humanité. Des flots, roulant à l’infini leurs palmes d’argent clair. Une brise régulière, qui rend facile la manœuvre des mariniers improvisés. Ils cinglent cap au nord ; du moins en sont-ils persuadés ; mais comme leur voyage se prolonge, étrangement, ils s’étonnent et s’inquiètent de ne pas voir monter à l’horizon les falaises rocheuses et dentelées de Sicile, la haute masse empanachée de l’Etna. Ils vont, ils vont toujours. Quels courants inattendus les ont-ils drossés hors de la route prévue ?

Gautier surtout s’en assombrit. Il avait armé sa barque pour deux jours de traversée... À quelle dérive s’en va-t-elle maintenant ? Ce sera un prodige, si elle évite les dangers que le temps multiplie sur sa route. Mais Vincent demeurera calme : il ne peut douter maintenant que sa vie est un perpétuel prodige.

On a manqué les ports siciliens : abordera-t-on en Sardaigne, ou en Corse ? Où Dieu voudra. Ne suit-on pas le miraculeux sillage des Saintes-Maries ? À naviguer ainsi vers le nord, si aucun accident ne survient, il faudra bien qu’apparaissent les rivages de la douce France, quittés depuis deux années. Ils ont des vivres. La saison est royalement belle. Ils peuvent attendre. Et le jeune abbé s’enferme dans sa tranquille prière, tandis que le vieux cordelier, de ses yeux avides, explore sans cesse le ciel et les eaux.

Un matin, à l’aurore, c’était exactement le 28 juin 1607, il frémit d’une impatiente allégresse. Tout annonçait à ce riverain de la Méditerranée l’approche de la terre : la couleur et le mouvement des vagues, le vol plus fréquent des oiseaux, les plantes et les fleurs qu’il voyait flotter autour du bordage... Couché à l’avant du bateau, il dévorait l’horizon encore embrumé des voiles de la nuit.

Soudain, à sa droite, le globe éclatant du soleil émergea de la mer phosphorescente, lança d’éblouissantes flèches au ras des flots ; les deux faux Arabes, enveloppés de leurs burnous blanchâtres, en furent illuminés... Mais surtout là-bas, tout là-bas, l’incendie matutinal vaporisa les brumes, et détacha avec une surprenante netteté la ligne d’horizon.

– Terre ! Terre ! s’écria Gautier avec une émotion indicible.

Une mince lagune sortait peu à peu de la Méditerranée, une plage monotone et plate, sans arbres, sans rochers, sans relief, s’étalant à perte de vue, avec sur la droite seulement, le vague profil de quelque fortification archaïque, cathédrale ou citadelle.

– Oui, nous arrivons, continuait le cordelier. Mais où ? En Camargue, sans doute. À Psalmodi, à Aigues-Mortes... aux Saintes-Maries de la Mer...

– Et le 28 juin, conclut joyeusement Vincent. Nous pourrons demain célébrer la fête des glorieux saints Pierre et Paul dans notre Église retrouvée.

  

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

LA VILLE SONNANTE

 

 

Guillaume ne s’était pas trompé. La brise les portait, non point vers son pays de Nice aux contours fortement dessinés et aux roches dures, mais vers cette lisière instable de la Méditerranée, où fleuves, étangs et sables luttent depuis des siècles contre la mer.

Ils accostèrent doucement sur une plage dévorée d’un soleil que rien n’arrêtait, que ne tamisait aucun feuillage, l’ombre d’aucun arbre, d’aucune falaise. La lumière et la chaleur s’y étalaient dans leur rage splendide sur un petit port, à l’embouchure d’un canal. Ils étaient au Grau du Roi, qui continuait encore jusqu’à la grève de cailloux le prestige d’Aigues-Mortes, déchue de sa gloire maritime.

Paysage tragique. En remontant à coups de rames jusqu’à la cité de saint Louis, les deux fugitifs contemplaient ces étendues plates, où végétaient des buissons épineux, des herbes folles, des fleurs sans parfum, frissonnant sous un vent éternel, ces espaces désolés où la terre ressemblait à la mer, une mer pétrifiée, aussi étale, aussi aride qu’elle-même, mais sans le mouvement lumineux qui donne aux eaux une sorte de gaîté vivante. Ici, les fleuves avaient roulé tant de sable que les étangs s’en trouvaient engorgés, la Méditerranée implacablement refoulée. Sur cette nature écrasée de soleil et tourmentée de vent, doublement accablée, ils sentaient planer une fatalité terrible : et pourtant, c’était la patrie, et dans leur cœur ému, ils rendaient grâces à Dieu.

Aigues-Mortes déjà se dressait à l’horizon, dans sa ceinture inviolée de murailles roses, comme une belle endormie.

Aigues-Mortes ! Ce pauvre petit bourg de pécheurs, dépendant de l’abbaye de Psalmodi, dont saint Louis avait voulu faire en quelque sorte l’embarcadère permanent des Croisades ! C’était de là qu’il était parti deux fois pour aller se heurter infructueusement à l’Afrique meurtrière, au soudan d’Égypte, et à cette sinistre Tunis, dont Guillaume et Vincent venaient de s’échapper. Ils admiraient avec mélancolie les remparts impeccables, les bastions réguliers achevés par Philippe III le Hardi, que dominait la masse de la tour de Constance.

Quelle inféconde tristesse sortait de tout cela ! Les croisades étaient venues mourir là justement où l’on avait voulu leur organiser un havre permanent, comme une menace durable vers l’Afrique sarrasine ; on eût dit que la nature mauvaise s’était acharnée contre l’œuvre des rois très chrétiens, et que, par son enlisement persévérant, elle leur signifiait, en rendant le port inutile, de renoncer à leur dessein. L’œuvre grandiose était frappée de cette mort même dont elle portait le nom. Pour comble de chagrin, depuis plus de trente ans, la ville, où avaient agonisé tant de rêves généreux, était tombée au pouvoir des huguenots, constituait une des places protestantes concédées par le roi Henri. Elle n’offrait aucun asile propice aux deux religieux fugitifs.

Aussi, n’avaient-ils nulle intention de s’y attarder. Après avoir employé la matinée à se débarrasser de beur bateau et à se procurer les vêtements et objets indispensables, ils frétèrent une carriole qui les mènerait vers Avignon.

Voyage pénible sans doute à travers ce pays que rongeaient déjà toutes les ardeurs de l’été : mais voyage plein d’espérance, puisque, dans la ville pontificale, les deux prêtres allaient rencontrer comme le reflet vivant de Rome elle-même.

C’est une belle chose encore que d’apercevoir, du haut de la colline pierreuse de Villeneuve-lès-Avignon et des fortifications élevées par Philippe le Bel, la magnifique cité nonchalamment accoudée à la Roque des Doms et allongée parmi les oliviers et les cyprès.

On peut alors murmurer les vers immortels de Mistral :

 

C’est Avignon et le palais des Papes ! Avignon ! Avignon sur sa Roque géante, Avignon, la sonneuse de joie, qui, l’une après l’autre, élève les pointes de ses clochers tout semés de fleurons ; Avignon, la filleule de Saint-Pierre, qui en a va la barque à l’ancre dans son port, en porta les clefs à sa ceinture de créneaux ; Avignon, la ville accorte que le mistral trousse et décoiffe et qui, pour avoir vu la gloire tant reluire, n’a gardé pour elle que l’insouciance...10.

 

En ce début du XVIIe siècle, où un légat maintenait encore dans la ville le prestige de Rome, elle hérissait dans les airs une forêt de campaniles carillonnants d’angélus ; elle n’avait pas seulement ses grandes églises célèbres, les Doms, Saint-Pierre, Saint-Agricol, mais la multitude de ses couvents et chapelles ; les Dominicains, les Cordeliers, les Augustins, les Jésuites, les Bénédictins, les Célestins ; pas une seule forme de la pensée religieuse qui n’eût élevé son temple et qui ne priât en chantant dans les airs. C’était une grande émotion pour les deux rapatriés que de descendre vers le pont Saint-Bénézet et d’entendre venir vers eux dans le crépuscule, avec le tintinnabulement de tant de cloches sonores, la voix accueillante de la catholicité.

Ils étaient à l’orée du pont fameux, qui enjambait fortement le Rhône de ses vingt-deux arches, couronnées par la petite chapelle de Saint-Nicolas, patron des mariniers. Devant elle, ils s’agenouillèrent un instant : ne devaient-ils pas des actions de grâces pour un aussi miraculeux voyage ? Et bientôt ils parvinrent à la porte Eyguière, qui s’ouvrait aux remparts d’Avignon.

Moment inoubliable ! ils touchaient à cette ceinture de pierres de taille, garnie de redans et de mâchicoulis, que le pape Innocent V a soutenue, de cinquante en cinquante pas, au moyen de tours carrées, pareilles et assortissantes. Une impression de richesse et de sécurité se mariait à un charme tout italien ; les créneaux s’ouvraient avec une régularité parfaite ; un rang de petites consoles, d’un charmant profil, supportait l’appareil de défense, tandis que, d’un joli mouvement ascendant, les merlons des courtines dissimulaient les escaliers intérieurs ; et sur toute cette élégance guerrière le ciel de Provence avait fait ruisseler en reflets des nappes d’or et d’argent.

– Ah ! nous sommes devant une bien grande cité, disait Gautier à son jeune compagnon. C’est la ville septennaire. On y voit sept paroisses, sept couvents anciens, sept monastères de nonnains, sept hôpitaux, sept palais, sept collèges...

– Et elle a servi de capitale à sept papes légitimes, acheva monsieur Vincent, qui, du premier coup, allait à l’essentiel.

