L’explosion
par
John PUDNEY
On était au milieu de la récréation du matin lorsque l’alerte fut donnée au puits principal. L’événement fut d’abord accueilli dans la cour de l’école par des cris perçants. Puis tout redevint calme, comme à l’arrivée d’un inspecteur d’académie, quand les premières ambulances firent leur apparition sur la route, avant de remonter Tanglewood Lane, en direction du puits.
Les enfants avaient grimpé en haut du mur de la cour pour guetter les ambulances et la circulation des gens qui se hâtaient le long de Tanglewood Lane. Un silence dominical s’était abattu sur le petit bâtiment gothique de l’école, au point que le vent imperceptible semblait gémir dans la haie qui séparait le jardin du maître d’école de la cour de récréation.
M. Hawes, le maître d’école, sortit et rejoignit son assistante, miss Trotter.
– C’est encore Tanglewood, dit-il.
Puis il renifla, secoua la tête et déclara :
– Le prix du charbon, miss Trotter ! Le prix du charbon !
Les yeux de l’institutrice, derrière ses lunettes, se tournèrent vers lui, comme s’ils se préparaient à accompagner une exclamation. Mais elle se contenta de dire, de sa voix nette :
– C’est un sale coup, n’est-ce pas, master Hawes ?
– C’est un sale endroit que Tanglewood. Je n’aime pas penser au nombre de mes vieux élèves, pères et fils, qui ont...
Il s’éclaircit la gorge et, comme si ces mots contenaient une justification mystique, il répéta :
– Le prix du charbon, miss Trotter !
Trois filles du cours supérieur se levèrent et vinrent leur demander si elles pouvaient s’en aller. Leurs visages, soudain, avaient perdu leur jeunesse : elles semblaient sans âge. Elles se tenaient immobiles sous la pluie fine. Il y avait des générations de travailleurs de la mine dans leurs veines, dans leur acceptation résignée de ce qui était arrivé à Tanglewood, dans leur angoisse impuissante. Des pères, des frères et même des fiancés... Qu’est-ce que c’était qu’une explosion, un coup de grisou, une inondation, un affaissement ? Miss Trotter pensa qu’elle allait encore entendre le maître d’école s’écrier : « Le prix du charbon ! »
Elle dit rapidement :
– Je suppose que nous allons arrêter les cours, master Hawes ?
Il ne répondit rien et les filles se mirent à gesticuler, en disant qu’elles devaient rentrer chez elles : leurs mères étaient au puits, il y avait le déjeuner à préparer.
– Nous continuerons les classes, miss Trotter. C’est ce que nous avons toujours fait. C’est le moins que nous puissions faire. Quelques-unes seulement des « grandes » rentreront chez elles. Doris, Maggy, vous pouvez disposer. Vous, Joan, attendez qu’on vienne vous chercher...
« Il était aussi calme que Dieu, pensa miss Trotter. Il participait à l’omniscience du Tout-Puissant. Il connaissait chacune des familles de l’endroit depuis trois générations et il connaissait tous les puits auxquels les hommes avaient travaillé aussi bien que le dos de sa main. Il partageait leur mystère. »
– Sonnez la cloche, miss Trotter, dit-il.
Mais, lorsqu’elle se prépara à pénétrer dans l’école, il l’arrêta :
– Vous qui venez de la ville, vous n’avez pas l’habitude de ces sortes de choses. Cela est déjà arrivé, miss Trotter, et cela arrivera encore...
Elle pensa qu’elle éclaterait en sanglots s’il lui disait encore que c’était le prix du charbon ; mais, au lieu de cela, il la regarda avec sévérité et lui dit :
– Les leçons continueront comme d’habitude. C’est le moins qu’on puisse faire. Maintenant, sonnez la cloche, s’il vous plaît.
*
Oui, elle était bien venue de la ville, d’une ville de pluie et de jardins publics symétriques, où les arbres faisaient couler des larmes sales sur des sentiers d’asphalte. Elle était venue de derrière les rideaux demi-tirés d’une maison froide et respectable, de couloirs d’écoles en brique rouge, de promenades en tram vers les terrains de hockey et les tasses de cacao. Elle s’était échappée vers une campagne où commandaient les hommes. Cela avait été le bonheur qui avait mis de la vie et des couleurs dans ses yeux jaunes, derrière ses lunettes, qui avait donné de l’assurance à sa voix, qui avait illuminé ses cheveux blonds comme le sable.
