Un prédicateur de Gascogne

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Armand PRAVIEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Jules Pravieux.

 

 

 

Il y a déjà quelques années que le Révérend Père Barbérac, de la Congrégation des Missionnaires du diocèse d’Auch, est mort.

Oh ! il ne fit pas une longue maladie. Alors qu’il prêchait dans une petite paroisse perdue dans les pierrailles, entre Condom et Letourne, un bon curé se trompa de bouteille, et, au lieu de lui verser, avant qu’il montât en chaire, sa rasade ordinaire de piquepout, il lui offrit un plein verre d’Armagnac. Comme le père Barbérac n’avait pas l’habitude de minauder, il le lampa d’un trait. Un autre eût été désarçonné : lui ne broncha pas. Il prêcha à son auditoire qui ne s’aperçut de rien, avec à peine un peu plus de feu qu’à l’ordinaire ; mais, en rentrant à la sacristie, il s’affaissa sur une chaise, le cou énorme, le front congestionné, sillonné de veines grosses comme des cordes. On s’empressa. Il était déjà en Paradis.

Car le Père Barbérac ne tergiversait pas. C’était tout un ou tout autre, tout blanc ou tout noir, et sa conception de la vie était beaucoup trop simpliste pour s’accommoder d’un salut éternel différé ou mitigé. Durant son existence avait-il jamais envisagé l’hypothèse du Purgatoire ? Cette concession, cette nuance aurait certainement embarrassé son orthodoxie, si les préoccupations théologiques avaient joué quelque rôle en son esprit ; mais il s’était contenté d’être résolument du parti du bon Dieu. Porro, unum est necessarium.

Ne nous étonnons pas de ceci : en Gascogne, le salut n’est pas une affaire méticuleuse d’examens de conscience : il faut avant tout s’enrôler dans quelque bande belliqueuse, comme au temps de Montluc.

Certes, il eut vécu pleinement à cette époque là, décochant d’une main des pistoletades et de l’autre des absolutions, ce prédicateur solide, brun de peau, noir de poil, avec la belle tête d’un Roumain, qui, tout de même, et je ne sais comment, aurait vu l’invasion sarrasine. Empressons-nous de dire seulement que cela eût constitué un ensemble un peu sauvage, s’il n’y avait pas eu, comme de juste, ce pli imperceptible de la bouche et des yeux qui caractérise tous ses compatriotes : un rien, un trait, un soupçon de patte d’oie qui ne demande qu’à s’élargir, et qui vous fait deviner chez le batailleur, le partisan, l’homme des courses de vaches et des bagarres électorales, le blagueur qui sait bien qu’il ne faut pas prendre tout trop au sérieux : la marque française, malgré tout, chez ce quasi-Espagnol, chez cet Arabe transplanté.

N’exagérons rien, d’ailleurs ; il n’est pas question ici du sourire de la Touraine, ni de quelque solution élégante proposée aux questions les plus diverses : il y a encore une idée de lutte dans ce pli de la lèvre, la lutte qui n’arme pas seulement les poings mais l’esprit, qui peut être engagée même par les faibles contre les forts, et dans laquelle brillent ces gens indécouragés, « avisés comme pas un », ainsi que les héros de leurs vieux contes populaires.

Pareil à ses congénères, si le Père Barbérac avait jamais ri, silencieusement et comme avec vergogne, ce devait être au soir d’une Mission glorieusement terminée, la croix plantée, l’église pleine de monde et des fleurs, et des cantiques, et des petites filles en blanc, et tous les hommes avec une jolie médaille à leur boutonnière ! Il ne riait pas de joie, – mais de l’écrasement de l’adversaire, de la défaite du diable et des francs-maçons.

Comptait-il beaucoup de ces victoires ? Mais oui, des milliers, et si la conquête eût été définitive, sa province fut devenue une province de saints. Seulement, dans ce pays-là, on n’a pas beaucoup d’attrait pour la piété persévérante, pour la méditation mystique, pour ce qui ne se voit ni ne se touche. Le verbe rêver n’a pas d’équivalent en gascon. On n’a jamais bien su au juste là-bas ce que ça voulait dire.

