Le règne de l’esprit malin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles-Ferdinand RAMUZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

I

 

 

L’homme arriva au village vers les sept heures ; il faisait grand jour encore parce qu’on était en été.

L’homme était maigre, il était petit ; il boitait un peu ; il portait sur le dos un sac de grosse toile grise.

Il n’y eut point d’étonnement pourtant parmi les femmes qui causaient entre elles devant les maisons, quand elles le virent venir, et les hommes, occupés dans les granges ou les jardins, à peine s’ils levèrent la tête ; sûrement que ça devait être un ouvrier de campagne en quête d’ouvrage, comme on en voit souvent passer dans le pays.

Quelques-uns ont une faux au bout du manche de laquelle ils attachent leur baluchon, d’autres portent leurs bottes pendues autour du cou ; il y en a des vieux, des jeunes, des grands, des petits, des moyens, des gras, des pas gras ; quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, on sait assez qu’ils ne valent pas cher. C’est toujours cette même mauvaise graine de soûlons et de fainéants ; avec ça querelleurs, capricieux, portés sur la bouche ; alors on les laisse passer, voilà tout.

Un de plus, voilà tout ; il faisait très beau, il faisait tout rose, il y avait ce soir-là, on peut le dire, du contentement dans les cœurs. Outre le beau temps qui durait, l’année s’annonçait comme devant être une bonne année ; les vignes d’en bas venaient bien, on avait déjà eu de l’herbe en abondance, le foin ne manquerait pas non plus, et, pour ce qui est du froment, qui commençait seulement à changer de couleur, rarement on l’avait vu si dru, si bien fourni, si fort de tige. Raisons de se réjouir, n’est-ce pas ? quand même il ne faut pas trop se fier aux choses, mais le contraire serait pis peut-être, et à trop s’en méfier on les découragerait.

On vit les hommes revenir des champs ; ils s’abordaient, la pipe à la bouche, ou, s’appelant de loin, échangeaient des plaisanteries, tandis qu’autour de la fontaine, les filles éclataient de rire à tout moment.

Dans le ciel qui avait verdi, des petits nuages passaient ; c’est cent cinquante, c’est deux cents maisons qui sont là, se serrant autour d’une église à clocher carré, c’est un palier dans la montagne. C’est sept ou huit cents habitants, logés un peu haut, si on veut, mais bien abrités contre les vents du nord et ceux du sud, par deux chaînes parallèles, entre lesquelles s’allonge une vallée qu’ils dominent ; et il y avait dans ce village l’organisation de tous les villages : un président, trois ou quatre municipaux, un conseil de commune, un secrétaire du conseil, deux boutiques ; il y avait, devant l’église, une assez grande place où les hommes, le dimanche, se réunissaient après la messe.

Toutes les cheminées s’étaient mises à fumer ; on sait bien ce que ça veut dire. Quand il fait rose ainsi sur les grands rochers en haut de la montagne et qu’en bas les cheminées fument, c’est que l’heure de la soupe ne va plus tarder.

Sur tous les chemins des gens s’en venaient, se dirigeant vers le village ; les rues étaient pleines de monde, il passait pas mal de mulets ; ainsi, dans la joie d’un beau soir, et même les barrières en bois sec des jardins semblent reprendre vie, ça va, ça vient ; et une odeur de soupe sort par les portes ouvertes, où on voit les femmes qui se tiennent penchées sur le foyer dans les cuisines.

L’homme cependant était entré à l’auberge. Il n’y avait personne dans la salle à boire ; il avait été s’asseoir dans le fond. Il avait déposé son sac sous le banc. Il s’accouda, il attendit qu’on vînt. Ce fut le patron qui vint, un nommé Simon. Il demanda à l’homme :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Donnez-moi un demi de vin. Et j’aimerais bien aussi avoir quelque chose à manger.

Il ne fit pas beaucoup de façons, comme on voit ; Simon n’en fit guère davantage. Simon alla chercher du pain et du fromage, qu’il apporta sur une assiette avec un demi de vin blanc.

Une grosse lampe de cuivre, pas encore allumée, pendait au plafond ; il commençait à faire sombre. L’homme mangeait sans se presser, comme on fait quand on n’a pas très faim, mais il faut bien se nourrir, et c’est l’heure. Il toussa un peu, il semblait enrhumé. Il bougeait lentement ses mâchoires sous l’espèce de barbe courte qu’il avait, une barbe pas plus longue au menton que sur les joues, et dont on ne distinguait pas bien la couleur. Il semblait qu’il eût les yeux gris, mais la chose n’était pas sûre, parce qu’ils étaient petits et enfoncés. On remarquait pourtant qu’il avait le nez de travers. Et, ce qu’on remarquait également, c’est que sa peau pendait en gros plis autour de son cou, de ses mains et de sa figure, et paraissait moins une peau qu’une espèce de vêtement supplémentaire qu’il aurait porté par-dessous les vrais et qu’il aurait pu ôter, comme on ôte son habit.

Il y avait bien ainsi quelque chose d’un peu inquiétant dans son aspect, mais il ne semblait pas s’en douter, ni en ressentir la moindre gêne. Bien au contraire, son maintien était assuré ; il avait l’air parfaitement calme. C’était un de ces hommes qui, où qu’ils se trouvent, semblent être chez eux, comme s’ils s’étaient dit une fois pour toutes : « On me prendra comme je suis. » Et il continua donc de boire et de manger, jusqu’à ce que son assiette et sa chopine fussent vides, sur quoi il bourra sa pipe ; – la nuit venait tout à fait.

Simon rentra dans la salle à boire ; il tira un tabouret de dessous une des tables. Il monta dessus. Il frotta l’allumette contre son pantalon.

On vit le feu prendre lentement à la mèche encrassée et la petite flamme mit assez longtemps à en faire le tour.

Des lampes Congo, ça s’appelle, on en voit dans tous les villages, l’abat-jour est de porcelaine blanche bon marché, le récipient de cuivre est percé, au milieu, d’un trou, par où s’établit un courant d’air qui active la combustion.

– Vous n’avez pas encore l’électricité par ici ?

Simon souffla dans le verre avant de le remettre en place :

– Non, pas encore ; et puis on n’en a pas besoin.

– C’est vrai, dit l’homme ; avec ces inventions on se complique inutilement la vie. C’est comme leurs chemins de fer, dit-il. Moi, j’aime mieux mes jambes ; et puis elles me coûtent moins cher.

Il se mit à rire ; Simon, lui, ne riait pas, parce qu’il était assez méfiant de caractère et long à se livrer, surtout à des inconnus.

D’ailleurs, la porte s’était ouverte et, l’un après l’autre, trois hommes entrèrent. Ils regardèrent et virent que quelqu’un était là, mais firent comme s’ils ne l’avaient pas vu ; et, après un bonsoir jeté à Simon, s’assirent tous les trois à la même table, dans l’angle opposé de la pièce. Simon était descendu à la cave, sans qu’ils eussent eu besoin de lui rien commander : il connaissait leurs habitudes. Et déjà tout l’air de la salle avait commencé à bleuir, s’épaississant de plus en plus, – dans quoi la lampe pâlissait et rétrécissait sa lumière, comme un petit œil qui se ferme.

C’est que d’autres hommes encore étaient arrivés et de toutes ces pipes sortait une grosse fumée, celle de ces âpres tabacs un peu humides, pas hachés fin, des boutiques de villages, où le paquet coûte deux sous et dessus se voit l’image en noir d’un beau militaire, en habit à plastron, l’arme au pied.

Les conversations s’étaient engagées. Bientôt on ne s’entendit plus, parce que le ton des voix s’était élevé. On discutait maintenant, on se disputait presque ; de temps en temps, quelqu’un donnait un coup de poing sur la table, à la suite de quoi venait un silence, puis le bruit recommençait.

L’homme profita d’un de ces silences : « Pardon, Messieurs ! »

Tout le monde se tourna vers lui.

On l’avait oublié, il reparut brusquement devant vous ; il n’avait point quitté sa place, où étaient sa chopine et son assiette vides. Il y eut de l’étonnement. Mais il n’en parut nullement troublé :

– Excusez-moi, si je vous dérange ; j’aurais un petit renseignement à vous demander.

On voyait qu’il savait vivre. Et la gêne ne fut pas pour lui, elle fut plutôt pour les autres, d’où ils ne seraient point sortis peut-être si Lhôte, le maréchal ferrant, n’eût été là, parce qu’heureusement plus alluré et plus adroit à s’exprimer.

Ce fut lui qui prit la parole.

– Dites seulement, et on verra bien si on peut vous le donner, votre renseignement.

– Je vous remercie, dit l’homme.

Puis, ayant réfléchi :

– C’est que voilà, ça va peut-être vous surprendre. Je viens de loin, et vous ne me connaissez pas. On a été si longtemps sur les routes qu’on ne se rappelle même plus les pays par où on a passé. Et, d’ordinaire, quand j’arrive dans un endroit, c’est pour repartir tout de suite. Mais, ce soir, comme je montais chez vous, je ne sais pas ce qui m’a pris ; je me suis dit :

« Si tu te reposais un peu ? Tu as assez couru, tu commences à t’essouffler, tu prends de l’âge. Pourquoi ne t’arrangerais-tu pas pour t’installer dans le pays ? »

Il parlait posément, sortant ses mots l’un après l’autre, comme on sortirait des écus en vue d’une somme à payer et les empilant devant lui ; il se tut ensuite, puis brusquement :

– Vous n’auriez pas besoin d’un cordonnier, par chez vous ?

La proposition étonna, il faut bien le dire : on le connut assez au silence qui l’accueillit. Ça n’est pas tellement l’habitude que le premier passant venu vienne vous déclarer qu’il s’installe chez vous. Ces gens, on ne connaît ni leur père, ni leur mère ; on ne sait même pas leur nom. On crache de côté quand on les voit venir – et ils passent, et on a craché, voilà tout. Mais il y avait quelque chose, chez cet homme, qu’il n’y avait pas chez tout le monde : pourquoi pas, pensaient-ils, pourquoi pas, après tout ? Et ils se regardaient les uns et les autres, attendant que Lhôte parlât.

Et Lhôte, en toute autre occasion, aurait sans doute répondu, lui aussi : « Passez votre chemin ! » il répondit juste le contraire.

– Comme ça se trouve ! On vous aurait demandé de venir que vous ne seriez pas venu plus à propos. Il n’y a pas trois jours que le vieux Porte est mort : et c’est hier qu’on l’a enterré. Et on était bien ennuyés, rapport à savoir qui prendrait sa place, vu qu’il était cordonnier comme vous, et sa boutique est à louer. Seulement (ici Lhôte parut hésiter)...seulement il faudrait y mettre la somme, oh ! pas grand-chose, mais ça monterait bien dans les trois cents francs quand même, vu qu’il y a les outils et un terme qui n’est pas payé.

L’homme dit :

– Ça me regarde...

Il se tut. Il recommença (mais plus bas, et comme s’il se parlait à lui-même) :

– Bien entendu qu’il faudra de l’argent : j’y ai pensé, j’en ai...

Puis, haussant de nouveau la voix :

– Et quand est-ce qu’on pourrait aller voir ?...

– Demain matin, dit Lhôte.

Et les autres :

– Oh ! quand vous voudrez ! Le propriétaire n’attend que ça

Ils parlaient tous à la fois, ayant fini par se défaire de leur timidité et aussi de leur méfiance :

– Même que c’est une jolie boutique, dit l’un d’eux, et bien située...

– Et que la clientèle est faite, dit un autre.

– Et qu’on a beau n’être pas riche, dit un troisième, on paie comptant par chez nous.

– Merci, Messieurs (l’homme alors toucha l’aile de son chapeau), merci surtout à vous là-bas, la barbe noire.

Lhôte :

– Je m’appelle Lhôte, je suis maréchal ferrant.

– Eh bien, Monsieur Lhôte...

Alors il frappa avec le fond de son verre sur la table :

– Hé ! patron.

Comment se fit-il que tout eût changé si rapidement ? mais, rien qu’à la façon dont Simon se hâta de venir, on put voir combien l’homme avait déjà gagné en importance.

– Trois litres pour ces messieurs, et ce que vous avez de meilleur !

Là ce fut le grand coup, ces trois litres, à quoi personne ne s’attendait. Il y eut tellement de surprise, au premier moment, que personne, pas même Lhôte, ne songea à remercier ; avaient-ils seulement bien entendu ? trois litres ! et ils n’étaient que huit, et pour la peine qu’ils avaient eue, encore ! Fallait-il que l’homme fût riche, ou généreux ! De toute façon, ils n’en revenaient pas. Et ce fut seulement quand le patron reparut, portant les trois litres demandés, qu’ils retrouvèrent leurs idées.

Le patron posa les trois litres sur la table ; ils dirent tous ensemble, les uns : « Oh ! merci », les autres : « Vous êtes bien bon ! » puis personne ne parla plus. Et il fallut que Lhôte une fois de plus intervînt, avec une proposition à laquelle chacun applaudit :

– On ne sait pas bien s’exprimer, nous autres, mais vous nous feriez plaisir en venant trinquer avec nous.

Ce disant, il se tournait de côté, et tout le monde à présent reprenait :

– C’est ça, venez, vous nous feriez plaisir.

L’autre ne fit pas de difficultés : « Le plaisir sera pour moi », avait-il dit ; et il se leva, il prit place à côté de Lhôte. Et ainsi ils se trouvèrent tous réunis autour de la même table, où ils étaient bien un peu serrés, mais on aime à se sentir les coudes dans les moments d’expansion.

On remplit les verres, la conversation devint générale. Ils étaient dix ensemble, y compris le patron, et il ne tarda pas à y avoir cette bonne chaleur qui résulte de l’introduction du vin, comme quand un rayon de soleil tombe l’hiver sur la terre durcie par la gelée. L’homme s’était mis à leur parler du pays, et combien le pays tout de suite lui avait plu, ils en furent agréablement caressés dans leur amour-propre. On a beau en dire tout le mal qu’on veut, on a du goût dans le cœur pour la terre qui est la vôtre. On l’aime jusque dans la haine qu’on lui porte, on ne la quitte guère que forcé, et c’est pour y revenir dès qu’on peut.

– Alors, c’est vrai, vous vous plairez chez nous ? Nous aussi, on sera contents de vous avoir

Et l’homme maintenant leur posait des questions : combien d’habitants ? sept ou huit cents ; quels métiers ? guère de métiers, c’est tout paysan, par chez nous ; qui était curé, qui était président de commune ? et ainsi de suite ; ils répondaient, ils eurent à faire ; puis commencèrent les choses un peu salées, qui sont le second étage du vin.

Le tout dura jusqu’à dix heures. À ce moment l’homme demanda à Simon s’il n’aurait pas une chambre pour la nuit. Simon répondit qu’il en avait une.

Il fallait seulement qu’il allât la préparer. Il dut pour cela monter à l’étage. Et ce fut pendant qu’il était monté que Lhôte enfin hasarda une question qu’il avait depuis longtemps au bout de la langue :

– Excusez-moi si je suis indiscret, mais on aimerait tous savoir à qui on doit cette bonne soirée parce qu’on a eu du plaisir, ça n’est pas pour dire, on a eu beaucoup de plaisir...

L’homme :

– Si je comprends, vous aimeriez bien savoir mon nom.

Lhôte :

– Si on n’était pas indiscret...

Alors l’homme :

– Mon père s’appelait Branchu ; c’est un nom facile à se rappeler... Branchu, comme qui dirait Cornu...

C’était un nom facile à se rappeler, en effet, bien qu’il n’y en eût point de cette espèce dans le pays.

On entendait Simon aller et venir dans la chambre du premier ; il avait appelé sa femme pour qu’elle vînt l’aider à faire le lit.

 

 

 

II

 

 

Rendez-vous avait été pris pour le lendemain matin ; la chose s’arrangea sans peine.

C’était dans une petite rue qui, partant de l’église, allait, par un grand demi-cercle, rejoindre, du côté du nord, la route qui coupait le village en deux ; la maison n’avait qu’un rez-de-chaussée, n’étant qu’un simple cube de pierre et qui n’était même pas neuf.

Lhôte accompagnait le nommé Branchu.

Ils allèrent heurter à une maison voisine où habitait le propriétaire qui était un vieux.

Il toussait ; il disait en regardant Branchu d’en dessous :

– Ah ! c’est vous qui voulez louer ? C’est que j’ai déjà eu tant d’ennuis avec le précédent locataire !