Ils n’eurent pas grande difficulté à pénétrer dans ce merveilleux Avignon dont l’hospitalité était déjà proverbiale. Et ils s’acheminèrent à travers ses maisons blanches, dans le dédale des petites rues bien pavées, toutes remplies de la plus agréable animation.

Qui n’a pas vu cela ne connaît pas l’aimable joie populaire, la douce allégresse de vivre. Ici, des frères quêteurs agitaient leur crécelle ; plus loin, sur une placette, une escouade de soldats du Pape, aux uniformes d’écarlate galonnés sur toutes les coutures, chantaient en latin ; des demeures ouvertes au souffle du soir sortait le tic-tac des métiers à dentelles, le va-et-vient des navettes tissant l’or des chasubles, les petits marteaux des ciseleurs de burettes, les tables d’harmonie qu’on ajustait chez les luthiers, les cantiques des ourdisseuses : par là-dessus, dominant le ronflement des tambourins rythmant quelque danse, le prodigieux chant des carillons.

Gautier les connaissait, il retrouvait leurs noms au fond de sa mémoire : la cloche d’argent du palais des Papes, la « Doctoresse » de Saint-Agricol, la vieille église au blason décoré d’un envol de cigognes, le bourdon de Notre-Dame, les clochettes de Sainte-Catherine ou de Sainte-Praxède... On avait l’impression, après le sinistre Islam, d’avancer dans l’allégresse, en une ville que rien de grave ne pouvait assombrir, où, comme l’a dit Alphonse Daudet, les hallebardes ne coupaient pas et où les prisons ne servaient qu’à faire rafraîchir le bon vin 11.

Des hôtelleries ouvraient devant les voyageurs leurs seuils enguirlandés et fleuris, sous de pittoresques enseignes : le Chapeau Rouge, les Trois Piliers, le Cerf-Volant... Mais elles ne les arrêtaient pas. Monsieur Vincent gardait son plan bien arrêté, qu’il avait fait accepter par le père Gautier. Au débotté, ils iraient se présenter à Monseigneur le vice-légat pour lui offrir tout de suite leur soumission, et pour qu’il réconciliât le renégat sans retard. Cela, c’était le plus pressé, avant de s’abandonner aux molles délices du Comtat.

Ils se dirigèrent donc, sans surseoir, vers le palais des Papes.

 

*

*    *

 

Cette formidable forteresse ne plaisait guère aux gens de l’ancien régime. Tant admirée au Moyen Âge – Froissart la célébrait comme la plus forte et la plus belle maison de France – elle leur paraissait, au contraire, comme le reste incohérent d’une époque gothique et barbare, un monument « fort vieux et mal logeable ».

Ces murailles nues, qui montent d’un jet, écrasent de leur puissance le visiteur qui s’est habitué à l’élégance des constructions de la Renaissance italienne ; ces grosses tours carrées, dont l’irrégularité atteste qu’elles furent élevées en des circonstances différentes, pour parer à des besoins nouveaux, déconcertent l’esprit classique, avide de se reposer sur un plan d’ensemble. Cet appareil terrifiant, requis pour des heures troublées, ne convient plus aux temps de l’ordre français.

Nos deux voyageurs, revenant de si loin, les yeux emplis encore des architectures barbares du vieux Tunis, ne pensèrent certainement pas ainsi.

Avignon possède une sorte de prestige féerique qui embellit tout ce qu’il touche. Ce palais, qui avait abrité si longtemps la majesté pontificale, dont il gardait encore le reflet vivant, les eût peut-être effrayés si ses pierres eussent pris la couleur sombre qu’elles revêtent dans les édifices du Nord. Mais le crépuscule, dans l’air si pur et si sec de la Provence, le revêtait d’une chape dorée, qui lui communiquait un air tout à la fois imposant et paternel.

Rien ne saurait être lourd ni renfrogné dans une pareille atmosphère. Devant ce grand palais de gloire catholique, qui s’apprêtait à fêter le lendemain, oriflammes au vent, l’anniversaire du Prince des Apôtres, Gautier lui-même ne se sentit pas intimidé. Il savait bien qu’il allait vers un tribunal qui ne ressemblait point à ceux de la terre, vers un prétoire au-dessus duquel, en toute vérité, s’embrassent éternellement la justice et la miséricorde.

La façade, à cette époque, s’élevait, un peu différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Elle s’encadrait de deux tourelles en encorbellement, aux bases en nid d’aronde, formées d’assises moulurées en forme de tiare renversée ; et ces tourelles polygonales, à la flèche aiguë jaillissant d’une couronne de merlons, étaient reliées à mi-hauteur par un balcon de mâchicoulis, ce qui composait un ensemble extrêmement élégant.

Au-dessous de ce balcon, s’ouvrait la porte du palais, aux voussures ornées de feuillages à jour, surmontées du blason du pape Clément VI : deux anges agenouillés soutenant un écusson, où fleurissaient six roses.

L’aspect général s’affirmait débonnaire. Aucun appareil guerrier exagéré n’entourait cette porte et n’en défendait l’accès. Seulement, en train de paresser aux alentours, quelques Suisses paisibles, ou des gardes napolitains, séchés comme des prunes au soleil, et vêtus d’uniformes rouges et or.

C’est avec ces braves gens qu’il fallut parlementer, sans grandes difficultés, d’ailleurs. Le père Gautier connaissait leur dialecte et leur caractère. De plus, ici, tout reflétait l’ambiance à la fois italienne et provençale, une exquise bonhomie, une compréhension aimable des choses, qui, de tout temps, a baigné ces contrées aimées du ciel, et qui persuade si aisément que la vie est douce et joyeuse, pour tous les hommes de bonne volonté.

Pourquoi Monseigneur le vice-légat eût-il fait longtemps attendre les deux fugitifs, qui accouraient à lui, le premier, comme à leur père ? N’étaient-ils pas des envoyés de Dieu, qui leur avait permis d’apporter la bonne nouvelle à travers la Méditerranée elle-même ? Il ne tarda point à les appeler dans ses appartements particuliers.

Fuyant les salles solennelles, où, trois cents ans auparavant, avaient siégé les Souverains Pontifes, il s’était réfugié, modestement et simplement, dans un coin du Palais.

Mgr Pierre Montorio, en effet, ne recherchait nullement l’apparat. Il venait d’achever avec quelque joie la période triennale de son gouvernement et aspirait au moment où il regagnerait Rome et y reprendrait une existence moins officielle.

Dans une salle mal meublée, Vincent de Paul et Guillaume Gautier virent s’avancer vers eux un homme au visage souriant, et assez bizarrement vêtu : il portait, en effet, une longue veste, couverte d’un pet-en-l’air à manches tailladées, aux ouvertures garnies de petits boutons et de boutonnières, mais sans aucun liseré violet ou rouge. Ce grand personnage ne se parait que de damas uniformément noir.

Comme, néanmoins, les deux arrivants se prosternaient devant lui, il les releva aussitôt, avec beaucoup de sensibilité et les accueillit de la meilleure grâce du monde. Il semblait contempler avec une stupéfaction ravie ces deux évadés du bagne, comme il aurait considéré deux échappés de l’enfer.

Puis, Vincent lui ayant présenté Gautier, qui demeurait, les yeux obstinément fixés à terre, dans sa confusion, il interrogea dans sa langue le cordelier renégat, sans lui marquer autre chose que la plus délicate compassion. On sait, en de pareilles circonstances, ce que peuvent être la grâce et la courtoisie italiennes.

Gautier parlait. Il disait son enfance, ses études à Nice, son entrée au couvent, sa paisible vie monastique d'autrefois, dont il conservait le poignant regret ; puis il conta la tornade déchaînée dans le couvent par la razzia des Barbaresques, l’horrible existence imposée là-bas aux esclaves chrétiens. Sans prétendre s’excuser ou invoquer des circonstances atténuantes, il montrait l'apostasie imposée en quelque sorte à tant de malheureux abandonnés sans secours, sans espoir, sans appui matériel, moral, religieux... Et Vincent, en écoutant, se remémorait tout ce qu’il avait vu, souffert, subi, et l’immensité de la tâche à accomplir.

Le renégat avait avoué sa faute, évoqué ses longs jours passés, sinon dans la foi de Mahomet – à cette pensée, il haussait les épaules, – mais, du moins, dans l’ignoble relâchement de mœurs que l’Islam autorise. Il se jugeait sainement, avec le recul d’un homme qui, depuis près d’un an, a vu clair dans sa vie, a fui résolument les mauvais chemins. Abjurer ? Il n'avait plus qu’à en prononcer la formule : voilà longtemps déjà qu’à l’appel de ce jeune prêtre, qui fut son esclave, il était redevenu pleinement chrétien dans son cœur.

Mgr Montorio devait conclure. Il le fit dans de tels termes que ses auditeurs, confus, bouleversés d’émotion, en pleurèrent à chaudes larmes, de ces larmes comme on n’en verse qu’après les grandes crises de douleur silencieuse, quand on a été longtemps écrasé par l’injustice et la cruauté, et que l’on rencontre enfin les vertus chrétiennes.

– Mes frères, leur dit-il, je me félicite vivement de ce que la divine Providence vous a conduits jusqu’à moi à cette date du 28 juin, veille de la fête de mon saint patron, que nous célébrerons ensemble dans l’église qui lui est dédiée en cette bonne ville. Nous y procéderons solennellement à votre réconciliation, mon bon père Gautier, et ce sera grande joie au ciel et sur la terre.