Les moyens de ce convertisseur étaient exactement proportionnés aux peuplades auxquelles il s’adressait. Aussi, la Légende Dorée à laquelle il appartiendra sera un peu particulière, aura une forte saveur de terroir. Elle ne craindra ni les plaisanteries au gros sel, qui traînent dans toutes les chansons de chez nous, ni les histoires que colportent à travers les marchés les maquignons au long fouet ou les meuniers couleur de farine, qui font penser aux Mezzetin et aux Sbrigani de la Comédie Italienne. On pourra sourire d’elle, un peu, comme on souriait de son héros sous les préaux du Grand Séminaire, aux réunions du Vénérable Chapitre ou dans les dîners d’Adoration Perpétuelle ; mais elle sera toujours édifiante pour les vrais Gascons.

Ceux-là, le Père Barbérac les connaissait bien, et il était convaincu que cette psychologie expérimentale lui servait beaucoup plus que d’avoir approfondi la Somme de saint Thomas d’Aquin. Il savait à merveille ce qu’il fallait leur dire ou leur taire et de quels coups il fallait frapper sur leurs caboches pour y introduire quelques vérités indispensables. Ah ! oui, il les connaissait, ces braves gens des vallées riantes de la Gimone et du Gars, vallonnées à l’infini, et ceux de la dure Gascogne dont les plateaux pierreux dominent là-bas la grande plaine des sables et des pins. En avait-il évangélisé, grand Dieu, des paroisses et des paroisses, depuis Lectourne, avec sa vieille acropole escarpée, d’où l’on croit voir descendre et caracoler, en un galop éperdu, la chevauchée de Lannes, l’ancien garçon d’écurie, depuis Condom, où une magnifique église porte encore les traces du passage de Montgomery, depuis Eauze qui rit et chante non loin des ruines ensevelies de l’ancienne métropole gallo-romaine, jusqu’à Simorre dissimulant sa rouge abbaye de briques, aux échauguettes batailleuses, dans le creux d’un vallon perdu, jusqu’à Viane, enfermée dans sa bastide comme Aigues-Mortes, jusqu’à Moncrabeau, où l’on fabrique pour le monde entier des diplômes de l’Académie des Menteurs, et même jusqu’à Notre-Dame de Buglose, carillonnant, au bord des pinèdes et des landes, le double souvenir de Saint Vincent et de la Madone ! Que d’églises misérables ou décrépites, granges à peine badigeonnées ou vieux édifices romans qui se lézardent de partout, il avait emplis de sa voix et de son geste ! De la Gascogne, il avait tout vu, il savait tout : les plus pauvres oratoires de hameaux et les nobles cathédrales déchues, comme celle de Lombez, les basiliques neuves qu’on inaugure dans le torrent des cantiques et l’éblouissement des peinturlures barbares, et les pèlerinages populaires, comme Pibrac et Cahuzac, où l’on vient en foule rissoler dans la poussière quelque dimanche, au milieu des trompettes des gosses, des cris des femmes, des chants rugueux des hommes et des clameurs opiniâtres des prédicateurs.

Là, c’étaient ses grands jours, on le devine. Il était l’orateur-né de ces cérémonies tumultueuses, où tout autre eût été submergé. Il ne s’agissait pas, en effet, de prononcer, au travers de ce charivari, des paroles sensées ou éloquentes. Il fallait simplement donner au tohu-bohu une allure d’enthousiasme : il y réussissait. Dans quelque chaire improvisée, une caisse ornée de buis et hissée sur des tonneaux, il apparaissait, les bras levés, le surplis au vent, des ruisseaux de sueur sur la figure, un peu de mousse blanche au coin des lèvres, et sur l’océan bariolé qui bramait à ses pieds, il lâchait des tonnerres.

Car il avait une voix magnifique : mieux que le clairon de Lasies, son compatriote, mieux que la sirène enrouée de Jaurès, son voisin : c’était plus plein, plus grave et aussi plus solide. Et surtout, cet organe avait trouvé la musique qui lui convenait tout naturellement ; il ne se heurtait pas à ce langage parlé du bout des lèvres qu’est la prose française, ce terrible obstacle pour nos diseurs ou nos chanteurs : le Père Barbérac s’exprimait toujours en gascon.