Là-dessus, il commença à se plaindre, à se plaindre de ce précédent locataire, qui s’appelait Porte et il buvait tout ce qu’il gagnait. Et le malheur était encore que, quand Porte rentrait soûl, tout le monde savait à quoi s’en tenir, tellement il faisait de bruit, poussant de grands soupirs, se lamentant tout haut : « Porte, Porte, tu es maudit ! il y a un poison en toi qui détruit tout, même la joie. Et tu vas chercher la joie dans le vin, mais à peine l’as-tu trouvée que tu la sens qui t’abandonne, et tu retournes à ton chagrin. Il y a un poison en toi, mon pauvre Porte. Tu ne devrais plus boire, tu n’en as plus la force !... Mon Dieu, mon Dieu... Mon Dieu, mon Dieu !... »

Ainsi criait-il longuement ; puis les soupirs recommençaient et les frappements de poitrine. On ne pouvait plus fermer l’œil. Heureusement qu’il était mort.

– Et alors, reprenait le vieux bavard, vous comprenez ; ce qu’il me faudrait, cette fois, c’est un locataire tranquille... Il y a aussi que Porte me devait trois mois de loyer... Et puis (jetant alors à Branchu un regard de côté), il faudrait qu’on me paie une année d’avance, sans quoi j’aimerais mieux ne pas louer du tout... ça ferait cinq cents francs pour l’année, plus les deux cent cinquante francs qui me sont dus ; cinq cents et puis deux cent cinquante ça ferait sept cent cinquante.

Il bredouillait un peu. Branchu fut beau à voir. (Encore faut-il savoir que le loyer avait été doublé, Porte ne payant en réalité que vingt-cinq francs par mois.) Il prit son portefeuille, en tira huit billets :

– Voilà huit cents francs ; payez-vous.

Le vieux tendit la main, la retira ; on voyait que sa main tremblait.

C’est que l’argent est rare chez nous ; on n’y voit guère de ces papiers à images.

Et le vieux tendait de nouveau la main, et, de nouveau, la retirait ; mais Branchu :

– Tenez, je vous dis. Et quant à savoir si je suis tranquille, vous n’avez qu’à me regarder.

Pour le coup, le vieux était décidé. Il prit les huit billets, les compta, les recompta, les compta de nouveau, les plia en deux, les mit dans sa poche ; et, comme à regret :

– Je vous redevrais donc... je vous redevrais cinquante francs...

Mais alors Branchu :

– Ils sont à vous. Gardez-les !

On conçoit assez que, dans des conditions pareilles, la suite des négociations n’offrit pas de difficultés. Tout de suite la clef fut trouvée, et déjà Branchu était entré, suivi du vieux, qui s’empressa d’aller ouvrir les contrevents.

– Voilà, vous êtes chez vous. J’espère que vous vous y plairez ; c’est convenable, vous voyez, et pas de meilleure situation pour un métier comme le vôtre...

Convenable, c’était une façon de parler. Il n’y avait qu’une grande pièce sur le devant, une autre petite sur le derrière. Et il semblait bien que Porte eût dû laisser du moins une paillasse et des outils ; mais il n’y avait trace dans la pièce ni de paillasse, ni d’outils. Le vide de la main, voilà ce que c’était, sauf une affreuse saleté et une épouvantable odeur, sauf aussi quelques objets inutilisables : une caisse crevée, des bouteilles, des déchets de cuir, un chapeau sans ailes, une paire de bretelles. Et Lhôte avait bien un peu honte, mais Branchu, lui, ne semblait nullement déçu ; il dit : « C’est juste ce qu’il me faut. »

Alors le vieux, encouragé :

– Il y a bien encore un peu de désordre, mais un bon coup de balai, et il n’y paraîtra plus.

Telle fut au total la scène, après quoi Branchu mena Lhôte boire un verre et tout de suite après se mit en quête d’un maçon. Il fit les nettoyages lui-même, ayant emprunté une brouette au propriétaire, qui se crut obligé de s’offrir à l’aider ; mais Branchu refusa. Bientôt le maçon arrivait ; la première chose qu’il fit fut de passer les murs au lait de chaux, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Il peignit ensuite la porte ; il recouvrit le sol (qui était de terre battue) d’un carrelage de ciment.

Restaient les plafonds ; ils furent passés aussi en peinture.

Mais la merveille des merveilles fut, quelques jours après, un samedi soir que tout le village était venu voir où on en était des réparations : au-dessus de la fenêtre, une belle enseigne pas encore sèche était accrochée, où on lisait en lettres jaunes sur fond bleu :

 

BRANCHU

CORDONNIER À FAÇON

 

À gauche, en guise d’ornement, il y avait une bottine de dame en cuir rouge ; à droite, une botte d’homme en cuir noir, qui se tenait toute raide en l’air avec sa tige, comme s’il y avait eu une forme dedans.

On admira beaucoup l’enseigne, jamais on n’en avait vu une si belle dans le pays. Branchu devait l’avoir peinte lui-même, et sans doute en cachette, car personne ne l’avait vu y travailler. Sûrement qu’il voulait vous faire la surprise ! Quel drôle d’homme ! D’où est-ce qu’il avait tant d’argent ?

On discutait là-dessus, quand justement il se montra, venant de l’auberge, parce qu’il y logeait toujours, et c’était que le menuisier, à qui il avait commandé les meubles, ne les lui avait pas apportés encore.

Les uns, en le voyant venir, firent mine de s’éloigner ; d’autres eurent l’air de ne pas l’apercevoir (certains malgré tout restaient méfiants), plusieurs néanmoins s’avancèrent. Il leur tendit la main. Et, comme on le félicitait au sujet de son enseigne :

– Voilà, dit-il, j’ai beaucoup hésité. J’aurais peut-être mieux fait de peindre le fond en rouge... Couleur de flamme, c’est ma couleur.

Et pour la première fois il se mit à rire.

 

 

 

III

 

 

À quelques jours de là, le menuisier apporta les meubles ; le lundi suivant, Branchu s’absenta. Personne ne le vit partir.

Il ne rentra que le samedi ; un homme l’accompagnait, l’homme menait un mulet par la bride.

La bête était tout en sueur, elle avait le mors blanc d’écume comme si elle avait fait une longue course au soleil ; et Branchu aida l’homme à descendre du bât les paquets qui furent d’abord deux gros sacs, puis une sorte de sacoche en cuir de forme plate, où il devait y avoir des objets de fer, à en juger d’après le bruit qu’elle faisait.

Le tout fut entré dans la pièce de devant, où l’établi était déjà installé, et celui que tout le monde connaissait maintenant sous le nom de Branchu paya l’homme du mulet, ce qui fit 55 fr. 30. Là-dessus, l’homme s’en retourna, non sans s’être pourtant arrêté à l’auberge, où il raconta qu’il était de Borne-Dessous, qui est une petite ville dans la vallée ; et il ne cacha pas, d’ailleurs, que, ce que son mulet avait transporté ce jour-là, c’étaient des cuirs de diverses sortes et toutes les espèces de marchandises dont a besoin un cordonnier qui s’établit.

Il disait vrai, comme on le vit dès le lendemain, qui fut le jour que Branchu ouvrit boutique. Partout, des peaux pendaient aux murs ; l’établi était couvert d’outils neufs, marteaux, tranchets, alênes ; il y avait de la poix dans un pot, et des clous plein des boîtes et aussi des chevilles.

Lui-même se tenait assis sur une espèce de chaise basse, sans dossier, et, bien qu’il fût de très bonne heure encore, ayant assujetti devant lui une petite enclume à bout rond, il tapait dessus avec son marteau.

Il faisait beau temps ce jour-là ; le soleil, qui se levait justement, régnait en haut de la montagne, d’où montaient, comme en fuite, vers les sommets du ciel, des petits nuages tout ronds ; mais on met sa main sur ses yeux, s’il faut, et d’ailleurs ce soleil ne semblait pas incommoder Branchu : vêtu de neuf, avec un beau tablier de toile verte tout neuf et une chemise de flanelle coton à rayures dont les manches étaient troussées, il avait l’air tout heureux au contraire de la lumière et du beau temps.

Voilà un homme content, on se dit, et c’est rare ; enfin un cordonnier convenable, on se dit ; plus très jeune, mais qu’est-ce que ça fait ? et d’ailleurs pas très vieux non plus, et qui a l’air d’être en santé et de ne pas marchander sa peine.

Beaucoup de gens allaient et venaient dans la ruelle ; ils pensaient : « Ça nous change du père Porte ; quel vieux dégoûtant c’était là ! »

Il faut dire que cette ruelle est une des plus fréquentées du village : hommes, femmes, enfants, tout le temps il y passe du monde ; midi n’avait pas encore sonné que personne n’ignorait plus que Branchu s’était mis au travail.

Pourtant il s’écoula bien quatre ou cinq jours avant que la pratique vînt. On a ceci dans l’esprit qu’on veut voir, et, avant de se lancer même dans la plus petite commande, on aime assez à s’assurer de l’opinion des autres gens. De la prudence, n’est-ce pas ? Branchu eut donc tout le temps d’achever une belle paire de bottines à claque vernie qu’il pendit à un des montants de la fenêtre.

Elles firent envie à beaucoup de filles, ces bottines ; elles étaient pourtant toujours pendues à leur clou, quand, un matin, Lhôte arriva avec une paire de bottes, et il dit : « Il faudra me les ressemeler. »

Ce fut lui qui vint le premier, pour des raisons de politesse : il n’eut pas à s’en repentir. Le soir déjà, ses bottes étaient prêtes. Il demanda ce qu’il devait. Deux francs. C’était bien la moitié de ce qu’on payait d’ordinaire : même que Lhôte fut inquiet, et se hâta de rentrer chez lui, afin d’examiner l’ouvrage de plus près.

Il n’en pouvait croire ses yeux : le cuir était de la meilleure qualité.

Il essaya ses bottes, jamais il ne s’était senti si bien dedans.

C’est pourtant étonnant, n’est-ce pas ? de payer si peu et d’être si bien servi ; voilà des bottes que je porte depuis quatre ans ; elles ont l’air de bottes neuves, et encore qu’il me les a cirées avec un cirage, on ne sait pas avec quoi il est fait, mais il brille tellement qu’on en a mal aux yeux.

La meilleure réclame, c’est le client lui-même qui s’en charge. On le vit bien : dès le lendemain, de nombreuses personnes se présentèrent, et même, avant la fin de la semaine, les bottines à boutons n’étaient plus à leur place.

Ce fut Virginie Poudret qui en fit l’acquisition (si acquisition est bien le mot), mais l’envie avait été la plus forte, et le dimanche allait venir. Enfin elle se décida. « Le mieux, c’est que personne ne sache rien, se dit-elle, à cause de mes amies ; elles n’ont pas osé, tant pis pour elles ! moi, j’oserai. Il ne me mangera pas, cet homme ! »

Elle arriva vers les midi, c’est-à-dire au moment où il n’y a personne dans les rues. « Combien ce sera ? dit Branchu. Mademoiselle, m’avez-vous regardé ? »

Il reprit :

– On n’est pas un Juif... Et puis quand on est jolie comme vous êtes...

Il recommença :

– Je vous les donne !

Virginie devint toute rouge mais l’autre lui tendait les bottines ; il fallut bien qu’elle les prît. Branchu tint même beaucoup à les lui essayer en personne et, s’étant mis à genoux devant elle, il lui ôtait déjà ses souliers.

Vieux pauvres souliers sans forme que c’était, tantôt rouges de rosée, tantôt gris comme des cailloux, et une ficelle leur sert de cordon, – quel changement ce fut pour Virginie quand elle eut ces bottines aux pieds. Elles lui allaient à la perfection. Comme Branchu disait, elles semblaient faites sur mesure. Et, lorsque Virginie, son paquet sous le bras, s’en retourna chez elle, drôlement, dans son cœur de fille, il lui semblait déjà s’estimer davantage, et une fierté lui venait.

Pourtant elle ne se vanta de rien jusqu’au dimanche, et assista à la messe de dix heures avec toutes les autres filles sans qu’on se fût douté de ce qui allait se passer. Après la messe, on se réunit sur la place où l’ombre d’un très vieux tilleul (il a, prétend-on, plus de trois cents ans) était une chose agréable par ces temps de grandes chaleurs. Virginie approchait et toutes ses amies se trouvaient déjà réunies : elle n’eut qu’à trousser sa jupe.

« Regardez-moi ça ! » disaient les unes. « Est-ce possible ? » disaient les autres. « Se croit-elle pourtant belle !... C’est dommage que la tête ne ressemble pas aux pieds ! » Mais on sentait qu’elles riaient jaune.

Et quelques-unes aussi se fâchèrent tout à fait et, haussant les épaules, se mirent à regarder ailleurs ; – la plupart, toutefois, plus curieuses encore que jalouses, s’approchèrent de Virginie : « Combien les as-tu payées... dis ? Est-ce bien celles qu’on avait vues ensemble ?... Quel joli pied elles te font ! Est-ce qu’elles ne sont pas trop petites ? Elles ne te gênent pas un peu ? »

Ainsi venaient des tas de questions ; et, pendant ce temps, dans un groupe voisin, Lhôte faisait admirer ses bottes : « Deux francs, je vous dis, pas un sou de plus ! »

On devine qu’ainsi la réputation de Branchu ne fut pas longue à s’établir : il eut bientôt plus d’ouvrage que n’en auraient pu abattre trois bons ouvriers ordinaires ; comment s’y prenait-il pour en venir à bout tout seul ?

Mais il en venait à bout tout seul, bien que la chose fût à peine croyable, et personne n’avait à se plaindre de lui, et toujours ces prix plus que bas : « Naturellement, disait-on, il se rattrape sur la quantité ; seulement faut-il qu’il soit leste ! » Alors on admirait, parce que c’était admirable, et on a du respect pour les mains du bon ouvrier.

Branchu, du reste, savait s’y prendre pour entretenir l’amitié des gens : il ne se passait pas de semaine qu’il ne fît une invitation ou deux à l’auberge. Boire à crédit est une chose qui n’est pas faite pour déplaire. Et enfin, comme on aurait pu s’étonner à la longue de ne rien savoir de lui, il avait eu soin de se mettre à raconter peu à peu sou histoire : qu’il était né très loin, quelque part, à la plaine, d’un père et d’une mère qu’il n’avait pas connus ; qu’il avait été élevé par des méchantes gens qui le faisaient coucher sur un tas de copeaux ; qu’un jour il n’avait plus tenu chez eux et il s’était sauvé pendant la nuit ; et alors avait commencé pour lui toute une longue vie errante, où, dès qu’il avait gagné un franc, il achetait pour un franc de petits objets faciles à vendre et les revendait un franc vingt ; et ainsi avait fini par mettre une modeste somme de côté, mais il l’avait bien gagnée, et honnêtement gagnée, car on s’use terriblement à courir ainsi les routes ; « et mes pieds se sont amincis d’un bon centimètre à la longue, comme si on les avait frottés avec du papier de verre ! »

Quoi d’étonnant qu’à un moment donné, il en eût assez de toujours changer de place ? Mais « me voilà bien content, maintenant, à cause que je suis chez des amis. »

– Ça c’est vrai !

Et, comme quelques-uns ajoutaient : « Mais, votre métier de cordonnier, où est-ce que vous l’avez appris ? » – « Ah ! parfaitement, disait-il, j’ai oublié de vous le dire ; c’est en Allemagne. »

– En Allemagne !

 

 

 

IV

 

 

Il n’y avait qu’un seul homme au village qui continuât à dire : « Méfiez-vous. » Et il détournait la tête quand il passait devant chez Branchu.

C’était un nommé Lue ; et il est vrai que ce Luc passait pour n’avoir plus sa tête. Il avait étudié pour être prêtre, puis notaire, mais on ne lui avait jamais connu aucun métier ; et il vivait chez une sœur qui l’avait recueilli, sans quoi il eût crevé de faim.

Il passait ses journées à lire dans des gros livres, ou bien se promenait dans le village, s’arrêtant devant chez les gens pour les rappeler, comme il disait, « au respect des Commandements » ; sa grosse barbe, ébouriffée, sortait de dessous un chapeau melon crevé, qu’il enfonçait jusqu’aux oreilles ; il portait une espèce de longue redingote effrangée ; les gamins lui jetaient des pierres.

On le voyait alors s’arrêter et il se retournait en leur faisant le poing.

C’était un de ces hommes, comme on en voit beaucoup, qui, n’ayant point trouvé à se situer dans la vie, ont sauté dans l’imaginaire, d’où ils redescendent vers vous avec des paroles obscures, des gestes désordonnés. Mais ils n’effraient personne. Ils n’étonnent même plus, à la longue. Ils ne sont bons qu’à faire rire.