Elle avait retrouvé la santé dans les villages miniers de Birely Hills, un bien-être physique qui était un nouveau bail de jeunesse. Elle avait découvert un équilibre dans cette campagne simple et sauvage, où les gens n’étaient pas respectables, mais respectés. Même M. Hawes avait reconnu, derrière son dos, qu’elle avait sainement agi. Même M. Hawes, qui connaissait tout le monde et toutes choses.
Mais M. Hawes ne savait rien de ses sentiments pour Curly Whiteling. Dieu seul en savait quelque chose. Et, devant Dieu, miss Trotter n’avait pas honte.
Toutefois, après avoir sonné la cloche de l’école, elle éprouva un sentiment qui avait quelque chose de honteux, une angoisse qui l’étourdissait et lui faisait presque plier les genoux. Qu’avait-il pu arriver à Curly Whiteling, son agilité, sa voix chantante, ses jolis cheveux ridiculement bouclés ? Des larmes brouillèrent son image. Un visage idéalisé ; un corps qui se mouvait à travers une nouvelle dimension ; une créature parfaitement bonne, sans une tache. Qui hochait la tête, qui souriait et disait : « Bonjour, miss Trotter », comme tous les autres matins. Qui se moquait de ses camarades, qui faisait disparaître les poussières de charbon sous des demis de bière, qui faisait entre-temps le marché de sa femme et qui balançait ses enfants sur le seuil de sa porte, les beaux dimanches matin – tout à fait inconscient de l’image de la bonté divine qu’il réfléchissait.
Miss Trotter marchait de long en large à travers la classe. Par-dessus la tête des enfants, elle regardait le ciel gris, qui semblait flotter dans la pièce et les tenait tous dans un silence engourdi et expectatif, dans une angoisse traditionnelle qui n’avait pas de nom, une conscience congénitale du désastre qui avait eu lieu sous le ciel de Tanglewood. Elle entendait le vent. Elle devait se forcer pour sourire à ses élèves. Les deux enfants Whiteling lui répondaient par un autre sourire. Pourquoi ne pouvait-elle voir que leurs sourires ?
Elle commença sa leçon sans conviction, de sa voix nette et plate, semblable à un livre de prix. Les enfants commencèrent à écouter, sans attention, mettant tous ses nerfs à l’épreuve. Le temps semblait s’être arrêté. Le bruit des roues sur la chaussée mouillée était couvert par le tic-tac de la pendule. Le bruit des sirènes des ambulances et des voitures de pompiers ne pénétrait pas dans la classe.
Puis miss Trotter découvrit qu’en se tenant debout au lieu de s’asseoir, elle pouvait voir, de son estrade, le treuil de Tanglewood. En retirant ses lunettes, il lui était possible de voir que la roue était immobile. C’était comme si son cœur avait pris la place de cette roue, son cœur si pur, si incorruptible, si ouvert aux regards de Dieu et cependant si fautif en ce qui concernait ses devoirs d’institutrice. À cause de l’amour de miss Trotter pour Curly Whiteling, ce mari et ce père sans prétention, suspendu à cette roue immobile, dans un frémissement inquiet qui effaçait non seulement ses responsabilités présentes, mais encore trente ans passés dans une ville humide, aux constructions de brique rouge et plantée de fleurs stériles.
Miss Trotter prétendait depuis longtemps avoir le contrôle de cette merveilleuse histoire, ou, du moins, elle le pensait jusqu’au moment où l’alerte s’était abattue sur la cour de récréation. Elle était venue habiter près des Whiteling, route du Jubilé, afin de ne pas introduire ses pensées dans leur vie de tous les jours. Il n’y avait pas place pour la jalousie dans son amour. Elle pouvait être heureuse à passer la journée avec Sally Whiteling, sans la moindre gêne. Elle aimait ses enfants en toute franchise : c’étaient les siens.
De son nouveau logement, dans la maison du coin, elle pouvait voir Curly s’en aller à la mine, rendre visite au café, faire son marché, cancaner, s’accroupir avec ses camarades comme font tous les mineurs. Sa logeuse était une amie de Sally Whiteling et elle l’invitait souvent à venir prendre une tasse de thé avec elle ; et miss Trotter écoutait Sally parler de Carly et des enfants.