Et, comme Vincent et Guillaume faisaient mine de se retirer :

– Voilà pour le spirituel. Songeons maintenant au temporel. Je vais prochainement quitter ma charge dont j’ai terminé les trois ans, il y a quatre jours, pour la Saint-Jean. Hé bien, si vous y consentez, je vous emmène avec moi en Italie : nous y trouverons ensemble un bon couvent pour l’un et peut-être un utile emploi pour l’autre. Et, en attendant, vous êtes mes hôtes... Pensiez-vous que j’allais vous laisser partir ainsi, au hasard, en Avignon ? Non, non, quand le bon pasteur a retrouvé des brebis perdues, il ne les abandonne pas, il les ramène et les garde avec lui.

C’est ainsi que monsieur Vincent et son ancien maître ne quittèrent pas, ce soir-là, le majestueux palais papal dont Mgr Montorio voulut, en personne, leur faire admirer les splendeurs.

Ils n’en croyaient pas leurs yeux ni leurs oreilles!

Quel changement après tant de peines et d’angoisses ! Ils sortaient de la géhenne diabolique de Mahomet, livrée à la sarabande de tous les vices, ils se trouvaient transportés au cœur de la chrétienté. Éblouis, ils parcouraient les chapelles et les vastes salles, les appartements des pontifes, les audiences et les consistoires, croyant avec vénération y frôler de grandes ombres.

À la nuit tombée, ils gravirent la haute terrasse de la tour de Trouillas. De là-haut, à la lueur laiteuse de la lune et des étoiles, sous la lumineuse nuit de juin, s’étendait un pays d’extase : par delà les toits et les clochers d’argent, la Durance se devinait, presque à sec dans son lit de graviers, ainsi que la ligne finement découpée des Alpilles, derniers contreforts de la grande chaîne, suprême vague de la tempête des montagnes, brusquement figée sous un coup de mistral ; de l’autre côté de l’immense courbe du Rhône, où semblaient frétiller des myriades de poissons d’argent, Villeneuve sommeillait dans ses lourdes murailles, au milieu des ombres bleutées des cyprès et des vergers ; et, à l’orient, où montait le croissant, au pied du Ventoux, avançant son promontoire, c’était la plaine du Comtat, avec ses prairies fertiles, ses villages à l’ombre frissonnante des platanes, ses routes blanches, ses barrières de roseaux, ses champs d’oliviers. Il se dégageait de tout cela une telle sérénité, mieux encore une bénédiction, une présence divines tellement vivantes et palpables, que les trois hommes n’eurent plus la force d’échanger une parole. Tous trois, mains jointes, ils priaient.

 

 

 

  

CHAPITRE IX

 

VERS ROME

 

 

L’église Saint-Pierre est une des plus charmantes, des plus intimes de cette ville d’Avignon, où tous les sanctuaires offrent un si aimable accueil. Construite au XIIe siècle, rebâtie au XIVe par le cardinal Pierre de Prato, elle s’élève sur une petite placette, au centre du quartier du commerce et de l’artisanat.

À l’époque où Vincent de Paul revenait de Barbarie en Provence, il y avait là comme le rendez-vous de toutes les nations, sous la protection bienveillante du Saint-Père : des Italiens en grand nombre, mais aussi des Catalans, des Anglais, des gens des Flandres et des Allemagnes y travaillaient le bois, le fer, le cuivre, les métaux précieux. Les rues des Fourbisseurs, du Change, des Marchands, Banasterie, tant d’autres, y abritaient dans leur labyrinthe les divers corps de métiers : on y rencontrait des armuriers, des peintres, des sculpteurs, des maçons, des ouvriers du cuir et de la laine, des banquiers juifs aussi, vivant dans le plus amusant tohu-bohu ; et tout cela ne s’éclaircissait qu’au moment où, par l’étroite petite rue de l’Arc-de-l’Agneau, on débouchait devant l’église de la paroisse.

Celle-ci présentait une façade surchargée des élégances du gothique flamboyant et de la Renaissance. Pas grande, pas imposante, certes, à côté de la masse du palais des Papes, mais ruisselante de grâce. Deux tourelles aux fins clochetons aigus, que réunissent de fines balustrades en forment le cadre ; et autour du portail et des deux fenêtres, le statuaire Philippe Garcin a distribué avec générosité pinacles, guirlandes, fleurs, feuillages, couronnes, une décoration surabondante, que mettent en valeur les jeux étonnants de l’ombre et du soleil. Car tout ceci est en pierre, mais en une pierre que n’ont jamais salie les fumées, les brouillards, un opiniâtre mauvais temps, et qui se trouve constamment caressée par le soleil ou époussetée par le mistral. Il faut toujours en revenir là, puisque c’est cela, cette atmosphère sèche et brûlante qui fait la Provence si invinciblement belle dans la lumière.

Quand on pénètre dans l’intérieur de l’édifice, on y est d’autant mieux reçu qu’il offre un asile quiet contre les rigueurs du dehors, le vent glacé de l’hiver, les ardeurs brûlantes de l’été. La température s’y maintient égale, dans cette pénombre d’autant plus délicieuse des églises méridionales qu’elle contraste plus violemment avec l’éclat aveuglant du dehors. Les hommes qui les construisirent connaissaient trop bien le soleil et ses dangers pour lui ouvrir toutes grandes les verrières éclatantes du Nord. Dans le midi, le charme essentiel de la vie, c’est la pénombre : aussi règne-t-elle dans tous les sanctuaires, ces havres bienveillants, où le corps ainsi que l’âme doit trouver le bien-être et le repos.

Saint-Pierre l’accorde avec tant de libéralité qu’il faut un peu de temps, après l’éblouissement de la placette, pour goûter les détails séduisants de son architecture. La chaire, particulièrement, attire et retient l’œil charmé ; elle est établie sur un faisceau de fines colonnettes et chacune de ses niches, surmontée d’un gâble ajouré, contient une statuette, un petit peuple de personnages que l’on identifie peu à peu : saint André avec sa croix en forme d’x, saint Jacques de Compostelle, avec son chapeau de pèlerin timbré de la coquille, et puis encore des prophètes aux draperies tumultueuses, aux faces ravagées et pathétiques, aux longues barbes enroulées en copeaux.

Aujourd’hui encore, dans notre âge crépusculaire, cette église a gardé son charme. Le voyageur lettré qui y pénètre à l’heure des offices se sent entouré de tant de souvenirs ! Et si des chantres raréfiés y entonnent les vêpres, il ne peut oublier que, naguère encore, le grand poète provençal Théodore Aubanel ne dédaignait pas de venir mêler sa voix sonore à celles du lutrin de sa paroisse. Il quittait sa maison, toute proche, d’« imprimeur de Sa Sainteté » et il se délectait de prendre, en ces heures privilégiées, un bain de prière et de poésie ; car il savait le torrent de lyrisme que dispensent les psaumes de l’Église et il ne négligeait pas de s’y abreuver.

 

*

*    *

 

Le 29 juin 1607, certes, la maîtrise de Saint-Pierre n’avait nul besoin de rechercher le concours de chantres bénévoles. Toutes les fonctions liturgiques, dans l’Avignon des papes, avaient trois fois plus de titulaires qu’il n’en fallait. Et pas un n’aurait manqué d’exactitude en ce jour, que solennisaient à la fois la fête patronale, le souvenir du premier Pontife, la présence de Monseigneur le vice-légat et la nouvelle, vite répandue, de l’abjuration d’un Turc – d’un Teur, comme on dit là-bas.

Aussi, de toutes les ruelles pittoresques et rieuses du vieux quartier la foule se pressait joyeusement vers l’église, d’où pleuvait sous le ciel cru le plus étourdissant des carillons. Avignonnaises aux coiffes de dentelles fleuries, artisans endimanchés, avec leurs chapeaux ronds et leurs bonnets, bourgeois en manchettes, belles dames trimballées malaisément dans leurs chaises à porteurs, encombraient l’étroite placette, où les gardes de Monseigneur s’occupaient nonchalamment de maintenir une apparence d’ordre. Tout cela piaillait et riait, d’un pépiement aigu, qui luttait parfois avec avantage contre le tumulte assourdissant des cloches. Un débordement de couleurs, d’étoffes chatoyantes, de regards de jais étincelant et de sourires de perles. Par-dessus tout, un soleil invraisemblable, qui, dans les platanes, faisait déjà crisser éperdument les cigales.

Au milieu de ce chatoiement, il y eut soudain un remous : précédé de quelques cavaliers rouges, le carrosse de Monseigneur arrivait cahin-caha par les étroites rues, au risque d’écraser la queue de tous les chiens et d’accrocher les vantaux de toutes les échoppes. Les chapeaux volèrent ; les paumes battirent ; réfugiées dans les moindres recoins, les belles se signaient dévotement sous une main bénissante. L’attelage stoppa sur le parvis, tandis que la porte de Saint-Pierre s’ouvrait à deux battants, et que, précédé de la croix processionnelle, des acolytes porteurs de cierges, des enfants de chœur pareils à une touffe de coquelicots, le clergé paraissait sur le seuil.

Mgr Pierre Montorio descendit lestement de son équipage. Il était, cette fois, en bel appareil, ayant drapé sur ses épaules une splendide cappa magna écarlate, dont valets et clergeons s’empressèrent d’étaler la traîne somptueuse. Il s’avança gracieusement, suivi de ses secrétaires, salua le curé, prit l’eau bénite. Puis, comme le soleil chauffait dur, il abrégea les cérémonies, fit un signe ; et la procession commença d’entrer dans l’église, le Christ tourné vers le vice-légat, qui suivait au travers d’une respectueuse cohue, distribuant les bénédictions, tendant son anneau de rubis à mille bouches avides. Là-haut, les grandes orgues ronflaient.