De sorte que, quand Luc se mit à attaquer Branchu, les gens haussèrent les épaules et on lui conseilla d’aller crier plus loin.

Il n’en criait que davantage.

Or, il y avait au village un second cordonnier, nommé Jacques Musy, qui était un pauvre garçon toujours malade, triste, les joues creuses, très maigre, tout voûté, et souvent sa boutique restait fermée plusieurs jours de suite, parce qu’il ne pouvait pas travailler. C’est assez dire qu’il lui arrivait fréquemment de vous faire attendre l’ouvrage et, s’il n’en avait encore jamais manqué, c’est qu’on avait pitié de lui. Seulement la pitié, chez l’homme, est un sentiment du dimanche : elle est comme ces beaux habits qu’on ne met pas tous les jours. Quand on sut que Branchu travaillait si bien et à si bon compte, Jacques Musy fut délaissé. Il avait beau ne plus quitter sa boutique, ne se levant même pas de dessus sa chaise basse, parce qu’il voyait bien de quoi il était menacé : plus personne n’entrait chez lui. Il regardait, il voyait sur la place les petites filles jouer au paradis et à l’enfer, poussant du pied une pierre plate dans des carrés tracés avec un bâton sur le sol ; une heure sonnait, une autre heure ; plus une seule paire de bottines ne se trouvait posée sur la planche où il les rangeait autrefois. Il patienta quinze jours, trois semaines ; on se demandait de quoi il vivait. Un beau matin, sa boutique resta fermée. Sans doute qu’il était malade, mais personne ne s’inquiéta de lui. Deux ou trois jours passèrent encore. Et ce fut par hasard qu’une voisine le trouva pendu derrière sa porte, le quatrième jour, je crois, et il faut bien dire qu’il sentait déjà, et il avait la figure toute noire.

On ne sonna pas les cloches pour lui ; on l’enterra comme une bête dans un coin. Et déjà il aurait été oublié, et l’évènement lui-même aurait été vite oublié, parce que, des pendus, chez nous, on en voit plus qu’on ne voudrait, si Luc n’avait profité de l’occasion, parlant plus haut, avec plus d’assurance :

– Vous voyez !

On lui disait :

– Qu’est-ce qu’on voit ?

– Si j’avais tort ou non quand je vous disais de vous méfier. Voilà que Jacques Musy est mort.

– Jacques Musy, qu’est-ce que ça veut dire ? Ce qui fait le bonheur des uns fait le malheur des autres. Ça s’est toujours vu, ça se verra toujours.

Il y a ainsi une façon de se résigner à la vie qui est peut-être la sagesse ; Luc n’en continuait pas moins de crier, et secouait la tête en s’en allant par les chemins.

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

I

 

 

Les signes, à vrai dire, ne commencèrent à se montrer que beaucoup plus tard ; il y avait bien trois ou quatre mois que Branchu était installé au village.

C’est quand octobre fut venu ; un matin que Baptiste le chasseur tirait un lièvre, son fusil lui éclata dans les mains.

On l’assit sur un tas de fagots devant chez lui ; les femmes allèrent chercher un baquet, en un rien de temps, l’eau fut rouge. Et, lui, quoique solide, voyant son sang couler, une fadeur lui venait à la bouche. « Mon Dieu, disaient les femmes, le voilà qui prend mal ! » Cependant, de dedans le corps, la machine à pression du cœur continuait à pousser à l’air un jet mince, et on ne put l’arrêter que quand on se fut procuré une bonne épaisseur de toiles d’araignées, dont on fit une application.

Trois jours après, un nommé Mudry, qui était le cousin de Baptiste, tombait d’en haut une paroi d’une centaine de mètres et se fendait la tête en deux.

La petite Louise, la fille du sonneur, prit le croup. Deux bêtes crevèrent, la même nuit dans la même étable. Un fenil tout neuf brûla.

Mais tout cela n’était encore que des évènements extérieurs à vous ; il peut y avoir ce qu’on appelle des coïncidences, même un proverbe dit qu’un malheur ne vient jamais seul. Le plus inquiétant fut donc ce qui se passait au dedans des gens, parce que leur nature changeait rapidement, et pas tout à fait dans le sens qu’il aurait fallu pour leur bien.

Il y eut, par exemple, Trente-et-Quarante, qui avait eu un enfant d’une autre femme que la sienne, et, comme l’enfant lui coûtait cher et que, cette femme, il ne l’aimait plus, un soir donc que le petit dormait, la mère ayant été chercher de l’eau à la fontaine, il le mit dans un sac qu’il noua par le bout, et, se laissant aller droit en bas la pente jusqu’à la plaine, le jeta dans la rivière qui coule là. Il avait attaché une grosse pierre au paquet. Il voyait le paquet descendre, il le regardait descendre ; et il était plein de contentement.

Il y eut aussi cette bataille de garçons, une nuit de la fin de la vendange qu’ils remontaient en troupe au village, et il est vrai qu’ils avaient un peu bu, et le vin nouveau est méchant, mais il n’est pas possible que le vin eût été seul en cause.

À ce qu’on raconta depuis, la dispute avait commencé au sujet d’une fille que l’un d’eux s’était vanté d’avoir embrassée quand ce n’était pas vrai ; alors pourquoi est-ce qu’il s’en vantait ?

On peut bien taquiner quelqu’un, mais à la condition de savoir s’arrêter quand on voit que la plaisanterie tourne mal ; ce Bernard fit tout le contraire.

Et l’autre, alors, le véritable amoureux, qui se nommait Jean, n’avait plus pu se tenir :

– Tais-toi ! sans quoi...

– Sans quoi ?... avait demandé Bernard.

Ils étaient une quinzaine, il faisait complètement nuit ; cela se passait tout en haut du dernier raidillon qu’on prend pour éviter les lacets de la route, c’est-à-dire à quelques pas du village ; les deux voix tout à coup étaient montées dans le silence.

Ils s’étaient jetés l’un sur l’autre. Et ceux qui les accompagnaient, au lieu de chercher à les séparer, comme on tâche toujours de faire, s’étaient trouvés partagés en deux camps ennemis, et les excitaient tour à tour : « Vas-y, Bernard ! » « Vas-y, Jean ! » qui n’avaient pourtant pas besoin d’être excités, parce qu’une égale fureur leur avait enflammé les moelles.

Trois fois ils s’étaient relevés, trois fois ils étaient retombés ; une petite lune sortait de derrière les nuages. Lune, tu es témoin, c’est le soir sur la route, et c’est le temps de la vendange, et aussi on a beaucoup bu ; mais ça n’explique pas pourquoi les deux garçons se tiennent comme ça couchés l’un sur l’autre, et celui qui est dessus tape de toutes ses forces dans la figure de celui qui est dessous. Et à présent, est-ce qu’on comprend mieux ? parce qu’ils ne sont plus seulement les deux à se battre, mais tous ceux qui sont là se sont empoignés. On ouvrait les fenêtres. Les hommes sortaient avec des lanternes, ils disaient : « Qu’est-ce qu’il arrive ? » et puis voyant que la lune éclairait : « Mon Dieu ! là-bas ! » et les femmes : « Mon Dieu Mon Dieu ! » et les femmes sorties, et jusqu’à des enfants en chemise, bien que la nuit fût froide, et la bise soufflait.

Les plus courageux des gens du village s’étaient approchés, quelques-uns armés de bâtons ; mais vainement essayèrent-ils d’intervenir, il fallut attendre que la bataille prît fin d’elle-même, faute de combattants.

Quatre d’entre les garçons restaient étendus sur la route. Le lendemain matin le sang n’était pas encore sec, qui avait fini par former des flaques ; longtemps une sorte de croûte brune resta collée à la chaussée, que le vent peu à peu fit s’écailler et emporta.

Quant à Jean, il garda le lit six semaines. Là aussi fut l’étonnement que lui, qui, au fond, était dans son droit, eût tout le mal et Bernard rien. Il avait la mâchoire cassée, le front fendu, un pied foulé, des plaies sur tout le corps, une grosse fièvre le prit, on le veillait, le médecin qu’on avait appelé parla d’abord d’une fracture du crâne, on crut un moment qu’il n’en réchapperait pas ; et, pendant ce temps, Bernard faisait le beau par le village, disant : « Il me connaît à présent, il ne viendra plus s’y frotter. » Et riait en se rengorgeant. Et ce qui devait arriver arriva, qui fut qu’il prit à Jean son amoureuse, bien qu’il ne songeât point à elle, mais ce fut elle qui vint un jour, et, lui ayant passé le bras autour du cou, elle lui disait : « Je t’aime, parce que c’est toi qui es le plus fort. »

Il n’y avait là aucune justice, mais c’est qu’il semblait assez qu’elle eût quitté le pays. Ainsi encore ce ménage de Clinche, qui était pourtant autrefois un homme raisonnable et doux, et sa femme une brave femme, et ses enfants de gentils enfants et faciles à élever ; mais brusquement l’humeur de Clinche avait changé ; et, toutes les fois qu’il rentrait chez lui, il se répandait en paroles dures à l’adresse de sa femme et en reproches pas justifiés.

Tantôt c’était la soupe qui était trop chaude ou trop froide ; tantôt une odeur, disait-il, qu’il y avait dans la cuisine, et l’odeur le faisait tousser ; tantôt le ménage n’était pas en ordre, ou bien, quand le ménage était en ordre, il accusait sa femme de perdre son temps ; il cherchait de toute façon l’occasion d’une querelle ; hélas ! on voit venir les coups.

Ils vinrent. Car d’abord sa femme ne répondit point. Docile de nature et pétrie à l’obéissance, elle s’étonnait seulement de voir son mari changé à ce point, mais on sait assez que les hommes changent ; et elle prenait patience.

Mais, comme la mauvaise humeur de Clinche ne passait pas et qu’au contraire il devenait chaque jour plus exigeant et plus brutal :

– Oh ! Jean, lui dit-elle une fois, ne se contenant plus, comment as-tu déjà tout oublié ? Rappelle-toi le temps où tu venais me faire la cour, tu ne me parlais pas si durement alors, les mots n’étaient même jamais assez doux, et moi je disais non, mais tu m’as fait pitié, quand tu venais la nuit pleurer sous ma fenêtre... Et maintenant c’est toi qui ne veux plus de moi...

Il répondit :

– Fous-moi la paix ! Regarde le temps que tu perds. Empoigne-moi ce balai, je te dis, et plus vite que ça, sans quoi...

Il leva la main, sur elle. Les enfants se mirent à pleurer.

C’est l’enfer dans cette maison, on entend le petit Henri qui dit à son père : « Papa, s’il te plaît, papa, papa, ne me bats pas ! » et il se traîne à genoux dans la cuisine, mais l’autre ne voit, ni n’entend, il tape sur le petit Henri comme il a tapé sur sa femme, et tout le village le sait, à cause des cris qui se font entendre, jusqu’à ce qu’un coup de vent passe et tout est emporté. Seulement le vent tombe de nouveau, alors la petite voix de nouveau sort de dedans l’ombre et le silence, se mourant peu à peu en une longue plainte, comme celle du vent lui-même quand il s’engage dans la fente d’un mur.

 

 

 

II

 

 

Lude sortit ce soir-là sans savoir pourquoi, ni où il irait, mais il avait besoin de bouger. Comme sa femme lui demandait s’il rentrerait bientôt, il lui répondit : « Mêle-toi de ce qui te regarde ! »

Elle fut étonnée, parce que son mari l’aimait bien, mais, dans ce ménage aussi, tout était changé depuis quelque temps.

Quelle chose le travaillait, ce Lude ? Lui-même ne savait pas bien quoi ; c’est comme un poids intérieur insupportable dont on voudrait se débarrasser : il partait droit devant soi comme la bête trop chargée qui espère ainsi faire tomber son fardeau.

Depuis la veille, le ciel était couvert. C’est simplement un changement dans la direction du vent, mais ce peu de chose suffit pour que l’aspect des lieux soit entièrement autre à l’œil. Là où auparavant brillait le joli jaune d’or des feuilles, les arbres tendaient des bras nus ; le gazon brouté jusqu’à la racine avait perdu son éclat ; un ciel bas pesait sur les crêtes ; il vous venait, comme aux choses, une grande peine à vivre. C’est ce qui se passait pour Jean Lude. Là était ce travail qu’on a vu, parce qu’il pensait tout en allant : « Comment ai-je pu supporter si longtemps cette existence de misère ? »

Il n’en avait pourtant jamais souffert jusqu’à présent, pour dire ; même peu de gens avaient été plus heureux que lui ; on le citait comme un modèle de bon mari dans la commune.

Il était grand, mince, assez maigre ; il avait le cou long, la pomme d’Adam saillante ; il avait le regard très doux. Une grande bonne volonté était écrite sur sa figure, comme on en voit chez ceux qui ont accepté.

Seulement, voilà, il n’acceptait plus. Il ravala sa salive. Cela fit monter la pomme d’Adam. Il avait la bouche un peu sèche, comme quand on commence à être malade.

Il arriva sur un petit replat, où le chemin qu’il suivait bifurquait.

À cause du brouillard, on ne voyait plus le village qui était derrière lui. Un linge de brouillard avait été jeté dessus, et le linge recouvrait tout, à l’exception du clocher qui en sortait par une déchirure. Mais, par l’effet de l’air qu’il y avait plus bas, parfois la toile se mettait à bouger, un mouvement passait à sa surface, comme une vague sur le lac, et un lambeau s’en détachait, qui venait lentement à vous.

On aurait dit des bouffées de fumée de pipe, comme quand un vieux fume au pied d’un mur. Une de ces bouffées glissa au-dessus de Lude, il en venait déjà une deuxième ; elles se multipliaient rapidement.

On sait assez comment le brouillard monte : lui, du moins, le savait assez ; et, comme il faisait de plus en plus sombre, voilà qu’à tout le reste s’ajoutait encore pour lui une terrible impression de solitude, séparé qu’il était ainsi des autres hommes, rien que soi-même, et seul avec soi-même, dans le soir qui tombait, au carrefour des deux chemins.

L’un continuait de monter ; l’autre allait à plat, prenant la côte de flanc. Il parut hésiter un instant encore, puis il s’engagea sur celui qui allait à plat.

Où il s’acheminait ainsi, il ne le savait toujours pas. C’est ce simple besoin de mouvement qu’on a vu, et, quand il s’était arrêté, cela avait été un besoin de s’arrêter, et maintenant il marchait de nouveau, parce qu’il avait besoin de marcher. Il fut ainsi mené jusqu’au lieu nommé Prézimes. Et en lui toujours ces mêmes pensées : « Quatorze heures de travail l’été, six heures de sommeil, rien que de la soupe, une seule chambre pour nous trois, est-ce juste ? D’autres ont tout ce qu’ils veulent, nous rien. D’autres, quand il leur faut un habit neuf, ils n’ont qu’à ouvrir leur porte-monnaie ; nous, on est obligé de garder nos vieux habits toute notre vie, et même au delà de notre vie, puisqu’on nous les laisse dans le cercueil ! »

– Nom de Dieu ! et il levait le poing.

Il avait de nouveau fait halte, si bien qu’il se trouva planté, comme si c’était fait exprès, juste devant un de ses champs, dont le côté d’en haut était ourlé par le chemin et qui s’enfonçait au-dessous de lui, comme cousu contre la pente.

Il n’y avait aucun arbre dans ce champ, aucun buisson non plus et aucune rigole, rien qui pût servir de point de repère, sauf trois ou quatre pierres pointues, qui partageaient l’espace labouré en rectangles à peu près égaux.

Il regardait ces pierres d’un regard fixe, qui était seulement une apparence de regard, parce que le vrai tourné en dedans ; puis survint tout à coup en lui l’éclair de cette idée : « Je n’aurais qu’à déplacer un peu les bornes pour que ma misère prenne fin. »

Cinq ou six pieds carrés de gagnés ne sont pas grand-chose, mais ce serait un commencement ; à quoi il s’obstinait déjà, c’était à ne plus être pauvre, et tant pis pour le moyen !

On s’est montré trop bête, il s’agit de faire voir que l’intelligence vous est venue. Il jeta encore un regard autour de lui. Il descendit dans le champ, il prit dans ses deux mains la première borne venue...

Un corbeau cria. On entendait au loin grincer l’essieu d’une charrette.

Quand il revint, il faisait nuit. Sa femme était en train de faire la soupe. Il l’embrassa.

Il semblait tout à fait redevenu le Jean Lude d’avant, et, comme la petite rentrait et lui souhaitait le bonsoir :

– Viens ici, Marie, dit-il ; il la prit sur ses genoux.