*
Personne ne pouvait voir la lueur de son amour derrière les lentilles propres et froides de ses lunettes. Mais personne ne la regardait, pas même M. Hawes.
Desmond Tiley, qui était assise au troisième rang, leva la main et dit :
– N’est-ce pas l’heure du déjeuner, miss ?
Miss Trotter ressentit comme un choc en entendant la petite voix de Desmond. Elle jeta un coup d’œil à la pendule et remit ses lunettes pour voir l’heure. Les aiguilles avaient miraculeusement bougé. Le déjeuner devait être servi dans le couloir extérieur où la cuisinière de la cantine l’apportait quand il était prêt. Cependant, M. Hawes n’avait pas sonné la cloche, bien qu’il insistât toujours pour faire cela lui-même, quand il avait fini avec sa classe. Peut-être les gens de la cantine avaient-ils été retardés par les évènements de Tanglewood. Peut-être avaient-ils dû se rendre à la mine.
– Dix minutes de retard, miss ! claironna Desmond.
– Attendez-moi ici : je reviens dans un instant, dit miss Trotter en s’excusant, comme si elle parlait à des grands.
Et leur détresse muette la suivit dehors.
Miss Trotter traversa la classe des grands, en remarquant que le déjeuner était servi dans le couloir, mais qu’il n’y avait pas trace de la femme qui faisait le service. Sans doute était-elle avec M. Hawes. Peut-être avaient-ils des nouvelles de Tanglewood.
Les grands se distrayaient entre eux. Miss Trotter passa dans le « bureau », une petite pièce qui reliait l’école à la maison du maître d’école. Elle s’arrêta devant la porte d’entrée. M. Hawes était agenouillé, lui tournant le dos. Il était en train de prier, et la violence de sa prière faisait onduler ses larges épaules. Dans cette froide lumière, sa prière était pure, coléreuse, suppliante. Miss Trotter retint sa respiration. Il avait omis son devoir. Il avait même négligé de sonner la cloche. N’était-ce pas son devoir d’aller rassurer les petits plutôt que de s’adresser à Dieu, qui savait tout ?
« Pour George Ruxford, Dan Kenne, Abel Manstead, Alan Tiley, Nat Jones, Curly Whiteling... »
Miss Trotter s’agenouilla sur le seuil de la porte.
Quand l’énumération fut achevée, M. Hawes se releva et dit :
– C’est une dure épreuve, même pour Tanglewood. Ce soir, nous connaîtrons le pire. Vous venez de la ville, miss Trotter : vous devez comprendre que nous ne devons pas laisser les enfants s’attrister jusqu’à ce que nous sachions. Pas de larmes, je vous en prie, miss Trotter.
Elle le vit, Curly Whiteling, symbole de la vie, de la vie dangereuse et précieuse. Curly, si jeune, si léger, pas innocent, mais sans tache, un homme dans un monde d’hommes, avec son rire qui effaçait les terrains de hockey et les tasses de cacao et les arbres qui versaient des larmes sales.
– Sonnez la cloche, miss Trotter. Vous servirez le déjeuner, aujourd’hui. Mrs. Manstead est allée à Tanglewood.
Durant le déjeuner on eut des nouvelles. La radio parla de « désastre », de « victimes à craindre », des travaux de sauvetage, de la foule qui entourait le puits. Quelques mères vinrent voir leurs enfants, soucieuses de savoir s’ils avaient déjeuné avant de s’en aller. Il y eut aussi des parents, au visage pâle, qui vinrent chercher leurs petits pour les ramener silencieusement chez eux. Miss Trotter était trop occupée pour faire de la conversation, mais elle sut bientôt, comme tout le monde, que l’explosion avait fait plusieurs victimes ; qu’il y avait aussi des disparus, ensevelis dans la mine ; qu’il y avait une poignée de survivants, au nombre desquels Tommy Ruxford, le boxeur plein de promesses.