Dans les églises d’Avignon, alors, plus que partout ailleurs, les féries liturgiques s’imprégnaient d’une grâce, d’une couleur, d’une allégresse incomparables. Tout y concourait : la musique, les chants, les fleurs, les costumes ; et, de plus, ce jour-là, les ornements de pourpre de la fête des Saints Apôtres ! Peut-être plus d’enthousiasme que de recueillement ; mais quelle foi joyeuse et confiante ! Quelle émotion frissonnante, lorsque, Monseigneur le vice-légat ayant gravi les marches de son trône, nos deux échappés du bagne pénétrèrent humblement dans le chœur et vinrent s’agenouiller devant lui.

Pourquoi le cacher pourtant ? Il se produisit une légère déception :

– Vé ! Ce n’est pas un Teur !

– Lequel est-ce ? Le grand ou le petit ?

– Hé ! tous les deux, péchère !

En effet, Guillaume Gautier et Vincent de Paul n’avaient plus rien gardé de la terre maudite, où ils avaient végété. Ils étaient simplement vêtus de soutanes fort effacées, qui leur enlevaient tout caractère exotique, ou même particulier. Il fallut, pour ranimer l’attention et la curiosité, l’apparition dans la chaire fameuse d’un bon père, dont le sermon de circonstance allait commenter la portée extraordinaire de cette cérémonie.

L’éloquence sacrée brillait, à cette époque-là, beaucoup plus par les ornements prétentieux et les symboles inattendus que par la clarté. Cependant, quelles que fussent les ressources de l’imagination de l’orateur et son désir de briller en une aussi exceptionnelle cérémonie, il ne pouvait parvenir à dissimuler le fond merveilleux de l’aventure de monsieur Vincent, la marque visible de l’intervention de la Providence dans la vie tumultueuse du père Gautier. Il résuma, à l’aide de nobles périphrases, de litotes adroites et de respectueuses métonymies, mais il résuma tout de même cette histoire dont le dénouement se jouait sous les yeux des fidèles et qui semblait venir en droite ligne des livres du bienheureux Jacques de Voragine : la coïncidence miraculeuse qui avait mené à Marseille à la poursuite d’un débiteur infidèle un petit professeur gascon, l’épisode non moins extraordinaire qui le poussait à suivre les avis d’un gentilhomme inconnu rencontré par hasard, et le lançait sur mer à l’époque spécialement dangereuse de la foire de Beaucaire, l’incroyable cascade d’incidents qui l’avait conduit enfin auprès d’un frère malheureux et égaré, et le voyage étonnant qui rappelait celui de ces Saintes protectrices de la Provence, « objet, mes chers frères, de vos plus chères dilections ! »

Tous s’émouvaient. Beaucoup pleuraient. Les plus hardis grimpaient sur les bancs ou tendaient leurs enfants à bout de bras pour apercevoir les deux évadés ; durant toute la cérémonie, ce fut une étonnante bousculade autour de nos voyageurs, soit au moment de l’amende honorable de Gautier, soit lorsque Mgr Montorio lui donna solennellement l’absolution, soit au moment de la sortie triomphale, quand nos voyageurs accompagnèrent le vice-légat, qui, une fois dans son carrosse, les fit asseoir à ses côtés.

Au milieu des acclamations, des cris, des chants et des génuflexions, monsieur Vincent songeait :

– Hé quoi ! Peuple fidèle, tant de joie débordante pour un renégat qui échappe à l’Islam, pour un pécheur repentant ! Que sera-ce donc lorsque tant d’horribles esclavages, qui souillent et corrompent les âmes, seront enfin détruits, lorsque dans les coursies des galères barbaresques et chrétiennes, dans les bagnes de Tunis, comme dans ceux de Marseille, pénétrera le pardon de Jésus-Christ, lorsque la charité de l’Évangile ne sera plus seulement une lettre morte et vénérée mais une vérité vivante !

L’odyssée qu’il achevait de vivre ne devait pas demeurer un thème de roman et de légende : elle avait un sens divin, et ce ne serait pas trop de toute sa vie pour le déchiffrer et le réaliser.

 

*

*    *

 

Un mois après environ, le 24 juillet, l’abbé Vincent de Paul écrivait à M. de Comet, qu’il avait déjà mis précédemment au courant de son aventure :

 

Mondit Seigneur le vice-légat nous a retenus tous deux pour nous mener à Rome, où il s’en va tout aussitôt que son successeur à la trienne, qu’il acheva le jour de la Saint-Jean, sera venu. Il a promis au pénitent de le faire entrer à l’austère couvent des Fate bene fratelli, où il s’est voué, et à moi de me faire pourvoir de quelque bon bénéfice. Il me fait cet honneur de me fort aimer et caresser pour quelques secrets d’alchimie que je lui ai appris, desquels il fait plus d’éclat, dit-il, que si io gli avessi date un monde di oro, parce qu’il y a travaillé tout le temps de sa vie et qu’il ne respire autre contentement.

Mondit seigneur, sachant que je suis homme d’église, a fait demandé d’envoyer quérir les lettres de mes ordres, m’assurant de me faire du bien et très bien pourvoir de bénéfice.

 

À lire cette lettre, on pourrait croire que notre jeune Gascon a déjà oublié ce qu’il a vu, et que ses projets temporels ont repris leur forme, leur direction d’autrefois. C’est probablement ce qui se serait produit en une nature ordinaire, car le contraste s’avérait trop violent en regard de l’existence qu’il venait de subir depuis deux ans.

Au lieu du badistan ou des gourbis arabes, voire des laboratoires aux fours étouffants, les appartements royaux du palais des Papes, dont les formidables murailles le préservaient des rigueurs de l’été provençal ; au lieu de l’abominable pitance des esclaves, des repas délicats, où pastèques et fruits versaient leur fraîcheur ; au lieu d’une humiliante servitude, l’accueil bienveillant d’une des plus charmantes cours de l’Europe.

« J’ai la table et le bon œil de Monseigneur », notait Vincent qui n’en revenait pas.

Le vice-légat s’affirmait de jour en jour d’un esprit large et souple qui le ravissait. Ah ! ce n’est pas lui qui s’inquiétait pour l’orthodoxie de son pensionnaire qu’il eût collaboré avec un vieil alchimiste sarrasin ! Curieux de toutes les connaissances humaines, il interrogeait l’abbé sur les choses bizarres qu’il avait apprises en cet étonnant pays de Barbarie : les expériences baroques, et pourtant à demi fructueuses, à la recherche de la fameuse pierre philosophale ; les problèmes de géométrie, où les Arabes sont passés maîtres depuis longtemps ; les tours de physique amusante inventés pour berner la populace ; les étranges recettes de médecine, qui, en attendant la découverte de la panacée, permettaient de soulager tant de maux. Tout cela l’enchantait, et il se promettait bien de mettre tout en œuvre pour garder le plus longtemps possible auprès de lui, un abbé si bien doué, et qui, malgré sa jeunesse, savait déjà tant.

Celui-ci, d’ailleurs, ne se contentait pas de prodiguer à son hôte de beaux discours et de respectueux enseignements. Il lui offrait de précieux cadeaux.

Hé ! oui, des cadeaux. Monsieur Vincent n’était pas revenu des terres barbaresques les mains vides, si étonnante que la chose paraisse. À travers tant de peines, de difficultés et de périls, il avait su garder, serrer précieusement sur son cœur les objets rares, qu’il devait à la munificence de son maître l’alchimiste, quand ce dernier essayait de le corrompre et de l’attirer à la religion de Mahomet. Un certain nombre de ces objets passaient aux mains du vice-légat, dont nous comprenons mieux l’enthousiasme et la satisfaction. Il y avait notamment parmi eux deux pierres de Turquie, « taillées par la nature en pointes de diamant », dont l’une fit la joie de Mgr Montorio : l’autre prit le chemin de Dax pour aller réjouir l’excellent M. de Comet.

Ces détails n’ont rien d’oiseux. Ils montrent combien notre jeune Gascon, fidèle à son origine, savait manœuvrer et s’attirer les bonnes grâces de puissants protecteurs. Adroit, il demeurait aussi fort prudent. En effet, il avait pu réussir à transférer jusqu’en Avignon une somme de cent ou de cent vingt écus que Gautier avait tenu à lui remettre ; qu’allait-il en faire ? Songerait-il à ses dettes de Buzet ?

Il se demandait, comme le ferait un siècle après don César de Bazan :

 

            Voyons si je payais mes créanciers ?...

            – Du moins pour les calmer, rimes à s’aigrir promptes,

            Si je les arrosais avec quelques à comptes ?

 

Or il faut reconnaître qu’il pensa de même :

 

            À quoi bon arroser ces vilaines fleurs-là ? 12

 

Solder ce qu’il avait laissé derrière lui, là-bas, en Albigeois, équivalait à se dépouiller de tout. Or, le moment se révélait bien mal choisi, alors qu’il se trouvait sur le point de partir pour Rome, au tournant décisif de sa destinée.

Car c’est ici le point où nous allons retrouver notre Vincent de Paul homme de Dieu, homme de bon sens, non point de ces êtres chimériques, dont les excellentes intentions s’usent en velléités impuissantes. Pour réussir dans la tâche immense que lui impose sa destinée, il lui faut impérieusement sortir de pages, approcher les princes de ce monde, gravir les marches des trônes, parler aux papes et aux rois. Cette grande croisade de la charité chrétienne, dont il rêve, ce n’est pas un infime professeur de Buzet-sur-Tarn qui l’accomplira. Dieu l’a conduit par la main en Avignon ; il va le conduire à Rome, puis le petit prêtre va engager la bataille de sa vie : comme ses compatriotes, il n’oublie rien, il cherche à mettre tous les atouts dans son jeu.

 

*

*    *

 

À Rome, il arriva en compagnie de son protecteur, à l’automne de la même année. On devine sa joie.