Il disait :

– Est-ce qu’on aime bien son père ?

Elle répondit :

– Oh ! oui.

Il faisait chaud dans la cuisine, et c’est bon ces pièces fermées, quand le vent souffle et la nuit est dehors. Nous, on se tient sous les saucisses qui sont pendues à des perches dans la large cheminée, avec des quartiers de lard, parce qu’on vient de tuer le cochon ; et voilà, on se dit : « La nourriture est assurée. » On se dit : « J’ai ma maison, ma femme, ma fille », et une chaleur vous vient dans le cœur. On a le cœur dans du coton, comme quand l’oiseau par le mauvais temps revient se blottir dans son nid ; on ne demande rien de plus.

On apporta la soupe, il y avait longtemps qu’il n’avait mangé de si bon appétit. Adèle alla coucher la petite.

Elle revint, il la fit asseoir près de lui. Elle aussi avait chaud maintenant, et elle aussi était toute joyeuse ; dans ses yeux, brillait un feu doux.

– Ah ! petite timide, dit-il ; allons, viens qu’on t’embrasse à la place du cou que tu aimes, mais c’est du joli, dis donc, après douze ans de mariage !

Puis recommençant :

– Tant pis, viens quand même.

Elle n’avait eu qu’à s’approcher encore un peu. Il s’était fait un grand silence.

Tout à coup :

– Écoute, que dirais-tu si on devenait riches ?

Elle s’était brusquement redressée.

– Réponds-tu ?

– Je ne comprends pas.

– Comment ? tu ne comprends pas ? Eh bien, je te demande si tu serais contente au cas où on deviendrait riches, car c’est une chose possible... Même, reprit-il (et il donna un coup de poing sur la table), même ça ne serait que juste !

Il recommençait :

– Il y a assez longtemps qu’on est pauvres, c’est bien notre tour.

De nouveau, elle avait peur.

 

 

 

III

 

 

En ce même temps-là, beaucoup de femmes se mirent à être atteintes du haut mal.

Elles passaient dans la rue, on les voyait s’arrêter tout à coup ; puis elles tombaient à la renverse, avec une sorte d’écume qui leur venait au coin de la bouche, et leur regard était tout blanc.

Et il était difficile de ne pas voir que jamais tant de maux ne s’étaient abattus à la fois sur le pays ; mais, quand les gens en recherchaient la cause, là ils commençaient à ne plus s’entendre ; les uns accusaient l’air, d’autres l’eau des fontaines, d’autres encore le changement de saison ; certains assuraient qu’il ne s’agissait que d’une épidémie de grippe.

Seul Luc avait son explication, c’était d’ailleurs toujours la même :

– Il a le visage de la fausseté, reprenait-il ; le mouvement de ses mains est un mouvement de mensonge !

Et il continuait de se promener dans le village, ameutant les gens par ses cris. Cela ne semblait pourtant pas avoir causé le moindre tort au nouveau cordonnier, bien au contraire ; sa boutique ne désemplissait plus. On aimait à venir lui tenir compagnie, à cause des histoires qu’il racontait, à cause aussi qu’il savait écouter les vôtres ; il y avait toujours cinq ou six personnes installées autour de lui, dans sa boutique. Et lui, pendant ce temps, tapait son cuir et tirait son ligneul, l’air nullement préoccupé des bruits qui pouvaient courir sur son compte, le regard vif, la langue non moins vive, son petit œil gris qui brillait, et plus adroit que jamais de ses mains et plus leste, si bien que ce qu’il abattait d’ouvrage en quelques heures était quelque chose d’inimaginable.

Il savait si bien vous distraire qu’on en oubliait qu’il fût là.

Et tout à coup, alors, montait au loin la voix de Luc ; elle grandissait peu à peu ; et ces mêmes mots revenaient : « aveuglement, malédiction, malheur » et tout le reste ; on était tiré de ses rêves ; certains, impatientés, disaient : « Il nous embête, ce vieux-là. » Seul, Branchu ne se troublait point. Son petit marteau à bout arrondi continuait de se lever.

– Voyons, disait-il, qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? Et en quoi est-ce que ça vous touche ?

Il portait le doigt à son front.

– C’est un malheureux, voilà tout.

– Bien sûr, répondait-on, nous, ça ne nous touche pas, mais vous !...

« Oh ! moi... » Branchu haussait les épaules. Et il s’était déjà remis à son travail, mais à ce moment Luc était apparu ; on ne pouvait certes pas l’accuser de poltronnerie ; qu’il fût seul et eux sept ou huit ne le faisait nullement reculer ; et, debout devant la boutique, sa vieille barbe remontée et ses yeux qui jetaient du feu, comme quand on bat le briquet :

– N’avez-vous point honte, vous ? Car les autres sont sourds, et aveugles, mais, vous, c’est volontairement que vous vous refusez à entendre et à voir... Traîtres, je vous dis, lâches que vous êtes, propres artisans de votre perdition !...

Et sa voix grandissait toujours, mais il était interrompu, quelqu’un venait d’ouvrir la fenêtre ; une énorme pierre tombait dans le ruisseau ; il disparaissait sous les éclaboussures ; alors tous éclataient de rire, et Branchu comme tout le monde, mais on aurait dit malgré lui...

À quelques jours de là, un matin, vers onze heures, comme Lhôte rentrait chez lui, il vit des gens devant sa porte. Elle s’ouvrait sur un perron, en haut d’un petit escalier ; sur le perron, des femmes se tenaient, qui discutaient avec des gestes. Elles se turent. Lhôte s’avançait toujours.

Et l’une des femmes accourut : « Lhôte, Lhôte, n’entre pas (elle lui barrait le chemin), n’entre pas, c’est trop triste... Laisse, on la soignera sans toi... Tu attendras qu’elle aille mieux, parce que sans ça... parce que sans ça... »

Il l’écarta violemment, il monta en courant l’escalier du perron.

Il trouva sa mère couchée sur son lit.

Elle ne bougeait plus ; pourtant elle n’était point morte, comme on voyait à ses yeux qui n’étaient pas privés de regards ; sûrement même qu’elle voyait et entendait tout, seulement elle ne pouvait plus faire un geste, l’âme enterrée vive dans le corps, comme dans un autre tombeau.

Il se mit à genoux : « Maman ! appelait-il, maman ! (ainsi les tout petits, bien qu’il eût passé l’âge) maman, n’entends-tu pas ? C’est moi. »

En même temps, il se penchait sur elle, mais elle restait immobile, ses yeux ne se tournèrent même point de son côté ; elle était comme ces statues qu’on voit sur des dalles dans les églises, avec un cœur en plus, pourtant, et quelle douleur dans son cœur (si elle entendait son fils l’appeler) !

Les femmes se poussaient du coude, tout bas elles se disaient : « Personne n’y peut rien, c’est la grande paralysie ! »

On voit souvent de ces paralysies, c’est même une des maladies les plus fréquentes chez les vieux, ceux qui sont usés jusqu’au fond, alors les ficelles importantes cassent ; et on sait assez également que les médecins n’ont jamais réussi à guérir ces maladies-là, qui viennent de plus loin et de plus haut que nous.

C’est ainsi que, quand Lhôte parla de faire venir le docteur, les femmes secouèrent la tête.

– Mon pauvre Lhôte, y penses-tu ? Le docteur n’y pourra rien et ça te coûtera tout de suite dans les vingt francs !

Il vit sans doute qu’elles avaient raison ; il n’insista pas. Il approcha un tabouret du lit ; il s’y assit, les bras croisés.

Et celle qui était sur le lit continuait d’être immobile, avec sa vieille figure en bois, ses lèvres tirées et pincées, son grand nez crochu, ses yeux creux, et, sous sa tête à bonnet blanc, un coussin recouvert d’une étoffe à carreaux. Elle ne respirait plus, autant dire, tant était incertain le mouvement de va-et-vient qui lui soulevait la poitrine, et le cœur est-ce qu’il battait ? est-ce qu’il va battre encore longtemps ?

Les gens entraient, sortaient, certains parlaient un peu, d’autres ne disaient rien ; qu’ils parlassent ou non, quelle pouvait bien être la différence ? Lhôte n’avait toujours pas bougé. Un long temps se passa, déjà on sentait que le soir venait. Les gros souliers à semelles de bois continuaient de claquer sur le perron et la porte d’être poussée ; il neigeotait, il faisait gris, une odeur de drap mouillé flottait pesamment sous le plafond bas.

Mais tout à coup, à un moment donné, quatre heures sonnèrent ; et, la porte s’ouvrant une fois de plus, on vit paraître Branchu.

On ne s’étonna point de le voir, parce qu’on le savait lié d’amitié avec Lhôte ; on s’écarta pour le laisser passer.

Il s’avança jusqu’au lit où la vieille était, et Lhôte près d’elle ; il posa la main sur l’épaule de Lhôte. Lhôte leva la tête, le regardant de ses yeux troubles, sans paraître comprendre ce qu’on lui voulait.

– Lhôte, dit Branchu, tu ne me reconnais pas ?

Lhôte fit signe qu’il le reconnaissait, puis laissa retomber sa tête.

Alors on vit Branchu se tourner vers la vieille ; il prit sa pauvre main grise, il souleva cette main qu’il garda un moment entre ses doigts.

Et, un instant encore, il parut réfléchir et continuait de se taire ; quand il éleva de nouveau la voix, à peine si on la reconnut.

Lhôte, que dirais-tu si je la guérissais ?

Lhôte ne répondait toujours rien, mais ses yeux, à présent, ne quittaient plus ceux de Branchu.

C’est ainsi qu’on vit Branchu s’approcher plus encore ; il étendit les bras, ses mains s’ouvrirent, il les tenait ouvertes ; lentement, il les abaissa. Il les posa à plat sur la poitrine de la vieille. Puis il se mit à les promener de droite et de gauche, n’appuyant qu’à peine pour commencer, appuyant de plus en plus fort ; elles descendirent, elles montèrent, elles cherchaient le cœur ; elles gagnèrent le cou, puis les joues, puis le front ; tout à coup un grand soupir se fit entendre.

– Voilà, dit Branchu, ça n’est pas plus difficile que ça.

Là-dessus, pour la deuxième fois, il se mit à rire (la première fois, c’était à propos de son enseigne quand il disait qu’il aurait dû la peindre en rouge).

Tous s’avancèrent en même temps, et, au milieu du cercle ainsi formé, la vieille Marguerite changeait rapidement de couleur. Ses yeux jusqu’alors fixes se déplacèrent sous les paupières ; les mains se cherchaient sur sa jupe ; on la vit remuer les lèvres, comme quand on veut parler ; tout à coup : « Où est-ce que je suis ? » et elle essaya de s’asseoir.

– Est-ce possible ? disaient les gens, mais c’est qu’elle est ressuscitée, et ils se pressaient autour d’elle. « Lhôte ! tu n’entends pas ? elle a parlé ! » Lhôte seul paraissait n’avoir rien entendu. Les gens vinrent, ils le firent se lever, ils l’emmenèrent jusqu’au lit ; et Lhôte regardait sa mère, et sa mère le regardait ; puis, sur la vieille bouche sans dents, un sourire se mit à descendre, qui bougea d’abord au-dessus des lèvres comme un papillon avant qu’il se pose, puis elle tendit les bras à son fils.

Et lui n’avait peut-être point compris jusqu’alors ; quand ce signe vint, il comprit.

C’est qu’on ne pouvait plus douter qu’elle ne fût guérie. Elle avait pris son grand fils par le cou, elle disait : « Est-ce toi ! est-ce bien toi ? » Et les femmes qui l’entouraient s’étaient déjà mises à parler, ayant hâte de lui apprendre ce qui était survenu, vu que la vieille ne savait rien encore : « Vous êtes tombée, on est venues, on vous a relevée, vous étiez comme morte, heureusement que Branchu... »

Et il n’avait eu, n’est-ce pas ?... mais elles n’allèrent pas plus loin, parce que Lhôte s’était mis debout, et, levant la main :

– Je sais qui il est, c’est Jésus !

Cependant un grand bruit venait de devant la maison. Une poussée se fit ; la porte, cédant brusquement, battit contre la muraille. Où est-ce qu’on va loger tout ce monde ? pas moyen de le laisser entrer. Néanmoins le monde entrait, trop de curiosité vous pousse, et on se bousculait autour de la vieille Marguerite, à qui on disait : « Est-ce vrai ? » et elle disait : « Vous voyez ! »

Elle semblait toute contente ; elle avait même l’air rajeunie, le teint plus frais, les yeux plus vifs. On lui avait fait du café qu’elle buvait, assise dans un vieux fauteuil de paille où on l’avait installée ; et, autour d’elle, les voisines à chaque personne qui arrivait recommençaient toute l’histoire, avec des gestes importants. Ainsi, dans le désordre qui était survenu, Lhôte un moment fut oublié. Quant à Branchu, depuis longtemps il n’était plus là.

Mais voilà que soudain, du milieu de l’obscurité qui avait maintenant envahi la chambre et la cuisine, une voix monta de nouveau, la voix de Lhôte se fit entendre et elle était sourde, comme quand on sort d’une méditation : « C’est Jésus qui est revenu ! »

On monta sur un banc pour allumer la lampe, Lhôte s’avança jusqu’au milieu de la pièce ; il recommençait :

« Entendez-vous, vous qui êtes là ? parce que les maux vont cesser ! » Il était pâle parmi sa barbe noire. Est-ce bien le bon compagnon beau parleur d’autrefois et l’homme à tablier de cuir qui fait fumer le sabot du mulet, tout en échangeant des plaisanteries avec celui qui tient la bête ? Il lève de nouveau la main :

– Je vous le dis à vous qui m’écoutez, le Seigneur est parmi nous. Il était menuisier, il s’est fait cordonnier, mais peu importe que le métier change ; à quoi on le reconnaît, c’est qu’il guérit les malades, c’est qu’il redresse les morts dans leur cercueil !

Beaucoup de gens n’étaient pas loin d’être de son avis ; d’autres restaient incrédules ; mais enfin, n’est-ce pas ? on ne pouvait nier qu’il ne se fût fait un grand miracle ; si d’autres pourtant allaient suivre !

On vit, par la porte qui restait ouverte, tant de gens entrer encore qu’on ne savait pas d’où ils pouvaient bien venir ; puis la nuit s’offrit à eux tous ensemble parce que tous ensemble ils suivaient Lhôte qui sortait. Même il y avait parmi eux plusieurs malades, mais où est l’étoile, ils le savaient bien et vers quelle étoile ils se dirigeaient, parce que Lhôte marchait devant eux. « peut-être ? » se disait-on. En effet, est-on sûr de rien ? et il y a au dedans de nous une si grande soif de croire ! Lhôte allait devant eux ; il tourna à gauche. Une petite neige continuait de tomber, fine, venant d’en bas, d’en haut, de tous les côtés à la fois comme elle fait quand le vent souffle et ses aiguilles froides vous fondaient sur les cils. Et il n’y avait aucune étoile au ciel, mais là-bas tout à coup on vit briller cette autre étoile qui était sur la terre. Là-bas se trouvait la boutique, où il devait s’être réinstallé, comme l’indiquait la lumière ; ils s’en allaient tous de ce côté-là.

C’est de cette façon qu’on vit Lhôte enfin prendre les devants ; il frappa à la porte. La porte s’ouvrit, se referma. Et ils se poussaient tous pour tâcher du moins de voir par la fenêtre, puisqu’il ne leur était pas possible d’entrer. Les malades demandaient : « Est-ce qu’il ne nous guérira pas aujourd’hui ? Ce serait’ bien triste d’attendre. » Certains toussaient. Un pauvre petit garçon qui marchait sur des béquilles, ne pouvant rester plus longtemps debout, s’était assis dans la boue.

 

 

 

IV

 

Ils ne purent pas entrer, parce que la porte de Branchu resta fermée et on expliqua ensuite qu’il ne guérissait que certaines maladies.

Lhôte eut seul, ce soir-là, la permission d’entrer.

Il n’était d’ailleurs pas loin de huit heures, et, ordinairement, à huit heures, le village est endormi. Il se passe, en effet, que l’hiver on n’a rien à faire et, plutôt que de brûler du pétrole, on se met au lit. Silence alors sur tous ces petits toits serrés l’un contre l’autre, quand une grosse lune ou bien du brouillard est au ciel, et ce qu’on entend seulement c’est la fontaine, comme un petit tambour mouillé. Mais, ce soir-là, des voix continuaient de venir et au loin vaguement une rumeur bougeait, comme si plusieurs personnes eussent continué à causer dehors, malgré la neige. Ce fut alors qu’une grosse voix se fit entendre non loin de l’atelier de Branchu, où ils étaient maintenant quelques-uns à avoir rejoint Lhôte :

– Écoutez, je vous dis, pendant qu’il en est temps encore, parce que, pour vous mieux tromper, il s’est changé en son contraire. Comme quand on a mis du miel sur une assiette pour les mouches...

