Blanche-Biche
« dans le fief dict de Blanche-Biche
étoit un gentil sire, lequel avoit basti
castel pour sa belle au bois dormant »
... Or, voici que mon Rêve riche,
ce soir, me donne pour cadeau
le grand château, près du cours d’eau,
dans la forêt de Blanche-Biche.
Le château qu’un Prince Charmant,
issu du sang de Charlemagne,
fit construire pour sa compagne
qui s’endormait énormément.
Le Prince s’appelait Clothaire ;
elle se nommait Isabeau
ou bien Yseult... C’est le plus beau
de tous les châteaux de la terre !
Il est de granit rouge et blanc ;
sculpté du sol à la corniche,
et porte, rigide en sa niche,
l’image en pied de saint Roland.
Oh ! le donjon, les meurtrières !
l’échauguette qui saille un peu !
les créneaux à la queue-leu-leu
et tant d’autres choses guerrières !
Point n’y verrez de vieux seigneurs
historiques et taciturnes,
plus embus que brumes nocturnes...
Mais : gens de rire ou batailleurs !
Voici venir un page... Écoute :
cette princesse au gai babil,
fraîche comme un muguet d’avril,
c’est Bathilde qui sourit toute.
Mais, ce frou-frou de soie et d’or ?...
C’est, dans sa longue jupe à traîne,
la châtelaine, aux airs de reine,
qui passe au long du corridor.
Deux par deux, l’allure hautaine,
comtes et ducs, portant blason,
la précèdent... Et tous, ils ont
de grands souliers à la poulaine.
Où s’en vont-ils donc de ce pas,
leurs patenôtres sous la manche ?
Serait-ce point fête ou dimanche ?
Une cloche a tinté, là-bas.
Messe et vêpres en la chapelle ;
l’Abbé Dom Xyste au maître-autel ;
tel clerc qui bâille, en rouge, et tel
autre, soufflant sur la chandelle.
Sermon de moine en capuchon
narrant le faict, peu vraisemblable,
d’un coup d’estoc au front du diable
qui lui fit perdre un cornichon !
Marquis, barons, plus d’un sommeille.
Mais, à l’appel du maître-queux,
je vous prierai de croire qu’eux
ne se font pas tirer l’oreille !
Aux dressoirs : ripailles, festin !
– Tubleu ! Docteur, l’aïeule étouffe
dans sa guimpe qui pourtant pouffe...
– De la rhubarbe et du latin !..
On s’esclaffe et la joie est folle
d’ouïr le fou de cour Coq-Haut,
duc de Marotte et de Grelot,
qui mystifie et batifole.
Mais las ! L’entrain premier décroît...
Versez le crû des bons vignobles !
Une chaleur au cœur des nobles :
on boit à la santé du Roy !
Puis, quelque jeu chevaleresque,
ou bien chanson d’amour,
avec accords de vielle ou de rebec,
qui sont de la musique... ou presque.
La nuit venue, autour du feu,
on se rabâche du fantôme.
Aude, Yolande, Éloi, Guillaume,
chacun, chacune s’en émeut ;
et, de la salle des armures,
où, dans leurs heaumes renfrognés,
les ancêtres sont alignés,
on entend sourdre des murmures...
À moins qu’un maître ménestrel,
habile dans la rotruenge,
ne vienne dire la louange
du chevalier Renaud !... Lequel,
étant parti pour la Croisade...
Couvre-feu !... Vite, barrez-vous !
car, lutins, gnomes, loups-garous,
dans l’ombre, sont en embuscade.
Et le Veilleur, qu’argente un bleu
et féodal rayon de lune,
sans crainte, ni vergogne aucune,
dort sur la tour, du mieux qu’il peut ;
protecteur de mon Rêve riche
qui galope, depuis tantôt,
sur la licorne du château,
dans la forêt de Blanche-Biche !...
Lucien RAINIER, Avec ma vie,
Montréal, Éditions du Devoir, 1931.