Toujours logé chez l’ancien vice-légat, qui lui fournissait le vivre et le couvert, il partageait ses heures entre la prière et l’étude, le matin aux cours célèbres de la Sapience professés par les Dominicains, le soir chez Mgr Montorio, où se coudoyaient les hommes les plus illustres de France et d’Italie. Entre temps il courait s’agenouiller dans toutes les églises de Rome, et son cœur s’y fondait de vénération et de piété.

« Oh ! écrivait-il, combien je suis consolé de me voir en cette ville maîtresse de la chrétienté, où est le chef de l’Église militante, où sont les corps de saint Pierre et de saint Paul et de tant d’autres martyrs et de saints personnages qui ont autrefois versé leur sang et employé leur vie pour Jésus-Christ ! Je m’estime heureux de marcher sur la terre où tant de grands saints ont marché et cette consolation m’attendrit jusqu’aux larmes 13. »

Chacun remarquait cet abbé un peu rustaud, mais pieux, si humble, qui savait avec tant d’à-propos parler et se taire ; on ne demandait qu’à lui confier les meilleurs emplois... Et, avec tant de faveur, un vent si favorable dans les voiles, les fameux papiers qui n’arrivaient pas ! À la vérité, on lui avait bien expédié de Dax – d’Acqs, comme on disait alors – ses lettres d’ordination, mais on avait négligé de les faire viser et authentiquer par l’évêque, ce qui les rendait inutiles. Il fut obligé de les réclamer jusqu’à trois fois, car déjà, à cette époque, les gens du Midi répondaient difficilement aux missives qu’on leur adressait :

 

Je suis en cette ville de Rome, mandait-il à M. de Comet, le 28 février 1608, où je continue mes études, entretenu par Mgr le vice-légat d’Avignon, qui me fait l’honneur de m’aimer et désirer mon avancement, pour lui avoir montré force belles choses curieuses que j’appris pendant mon esclavage de ce vieillard turc, à qui je vous ai écrit que je fus vendu... desquelles mondit seigneur est si jaloux, qu’il ne veut pas que j’accoste personne, de peur qu’il a que je l’enseigne, désirant avoir, lui seul, la réputation de savoir ces choses, lesquelles il se plaît de faire voir quelquefois à Sa Sainteté et aux cardinaux Cette sienne affection et bienveillance donc me fait promettre, comme il me l’a promis aussi le moyen de faire une retirade honorable, me faisant avoir à ces fins quelque honnête bénéfice en France.

 

Et le Gascon, qui, on le voit par cette retirade, n’a pas oublié son dialecte chez les Turcs, ajoute :

 

Pour cela, il me faut absolument une copie de mes lettres d’ordres, signées et scellées de Mgr d’Acqs avec un témoignage de mondit seigneur, qu’il pourrait retirer par une enquête sommaire, de quelques-uns de nos amis, comme l’on m’a toujours reconnu vivant en homme de bien, avec toutes les autres solennités à ce requises. C’est ce que mondit seigneur m’exhorte tous les jours de retirer.

C’est pourquoi, Monsieur, je vous supplie très humblement me vouloir faire encore ce bien de relever une autre cote de mes lettres, et de tenir la main à me faire obtenir de mondit seigneur d’Acqs cet attestoire en la forme que dessus, et me l’envoyer par la voie du dit révérend Père Pontanus. Je vous aurais envoyé de l’argent à ces fins, n’était que je crains que l’argent ne fasse perdre les lettres. Voilà pourquoi je vous prie faire, avec ma mère, qu’elle fournisse ce qu’il y faudra : je présuppose qu’il y faudra trois ou quatre écus.

 

Ces lettres, dont il est impossible de nier l’authenticité, puisque, soixante ans après, saint Vincent de Paul s’épuisait à se les faire rendre pour les détruire, ces lettres, sur lesquelles est fondé ce récit, existent encore : conservées à Saint-Lazare, jusqu’en 1789, elles disparurent dans le pillage ; après avoir passé par diverses mains, elles ont fini par retrouver de sûrs asiles, chez les Filles de la Charité, à l’hôpital de Fontenay-le-Comte, et à la maison-mère des prêtres de la Mission. C’est une chance providentielle, car ces textes, irréfutables pourtant, ont rencontré des sceptiques. M. Granchamp, dans deux opuscules 14, s’est efforcé de démontrer que les détails fournis par monsieur Vincent ne s’accordaient pas avec les habitudes des pirates barbaresques, frisaient même l’impossibilité : nous n’avons jamais dissimulé d’ailleurs le côté miraculeux de cette histoire.

Ce qui frappe surtout M. Grandchamp, c’est le silence que, durant toute sa vie, celui qui en fut le héros, s’est imposé. Hé quoi ! Jamais un mot, jamais une allusion, quand plus tard, il envoyait des missionnaires en Barbarie, quand il recevait la visite d’esclaves libérés, quand, dans ses entretiens, il s’efforçait d’apitoyer ses auditeurs sur la misérable condition des chrétiens en Afrique ! Vous dites : « C’est par humilité »... N’aurait-ce pas été un acte d’humilité que d’avouer les abaissements qu’il avait subis là-bas ?

Et non seulement il s’est tu, mais quand on découvrit la première lettre, il s’acharna sur elle pour la détruire :

« Monsieur, écrivait-il à la veille de sa mort, je vous conjure, par toutes les grâces qu’il a plu à Dieu de vous faire, de me faire celle de m’envoyer cette misérable lettre qui fait mention de la Turquie. Je parle de celle que M. d’Agès a trouvée parmi les papiers de Monsieur son père. Je vous prie derechef, par les entrailles de Jésus-Christ Notre-Seigneur, de me faire au plus tôt la grâce que je vous demande ! »

Pourquoi donc tenait-il tant à ce qu’il ne demeurât nulle trace de sa captivité ?

Ah ! c’est ici que nous ne suivons plus M. Grandchamp ! Tout ce roman aurait été inventé pour dissimuler une fugue de deux ans, « une faute d’adolescent sans ressources, remuant et agité, comme étaient beaucoup de jeunes prêtres de ce siècle turbulent » !

À quelles aberrations peut conduire l’excès d’esprit critique ! Ainsi Vincent de Paul aurait édifié sa vie sur un mensonge impudent qu’il aurait jeté à la face des êtres qu’il aimait le plus au monde ! Et c’est pendant une longue période d’erreur et de péché que le petit professeur de Buzet aurait conçu ses plans évangéliques, l’œuvre de la Mission, la conversion des galériens, le rachat des esclaves, l’expulsion des Barbaresques ! Il vaut mieux ne pas insister, surtout quand des historiens aussi scrupuleux que le P. Coste à pourchasser les légendes, s’inclinent devant la preuve « extrêmement forte » que nous donnent les lettres de l’admirable saint !

 

*

*    *

 

Il acheva son séjour à Rome à une époque éminemment favorable. Henri IV, après avoir pacifié la France, se préparait à grouper les grands États de l’Europe contre l’hégémonie de la Maison d’Autriche. Dans ce dessein, il entretenait partout des ambassadeurs, chargés d’étudier les dispositions des puissances et de l’éclairer rapidement. Il en avait trois à Rome, dont le principal, ce M. Savary de Brèves, que nous connaissons déjà, venait de succéder au cardinal d’Ossat. Or, un beau jour du début de 1609, recherchant un homme d’une discrétion totale, qui saurait, sans le secours d’un mémoire écrit, exposer directement au Roi un secret tellement confidentiel qu’on ne pouvait le rédiger et le confier à un courrier ordinaire, ils firent appel à l’abbé Vincent, et l’expédièrent à Paris.

Le voilà donc sur les routes de la capitale de la France. Il va gravir pour la première fois les degrés du Louvre, qui lui deviendront si familiers. Il sera reçu par son royal compatriote. Et ce n’est que le commencement de cette haute fortune qui fera de lui l’aumônier de la reine Margot, le conseiller d’Anne d’Autriche, l’ami de Louis XIII, l’incomparable Christophore qui, à travers le somptueux grand siècle, promène partout avec son sourire l’éblouissement de la charité chrétienne. L’histoire prodigieuse et romanesque de sa jeunesse se termine au moment où il présente ses hommages reconnaissants à Mgr Montorio, où il embrasse le père Gautier reclus et pénitent, et où il prend le coche pour Paris : de sa vie, il ne remettra plus les pieds sur les planches d’un navire. Il a vu assez de choses maritimes pour instruire et diriger l’effort de toute sa longue existence. Monsieur Vincent ne reviendra plus chez les Turcs : mais il s’élance, plein d’ardeur et de charité, vers la Turquie universelle, pour lui annoncer l’Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

L’APOTHÉOSE

 

 

Un demi-siècle est passé, bien passé. Et quel demi-siècle ! Henri IV poignardé par Ravaillac, Louis XIII et Richelieu, Mazarin et Louis XIV ! La politique dont monsieur Vincent avait exposé quelques éléments au Béarnais a triomphé par le traité de Westphalie. Un jeune roi de vingt-trois ans monte sur le trône pour inaugurer le règne le plus glorieux de notre histoire.

Détournons nos regards de tant d’éclat, de luxe, de resplendissement humains. Il y a quelque part, dans Paris, une humble chambre de malade, où brille une tout autre apothéose.