– Ça n’est pas difficile de savoir qui c’est, dit quelqu’un. Tout de même il faudrait le faire taire.

– Le faire taire ? dit Lhôte, je m’en charge...

Mais Branchu le retint par le bras, et déjà la voix s’éloignait. Sans doute que le pauvre Luc faisait une fois de plus le tour du village s’arrêtant devant les maisons, « parce que, disait-il, c’est la dernière heure qui sonne ».

Le silence revint. Il y eut un moment de gêne. Puis Branchu : « Savez-vous ? ne restons pas ici. » Et, comme il faisait souvent, il emmena tout son monde à l’auberge.

Du moins, là-bas, était-ce mieux chauffé, avec aussi plus de lumière, et les commodités du vin qui aident à la conversation ; ils prirent place dans la salle à boire ; Branchu parlait beaucoup, les autres lui répondaient, il entrait des gens qui disaient à Branchu :

– Est-ce vrai que vous faites des miracles ?

Branchu haussait les épaules :

– Des miracles moi ! Hélas, non, mon pauvre ami, ni moi, ni personne en ce monde. Mais on a appris un peu de médecine, ce qui nous permet de rendre service à l’occasion...

D’autres aussi venaient qui disaient :

– Êtes-vous Jésus ou bien le Démon ?

Branchu se mettait à rire : « Ni Jésus ni le Démon, entre deux, hélas ! entre deux... » Et Lhôte à ce moment étrangement le regardait.

On voit assez que personne ne savait plus que croire, mais c’est que les esprits n’avaient pas eu le temps de bien s’asseoir. Néanmoins, une considération nouvelle entourait Branchu, et une espèce de respect. On devait avoir pris le moyen parti de se dire : « C’est quelqu’un de très savant, qui le cache. »

Ces personnes-là sont à ménager. Lui, d’ailleurs, faisait bien les choses. Est-ce qu’il avait son idée ? Jamais le vin n’avait coulé si abondamment. À tous ceux qui entraient, aussitôt un verre était apporté. L’échauffement intervenait, et les fumées. Il n’avait autour de lui que ses amis et les amis de ses amis ; il semblait content de les sentir là et cherchait à les retenir, les entretenant par le vin (sauf Lhôte qui ne buvait pas).

La soirée ainsi se trouva bientôt assez avancée. Et c’est à ce moment, comme si c’était fait exprès, que la voix monta de nouveau, qui se rapprochait toujours plus :

– C’est la dernière heure qui sonne !... Il vous mène d’une main douce, mais, moi, je vous fais voir le lieu où il vous mène, afin que vous puissiez encore lui échapper...

Quelques-uns s’étaient mis à rire ; Lhôte, lui, s’était levé. Et, comme Branchu lui faisait signe de se rasseoir : « Non, disait-il, en hochant la tête, non, voyez-vous, ça n’est pas juste ; et je vous obéis, parce que c’est vous, mais ça n’est pas juste... »

– Voyons, disait Branchu, tu te rappelles bien ce que je t’ai dit.

Et, avec un faux air de vouloir arranger les choses :

« Après tout il ne fait de mal à personne tout au plus m’en fait-il à moi... Et bien sûr que, pour la réputation du village, il vaudrait mieux qu’il fût enfermé, mais rien ne presse. »

Il parla ainsi encore un moment ; ensuite il ne fut plus là.

Comment la chose s’était faite, personne ne le sut jamais. Il y avait pas mal de fumée, pas mal de gens s’étaient levés dans le feu de la discussion, parce qu’on s’était mis à discuter sur le cas de Lue : peut-être que Branchu profita du désordre, pendant que Luc à présent s’était posté devant l’auberge :

– Hé ! là-bas, continuait-il, vous n’entendez pas ? C’est pourtant pour vous que je viens et pour toi, Lhôte, particulièrement, parce que tu as le cœur pur, mais il s’est adressé aux fausses nourritures. Écoute, il vaudrait mieux que ta mère fût morte ; il vaudrait mieux qu’elle fût morte, Lhôte, car il n’y a pas que le corps...

Lhôte mit si peu de temps à courir à la fenêtre qu’on ne put le retenir, et, l’ouvrant :

– Répète-le voir !

– Je le répéterai quand même.

– Et si je sors ?

– Je le répéterai toujours, parce que c’est la vérité.

Alors les choses ne traînèrent pas. L’autre n’avait pas fini sa phrase que Lhôte était dehors. Tout le monde le suivit. Il faisait tellement nuit qu’on ne vit pas bien ce qui se passa, sauf que les deux hommes se parlaient de tout près, et Lhôte : « Ce n’est pas lui seulement qui est Satan, c’est toi ! » Il y eut un bruit comme quand un corps tombe ; il y eut de nouveau la voix de Lhôte : « Hé ! vous autres... » Ils venaient, parce qu’ils étaient excités. « On va le prendre par les pieds », reprit Lhôte. Et, riant tous très fort, à part Lhôte qui ne riait point, ils s’attelèrent à ce corps comme des chevaux à une charrette. Mais une charrette légère et puis dans la neige fondante un corps glisse facilement. « Où est-ce qu’on va ? » « À la fontaine ! » Elle était tout près de là. Il y avait un grand bassin de bois, large et profond...

C’est ainsi que mourut le neuvième jour, d’une pneumonie, le seul qui eût vu clair dans ces choses peut-être, bien qu’il ne comptât pas au nombre des intelligents, mais c’est peut-être qu’il y a d’autres yeux.

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

I

 

 

Tout fut calme, les jours qui suivirent, à cause qu’on approchait de la Noël. Il y avait du bonheur dans la maison des Amphion, et, comme les cloches sonnaient et le carillon dans le ciel balançait la bonne nouvelle, eux, assis devant le foyer, s’entretenaient de leur bonheur, Joseph et Héloïse Amphion. Décidément, le ventre d’Héloïse grossissait. Il n’y avait là rien, d’ailleurs, qui pût surprendre, elle en était à son sixième mois. Mais Joseph avait peine à y croire, depuis le temps qu’il attendait, trois ans qu’ils étaient mariés, et ils avaient tout essayé, même ils avaient fait le printemps d’avant un pèlerinage à Sainte-Claire.

Il disait :

– Vilaine Héloïse ! moi qui te maudissais déjà, à cause de ta sécheresse, et, sais-tu, si tu avais continué, je ne t’aurais plus aimée, ça n’aurait plus été possible ! Donne-moi vite un baiser...

Il jeta du bois dans le feu d’où monta une grande flamme ; et, contre le mur noir de suie, des petites étoiles s’allumaient.

Elle lui avait donné un baiser (deux même, s’il voulait, disait-elle), pendant que, dans le silence du ciel, comme quand les enfants sortent de l’école, les notes du carillon se bousculaient hors du clocher.

Une fois de plus, ils reprenaient leur vie passée, leur inutile vie passée, bien que l’amour l’eût embellie, mais, quand une chose vous manque, c’est comme si tout vous manquait à la fois. Heureusement que c’était du passé, sans quoi l’amour lui-même n’y eût pas résisté à la longue. « C’est vrai, reprenait-il, en la regardant, j’avais beau serrer les poings, je sentais bien que je t’en voulais. Elle est raide, la pente du mécontentement ; mais tu m’as repêché d’en bas, à cause de ton beau gros ventre... Encore un baiser ! »

C’était bien le dixième et plus. On connaissait le charme des soirées. Les longues bûches de hêtre pas écorcé, mises en croix, vous jettent une lueur au visage, où on se connaît. On ne s’était jamais si bien vu. On remet une bûche. Août, septembre, octobre, novembre, décembre, ça fait cinq mois.

Alors, on continue ; à ces cinq mois, on n’a qu’à en ajouter quatre : janvier, février, mars, avril, on fait presque le tour de l’année : ce sera pour quand les oiseaux commenceront à chanter et il y a des petites pointes vertes aux haies, comme si des ongles leur poussaient.

Là était leur bonheur qu’ils vivaient en avant d’eux-mêmes et ainsi ils sortaient d’eux-mêmes. Ils avaient jusqu’alors tourné le dos à la fenêtre ; voilà que le jour entrait de nouveau.

Et, à présent que le jour entrait, toute sorte de projets leur venaient, tellement de projets, tellement d’inventions qu’ils en avaient pour des heures et des heures, encore n’arrivaient-ils jamais à en faire le tour. Est-ce que ce serait un garçon, par exemple, ou une fille ?

Il disait :

– Moi, n’est-ce pas ? bien sûr, j’aimerais mieux que ce soit un garçon ; pourtant, si c’était une fille, je m’en contenterais bien.

Elle disait :

– Pour moi, ça sera comme tu voudras ; pourvu que tu sois content, je serai contente.

Il se mettait à rire, il disait : « Est-ce vrai ? » Elle hochait la tête. Il disait : « Est-ce vrai ? Héloïse, est-ce vrai ? »

Puis :

– Eh bien, supposons qu’il vienne un garçon, quel nom est-ce qu’on va lui donner ?

– Il faudrait regarder dans le calendrier.

Il alla chercher le calendrier. Il s’agissait maintenant de savoir la date. Elle finissait par dire : « Cherche du 15 au 25. »

– Le 15, disait-il, c’est saint Paterne.

– Oh ! pas Paterne, disait-elle.

– Le 16, c’est saint Fructueux.

Elle secouait la tête.

– Le 17, c’est saint Anicat... Le 18, saint Parfait... Le 19, la Quasimodo... Le 20, saint Gaspard...

Il pensait : « Est-ce que je m’en vais continuer toute la soirée ? » Mais le 21 venait la Saint-Anselme.

– Ça, dit-elle, c’est un nom que j’aime... Il faut qu’il naisse le 21.

– Je veux bien, mais si c’est une fille ?...

Et de nouveau elle fut arrêtée, elle ne savait plus, il cherchait des expédients, il dit : « Il nous faudra regarder dans un autre calendrier, il n’y a pas toujours les mêmes saints » ; ils s’embrassèrent, ils se mirent à rire ; ils recommençaient à discuter ; puis ils n’eurent plus besoin de rien se dire parce qu’elle s’était assise sur ses genoux.

Bonheur du fond du cœur, il n’y a quand même que toi ; le reste n’est que du remplissage. Les mots qu’on dit, les petits rires, les gestes, les baisers mêmes, tout ça, c’est des choses en l’air ; on regarde plus profond. On y voit un beau bébé à grand front, à grosses joues. Là est la vraie base où bâtir, le mur d’en bas, la pierre d’angle. Il a beau être tout petit, cet enfant, c’est sur lui que tout repose, et il faut être sérieux quand on construit sa maison. Même, tout à coup, Héloïse devint triste ; Joseph lui demanda ce qu’elle avait ; le savait-elle seulement ? mais une ombre passa sur elle, comme quand, sans qu’on ait vu venir le nuage, il se met à faire gris devant vous sur le chemin.

Heureusement qu’il commençait à se connaître aux petits malaises des femmes, il l’obligea à se coucher. Le lendemain, qui était la veille de Noël, elle allait tout à fait bien. Ils assistèrent à la messe de minuit, après quoi ils eurent leurs parents chez eux et leur offrirent du vin chaud, où on met du sucre et deux ou trois bâtons de cannelle, et des clous de girofle, et même du poivre.

Noël passa ; puis vint le Nouvel-An.

 

 

 

II

 

 

Il faut voir comment c’est dans les villages en cette saison. Après les temps qu’on peut aller librement partout, voilà les chemins qui se ferment. On montre la montagne vraie. C’est triste, la montagne, en hiver. Il y a bien ce moment de Noël où comme une clarté descend du ciel sur nous : sitôt qu’il est passé, on retombe aux ténèbres, avec les chambres basses, et l’air qu’on y respire est un air fort de goût. Dehors, c’est le brouillard ; pour peu qu’il fasse beau, le froid reprend. Et, comme on n’a rien à faire dehors, sauf les quelques-uns qui montent au bois, avec des cordes et des haches, le mieux encore est de rester chacun dans sa maison en tâchant de tuer la longueur des journées. Le bétail à soigner, voilà toute l’occupation qu’on a. À part quoi, on trouverait bien des réparations à faire ; un contrevent tient mal, la fourche ou le râteau aurait besoin d’un manche neuf, mais une paresse est en vous. On se dit : « À quoi bon ? » Et on est là dans son gilet à manches, en grosse laine brune tricotée, à regarder par la fenêtre, à se chauffer au coin du feu ou à essayer de lire le journal. Pendant ce temps, les enfants crient. Beaucoup ont des mouchoirs noués autour de la tête, parce qu’ils ont mal aux dents.

La bonne influence s’était éloignée ; il y eut de nouveau des batailles, le ménage Clinche allait de mal en pis. Vainement la femme faisait-elle toutes les concessions : plus elle cherchait à arranger les choses, plus son mari devenait exigeant. Le pouce de Baptiste, qu’on croyait guéri, se mit à donner ; il se plaignait de douleurs dans le bras, et une boule s’était formée sous son aisselle. Constant Martin, de la boutique, fit faillite. Lude avait déplacé toutes ses bornes, et se trouvait ainsi avoir presque doublé la superficie de son bien.

Lude ne s’en sentait pas pourtant l’esprit plus en repos. On ne fait pas un pas qu’il ne faille en faire deux. On n’est jamais tellement riche qu’on ne puisse s’imaginer plus riche encore. Et il avait bien maintenant de la terre, mais alors c’est de l’argent qu’on veut avoir, du bel argent liquide en écus et pièces d’or.

C’est ainsi que le 6 de ce même mois de janvier, il était encore monté aux Essaims qui était son tout dernier pré, un grand pré, mais à l’herbe maigre, parce que situé trop haut dans la montagne, et il s’était montré particulièrement généreux, cette fois-là, envers lui-même, ayant déplacé les bornes de telle façon qu’un bon tiers au moins des deux prés voisins y avait passé. On s’en apercevrait sans doute, même c’était plus que probable : il ne s’en préoccupait pas. Pour un peu, il eût même souhaité qu’on découvrît tout. À cause de la neige fraîche où demeurait écrite en noir, comme des lettres font des phrases, toute la suite de ses pas, il avait fait un grand détour. Mais, une fois cette précaution prise, il n’avait plus cherché à se cacher. Il y avait en lui un drôle de mélange de toute espèce de sentiments comme quand on met dans un tonneau des vins de diverses sortes : fierté, honte, faux aplomb, de la peur, de l’entrain, des accablements ; au total un affreux désordre. Il avait mis des grandes guêtres, ses yeux brillaient sous son chapeau tiré très bas ; malgré qu’il fît froid, son long cou sortait nu de sa veste de grosse laine. Et il le tendait en avant, rentrant chez lui dans la neige qui était profonde et où il enfonçait quelquefois jusqu’à mi-cuisses. Qu’est-ce qu’il faudrait pour qu’on soit heureux ? Dix francs par jour ? Mettons-en quinze tout de suite. Et encore ça ne suffirait pas. Car il ne faudrait pas qu’on fût obligé de les gagner : il faudrait que ces quinze francs vinssent d’eux-mêmes, à date fixe, comme ce que les riches appellent leurs rentes : c’est de l’argent qui a des égards pour vous ; il se présente à vous le chapeau à la main. Alors, je me sentirais un homme. Il ne s’apercevait pas que la nuit venait : d’ailleurs il n’était plus très éloigné du village. Mais tout à coup l’aspect des choses avait changé. L’éclairage gris d’un reste de jour derrière les nuages avait fait place à une lumière verte qui venait on ne savait d’où, vu l’absence de lune et d’étoiles ; et elle semblait venir de dedans la neige, comme si celle-ci était devenue transparente, sur quoi étaient des objets noirs par grands blocs mal délimités. Plus bas venaient les toits basculés du village ; ils figuraient assez un énorme tas de cailloux où le clocher était comme un bâton planté dedans. Et, quoique Lude y vît assez pour se conduire, il ne s’y reconnaissait plus, passant par moment la main sur ses yeux, mais sûrement que c’est dans ma tête que tout ça se passe et que c’est dans ma tête que tout est basculé. Il se mit à rire, il ne croyait plus à son rire. Il ne tarda pas à voir paraître sa maison. Une lampe était allumée dans la cuisine. Et sa femme, vu l’heure tardive, devait l’attendre : pourtant quelque chose l’empêchait d’entrer. Il s’approcha de la fenêtre et, se collant au mur, avança la tête, un peu. La petite Marie était assise au bout de la table devant un livre et ses lèvres bougeaient. Bien sûr que ce livre était un de ses livres d’école et qu’elle apprenait son devoir ; on la voyait épeler avec application chaque mot ; puis, arrivée au bout de la phrase, elle fermait les yeux et se la récitait à elle-même, alors elle se redressait. La lampe, pendue au plafond, éclairait doucement son front rond aux cheveux tirés, où, à l’endroit de son plus fort bombement, il y avait une lumière. Tout était parfaitement calme, parfaitement comme toujours. Le feu brûlait sur le foyer, les assiettes attendaient autour de la soupière. Et Jean Lude voyait tout cela, et il ne se décidait pas à entrer.