*
La circulation avait changé de sens. Les ambulances redescendaient Tanglewood Lane lentement, en actionnant leurs sirènes. Après le repas, les enfants allèrent guetter leur passage du haut du mur de la cour. Quand miss Trotter eut desservi, elle sortit et sa présence seule suffit à réconforter les enfants. Lorsque l’heure arriva de rentrer en classe, elle retira ses lunettes et regarda au-delà de la grand-route vers le treuil de Tanglewood qu’on apercevait à l’horizon.
M. Hawes sonna la cloche et dit :
– La classe aura lieu comme d’habitude, miss Trotter. Il se peut que des parents viennent rechercher leurs enfants – vous comprenez pourquoi. Mais nous nous efforcerons de faire en sorte que cela ne change rien aux autres jours. Les enfants sont des êtres d’habitude et nous sommes ici à leur service.
Il dit ces mots, presque comme s’il s’excusait, de sa voix un peu pédante qu’il prenait lors des visites des inspecteurs, tapotant sur les épaules des enfants lorsqu’ils passaient devant lui pour entrer en classe, d’un geste familier à des générations d’habitants de Birely.
La porte vitrée se referma et miss Trotter resta à surveiller sa classe. Un tiers des places étaient inoccupées, mais les deux Whiteling étaient là et lui souriaient d’un air inquiet. « Qu’arrivera-t-il si des voisins de la route du Jubilé viennent les chercher ? Serai-je capable de surmonter la terrible douleur qui envahira mon cœur ? Personne, jusqu’à présent, n’a rien su de mon fier secret, mais s’il arrive quelque chose à Curly, serai-je assez forte pour sourire, pour remettre les enfants aux voisins et, le soir, pour rendre visite à Sally sans pleurer, comme quelqu’un qui vient simplement offrir ses services ? »
Comme s’il s’agissait d’une répétition, deux femmes en châle et un vieil homme vinrent frapper à la porte pour chercher Timothy Gillings et son cousin Bobbie Smart.
– Tous les deux, murmurèrent-elles à l’oreille de miss Trotter. Ils ont été tués tous les deux sur le coup. Les femmes sont allées au puits identifier les corps. Les pauvres femmes, toutes deux de jeunes mères. Nous prendrons soin d’eux. Le vieil homme est leur grand-père. Il est à la retraite depuis qu’il a perdu un pied à Tanglewood, pendant la guerre.
Les deux petits enfants franchirent la porte en trébuchant et furent presque entièrement enveloppés dans les châles. L’homme les suivit en boitant, sans avoir prononcé un mot, après avoir fait un signe de tête à miss Trotter. Miss Trotter retira ses lunettes, passa une main dans sa chevelure pâle et se tint debout sur son estrade à regarder le treuil immobile, sa voix d’une clarté presque abstraite, son cœur battant d’inquiétude pour Curly Whiteling.
*
L’après-midi s’écoula lentement, maussadement. D’autres gens vinrent chercher leurs enfants. Miss Trotter se rendit compte soudain que la moitié de la classe avait disparu et elle essaya de prier comme M. Hawes l’avait fait, mais elle priait en silence et toujours pour Curly Whiteling, tandis que ses deux enfants écoutaient le ronronnement de sa voix de professeur aussi sèche, aussi décolorée que ses cheveux.
Soudain elle sentit qu’elle ne pouvait plus parler, qu’elle ne pouvait plus penser, qu’elle ne pouvait même pas pleurer. « Il faut que j’aille dire à M. Hawes que je ne peux pas continuer la classe. Que j’aille lui demander de me laisser prier. » Le ciel gris pesait sur les collines de Birely, sur Tanglewood, sur l’angoisse des enfants inattentifs, mais dociles et patients en raison du désastre extérieur perceptible grâce aux tintements des ambulances et au bruit des roues glissant sur la route humide. « Il faut que j’aille voir M. Hawes avant que quelqu’un vienne chercher les petits Whiteling. M. Hawes a parlé avec Dieu. Il comprendra. »
– Un instant, vous tous...
– Où allez-vous, mademoiselle ?
Ils ne voulaient pas rester seuls. Sa présence leur permettait seule de tenir ce coup.
– Je reviens, cria-t-elle en s’enfuyant par la porte.
M. Hawes était en train de faire la classe à côté. Il y avait encore un quart d’heure avant la fin des classes. Au lieu d’entrer, elle s’arrêta et frappa.
– Qu’est-ce qui se passe, miss Trotter ? demanda-t-il en venant à la porte.