Là résidait une grande partie de sa force et de son prestige. Ce dialecte dur et rauque, aux h aspirés et aux b vigoureux, n’a rien des roucoulements du languedocien, des mignardises du provençal. C’est une langue qui précède immédiatement les coups de poing. Mais, en plein air, soit à la rage du soleil, soit sous des platanes où crissaient furieusement les cigales, soit sur quelque colline désolée en un cirque de bois et de vallons, au pied d’un calvaire, elle battait des ailes, devenait grandiose, épique ; elle domptait la populaille entassée, avec ses paniers et ses parapluies ; elle la secouait de sa torpeur, la soulevait, l’obligeait à prier, à acclamer à son tour la bonne Vierge, saint Austinde, saint Orens, saint Cérat, saint Bertrand et tous les saints du pays, qui certainement, tout surpris, écoutaient du haut du ciel.

 

La renommée lui était vite arrivée.

Au début de son ministère, alors qu’il était encore discuté par ceux de ces Messieurs du Clergé qui se piquaient de belles-lettres ou se glorifiaient de leurs travaux d’exégèse, – si l’on demandait à sa bonne femme de mère, née par là, en une combe perdue, du côté de Montréal-du-Gers :

– Il prêche bien, votre fils ?

Elle répondait avec extase :

– Oh ! oui… Crrrrido !… 1

Ce mot résume toutes les qualités du prédicateur en Gascogne. Que voulez-vous ? Chaque pays se laisse séduire d’une façon différente ; à Toulouse, il faut de la mélodie, en Avignon de la poésie, en Gascogne de la vocifération. Les ecclésiastiques ne doivent avoir peur de rien. Un curé aphone ou qui refuse de se colleter vigoureusement avec le cabaretier du coin, mauvaise affaire.

Mais le Père Barbérac n’avait pas peur. Il suffisait, pour s’en rendre compte, d’entendre cet ouragan. On écoutait son bruit avec admiration… Et quand, après deux ou trois phrases, le mouvement s’accélérait, que l’orage grondait déjà, les yeux étaient tout humides.

Aro que i es ! 2 murmuraient ceux qui avaient encore la force de plaisanter avant le tourbillon final.

– Il avait des formules immanquables qu’il répétait partout. Naturellement, il ne s’attardait pas à prêcher sur la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, les preuves de la Présence Réelle ou l’infaillibilité de Notre Saint Père le Pape. Non. Il parlait surtout de la Mort, du Ciel et de l’Enfer, trois questions pratiques, « la grande affaire », comme il aimait à dire ; en somme ce qui peut intéresser des gens de chez nous.

Il insistait particulièrement sur l’Enfer, étant donné qu’il est beaucoup plus facile à imaginer que le Paradis, dont les délices un peu molles ne diraient rien à nos écarteurs et à nos bouviers.

Cela commençait, en général, par un gros effet. On prêchait le soir, dans des églises mal éclairées, avec quelques vieilles lampes, et, là-bas, un pauvre autel maigrement fleuri de quatre cierges. La foule arrivait, impressionnée, travaillée par un sourd malaise. La vieille, le Père Barbérac avait hurlé sur la mort, annonçant des choses épouvantables, déclarant que dans l’assemblée Dieu choisissait déjà ses victimes, l’une pour le mois prochain, l’autre pour la fin de l’année, etc. Ç’avait été affreux. On digérait mal, et on revenait, poussé par une curiosité maladive.

Alors, il montait en chaire, très grave, l’œil mauvais. Il rappelait ses conclusions de la veille, il dénombrait les morts futurs. Puis, ayant montré, derrière les affres de l’agonie, la porte des ténèbres extérieures, il posait une question terrible :

– Qui s’en ira en Enfer ?

Il prenait un temps. Il regardait l’auditoire. On aurait entendu une mouche voler. Toutes les têtes étaient levées vers lui dans la pénombre ; et il y avait des vieux, tout brèche-dents, qui l’écoutaient avec un sourire idiot, quoique, au fond, ils se sentissent mourir de peur.

Alors, après avoir répété sa question :

– Qui s’en ira en Enfer ?

Il lui tendait un bras indicateur. On voyait le grand geste blanc du surplis, et, désignant le digne pasteur de la paroisse, assis au seuil du sanctuaire entre deux enfants de chœur mal mouchés, il disait d’un accent formidable :

Moussu Curé 3.