Il s’était vivement rejeté en arrière quand sa femme était entrée dans la cuisine, ayant. peur d’être aperçu par elle ; il retrouva autour de lui cette étrange lueur verte de la neige, plus sombre seulement à cause de la clarté de la lampe dont ses yeux étaient tout à coup privés. Il ne pouvait pas rester où il était, il le voyait bien, mais où aller et qu’entreprendre ? Il avait d’abord, comme il sentait, une décision à prendre ; il avait besoin de gagner du temps. Il fit le tour de la maison et entra dans la remise, où il s’installa sur une vieille charrue très basse, de sorte que ses genoux venaient à la hauteur de sa figure. Alors sa tête descendit toute seule. Il la logea où il fallait. Seigneur notre Dieu, faites que nous soyons délivrés, même si nous devons pour cela persévérer dans le mal. Lorsqu’on est dans un tunnel, qu’on aille en avant, qu’on aille en arrière, peu importe, l’essentiel est qu’on en sorte. Il serra les dents, il lui venait des imaginations terribles. On entre la nuit dans les maisons, on a eu soin d’ôter ses souliers, il y a une vieille qui dort, on dérange à peine le lit : qui est-ce qui penserait qu’elle n’est pas morte de mort naturelle ? Mais, près de là, dans une armoire, sous une pile de draps, le portefeuille est gonflé de billets !... Bon ! c’est ça, il allait mieux, il releva la tête, il respira fortement ; et puis il vit qu’il n’y avait ni vieille ni portefeuille ; il y avait seulement devant lui la nuit qui entrait en plus clair par la porte entr’ouverte de la remise ; il se laissa retomber en avant.

C’est ainsi qu’il ne prit point garde tout de suite à ce bruit de pas qui venait.

– Tiens, dit une voix, je pensais bien te trouver là...

On venait sans hésitation, mais l’ombre était épaisse à l’intérieur de la remise et ce ne fut qu’au son de la voix que Lude devina qui parlait. Il eut froid dans le dos. Mais c’est qu’il fait froid, en effet ; et, d’ailleurs, celui qui est là, je n’ai rien à craindre de lui. C’est un nommé Criblet, surnommé Serpent, pour la raison qu’il est tout en longueur et pour sa fausseté aussi ; seulement on sait assez qu’il ne compte guère, ayant roule jusqu’au plus bas sur la pente de la boisson Et Jean Lude :

– Que veux-tu ?

L’autre :

– Rien.

Il y eut un silence ; peut-être que l’autre allait s’en aller. Mais la drôle d’idée, quand même, de venir me chercher dans cette remise, où personne ne m’a vu entrer

– Dis donc, Criblet !

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Comment savais-tu que j’étais ici ?

– C’est que j’ai des yeux, dit Criblet.

Il riait, il se mit à dire : « Je suis bien content de ta question, elle me facilite les choses. »

Il se tut, il reprit :

– J’aime à me promener. J’ai été me promener. J’ai été regarder les pierres...

– Hein ? dit Lude et le souffle lui manqua.

Mais l’autre n’eut pas l’air de s’en apercevoir.

– Il y en a de toutes les espèces ; il y en a des grandes, il y en a des petites ; il y en a qui sont trop lourdes, il y en a qu’on peut soulever... On les prend comme ça dans ses deux mains, on tire dessus...

– Tais-toi ! cria Lude.

L’autre dit : « Tu vois. »

Et il se mit alors à rire tout doucement : « Je pensais bien qu’on s’entendrait. » C’est réglé comme du papier à musique. On n’a pas à avoir peur, quand on dit la vérité. On dit : « Les pierres sont légères », et ensuite on dit ce qu’on veut, parce qu’il disait maintenant :

– Combien d'argent as-tu chez toi ?

Lude ne se défendit point, il ne songea même pas à mentir, il dit tout de suite : « Je dois avoir deux ou trois cents francs. »

– Va les chercher.

Les premiers seront les derniers, dit l’Écriture. Lude sentait qu’il n’était plus ferme sur ses jambes. Il entra dans la maison ; Adèle voulut parler, il lui défendit de parler. Il passa dans la chambre. Il revint, elle le regardait, il lui dit : « Je te défends de me suivre », et, ayant pris la clef qui pendait à un clou, il ferma la porte à clef derrière lui.

Il revint à la remise, il se sentait toujours très faible. Criblet bougea dans l’ombre devant lui ; il toussotait comme quand on commence un rhume. Lude avait sorti l’argent de sa poche. Il dit à Criblet :

– C’est cent francs.

– Ça va bien, dit Criblet, et Criblet les lui prit (on ne distinguait toujours rien, et il n’y avait toujours rien que sa voix), mais les mains de Lude étaient vides.

On vit ce long corps se dresser de nouveau dans l’ouverture de la porte : Criblet s’arrêta, fit demi-tour :

– Merci bien !

Il toussota encore une fois, puis il dit : « Quand on n’aura plus rien, on reviendra. »

Il était loin, le bruit de ses pas se tut : quant à moi, est-ce que je rêve ? Non ! je ne rêve pas. Ah ! mon Dieu ; il a eu connaissance de mon secret, il peut faire de moi ce qu’il veut, parce qu’il connaît mon secret. Lude s’affaissa d’abord comme si on lui avait coupé les jambes. Mais presque aussitôt il se remit debout. Il sentit un feu s’allumer en lui et que son sang se mettait à bouillir, parce que c’était trop injuste. Il sortit, il était poussé par la colère. Il se trouva que Criblet ne s’était pas encore éloigné de beaucoup. Lude n’eut qu’à le suivre, il marchait derrière Criblet. « Je le tiens ! » pensait-il. Il n’y avait personne, et on y voyait très suffisamment, à cause de cette lumière verte dans quoi Criblet allait et Lude le suivait. Il regardait sous le chapeau, c’est là qu’il lui fallait viser, y atteignant du premier coup et d’un seul saut comme le chat. Il avait raison tout à l’heure : pas moyen de rester dans le tunnel ; mais il avait fait un progrès. À mesure qu’on s’avance dans le mal, le mal nous quitte, on l’use, on se débarrasse de lui. Et il s’était encore singulièrement rapproché de Criblet, sans que l’autre parût s’être douté de rien.

Il put choisir le bon moment. Le choc fut si violent que Criblet tomba la figure en avant et Lude tomba par-dessus lui, sans que ses mains se fussent desserrées.

« Je le tiens ! je le tiens ! ça y est ! »

Or, c’est Lude qui était sur le dos à présent, les mains de Criblet autour de son cou, le genou de Criblet sur sa poitrine.

Ils avaient roulé tous les deux dans la neige, où ils avaient creusé un grand trou en tombant ; Criblet souriait avec un côté de la bouche :

– Tu n’es plus rien, mon pauvre Lude !

Criblet se secoua comme un chien qui sort de l’eau ; des morceaux de neige tombaient de dedans ses oreilles.

– Ce que c’est tout de même que de n’être plus soutenu !

Puis, haussant la voix :

– Hé ! vous autres, criait-il, venez voir, si ça vous amuse ! (Et un écho dans le village lui renvoyait chacune de ses paroles.) Venez voir où ça mène de trop aimer le bien d’autrui.

Et il allait continuer sans doute, mais Lude à ce moment d’un coup de reins se redressa ; et, sans que Criblet eût d’ailleurs tenté de le retenir, il se sauvait droit devant lui, dans la nuit, à travers champs.

 

 

 

III

 

 

Le lendemain matin il faisait du soleil. Les nuages, pendant la nuit, s’étaient défaits de devant la lune. Ils passent rapidement dessus, laquelle est là qui les élime comme la pierre fait d’un filet ; et, quand enfin le jour se lève, on la voit, toute pâle et ronde, être seule dans le ciel bleu.

Joseph s’était levé de très bonne heure, parce qu’il devait aller travailler au bois ; Héloïse s’était levée en même temps que lui.

Il lui avait dit :

– Dans l’état où tu es, tu aurais mieux fait de rester au lit.

– Il ne manquerait plus que ça.

C’était une bonne douce petite femme bien travailleuse.

Donc, quoi qu’il eût pu faire, elle avait allumé le feu, mis de l’eau dans le coquemar, moulu le café, préparé les tasses : lui, pendant ce temps, rangeait dans un sac ses provisions. Finalement ils se trouvèrent assis en face l’un de l’autre, ayant entre eux la grande cafetière de métal, où se faisait entendre, de distance en distance, le petit bruit des gouttes qui tombaient dans le récipient.

Une lampe était allumée ; il regardait sa femme, elle avait les joues toutes marbrées de bleu.

Il se leva.

– Écoute, promets-moi que tu te recoucheras sitôt que je serai parti.

Elle le promit, il s’en alla tranquille. Un groupe d’hommes l’attendait sous la croix : ils se mirent en route tous ensemble.

Longtemps, de derrière les carreaux, elle suivit la petite troupe des yeux, puis elle pensa à aller se remettre au lit, comme elle avait promis de faire ; mais est-ce qu’on va se coucher quand justement le soleil se lève ? et mon ouvrage, qui le fera ? et puis, se disait-elle, Joseph n’en saura rien.

Elle ne se recoucha donc point ; elle se sentait très gaie et pleine d’entrain, maintenant. On chante toutes les chansons qu’on sait. L’enfant lui tenait compagnie.

Quelquefois, il lui donnait un coup de pied, alors elle se redressait et faisait la grimace, mais tout de suite après elle se remettait à sourire. Qu’il bouge, qu’il se tourne, qu’il vous fasse mal, c’est tant mieux, puisque c’est signe qu’il est vivant. Plus on souffre à cause de lui, plus on l’aime. Elle considérait son ventre en se demandant : « Pauvre petit, est-ce qu’il a seulement la place ? Il n’a point d’air, il ne voit rien, il n’entend rien, il ne mange rien : c’est bien naturel qu’il se venge. » Et une grande pitié lui venait en même temps qu’un grand bonheur, parce qu’il n’y avait plus qu’à prendre patience. « Donne-moi tous les coups de pied que tu voudras, ce n’est pas moi qui m’en plaindrai ! »

C’est pourquoi, à présent, elle aimait tant à être seule ; même les voisines se plaignaient d’elle, disant qu’elle devenait fière, mais c’est que j’ai quelqu’un qui me tient compagnie, et le temps passe bien trop vite pour que j’aille le perdre à bavarder, comme autrefois.

Jamais seule, et le temps s’en va ; déjà dix heures. Elle ôta son tablier, elle le pendit à un clou, alla faire un bout de toilette ; puis, s’étant enveloppée dans un châle, ayant noué autour de sa tête un fichu de laine noire à bord brun, elle partit pour la boutique, l’autre, pas celle de Martin, parce que Martin avait fait faillite, comme on a vu.

Il s’était mis à faire un grand soleil, où on voyait le chemin recouvert de neige gelée luire comme un chaudron bosselé ; des petites flammes pointues bougeaient partout à la pointe des pieux qui soutiennent les barrières ; les toits avaient une pente bleue, l’autre d’argent.

Elle vit qu’il y avait beaucoup de femmes autour de la fontaine, et cela l’ennuya un peu, parce qu’on allait l’arrêter, mais elle s’était déjà trop avancée pour pouvoir rebrousser chemin. Elle continua donc, allant à petits pas, précautionneusement ; dès que les femmes la virent venir, elles coururent à sa rencontre. Et elles lui racontèrent que Lude s’était sauvé.

Là était la grande nouvelle qui, tout le matin, avait circulé dans le village, d’où la raison de tout ce monde, et les femmes à présent entouraient Héloïse : pensez donc, il a disparu, sa femme le cherche partout ; et il paraît, à ce que dit Criblet, qu’il a bien fait de se sauver, ce voleur ; il allait la nuit déplacer ses bornes. Et Criblet prétend qu’il est possédé. Criblet dit qu’il sentait le soufre !

Ainsi allaient et venaient les paroles ; – ce fut la journée des évènements.

Mais, elle, parmi tout ce bruit, gardait son air de tous les jours. Notre raison de vivre est ailleurs, n’est-ce pas ? Elle se trouva donc bientôt avoir dépassé la fontaine ; la boutique n’était plus loin. Et Brouque, le marchand, avec sa grande barbe noire (un homme, lui, qui parlait peu et même, ce jour-là, il n’ouvrit pas la bouche), eut vite fait de lui peser son sel. Ensuite il y eut la farine. Cela fit deux paquets de deux livres chacun qu’elle serra dans son panier ; puis paya, puis sortit, et il faisait beau.

Les femmes discutaient toujours autour de la fontaine ; elle prit par la rue de derrière.

Là, tout était beaucoup plus calme ; on n’apercevait guère que les passants habituels. Il y avait d’abord quelques fenils, puis deux ou trois maisons d’habitation, puis la boutique de Branchu ; à cet endroit, la rue faisait un coude. Cette rue, elle aussi, était couverte d’une épaisse couche de neige gelée ; il fallait, là aussi, qu’Héloïse fît attention. Elle allait si lentement qu’une de ses amies, nommée Julie, n’eût pas besoin de se presser pour la rejoindre. Elles causèrent un instant.

– C’est quand même incroyable ! disait Julie, un homme à qui, jusqu’à présent, personne n’avait jamais rien eu à reprocher ! Un gentil garçon ! Qui était heureux, qui aimait sa femme ! À quoi est-ce qu’il peut bien avoir pensé ?

Héloïse disait : « Oui... oui... » ; elles se quittèrent. Mais, au lieu de rentrer chez elle, Julie resta sur le chemin.

« J’étais restée là, racontait-elle plus tard, parce que ça m’amusait de la voir marcher comme ça, et puis j’étais un peu fâchée. C’est cet air distrait qu’elle avait. Je pensais : « Comme elle est changée ! » N’est-ce pas ? On s’était connues toutes petites. Je me disais :

« On ne la reconnaîtrait pas ; quelle belle courge elle a sous sa jupe ! l’attache du tablier ne tient plus. » Et il gelait fort, n’est-ce pas ? C’est pourquoi elle allait doucement, levant un peu le bras pour garder l’équilibre. Il y en a qui mettent des pions de bas sur leurs souliers. Elle allait cependant, il s’est bien passé cinq minutes. Et c’est juste au moment qu’elle arrivait devant chez Branchu, je me rappelle tout, et même qu’elle avait tourné la tête pour regarder dans la boutique. C’est juste à ce moment ; elle s’est arrêtée. Elle s’est rejetée en arrière, comme si elle allait tomber sur le dos ; elle a jeté un grand cri. C’est un de ces cris, voyez-vous, qui ne vous sortent plus du tuyau de l’oreille. Je me suis mise à courir ; je l’ai trouvée qui se roulait par terre, en se tenant le ventre des deux mains... »

 

 

 

IV

 

 

Ils l’avaient étendue sur un brancard ; deux devant, deux derrière, un drap jeté sur elle, pesamment ils étaient venus. On l’avait mise dans son lit. On avait vite été chercher la sage-femme et le curé ; ils étaient arrivés trop tard. C’était un beau garçon pourtant.

Ils le regardaient, s’étonnant de le voir déjà si gros, si formé ; ils disaient : « Quel dommage ! un mois ou deux de plus, et on aurait pu le sauver. » Mais est-ce que vraiment on aurait pu le sauver ? il était déjà mort quand il était sorti du ventre de sa mère.

Heureusement qu’Héloïse n’en savait rien. Les soins des femmes, leurs voix, les tisanes, les linges chauds, aucune de ces choses ne parvenait plus jusqu’à elle. Elle était ailée ailleurs, elle était allée dans une autre vie ; quelqu’un avait eu pitié d’elle. Et maintenant elle riait, elle était gaie. Si bien qu’on se disait : « Tant mieux ! » et en même temps : « Comme c’est triste ! elle qui avait tant attendu et le bonheur venait enfin ! »

Il y avait partout des groupes arrêtés ; et on entendait :

– Impossible !