– C’est... c’est quelque chose que vous devez savoir.
Elle lui fit signe du couloir qui était entre les deux classes. Elle ne voulait pas que les enfants de l’autre classe puissent voir sa faiblesse, sa chute, la confession coupable de son cœur innocent.
– Votre classe semble un peu agitée, si j’en juge par ce que j’entends, miss Trotter. Pouvez-vous me dire cela après la classe ?
Il jeta un regard à sa montre, comme s’il n’avait pas, lui aussi, compté les minutes.
Miss Trotter resta immobile dans l’ombre grise du couloir et dit :
– Monsieur Hawes, je suis désolée, mais...
Quelque chose se brisa dans son cœur. Elle n’eut pas le temps de dire ce qu’elle voulait dire. Elle étreignit la manche du maître d’école avec tant de force qu’il fit demi-tour. Ils se trouvèrent tous deux en face de la porte de la classe qu’elle venait de quitter. Et au même instant tous deux virent une silhouette légère bondir du porche et s’approcher de la porte vitrée de la classe.
Dun ton sec, presque méchant, M. Hawes prononça :
– Curly Whiteling !
*
Avant qu’aucun des deux eût le temps de bouger, la silhouette noire du mineur casqué ouvrit la porte. Curly fit signe à ses enfants et il attendit là où il était qu’ils viennent en courant vers lui. Miss Trotter fit mine d’avancer, mais M. Hawes la retint par le bras et lui murmura d’attendre.
Alors les deux enfants se précipitèrent dans les bras de Curly, pressant leurs joues roses contre son visage noir et hagard. Pendant un moment il les tint dans ses bras, les balança, absorbé dans sa tendresse. Puis, comme il les reposait par terre, il sembla voir miss Trotter et M. Hawes pour la première fois.
– C’est comme cela, dit-il. Ils voulaient que je rentre avec l’ambulance. Mais je me suis fait déposer en bas de Tanglewood Lane. Il fallait que je vienne d’abord ici, voir les gosses.
Miss Trotter se raidit quand elle vit que Curly pleurait. Les sillons que les larmes traçaient dans la poussière qui recouvrait son visage la remuaient jusqu’au fond de son âme. Elle frissonna et étendit les mains en avant, comme Curly s’écroulait à ses pieds.
L’instant d’après elle sentit le poids de son corps contre elle et son odeur de sueur, de sang, de charbon et de poussière et toute l’agonie du puits dans ses narines.
– C’est comme cela, miss Trotter. La vie est bonne. Vous comprenez ce que je veux dire, miss Trotter ?
Ses lèvres noires et sèches étaient près de son oreille ; sa respiration était chaude et saccadée.
Les bras de miss Trotter l’entourèrent pendant un moment qui fut aussi long que les meilleures années d’une vie. Elle murmura :
– La vie est bonne, Curly. Dieu est bon.
Les enfants lui souriaient.
Alors M. Hawes sonna la cloche et Curly s’assit sur un banc, dans le bureau, tandis qu’on lui préparait une tasse de thé. Sally Whiteling, qui avait attendu à la mine des nouvelles de son mari, vint avec plusieurs autres femmes. Leurs châles sombres étaient fermés. Elles admirèrent la bonté et le calme de miss Trotter, tandis qu’elles s’attroupaient autour de Curly pour lui entendre raconter, en quelques mots hachés, ce qui était arrivé à huit cent cinquante pieds au-dessous d’elles, dans cette terre noire qu’elles n’avaient jamais vue, mais qui faisait partie de leur mystère.
Miss Trotter tendit à Curly une seconde tasse de thé et il lui sourit de son visage noirci, comme si elle était une sainte, un être d’un autre monde, calme et compréhensif, sage et expérimenté. Mais la lumière grise tombait sur les verres de ses lunettes et il ne pouvait voir le sourire qu’elle lui renvoyait, la simple expression de son amour. Ce sourire triomphait de trente ans passés dans une ville de pluie et justifiait trente autres années à venir dans des classes et des appartements, mis à sa disposition, non par l’amour, mais par les autorités de l’instruction publique.
John PUDNEY, L’explosion.
Recueilli dans Les 56 meilleures nouvelles
nouvelles du monde, Gallimard, 1952.
Traduction de Jean-Pierre Vivet.