Vous pensez si l’on frissonnait. Le Curé lui-même, bénévolement livré aux pleurs et aux grincements de dents, se trouvait très mal à l’aise, On baissait la tête. On sentait passer la Justice de Dieu. Et plus d’un se disait, terrorisé :

Hé bé, si le Curé est damné, moi, alors, je suis fichu !

Mais pour arrêter ce découragement qu’il sentait poindre dans l’âme de ses auditeurs, le missionnaire, après quelques points de suspension, ajoutait le correctif nécessaire :

        Se hé pas soun débé 4.

On soupirait de soulagement ; mais l’alarme avait été chaude. Pour remonter aussitôt le Recteur dans l’esprit de ses ouailles, le bon Père ajoutait :

– Qui s’en ira en Enfer ? Jou !… 5

Et il se frappait sauvagement la poitrine qui faisait poum ! Puis, comme il voyait le jeu un peu usé déjà, il se hâtait d’ajouter :

– Si je ne fais pas mon devoir.

Remarquez qu’il aurait pu aussi bien parler du Souverain Pontife glorieusement régnant : mais la condamnation du Curé présent aux flammes éternelles « portait » beaucoup plus. Toute la Gascogne est dans cette nuance.

Le sermon continuait dans ce style. Le défilé des supplices s’y étalait, très varié. Et cela se terminait presque toujours par la réfutation des objections touchant l’existence et l’éternité de l’Enfer. Réfutation brève, d’ailleurs, qui consistait dans l’indignation la plus véhémente.

– Et il y en a qui disent qu’il n’y a pas d’Enfer ? criait le Père Barbérac…

Il se reculait, prenait du souffle, et arrivant en furieux sur l’auditoire, les bras en avant, il vociférait :

– Misérables !!!

Formidable cri que l’écho répétait, que l’on entendait distinctement sortir de l’église, s’évader à travers les ruelles toutes noires. Le prédicateur ne disait plus rien. Il avait disparu de la chaire. On s’en allait, terrifié, convaincu, – et le lendemain il en restait bien peu (la plupart du temps pas un seul) qui ne venaient pas se confesser.

 

On prévoit, d’ailleurs, que les confessions du Père Barbérac ressemblaient à ses sermons. Vite fait, vite enlevé. Avec ses compatriotes, un autre genre n’aurait pas réussi ; des prédicateurs de Toulouse – et des plus populaires comme le bon Père Marie-Antoine – l’avaient expérimenté, qui n’ont jamais pu avec succès s’avancer au delà de notre Gascogne languedocienne et de la pieuse vallée de la Save. Ici, pas d’insinuations doucereuses, pas de ruses dévotes, pas de questions indiscrètes ou d’aveux extorqués sous les ponts, sur les sillons, au hasard d’un retour de foire ou d’une pêche à la ligne. L’Armagnacais, le Landais se méfient ; ils ne craignent rien tant que d’être roulés, et, ce qu’ils donnent, il faut qu’ils veuillent l’offrir.

Aussi, dans ces confessions au pas accéléré, nulle question, nulle remarque, nulle incursion dans la vie privée ou la profession du pénitent surtout ! C’est cela qui aurait tout gâté, cela qui gratte délicieusement, au contraire, le Toulousain ou le Provençal heureux de raconter leurs intimités et de s’épancher éperdument. Ici, cric crac ! c’était fini. Le Missionnaire enregistrait tout sans observations, saupoudrait d’absolution le chrétien contrit qui se tenait à genoux devant lui, ordonnait une pénitence dérisoire et passait à un autre. Et il n’opérait pas de cette sorte par gloriole, l’excellent homme, pour damer le pion aux curés qui le voyaient ramener au bercail – pour combien de temps ? – de vieux pêcheurs irréconciliablement endurcis, mais par la grande simplicité bonasse qui, au fond, lui emplissait l’âme.

– Ah bah ! disait-il parfois aux directeurs de conscience timorés, que travaillait encore un tenace levain janséniste, le bon Dieu n’est pas si difficile que vous… Il sait bien ce que ça a coûté à ces braves gens de venir me trouver, de s’humilier devant moi et de me raconter des choses dont ils n’ont jamais soufflé mot à personne. Et vous voulez que j’y ajoute des remontrances et des pensums ? Badinats ! 6 Oui, ils ont fait « péter les milles 7 » toute la journée, dix fois pour une, à propos de tout et de rien, mais sans le faire exprès ; ils sont quotidiennement exaspérés par leurs femmes, et ils le montrent de diverses manières ; ils ont essayé de gagner quelques sous en trichant au marché… Et après ? Qui diable leur jetterait la première pierre ?