– J’ai pourtant des yeux, ou quoi ?

– Comment est-ce que ça s’est passé ?

– On n’en sait rien.

– C’était pourtant une femme robuste !

– Bien sûr.

– Elle n’était pas malade ?

– Jamais elle ne s’était mieux portée.

– peut-être que son panier était trop lourd... Ou bien elle s’est fatiguée ?

On hochait la tête, ce n’était pas ça.

Le boulanger Tronchet, tout petit et tout rond, roula hors de chez lui comme une boule blanche ; l’aiguille sur le cadran bleu marqua midi. On sonna la grosse cloche. Etienne, fils d’Etienne, petit-fils d’un troisième Etienne, était en ce temps-là sonneur ; les deux autres Etienne avaient été sonneurs. Petit-fils et fils de sonneurs, on a les cloches dans le ventre. Il sonna parfaitement bien. Il y avait une femme qui coupait dans un saladier des betteraves conservées, elle avait les mains toutes rouges. Elle cria quelque chose par la fenêtre à une voisine, laquelle lui cria des choses. Plus loin, sur un perron, au bas duquel un mulet est arrêté, cet homme, vu de dos, a une veste de laine. Et un grand malaise venait. Est-ce qu’on n’a pas remarqué pie ! vilain nuage est monté au ciel, il doit bien y avoir deux heures, et il continue à se tenir sur le soleil ?

Longtemps on a mis des chiffres sous des chiffres ; il faut bien pour finir qu’on fasse le total. Et, reprenant toutes ces choses une à une, ils commençaient à être effrayés, chacun faisant le calcul à part soi. Musy pendu, le pouce de Baptiste, les enfants atteints par le croup, les femmes tombées du haut mal, les bêtes qui avaient crevé, les garçons qui s’étaient battus, et Lude, à présent, et puis Héloïse : ça n’est quand même pas naturel !

On cherche à faire voir un cheminement qui se fait. Est-ce que vous sentez, quand vous respirez, parmi le goût frais de l’air, une fine odeur de vanille ? C’est l’odeur de la fumée du bois de mélèze. Il y a ce bois rouge dont on fait les crayons. Son principe résineux, en même temps que cette bonne odeur, étend subtilement au-dessus du village une espèce d’apparence bleue, où les toits peu à peu s’embrouillent, tandis qu’on voit bouger en haut des cheminées des espèces de petits drapeaux...

Joseph cependant était descendu. On avait été le chercher. Tout de suite il voulut le voir. On n’osait pas le lui montrer. Mais il se fâcha si fort qu’on dut céder finalement.

Il avait gardé son chapeau sur la tête, il sentait encore la forêt. Il ramenait l’odeur d’en haut, une odeur de mousse et d’écorce, et le froid d’en haut restait pris dans les plis de ses vêtements. Il s’approcha du lieu où on avait posé l’enfant, qui était couvert d’une toile. On souleva la toile.

Au bout d’un moment, il demanda :

– Est-ce que le curé est arrivé à temps ?

– Non, il n’est pas arrivé à temps.

– Alors, il est perdu pour le ciel.

Il parlait d’une voix sourde, il dit : « Pas même ça !... pas même ça !... » « Mon Dieu ! dit-il, pauvre petit ! » « Pauvre petit ! reprenait-il, quel mal est-ce qu’il a fait, quand même, pour qu’il soit tellement puni ? Ou bien est-ce nous qui avons péché ?... »

Mais il avait beau chercher, il ne trouvait pas quelle faute il avait bien pu commettre ; et on voyait son dos peu à peu s’affaisser, comme, quand survient le dégel, un talus qui s’éboule.

Il n’avait pas encore demandé des nouvelles de sa femme. Tout à coup, il dit : « Et, elle, où est-ce qu’elle est ? »

On le mena dans la chambre. Il n’avait pas franchi la porte qu’elle se mit à rire, mais on l’avait prévenu : « Elle a la fièvre, tu comprends ? »

S’il comprit, on ne le sut pas, il se tenait debout devant le lit. Elle ne le regarda point. Où elle regardait, c’était en dehors de ce monde. Le reflet de la fièvre était comme un petit trait blanc sur le globe de son œil. Il y avait déjà un long moment qu’elle ne bougeait plus ; ses bras étaient allongés de chaque côté de son corps comme s’ils n’étaient pas à elle. Elle ne parlait plus du tout. Et lui, alors, qu’est-ce qu’il allait faire ? Est-ce qu’il allait éclater en sanglots, est-ce qu’il allait se jeter sur elle ? allait-il lui prendre la main ? Il ne fit rien de tout cela. Il était venu, il la considéra, puis il dit : « Ce n’est plus elle. On me l’a changée. »

Puis, avec colère : « Qui est-ce qui me l’a changée ? cependant qu’il frappait du pied et ses mâchoires se serraient.

On l’avait pris par les épaules : « Joseph ! disait-on, calme-toi ! »

Mais il recommençait :

– Qui est-ce qui me l’a changée ? Qui est-ce qui me l’a changée ?

Il était revenu avec les autres dans la cuisine, on approcha un banc, il s’y laissa tomber. Il pendait là dans ses habits qui semblaient devenus trop larges. On lui parlait, il ne semblait pas entendre ; on l’appelait, il ne répondait pas. Le gros Hugues Communier s’approcha de lui, et, lui posant la main sur l’épaule :

– Voyons, Joseph, tu n’es pas un homme. Ta femme pourrait avoir besoin de toi.

Il leva vers lui deux yeux vides ; sa bouche resta fermée. Il haussa les épaules comme pour répondre :

« Qu’est-ce que j’y peux ? Moi non plus je ne suis plus rien. »

De sorte que le changement n’en fut que plus brusque, parce que tout à coup il dit :

– Écoute, Communier.

Il continua :

– J’aimerais bien savoir comment la chose est arrivée.

Communier fut tout content.

Il se mit alors à tout raconter, montrant comme quoi Héloïse était sortie de chez elle vers les dix heures, qu’elle avait une commission à faire, qu’elle s’était arrêtée à causer près de la fontaine, enfin tout ce qu’on a vu :

– Pour rentrer, elle a pris par la rue de derrière...

À cet endroit, Joseph leva la tête.

– Elle a causé de nouveau avec Julie. C’est tout de suite après que ça s’est passé...

– Où est-ce que c’était ?

– Juste devant chez le nouveau cordonnier.

Joseph s’était mis debout ; il dit : « Je savais bien » ; il n’avait plus rien de commun avec le Joseph d’un moment avant. Quelque chose s’était tendu dans sa figure, où les traits reprenaient leur place. Une rougeur lui vint aux joues ; ses yeux brillèrent :

– Je pensais bien !

Et, tendant la main, d’une voix forte :

– Nous sommes punis de ne pas l’avoir écouté plus tôt. Lui seul a vu la vérité. Et maintenant, pour notre malheur, il est mort...

Et, comme on lui demandait : « Qui ça ? »

– Luc, bien sûr

On n’avait pas compris tout de suite ; mais peu à peu on se rappela ce que Luc avait dit, quand il prophétisait ; qui sait s’il n’avait pas vu juste ? Ainsi va le progrès que c’est en un point, tout d’abord, que telle ou telle idée prend forme, mais l’exemple est contagieux. Déjà ils étaient six à la partager, cette idée ; c’étaient les six qui se trouvaient avec Joseph. Il y avait le grand Communier, Meyru, Brandon, Tonnerre, les deux frères Jan ; ils dirent à Joseph :

– On va avec toi !

– On sera calmes pour commencer, dit Joseph. Mais pour peu qu’il ne réponde pas comme on l’entend, pour peu seulement qu’il hésite...

Il n’alla pas plus loin, mais il leva le poing et on sentait en lui une résolution terrible...

C’est de cette façon que les sept hommes se mirent en route, pendant que les femmes continuaient de s’empresser autour de la malade. Ils n’eurent pas un long chemin à faire ; une centaine de mètres au plus. Ils allaient entre les petites barrières penchées des jardins, ils furent bientôt au tournant : la belle enseigne bleue et ses deux peintures se virent.

Joseph s’avança le premier ; Branchu était chez lui. Joseph heurta aux carreaux. Et les gens qui accompagnaient Joseph avaient un peu peur qu’il ne cédât trop vite à la colère et ne se laissât aller dès les premiers mots aux injures, peut-être même aux coups, mais là encore leur étonnement fut grand. Car Branchu avait tout de suite ouvert la fenêtre, demandant à Joseph ce qu’il désirait ; et voilà que Joseph ne sut pas que répondre.

C’est que tout était si calme dans la boutique ! Il y a là un homme qui est en train de cirer son ligneul ; il tourne vers nous une figure claire, il tourne vers nous les yeux de quelqu’un qui ne songe qu’à son travail. On heurte à sa fenêtre, il pose son marteau, il range son cuir sur une chaise : est-ce comme cela que se conduisent ceux qui ont quelque chose à se reprocher ?...

– Soyez assez bon pour entrer, disait Branchu à Joseph.

Puis, apercevant Communier et les autres :

– Et ces messieurs aussi, s’ils veulent bien me faire ce plaisir...

peut-être croyait-il qu’il s’agissait d’une commande. Joseph fut pris au dépourvu.

Il ne répondit rien, se contentant de secouer la tête ; et bientôt s’en revint, et les autres pareillement. Ils revinrent par la ruelle. Et, pendant qu’ils s’éloignaient, Branchu se tenait penché à sa fenêtre, l’air, lui aussi, de ne pas bien comprendre, l’air de se dire, lui aussi, que sans doute on s’était trompé.

Quatre heures sonnaient, dans du rose. Le gros nuage n’avait pas quitté le soleil. À mesure que le soleil s’avançait, il s’avançait pareillement et était dessus comme une paupière. Mais quelques-uns de ses rayons, qui dépassaient, avaient été frapper plus bas une brume amassée, d’où cette couleur partout répandue. Le grand clocher de pierre trempait dedans.

On voyait, derrière, une pente noire, dont le bout pointu, dressé dans le vide, surmontait de très haut le pays d’alentour ; à son sommet on apercevait une croix : c’est un vrai calvaire. Par les petits chemins qui y montent en serpentant, on imaginerait sans peine la foule des soldats, des curieux, et des Saintes Femmes. Mais il ne semble pas que Celui qu’elles suivent soit parmi nous, quoi que Lhôte puisse dire.

 

 

 

V

 

 

Cœurs abandonnés que nous sommes, il n’y a plus de Présence pour nous.

Il y a seulement cette rumeur dans le village ; il y a seulement que dans la maison de Joseph une lampe s’est allumée ; il y a seulement qu’Héloïse a toujours plus de fièvre ; il y a seulement aussi que maintenant Joseph est seul dans la cuisine, et il cède de nouveau sous le poids de son chagrin.

Il entend ce rire qui vient, et les femmes disent des choses ; on n’a pas pensé à entretenir le feu, le feu s’éteint.

Il a encore tenu bon pendant un moment, puis un picotement s’est fait sentir au coin de ses paupières, il a poussé deux grands soupirs.

Et les larmes enfin lui sont venues, – silencieuses larmes d’homme, qu’il ne pense même pas à essuyer, en sorte qu’elles lui coulent le long du visage, tombant une à une sur son pantalon.

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

I

 

 

Ce fut un peu après ce temps-là qu’Adèle, un matin, avait appelé sa fille (c’était la femme de ce Lude qu’on a vu qui s’était sauvé après avoir déplacé ses bornes) ; elle lui avait dit :

– Marie, est-ce que tu m’aimes ?

– Oh ! oui, maman, avait dit Marie.

Adèle alors avait voulu continuer, mais elle n’avait pas pu le faire tout de suite. Elle regardait devant elle. On aurait dit une vieille femme, bien qu’elle n’eût pas trente-cinq ans. C’est que le chagrin s’est logé chez nous. Et ce qu’elle avait maintenant à dire était quelque chose de bien difficile à dire, surtout à une petite fille qui n’a pas encore toute sa raison.

Il lui fallut donc réfléchir encore, faire un nouvel effort ; et puis :

– Eh bien, Marie, puisque tu m’aimes, est-ce que tu viendrais avec moi ?

– Oui, maman, dit la petite.

– Mais, je ne t’ai pas encore dit où on irait. C’est loin, tu sais ; c’est isolé. Tu ne pourras plus aller à l’école ; tu n’auras plus tes amies.

– Oh ! maman, disait-elle, tu es bien plus mou amie que toutes mes autres amies.

Elle s’était tournée vers sa mère, elle avait de très beaux yeux. C’était une petite personne soignée.

Adèle l’avait prise contre elle, l’ayant assise sur ses genoux ; quelle consolation c’est quand même ! On n’entendait rien qu’un craquement par intervalle comme si quelqu’un marchait sur le toit. C’était la neige qui commençait à fondre.

– C’est que, vois-tu, ma petite Marie, on ne va pas pouvoir rester ici plus longtemps. Alors j’ai pensé à notre petite maison de la montagne. On y sera loin et on y sera toutes seules ; mais, moi, je ne suis jamais seule quand je suis avec toi.

– Et moi non plus, maman, quand je suis avec toi.

Adèle l’embrassa longuement ; il semble qu’on ne va plus jamais pouvoir, tant c’est doux, ôter ses lèvres d’où elles sont. Il y avait toujours ce bruit qui se faisait entendre sur le toit et un paquet de neige en tombait par moment.

– Et père, est-ce qu’il viendra avec nous ?

– Oh ! oui, bien sûr qu’il viendra avec nous !

– Et quand est-ce qu’il viendra ?

– Pas encore, dit Adèle, parce qu’il est parti pour un grand voyage ; mais il nous rejoindra sitôt qu’il sera de retour.

Elle baissa la tête.

Il faut pourtant se contenir, il faut même paraître gaie : là est le plus difficile et le plus dur. Il était arrivé qu’après le départ de son mari, c’était sur elle qu’on s’était vengé. On lui disait : « Et ton mari le voleur, tu n’as pas de ses nouvelles ? » Beaucoup de personnes ne la saluaient plus. D’autres, au contraire, prenaient en lui parlant un air de fausse pitié, qui la faisait souffrir plus encore. Elle avait bientôt vu qu’elle ne pourrait plus y tenir.

Mais il n’y a point de vraie solitude pour le cœur, quand il s’est donné. Un trou se fait, l’amour le comble. Il répare à mesure les ruines, et remplit les vides à mesure ; un grand courage venait à Adèle, parce qu’elle avait accepté.

Elles eurent vite fait, à elles deux, de tout préparer pour le départ ; le lendemain, au petit jour, le mulet attendait devant la porte.

Dans un sac de toile grise étaient leurs provisions, dans un autre sac leurs habits ; en haut du bât, les pieds en l’air, elles attachèrent la marmite ; elles fermèrent la porte à clef.

Il faut bien regarder encore notre maison : Dieu sait quand on y rentrera. Adèle avait les larmes aux yeux.

– Ne pleure pas, maman, dit Marie.

Adèle sortit son mouchoir, puis prit le mulet par le mors ; Marie, elle, s’était chargée de la chèvre.

Elles avaient à traverser toute une bonne moitié du village ; elles ne rencontrèrent personne. C’était l’heure pourtant où d’ordinaire les gens sortent de chez eux, parce que la vie de chaque jour recommence : la rue était déserte, les portes restaient fermées. Elles allèrent. Elles furent vite dans les champs. Le chemin se mit à monter. Le mulet marchait sagement sous son bât lourdement chargé, entre les haies poudrées de neige, d’où on voyait, de temps à autre, un drôle de gros oiseau à tête rouge s’envoler.

 

 

 

II

 

 

Pour que le Président, qui était un homme prudent et soucieux de son repos plus que personne, se hasardât finalement à cette démarche, il fallut bien qu’il y fût forcé. Vers le milieu du mois de mars, le plus beau des chalets de la commune fut emporté par une avalanche ; quelques jours plus tard, le hameau des Essertes était tout entier détruit par le feu.

Le Président avait vu qu’on commençait à s’étonner de le voir rester sans rien faire, mais qu’est-ce qu’il y avait à faire ? Pourtant, comme on venait, et on lui disait : « On ne va pas pouvoir durer comme ça plus longtemps ! » il s’était décidé et, ayant réfléchi encore, il se rendit chez le seul homme qu’il pensât pouvoir leur être de quelque secours, c’est-à-dire chez le curé.