Ce n’est point au Louvre, ni aux Tuileries ; mais dans les vastes bâtiments de Saint-Lazare, ancienne maison des lépreux au XIIe siècle, halte des rois après leur sacre de Reims, avant leur inhumation à Saint-Denis. L’esprit apostolique de monsieur Vincent en a fait la citadelle de la charité. Deux groupes de bâtiments, séparés par un chemin, avec, au nord, les logements et l’ancienne chapelle des lépreux : au sud, la belle église gothique, le cloître, la maison des chanoines, l’asile d’aliénés, la prison pour les jeunes débauchés, le colombier, la grange, le moulin à vent, l’étable, l’écurie, la boucherie : quatre-vingt douze arpents, régis par onze religieux de Saint-Victor. C’est là que notre saint est venu s’installer, voici longtemps déjà, qu’il y a appelé les clercs des Bons-Enfants et leurs élèves, dont il fut le supérieur... Que n’a-t-il pas été, au long de cette merveilleuse vie de dévouement ? Autour de lui, un fourmillement incessant : des laïques font retraite, des ecclésiastiques se préparent à recevoir les ordres, des docteurs en Sorbonne se documentent pour lutter contre l’hérésie, et surtout, des horizons les plus divers, des chrétiens charitables accourent pour prendre les mots d’ordre, recevoir les avis, les conseils, les programmes, s’élancer à une nouvelle conquête, à de nouveaux bienfaits fraternels.

Ce soir, dimanche 26 septembre 1660, cette perpétuelle agitation s’est brusquement calmée. Un voile de deuil se mêle au doux crépuscule tombant sur Saint-Lazare.

Voici quelque temps que l’on voyait plus rarement monsieur Vincent. Quand on le rencontrait, on constatait que ses fortes épaules se voûtaient, que sa marche s’avérait moins assurée. Il ne parlait jamais de ses maux : mais on chuchotait que ses ulcères aux jambes le faisaient beaucoup souffrir. Réapparition peut-être, à la veille des quatre-vingts ans, des anciennes plaies causées par les chaînes, là-bas, durant la captivité en Barbarie... Ah ! notre saint en a porté bien d’autres depuis, avec sa passion de se mortifier, et des cilices, et des bracelets, et des anneaux aux pointes aiguës ! La bonté pour les autres ne doit-elle pas commencer par l’écrasement farouche de tout bien-être, de tout égoïsme ?

Toujours est-il que, depuis deux ou trois jours, l’état de notre octogénaire s’est subitement aggravé. Il se lève, difficilement, de cette humide couche de paille, où il a si mal dormi depuis tant d’années. Une sorte d’engourdissement général étreint ses membres et tout son être. On a cru d’abord à une des fiévrotes, comme il disait, en Gascon toujours fidèle, et auxquelles il était sujet. Il y avait bien autre chose. Ce robuste organisme paysan, auquel toute douceur, tout repos a été si longtemps refusé, croule dans un sommeil incoercible, précurseur de la mort.

L’ombre s’étend sur Saint-Lazare. Quelle cruelle année ! M. Portail est mort le 14 février, Mlle Le Gras le 15 mars, Louis de Chaudenier le 2 mai... Le père va-t-il déjà suivre ses fils ? Un groupe anxieux se presse dans la petite chambre, où, après avoir entendu la messe et communié, monsieur Vincent s’est assoupi dans son vieux fauteuil.

À six heures et demie du soir, il apparut qu’il devenait urgent de lui administrer l’Extrême-Onction. Ce fut M Dehorgny, supérieur de la Communauté, qui devait remplir ce douloureux office. Il s’approcha du lit du moribond, et lui posa cette question :

– Ne voulez-vous pas recevoir les derniers sacrements ?

– Oui, répondit-il dans un souffle.

– Croyez-vous tout ce que l’Église croit ?

– Oui.

– Croyez-vous en un seul Dieu en trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit ?

– Oui.

Il eût voulu en dire davantage : le reste se perdait en un murmure inintelligible. Cependant M. Dehorgny continuait :

– Demandez-vous pardon à tous ?

– De tout mon cœur.

– Pardonnez-vous à tous ?

Monsieur Vincent fit encore un grand effort pour répondre :

– Jamais personne...

... ne m’a offensé, tenait-il à affirmer au seuil de la vie. La force lui manqua. Était-il besoin de compléter ce que sa grande âme n’avait cessé de proclamer ?

– Monsieur, reprit le supérieur, nous allons réciter le Confiteor à votre place. Contentez-vous de vous frapper la poitrine en disant mea culpa.

Mais, avec une énergie suprême, Vincent de Paul prononçait toutes les paroles de la prière du repentir, avec cette humilité sublime qui avait illuminé sa vie. Il recevait les onctions. Il répondait amen. Ouvrant les yeux, il aperçut ses fils agenouillés, en larmes, autour de lui. Pour la dernière fois, son bon sourire se dessina sur sa face de bonté, ce sourire qui nous émeut encore à travers les siècles.

– Ha ! Monsieur, lui dit alors M. Dehorgny, vos enfants implorent votre bénédiction...

– Ce n’est pas à moi...

Il ne put achever cette dénégation suprême : « Ce n’est pas à moi, indigne, misérable, de les bénir. » Et sa tête retomba sur sa poitrine.

Cette dernière nuit de saint Vincent de Paul est un poème funèbre d’une extraordinaire ampleur. De neuf heures du soir à quatre heures du matin, ses disciples se succédèrent auprès du fauteuil où il était assis dans son humble soutane noire. C’était à qui lui suggérerait des prières : MM. Bécu, Grimal, Boucher, Berthe, Gicquel et quelques autres plus anciens à Saint-Lazare. On lui demandait constamment de réciter des oraisons ou de bénir, comme nous l’avons déjà vu. On le sollicita à un moment pour ses amis, ses bienfaiteurs.

À ces mots, la vie sembla briller de nouveau à ses prunelles embuées : que revoyait-il passer dans le fond de sa mémoire ? Les rois, les reines, cette Marguerite de Navarre, au nom de laquelle, dévote et repentante, il avait distribué d’immenses, d’incalculables aumônes – n’était-il pas, pour cela, son aumônier ? – et les grands seigneurs, qui lui confiaient l’éducation de leurs enfants, la direction de leur conscience : Philippe-Emmanuel de Gondi, comte de Joigny, marquis des Îles d’Or, baron de Montmirail, de Dampierre et de Villepreux, général des galères. Ah ! celui-là surtout, ne lui a-t-il pas permis de réaliser un des rêves qui lui tenaient le plus au cœur ?

– Monseigneur, lui dit-il, un jour, je viens de visiter les forçats et je les ai trouvés négligés dans leur corps et dans leur âme. Ces pauvres gens vous appartiennent et vous en répondez devant Dieu. En attendant qu’ils soient conduits au lieu de leur supplice, il est de votre charité de ne pas souffrir qu’ils demeurent sans secours et sans consolation.

Et il ajoutait, malgré l’opposition de l’intendant de l’arsenal et de capitaines :

– Les galères sont des prisons où le moindre mal qu’y souffrent les hommes est la perte de la liberté. L’esprit y est encore plus maltraité que le corps, le salut y court beaucoup plus de dangers que la santé. Les forçats y sont chargés de fers, nourris de pain et d’eau, couchés sur la dure et conduits par des comites qui s’expliquent plus fréquemment par les coups que par les paroles. Comme ils n’entrent dans les galères qu’après avoir longtemps croupi dans le péché, ils y portent avec eux toutes les mauvaises habitudes qu’ils ont contractées pendant leur vie ; et s’il est vrai que la compagnie des méchants est capable de pervertir les meilleurs, vous pouvez juger quelle peut être la vie de tant de coupables qui conversent ensemble, et qui, faisant de leur mal une contagion, se communiquent tous les vices qu’ils ont appris dans le monde. L’impiété règne parmi ces misérables ; le blasphème y est commun, parce qu’il y est impuni ; l’impureté abominable ; l’exercice de la religion inconnue. Quoique ces malheureux vivent dans le crime, ils n’ont jamais recours à la pénitence, et s’ils entendent la messe, les dimanches et fêtes, c’est plutôt pour éviter la punition que pour accomplir un devoir.

Cet admirable plaidoyer a été entendu. L’aumônier réal des galères, nommé par le roi Louis XIII, a visité longuement les bagnes et les flottes de la Méditerranée ; il y a exercé la plus fraternelle surveillance ; il en a chassé les « femmes bohèmes », qui déshonoraient la justice elle-même ; il a appris de nouveau à tous ces damnés leurs prières du matin et du soir ; il leur a fait invoquer trois fois par jour, aux heures de l’Angelus, Marie, refuge des pécheurs ; il leur a enseigné à chanter vêpres à la place de leurs refrains obscènes ; il les a confessés et communiés. Une grande idée de miséricorde et de pardon a modifié profondément la sévérité des lois. Des bandits, des hérétiques, des Turcs eux-mêmes sont édifié par leurs conversions. Ce qui était l’épouvantable sentine du crime est devenu, pour beaucoup, le vestibule du Paradis.

... Monsieur Vincent rêve à tout cela. À travers le pullulement évoqué des terribles navires de guerre, il en distingue un, très loin, là-bas, tout au bout de sa vie : ce brigantin barbaresque, où lui furent révélées tant d’horribles choses, auxquelles il ne pensait guère, tragique point de départ de son apostolat. Et comme la voix de M. Dehorgay se fait plus pressante pour réclamer encore une bénédiction, monsieur Vincent est comme galvanisé ; il se soulève et dit, de toute son âme

– Dieu vous bénisse !

 

*

*    *

 

À onze heures, alerte. Le corps du moribond était trempé d’une sueur froide. On cherchait avec difficulté à lui tâter le pouls, devenu imperceptible. Et toujours ce sommeil effrayant, cette sorte de coma qui l’envahissait...

Autant pour l’y arracher que pour céder à leur zèle exalté, les Pères de la Mission, pressés autour du lit, redoublaient leurs exhortations :

– Jésus !

– Jésus.

– Deus, in adjutorium meum intende.

– Deus, in adjutorium meum intende.

On essaya de lui faire avaler le jus d’une orange, un peu de confiture. Peine perdue. On essaya même, avec de la poudre céphalique, de provoquer des éternuements pour le réveiller.