Quelquefois même, il ajoutait, mais alors avec son terrible pli moqueur de la bouche, et une petite flamme dans l’œil :

– D’ailleurs, moi, je n’ai jamais vu de péché mortel.

Et si l’on se récriait :

– Mais non, mais non, Monsieur le Curé, il faut, pour le péché mortel, matière grave et consentement complet. Avez-vous bien réfléchi à cela ? Y pensats pas ! 8 Consentement complet ! Peut-être pourriez-vous y arriver, vous, qui vous épucez l’âme soir et matin et inscrivez sur un carnet, avant de vous coucher, autant de barres que vous avez eu de mauvaises pensées… Mais ces bonnes gens ! ils n’ont pas plus l’idée de la tentation que celle de la résistance ; tout se confond… Et alors, avec les passions, les circonstances, la famille, l’éducation, la grossièreté des mœurs… Bah ! Vous non plus, vous n’avez jamais vu de péché mortel.

On le voit, la théologie morale du Père Barbérac pouvait manquer de subtilité, jamais de largeur. Il voulait que le Jugement dernier fût le triomphe du Fils de l’Homme assis sur les nuées : une armée innombrable d’élus, – et quelques damnés, une poignée, où il y aurait peut-être quelques directeurs trop sévères, ayant écarté des âmes de la route droite du Paradis.

Il était ainsi. Et c’est pour cela qu’il plaisait. Il n’eut rien compris à ce théologien, qui, à son lit de mort, doutait de posséder la grâce sanctifiante et répondait avec quelque impatience à ceux qui voulaient le consoler :

– Laissez-moi… Vous n’y entendez rien… j’ai étudié ces matières…

Pour lui, on se confessait, on faisait ses Pâques, on allait à la Messe, quand on avait du loisir, on ne travaillait pas trop le dimanche, – et puis, une bonne absolution, indulgence plénière in articulo mortis, et tout était pour le mieux. Vade in pace. Quel besoin avait-on de se torturer l’âme et de tant raffiner ?

Aussi, ce qu’il goûtait le moins, dans ses infatigables et incessantes tournées, c’était la conférence dialoguée, pourtant indispensable, qui accompagnait chaque mission : le Curé, dans le banc d’œuvres jouant l’Avocat du Diable, posant des objections, et lui, en face, chargé de les résoudre. Il n’était guère féru de ce système, qui, pensait-il, faisait germer un tas de fariboles dans les cerveaux et risquait de leur laisser le souvenir de l’attaque beaucoup plus que celui de la riposte. Mais, pour se conformer à l’usage et surtout pour ne pas être soupçonné d’avoir peur, il se gardait de fuir le débat. Et partout, que ce fut à Cassemartin ou à Escanecrabe, à Encaguebilen ou à Cantocoucut, il engageait un duel théologique, où il rugissait, se démenait, écrasait la chaire de coups de poing et semblait prêt à manger le curé tout vif, – à travers des demandes et des réponses dont il avait minutieusement réglé l’ordre au presbytère, entre la poire et le fromage.

Cette dangereuse escrime lui conquérait tous les suffrages ; car ses auditeurs avaient la joie d’y assister à une véritable bataille, à une bataille où leur curé était quelque peu molesté, ce qui les comblait d’aise, même les meilleurs.

Beaucoup plus que l’argumentation théologique ou de simple bon sens, ce qui séduisait l’assemblée des fidèles, c’était la violence. Elle le sauvait toujours au point précis où il aurait pu défaillir. Elle le couvrait d’une gloire indiscutée.

– Un soir, n’arriva-t-il pas qu’un jeune Recteur, « avisé comme pas un » lui aussi, – est-ce qu’il n’est pas devenu évêque quelque part ? – céda à une tentation comique : celle de bondir hors de la piste tracée, et, à la place de l’objection prévue et réglée par le Prédicateur, de lui lancer à bout portant une grosse difficulté, de celles pour lesquelles les théologiens, sans jamais très bien entendre, ont accumulé les argumentations les plus compliquées. Le terrible pince-sans-rire – je le vois encore – étala d’un air candide des propositions abstraites, relatives au Problème du Mal, qui montèrent comme un lourd brouillard autour de la chaire lumineuse du Père Barbérac et de la Vérité.