– Propitius esto, disait M. Dehorgny.

– Propitius esto.

À minuit un quart, le mourant reconnut le frère Nicolas Survire, qui s’approchait de lui. À une heure, il se rendit compte que M. Maillard se retirait pour aller célébrer la messe. Il sembla à ce moment reprendre connaissance. M. Dehorgny en profita pour attirer son esprit paternel sur tous ceux que sa mort allait laisser orphelins. Évocation grandiose, épique, de cet immense poème de la charité.

– Bénissez-vous toute votre famille spirituelle ?

– Dieu la bénisse ! dit monsieur Vincent.

Et il ajouta fort distinctement :

– Qui coepit opus bonum ipse perficiet.

M. Dehorgny précisait :

– Pour les conférences et les ecclésiastiques qui en font partie ?

À cet appel, quelles multitudes se lèvent dans l’esprit de tous, assiègent l’âme de l’agonisant ! Qui a vu le clergé d’il y a soixante ans, et qui voit celui d’aujourd’hui ! Ah ! il n’a pas oublié les landes gasconnes de son enfance, le petit berger de Pouy, et les sanctuaires à demi détruits et les prêtres ignorants. Ce n’est plus vers les galériens ou les forçats qu’il a lancé une nouvelle armée de conquête, mais vers les paroisses abandonnées, vers la multitude des pauvres gens, qui, après tant de troubles, avaient faim non seulement de pain, mais de vérité. La Mission ! La Mission ! Cette milice, au sein de laquelle il meurt et qui continuera son œuvre sainte à travers toutes les tempêtes de tous les siècles, comment saint Vincent de Paul pourrait-il ne pas la bénir à son dernier souffle ? Il pense à elle, de tout son cœur. Il ne peut l’exprimer. Il murmure seulement :

– Oui.

M. Dehorgny reprend :

– Pour les dames de la Charité ?

La vision change. Après les robes noires, les coiffes aux blanches ailes. Une vision de Paradis. Elles ne sont point dans cette cellule funèbre ; mais qui pourra jamais imaginer monsieur Vincent au seuil de l’au-delà promis à ses vertus, sans le voir entouré de votre cohorte, saintes filles qui faites resplendir dans l’univers entier ce que le christianisme possède tout à la fois de plus accessible et de plus sublime ? Nous vous avons vues auprès des malades, des vieillards, des blessés, des pauvres, des infirmes, des petits enfants, avec vos grosses jupes comme des cloches de laine, vos chapelets toujours cliquetants, vos cornettes d’un autre âge... Vous incarnez encore parmi nous la pensée la plus délicate, la plus radieuse, la plus céleste, de ce vieil homme qui va mourir. Il a compris, ce chaste, que la femme, seule, pouvait trouver en elle les trésors de dévouement, de douceur, d’infinie bonté que réclame la misère humaine, et qu’en elle pourraient se rendre visibles les anges chargés de répandre les miséricordes de Dieu.

Mais la voix de M. Dehorgny se fait entendre encore :

– Pour les Enfants trouvés ?

Monsieur Vincent acquiesce vite. N’est-ce pas l’image populaire qu’il laissera à la postérité ? Le froid, la neige. Quelque affreux quartier du vieux Paris, de ces quartiers trop nombreux, que la police royale n’a pas encore éclairés ni assainis. Quelque chose qui gît et qui vagit au coin d’une borne. Un pauvre être abandonné, déchet humain, déchet social, jeté au rebut, parmi les ordures... Soudain une silhouette noire, un vieux prêtre, avec sa soutane usée, son grand manteau, sa calotte ronde, et qui va, sans souci du mauvais temps et du verglas. Il se penche, il sourit. Une statue célèbre l’immortalisera ainsi jusque dans les temples laïcisés. Il est là, tenant maternellement deux petits enfants nus et endormis, et les recouvrant avec maladresse des pans de sa grosse cape. Le geste de ses bonnes mains bienfaisantes, l’ineffable sourire épanoui sur cette grosse physionomie de paysan des Landes, l’admirable tendresse de ce regard éclairé d’innocence et de bonté, cette charmante figure qui semble répondre à une interrogation : « Hé oui, Messieurs, ce sont deux petits que je viens de trouver près du pont Notre-Dame », tout cela donnera à un bloc de marbre l’empreinte du génie, le rayonnement de la divinité. Cependant, il n’y a là qu’un symbole. Monsieur Vincent n’a pas été seulement un vieux curé qui ramassait par les ruelles les abandonnés. Il est l’instigateur de la rédemption de l’enfance, et à son appel opiniâtre, le Sinite parvulos est enfin passé dans les mœurs des pays chrétiens.

– Et pour les pauvres du Nom de Jésus ? suggère M. Dehorgny.

– Oui, chuchote le mourant.

Si ces lèvres desséchées ont à peine articulé ce monosyllabe, avec quelle âme cependant il l’a prononcé ! Les pauvres ! Dans la longue et glorieuse histoire de l’Église, qui, mieux que lui, les a aimés de l’amour qu’enseigna l’Évangile ? Il est né parmi eux, dans une cabane qui était aussi une étable ; et il n’est entré plus tard dans les palais, il n’a gravi les chaires des cathédrales que pour parler d’eux, pour rappeler inlassablement que la charité était le fondement essentiel du Christianisme, de cette religion qui ouvre le ciel selon qu’on se sera oublié soi-même pour ceux qui pleuraient du froid, de la soif ou de la faim. Depuis sa naissance, depuis surtout cette mystérieuse aventure en Barbarie, il a pu savoir quelle existence de privations, de douleur, de désespoir semblait réservée à une grande part de la famille humaine... Aussi, tout en soignant les pauvres, en allant vers eux dans l’exil, dans les prisons, dans les hôpitaux, dans leurs taudis, s’est-il toujours efforcé, dans le sens le plus social, de les purifier, de les rééduquer, de les reclasser en un mot. Ce n’est pas avec lui l’aumône généreuse et facile, aveugle et périlleuse, naïvement recommandée par le poète :

 

            Donnez sans savoir qui demande,

            Donnez sans savoir qui reçoit,

            Car le plus beau geste qui soit,

            C’est d’ouvrir la main toute grande... 15

 

Monsieur Vincent n’est pas un poète : il est quelque chose de beaucoup meilleur : un révélateur de vérité, un sauveur, et jusqu’à la consommation des siècles, tout ce qui tendra à améliorer le sort de l’homme, en ce monde et dans l’autre, il l’aura prévu.

... Il était environ minuit, lorsque M. Dehorgny, pour clore le cycle de ces bénédictions, répéta comme il l’avait dit en commençant :

– Pour tous les bienfaiteurs et amis.

Saint Vincent mourant retournait ainsi en gratitude à ses plus chères pensées : à ce roi Louis XIII, qui lui avait donné toute autorité spirituelle sur les galériens et les forçats et lui avait ouvert les portes de la Barbarie. Grâce à neuf ou dix mille livres de la cassette de Sa Majesté, l’« aumônier réal » avait pu réaliser le hardi projet conçu sur la terre d’Afrique : envoyer des prêtres en Alger et à Tunis, en qualité de chapelains des consuls de France, puis les installer comme chefs des consulats eux-mêmes, et pénétrer ainsi dans les affreux bagnes barbaresques, consoler les captifs, leur apporter des nouvelles de leurs familles, les éloigner du désespoir et de l’apostasie, en attendant d’arriver à les délivrer. L’épouvantable Afrique s’ouvrait si bien aux bénédictions chrétiennes que les Turcs, ces féroces Turcs eux-mêmes, finissaient par en être touchés.

Et pourtant, le saint moribond, après avoir béni ceux qui l’ont aidé dans cette œuvre capitale, rêve de jeunesse atteint dans l’âge mûr, garde un silence obstiné. Il va emporter un grand regret dans la tombe : la croisade, la fameuse croisade, dont l’image vint naguère enflammer sa jeunesse, l’a exalté pendant un demi-siècle, rien n’a pu la déclencher. Bien plus, ces dernières années, les Musulmans redoublent d’audace ; ils ont chassé le consul de Tunis, emprisonné celui d’Alger. Le jeune Roi ne réagira-t-il pas ? Si, certainement, cela ne saurait tarder. Un monarque aussi fier, aussi bouillant, aussi jaloux de son autorité, ne pourra supporter l’odieuse domination du Croissant jusque sur les rivages de son royaume. Monsieur Vincent veut espérer encore. Tout récemment, il notait :

« Mme la duchesse d’Aiguillon se promet de faire faire cette expédition à M. de Beaufort. »

Un plan qu’il ne cesserait de poursuivre, si, par hasard, Dieu lui prêtait encore un peu de vie.

D’ailleurs, si M. de Beaufort tardait trop, n’y avait-il pas le chevalier Paul ?

Celui-là, monsieur Vincent lui envoie certainement, en cette nuit suprême, une bénédiction, un souvenir particuliers. À côté des prudentes tergiversations des grands, quelle audace, quelle opiniâtreté, quelle énergie magnifiques ! Un enfant du hasard, né d’une lavandière de Marseille, dans une traversée trop mouvementée du port au château d’If ! Le gouverneur de la citadelle, Paul de Fortris de Piles, en fait son filleul. L’enfant grandit parmi les rochers, hanté par un rêve unique, la mer ! À treize ans, il offre ses services à un capitaine de navire marchand et comme ce dernier ne veut pas de lui, il emploie tout de go le stratagème classique : il se cache à fond de cale, et ne se montre qu’une fois au large. Dès lors, depuis un demi-siècle il mène une vie prodigieuse : matelot à bord des galères de Malte, il se bat en duel, transperce son adversaire, manque d’être pendu ; il se fait corsaire, donne la chasse aux Barbaresques, commande un brigantin, puis s’installe dans l’Archipel, près de Lesbos, et d’une tour élevée, dans l’île Mosconici, surveille les agissements des pirates : si bien que le voilà réhabilité, que le grand maître le nomme « chevalier de grâce », et Richelieu capitaine de vaisseau. Après tant d’avatars et de secousses, Paul sert sous le cardinal de Sourdis, sous Duquesne, sous le marquis de Brézé. Chef d’escadre, lieutenant-général, vice-amiral des flottes du Levant, il s’est distingué dans vingt combats méditerranéens, devant Barcelone, Naples et Carthagène, lorsque, voici cinq ans passés, une grave blessure l’a obligé de se reposer à Toulon. Mais ce grand adversaire des Barbaresques pourrait-il demeurer inactif ? Monsieur Vincent sait bien ce qu’on peut attendre de lui. « En mourant, nous disent ses biographes, il croyait que le chevalier Paul assiégeait Alger... »

Les cloches, peut-être, ces fameuses cloches qui bourdonnaient dans sa tête, et dont il se plaignait tant, les a-t-il prises pour le bombardement lointain d’une escadre ? Toujours les souvenirs les plus anciens, qui reviennent et déferlent ! Le cycle se referme sur la lointaine Barbarie, qui l’ouvrit naguère. Dans un silence haletant, l’agonisant prie pour son ami, le chevalier Paul.

 

*

*    *

 

À deux heures du matin, on crut que c’était la fin. Le visage du saint, qui, jusque-là, brûlait de fièvre, s’humecta de sueur et devint livide.

M. Gicquel reprit les invocations :

– Deus, in adjutorium meumn intende.

Comme il manquait un peu d’imagination, il répétait et voulait faire répéter au malade les mêmes paroles.

– C’est assez, dit monsieur Vincent avec sa douceur et son bon sens habituels.

Alors on changea d’antienne, et l’on entendit cette profession de foi dialoguée, coupée sur chaque réponse d’un baiser au crucifix :

– Credo in Deum patrem.

– Credo.

– Credo in Jesum Christum.

– Credo.

– Credo in Spiritum Sanctum.

– Credo.

Puis ce furent des actes de confiance :

– Spero.

– Spero.

– In te speravi.

– Speravi.

– Confido.

– Confido.

Comme M. Gicquel se trouvait à bout d’inspiration, M. Berthe vint le remplacer sur les trois heures et demie.

– In manus tuas commendo spiritum meum, suggéra-t-il à l’agonisant.

Et monsieur Vincent répondit encore :

– Commendo.

À ce moment, son visage, qui avait repris un peu de couleur, s’imprégna de la pâleur de la mort. C’est à peine si on l’entendit répondre aux dernières prières avec la docilité d’un enfant :

– Deus, in adjutorium meum intende.

– Deus, in adjutorium meum intende.

– Jésus.

– Jésus...

Ses lèvres, presque immobiles, n’arrivaient plus à se fermer sur le nom divin. Le dernier râle. Un quart d’heure, tout au plus. Avant cinq heures du matin, le lundi 27 septembre 1660, ce grand cœur cessa de battre.

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Aujourd’hui, depuis plus d’un siècle, le songe suprême de monsieur Vincent est devenu une réalité. Certes, ni le chevalier Paul, ni M. de Beaufort, ni même le grand Duquesne n’ont brisé la tyrannie barbaresque... Il a fallu attendre davantage, la conjonction de circonstances lointaines voulues par Dieu ; mais enfin, un jour, voici un consul moins souple que ses prédécesseurs : il connaît trop les Turcs pour cela, ayant été « drogman » à Constantinople. En face de lui, il y a un dey d’Alger, plus violent, plus impulsif que les autres. Il brandit son chasse-mouches de plumes de paon, en criant : « Vous êtes un méchant, un infidèle, un idolâtre... Retirez-vous ! » Il le frappe de ce fameux coup d’éventail qui doit donner un empire à la France, et inaugurer cette lente et admirable conquête de l’Afrique du nord, qui va de Bourmont à Lyautey. Conquête de la civilisation, de la justice, de la charité, qui détruit peu à peu, sur la mer enfin libre, comme dans les sables du désert, les dernières traces de la piraterie et de l’esclavage. Conquête pacifique, qui a laissé debout les kasbahs et les mosquées, qui n’a pas étouffé dans les minarets l’éternelle mélopée des muezzins, mais qui leur a répondu par le son joyeux des cloches catholiques tintant à toute volée pour réveiller au fond de leurs sarcophages les grands martyrs de l’ère païenne et les innombrables victimes de l’Islam. La Barbarie n’est plus, que les anciens géographes dessinaient en tremblant sur leurs cartes. D’un côté Lavigerie, de son large geste de semeur et d’apôtre, l’a donnée à l’essaim de ses fils, les Pères Blancs, et de l’autre, seul, parmi les dunes sablonneuses, le P. de Foucauld a sacrifié sa vie aux derniers écumeurs du Sahara.

Deux siècles et demi après que saint Vincent de Paul l’eût sanctifiée par ses patientes souffrances, la Tunisie, oui, la Tunisie des Barbaresques ouvrait au congrès eucharistique les pompes de Carthage ressuscitée. Sur ce sol, ravagé par les Barbares, perdu pour la foi chrétienne depuis quinze cents ans, livré jusqu’à la fin du dernier siècle au fanatisme musulman, dans Tunis elle-même, la vieille aire des vautours de l’Islam, les fêtes les plus mystiques du catholicisme allaient se dérouler en chantant. Dans Carthage et dans Timgad, où les femmes, étroitement voilées, vivaient dans le mystère, en quelque sorte retranchées de la vie, ce ne sont que processions blanches, enfants et jeunes filles, parmi l’encens, les cierges, les bannières et les fleurs, célébrant dans leurs cantiques le triomphe du Dieu-Hostie, perpétuellement sacrifié sur l’autel pour l’amour de l’humanité. Les haines ont désarmé. Un souffle surnaturel de fraternité fait frissonner les oliviers de cette terre si longtemps rebelle à tout sentiment humain, et qui, à une heure imprévue par notre cécité moderne, a repris tout à coup, sur la trace de ses grands saints d’autrefois, son antique tradition chrétienne.

Parmi ces souvenirs, nous ne voudrions pas qu’on oubliât celui de notre Vincent de Paul. Certes, l’aventure qu’il vécut en Barbarie fut pour lui décisive : mais a-t-il jamais pu penser, en expirant, qu’il avait échoué dans ses généreux desseins ?

Ah ! pas plus que saint Louis, mourant sur son lit de cendre, devant les remparts de cette même Tunis sarrasine ! Celui qui s’efforce, qui travaille, qui se dévoue pour l’œuvre divine du Christ et de son Église, ne se sacrifie jamais en vain. Rien de ce qui est juste ne demeure inutile. Vaisseaux, beaux vaisseaux, qui veniez triomphalement, en 1930, faire accueillir au port de la Goulette les drapeaux géminés de la France et de Rome, ne suiviez-vous pas le sillage de ces galères, qui, en juillet 1605, sous le même ciel de feu, ameniez prisonnier un pauvre petit prêtre gascon, blessé et malade, sous la flamme noire des corsaires et l’étendard vert de Mahomet ?

29 Août 1934.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

 

Nous ne pouvons ici indiquer que les principaux ouvrages consultés, car une bibliographie complète dépasserait de beaucoup notre cadre.

ABELLY, évêque de Rodez : Vie du vénérable Serviteur de Dieu Vincent de Paul. – ABBÉ AMAURY : Panégyrique de saint Vincent de Paul (Œuvres oratoires). – VICE-AMIRAL JURIEN DE LA GRAVIÈRE : Les Corsaires barbaresques et la marine de Soliman le Grand. – Mgr BOUGAUD : Histoire de saint Vincent de Paul. – GRANDCHAMP : La prétendue captivité de saint Vincent de Paul à Tunis. – EMMANUEL DE BROGLIE : Saint Vincent de Paul. – HENRI LAVEDAN : Monsieur Vincent aumônier des Galères. – R. P. COSTE : Le grand saint du grand siècle : Vincent de Paul. – Lettres de saint Vincent de Paul.

  

Armand PRAVIEL.

Éditions Bloud et Gay.

 

 

 

 

 

1. Cité par le vice-amiral Jurien de la GRAVIÈRE, dans les Corsaires barbaresques et la marine de Soliman le Grand.

2. Il était né à Pouy, le 24 avril 1581, date fixée par les recherches du P. Pierre Coste. Il avait donc vingt-quatre ans, à l’époque de sa captivité.

3. Frédéric MISTRAL, la Reine Jeanne, acte IV.

4Comment chanterions-nous le cantique du Seigneur sur une terre étrangère ?

5Bienheureux celui qui pourra tenir tes enfants écrasés sur la pierre.

6Nous crions vers toi, fils d’Ève exilés.

7Nous soupirons vers toi, gémissant et pleurant.

8. Mme Philadelphe de GERDE, Les Harangues.

9. Comme il avait remarqué par hasard, raconte-t-on, un de ses compagnons d’esclavage peinant sous le poids de ses lourdes chaînes, et qu’il n’avait rien à donner pour alléger les souffrances de ce malheureux, il se plaça lui-même dans les liens, pour racheter par sacrifice de son corps les souffrances d’un autre.

10. Frédéric MISTRAL, Le Poème du Rhône.

11Lettres de mon Moulin.

12. V. Hugo, Ruy-Blas, acte IV, scène III.

13Abelly, l, ch. V.

14La prétendue captivité de saint Vincent de Paul à Tunis.

15. François COPPÉE.

 

 

 

 

 

 

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