Il y eut un petit frisson curieux ; mais le Missionnaire n’en ressentit aucun trouble. Le sophisme de son contradicteur ne l’effleurait même pas. Comme l’auditoire, avec lequel il communiait pleinement, il n’y distinguait qu’un bruit de mots barbares et dénués de sens ; comme l’auditoire, il le traita par le dédain.

Il s’arrêta un instant, s’enfonça dans la chaire, les bras croisés, un bout de sourire au coin de l’œil.

E ount abets troubat aco, Moussu lou Philosopho ? 9 dit-il avec sa grosse voix où grondaient des sarcasmes.

Puis il pensa que son contradicteur, sans doute, n’était pas, ne pouvait pas être de ce brave et bon pays de Gascogne, aux idées claires, à la langue franche, au cerveau peu encombré. Il n’y avait qu’un étranger qui pût avoir des pensées aussi saugrenues.

Alors, il se rapprocha ; il se pencha sur le rebord de la chaire, ayant l’air de chercher dans le noir, bien au-dessous de lui, le méprisable individu qui formulait de pareilles stupidités ; et, pour lui, à l’usage de ce Franciman ridicule, il traduisit d’une voix flûtée, en prenant ce qu’il croyait être l’accent parisien :

– Et où avez-vous trouvé cela, Monsieur le Philosophe ?

Les faces de ses auditeurs étaient épanouies ; elles ricanaient comme la sienne. Il se redressa, devint gigantesque, sembla bondir hors de la chaire, que débordait déjà son ventre proéminent, et il clama sur un ton d’Apocalypse :

Philosopho dé ré !… 10

Et il passa à un autre sujet.

Jamais le Père Barbérac ne frappa davantage son auditoire. À la sortie, un grognement unanime s’élevait en son honneur :

Quin crane deputat aurio heit ! 11 disaient les uns.

– C’est égal, disaient les autres, il en a un peu trop dit.

L’a brigalhat, à noste Curé ! 12

Le Recteur théologien était en miettes. Il lui a fallu beaucoup de temps pour rentrer en grâce auprès de ses paroissiens.

 

Aujourd’hui, le Père Barbérac retrouverait-il ses anciens succès ? Hélas ! le scepticisme se fait jour en Gascogne d’une autre manière que par les objections des ecclésiastiques à l’esprit subtil. Le journal, la caserne, les chemins de fer eux-mêmes, si lents et si incommodes qu’ils soient en cette contrée bénie du ciel, ont bien modifié tout cela. L’existence n’en est ni plus belle, ni plus facile, ni plus heureuse, la prospérité des peuples étant en raison inverse de leur esprit critique, mais enfin, c’est ainsi.

Pendant qu’il en est temps encore, je me hâte, je m’en vais, avec mélancolie, avec piété, cherchant à travers les presbytères les éléments de la légende du bon prédicateur. Ce travail me coûte beaucoup de peines, car on lui a considérablement prêté, et tout n’est pas à raconter, et tout n’est pas également édifiant pour les différentes catégories de fidèles qui composent la communauté chrétienne. Aussi, avant d’écrire le récit détaillé de sa vie, – sans oublier les conseils pratiques qu’il donnait aux Gascons pour traiter leurs volailles ou surveiller leurs filles, – devrons-nous faire appel aux plus patientes méthodes de la critique historique, dût son âme, au séjour éternel, s’en indigner plus véhémentement que jamais.

 

 

 

 

Armand PRAVIEL.

 

Recueilli dans Conteurs français de terroir,

Duvivier, 1920.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Il crrrrie !…

2 Maintenant, il y est !

3 Monsieur le Curé.

4 S’il ne fait pas son devoir.

5 Moi !…

6 Vous plaisantez !

7 Ils ont dit des jurons.

8 Vous n’y pensez pas !

9 Et où avez-vous trouvé cela, Monsieur le Philosophe ?

10 Philosophe de rien !

11 Quel crâne député il aurait fait !

12 Il l’a mis en miettes, notre curé !