La cure était un gros bâtiment gris de trois étages qui se trouvait à côté de l’église ; un haut perron de granit à double rampe faisait avancement dans le milieu de sa façade nue. Et c’est comme le Président arrivait au bas du perron qu’une première chose survint, qui fut celle à quoi il s’attendait le moins : la porte d’entrée s’était ouverte, et qui est-ce qu’on vit paraître ? Branchu, Branchu lui-même ! Eh ! pas possible ! mais c’était bien lui. Il portait un gros paquet sous le bras.

Le Président s’arrêta net ; Branchu, lui, ne sembla aucunement embarrassé. Une belle gaieté restait peinte sur sa figure, il continuait de sourire, il tira au Président un grand coup de chapeau ; peut-être même bien, bavard comme il était, qu’il l’aurait abordé, si l’autre n’avait détourné la tête.

Et Branchu passa, et le Président monta le perron. Hélas ! il le fallait. Un large escalier voûté conduisait au premier étage. Lentement, marche à marche, le Président continuait de monter, essayant, tout en montant, de mettre un peu d’ordre dans ses idées, mais il n’y réussissait guère ; d’ailleurs, il n’en était déjà plus temps...

Le curé dut le faire asseoir, sans quoi il serait tombé. Était-ce la chaleur qu’il faisait, ou cette épaisseur de fumée ? Mais à peine s’il avait eu le temps d’apercevoir encore, sur la table en désordre, deux verres et une bouteille vides, puis tout s’était brouillé devant ses yeux.

Une grosse voix le fit revenir à lui :

– Eh bien, monsieur le Président, à quoi est-ce qu’on doit le plaisir de votre visite ?

Il n’y avait plus de verres, il n’y avait plus de bouteille ; il n’y avait plus rien que le curé et le curé le regardait.

C’était un gros homme à cou rouge et figure rouge :

large, vaste des épaules et du ventre et de tout, avec un penchant au vin et aux viandes plus qu’aux messes et aux prières ; – il regardait ce pauvre Président ; on sentait qu’il s’impatientait.

Une fois encore, il avait posé sa question ; l’autre ne répondait toujours pas. Il fallut qu’il fît un nouvel effort ; mais, quand enfin les mots lui vinrent, ils vinrent tous à la fois.

– Il faut que vous m’excusiez, monsieur le curé, mais c’est qu’on a tant besoin de vous, tant besoin de vous, monsieur le curé. On ne comprend pas ce qui nous arrive... Bien sûr qu’il y a eu des malheurs, mais enfin des malheurs, il y en a toujours. Non, ce n’est pas tellement ça que quelque chose, comment dire ? Comme une influence qui serait sur nous... Quelque chose comme une fièvre, qui fait que les bons deviennent mauvais et les mauvais pires encore. Et voilà que notre grand chalet des Entraigues a été emporté, voilà que les Essertes ont été détruites par le feu ; voilà qu’il meurt des hommes, des femmes, des enfants, comme jamais il n’en est mort ; voilà que toutes sortes de maladies qu’on n’explique pas se déclarent... Et de quoi, à présent, on a peur, c’est de l’avenir. Car tout n’est pas fini sans doute... On ne sait pas, c’est du pas naturel... Alors on s’est demandé, monsieur le curé, si vous ne viendrez pas nous aider, parce que...

Il n’alla pas plus loin.

– Tout ça ne m’étonne pas !

Le curé donna un coup de poing sur la table.

– Ces morts, ces deuils, ces maladies, que les maisons brûlent, que les bêtes crèvent, n’avez-vous pas tout mérité ?... Ah ! bien oui, par exemple, je vous conseille de vous plaindre ! (Il donna un second coup de poing sur la table.) Ne vous ai-je pas prévenus ? Des menteurs comme vous, des fornicateurs comme vous ! L’étonnant, c’est que la punition ne soit pas plus terrible encore. Il faut que le bon Dieu soit patient : plus que moi ! Et quand un malheur vous arrive, vous n’avez pas l’air de savoir pourquoi ?...

Il souffla brusquement, il se boucha le nez :

– Je dis que vous sentez mauvais, vous sentez le cadavre. Et, écoutez-moi bien, il n’y a qu’un remède, c’est de vous corriger... Que les menteurs cessent de mentir, les blasphémateurs de blasphémer... C’est simple ! comme vous voyez.

Et, éclatant de rire :

– Autant vouloir que les rivières remontent à leur source, que la neige tombe en été... Ah ! ton...

Il s’interrompit au milieu du mot, se rappelant un peu tard le respect qui est dû à l’habit qu’il portait : il se calmait d’ailleurs, il s’épongea le front ; il paraissait maintenant tout gêné ; le Président n’avait point bougé de dessus sa chaise. Et il y eut alors un instant de silence, à la suite de quoi le curé se leva. Il alla prendre son fusil dans un coin.

– Jetez-y un coup d’œil, monsieur le Président, c’est une belle arme... Ah ! c’est vrai, vous n’êtes pas chasseur...

Le Président s’était levé, lui aussi ; il secoua la tête.

– Un hammerless, un fusil de cinq cents francs ; je l’ai eu d’occasion. Regardez-moi ça !

Il le retournait dans sa main, et, faisant jouer le ressort :

– C’est aussi soigné de travail qu’un mouvement d’horlogerie, plus soigné de travail que mes paroissiens.

Et il rit encore une fois, d’un rire qui sonnait faux, pendant que le Président le considérait, n’y comprenant plus rien sans doute et gardant sur le cœur le poids de ces reproches que, personnellement, il n’avait pas mérités...

On a eu un bon mouvement, c’est ainsi qu’on vous en récompense ! Il se disait : « Une autre fois, je ne me dérangerai pas. »

Mais voilà que, comme il arrivait devant chez lui, la plus grosse des cloches laissa tomber un long coup sourd. C’est quand ils frappent avec le bout du battant contre le rebord de bronze. On dirait que la voix monte de tellement profond qu’elle a de la peine à percer. C’est comme un gémissement qui vient, puis un autre, encore un autre ; et ceux qui sont sur les chemins, ceux qui travaillent dans 11es bois, ceux qui arrachent les pommes de terre, ceux qui avec une petite scie à main sont en train d’abattre les haies, le berger qui garde ses chèvres, la vieille qui fait un feu de bois mort, tous : « Pour qui est-ce qu’on sonne ? » et ils se signent.

Boum !... Il y a quand même grande peine chez les hommes. Où qu’on soit, quoi qu’on puisse faire, on est en face de la mort. Elle ne permet pas qu’on l’oublie : qu’un instant on n’y pense pas, et elle se rappelle à vous.

Boum !... Mon grand-père et ma grand-mère sont morts, ma tante Fridoline est morte, mon petit frère Jean est mort, mon petit frère Pierre est mort, ma sœur Martine va mourir : moi aussi, je dois mourir.

Boum !... Seigneur, notre Dieu, protégez-nous dans notre affliction, sans vous on n’est rien, on a terriblement besoin de vous, Seigneur notre Dieu, dans notre misère, ayez pitié de nous, Seigneur.

Boum !... On ne m’avait pourtant pas dit qu’il y avait quelqu’un de si malade. Je n’ai pas vu passer le Saint-Sacrement. Est-ce peut-être pour le vieux Borchat ? On lui avait mis des sangsues.

Boum !... Il faisait un jour tout gris. Ils étaient une centaine d’hommes et une centaine de femmes, ils étaient tout noirs dans le blanc. Les hommes allaient devant, les femmes suivaient. Il y avait sur la bière un drap noir à ornements d’argent, qui étaient des têtes de mort au-dessous de deux os croisés, et les porteurs marchaient au pas afin d’éviter les secousses. Ils montèrent la rue du village, ils passèrent devant la fontaine. On voyait pendre au bord des toits comme des barbes de glaçons. Le grand tilleul qui n’avait plus de feuilles semblait un arbre en fil de fer. On n’entendait point d’autre bruit que celui de ces gros souliers ferrés rabotant ensemble la route gelée et l’éclatement lourd des coups de la grosse cloche, sous lesquels, par moment, tout était écrasé. On tourna la nef, on arriva devant la grille du cimetière. Elle surmonte un petit mur. À des croix de bois peintes en bleu, sont pendues des couronnes de perles, avec un verre bombé sous lequel on voit un bouquet, une inscription, deux mains qui se serrent. On suivit l’allée du milieu. Joseph marchait au premier rang. À ce moment déjà, on dut le soutenir. Mais, quand le trou fut là, ce fut bien autre chose encore : deux hommes le prirent chacun sous un bras...

Est-ce qu’on est seulement entré à l’église ?... il ne sait plus rien, il ne sent plus rien. Ils étaient deux hommes à le tenir ; il flottait entre eux comme un arbre scié au pied. Tantôt il penchait de côté, tantôt il tombait en avant. Mais il était solidement tenu, en sorte qu’il assista à tout. Et il lui fallut assister à tout. Il vit descendre son passé, son espoir, sa raison de vivre ; mon Dieu ! est-ce possible, c’est les entrailles qu’on m’arrache, c’est le cœur de mon cœur, la pensée de ma pensée. Elle était ma seule vendange, la seule richesse de mon grenier... Il s’était mis à plaindre, comme si on lui fouillait dans le ventre avec un couteau. Pauvre ! c’est Joseph Amphion : un enfant lui était promis, l’enfant est mort, sa femme est morte. Mais c’est aussi qu’il s’était mis à réfléchir, et il recommençait en lui-même : « Est-ce que j’ai toujours été bon pour elle ?... Est-ce que j’ai toujours été avec elle comme je lui avais juré d’être, lui ayant passé l’anneau au doigt, certain jour ? Et encore, quand elle se débattait dans son lit, et moi, injustement, je disais : « Ce n’est plus elle ! » peut-être que, si j’étais venu et si je l’avais embrassée, elle aurait été délivrée par l’opération de l’amour... Elle m’aurait reconnu ; elle m’aurait dit : « C’est toi ! » ô meilleure que moi, toute belle, – et je ne l’ai pas fait, et la voilà qui s’en va !… C’est ma faute, c’est ma faute à moi !... » Les mottes tombèrent sur la caisse, on l’emmena.

Et les autres s’en allèrent derrière lui, rentrant chez eux, mais ils n’étaient guère moins misérables. Ils ne disaient rien, ils n’auraient pas pu. La cloche s’était tue, un grand silence régnait. Sous l’ombre du ciel qui pendait très bas, et enveloppait le village, comme pour montrer à l’avance l’isolement où il allait entrer, ils revenaient par petits groupes ; et, arrivés devant chez eux, courbant la tête, s’enfonçaient sous la porte basse comme la bête dans son trou...

 

 

 

III

 

 

Ils ne pensaient pourtant pas que les choses iraient si vite. Quinze jours, tout au plus, qui passèrent encore, et trois femmes, trois jours de suite, furent frappées de la même façon qu’Héloïse : les trois fois, Branchu était là. Ce fut ensuite le tour d’Herminie.

Ils étaient une dizaine d’hommes arrêtés au bout de la rue, quand cette pauvre Herminie arriva ; il se trouva qu’au même instant Branchu sortit de chez lui. Il semblait ne plus se cacher. Il se tourna vers Herminie. Il avait les mains dans les poches, il souriait drôlement. Ils ont dit depuis que ses yeux avaient changé de couleur. Ce qui est sûr, c’est que c’est juste dans le temps que son regard se posait sur Herminie qu’elle sentit cette douleur ; et elle cria elle aussi, elle leva les bras elle aussi ; puis elle s’abattit, comme si ses jambes fondaient sous ses jupes. L’autre alors se mit à rire (à ce qu’on raconte), et il dit tout haut (à ce qu’on raconte) : « C’est la cinquième, ça va bien !... »

L’étonnant est que les hommes n’eussent point pensé à se jeter sur lui tout de suite, mais tout se passa si rapidement qu’ils furent pris au dépourvu. Branchu put disparaître tout à son aise.

Peu à peu, cependant, tous ceux qui, dans le village, n’avaient pas encore pris son parti (et c’était le plus grand nombre) se mettaient en mouvement. On commença par porter Herminie chez elle ; quatre des hommes qui étaient là y avaient suffi ; les autres couraient de rue en rue, et ils s’arrêtaient à chaque porte, heurtant ou l’ouvrant toute grande et criaient : « Venez-vous ? » À quoi on répondait : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Mais les autres étaient déjà repartis. Le rassemblement se fit sur la place. Ils s’étaient armés de tout ce qui leur tombait sous la main. Les uns avaient empoigné une fourche, d’autres un manche d’outil ; certains s’étaient munis de leur fusil de chasse, certains brandissaient une faux ; et, de tous les côtés, une rumeur montait, comme d’un torrent sur les pierres.

Quelques-uns arrivaient encore ; ils demandaient :

– Qu’est-ce que c’est ?

Et la nouvelle était une fois de plus commentée ; des bras se levaient, des têtes étaient secouées ; et plusieurs éclataient de rire, dans leur rage, parce qu’on pensait : « Comment a-t-on pu se laisser faire, comment n’a-t-on pas deviné plus tôt ? Pauvres femmes ! un rien de plus, et elles y auraient toutes passé ! »

Ils ne cherchaient point d’ailleurs à connaître, malgré l’inouï de la chose, de quels moyens Branchu avait pu se servir pour en arriver à ce résultat : supprimons-le d’abord, se disaient-ils, là est le vrai. C’est la raison pour quoi ils s’étaient rassemblés, et en si grand nombre. Mais, contre un homme de cette espèce, plus on est nombreux, mieux ça vaut. Pour finir, la place de l’Église se trouva trop étroite. Il ne leur manquait plus qu’un chef ; par bonheur, le grand Communier les dépassait tous de la tête, c’est ce qui fit qu’on s’adressa à lui : « Est-ce qu’on y va ? Allons, décide, c’est toi qui commandes ! » Et le grand Communier, bien que pris au dépourvu, leva le bras ; tous se turent :

– On va d’abord aller voir s’il n’est pas chez lui.

Cette fois, tout s’ébranlait ; une bande prit par la rue, l’autre par derrière les maisons : quel bouleversement c’était ! Il n’y avait pas que les hommes dans la force de l’âge : même les trop vieux, les infirmes, même les femmes et les enfants, tout coulait dehors, criait aux fenêtres, appelait en haut des perrons. Il y avait aussi des filles qui riaient parce qu’elles étaient à l’âge où on s’amuse de tout ; on voyait leurs jupes troussées découvrir, sur leurs gros mollets, des bas de laine de toutes les couleurs.

Communier avait heurté à la porte de Branchu ; il dit : « Y a-t-il quelqu’un ? », il avait empoigné son fusil par le canon, il se mit à donner des coups de crosse dans la porte.

Et maintenant ils étaient deux ou trois à cogner, et alors ça ne traîna guère, car déjà la porte cédait. Ils se précipitèrent tous à l’intérieur de la maison. Point de Branchu, d’ailleurs, mais ça ne faisait rien. « Allons-y quand même ! » Ils y allèrent. Les vitres volèrent en éclats. On vit la belle enseigne, avec ses deux peintures, se mettre à pendre par un bout, puis elle se fendit en deux sur le pavé. D’autres attaquaient d’en dessous, avec une perche, la toiture : les lourdes dalles d’ardoise dont elle était recouverte dégringolèrent, les chevrons se montrèrent à nu.

À la fenêtre d’une maison voisine, un petit vieux criait : « Malheureux ! qu’est-ce que vous faites ? » C’était le propriétaire, personne ne l’écoutait.

Il put crier tant qu’il voulut : jamais ouvrage ne s’était fait si vite, on n’avait jamais vu de si bons ouvriers. Ils ne se reposèrent point qu’ils n’eussent mené à bien leur tâche, quoique à bout de souffle et tout en sueur ; mais, même ce tas de débris, il leur fallut le travailler encore, et ils se démenaient dessus, le piétinant et le repiétinant.

C’est que nous sommes heureux de sentir notre force. On s’est moqué de nous : montrons, cette fois, qui on est. Et ils retournaient à ces ruines, comme pour les ruiner davantage, dispersant les décombres à coups de pied tout autour d’eux.

Ensuite il y eut retombement, parce qu’ils ne savaient plus que faire ; et puis la fatigue venait.

On résolut d’aller fouiller les bois au-dessus du village, où on pensait que l’homme s’était réfugié ; mais ils n’étaient plus si nombreux, et l’élan qu’il faut leur manquait.

Ils s’engagèrent sur la pente qui domine le village, y cherchant des traces de pas. Ils n’en aperçurent aucune, bien qu’elles dussent se voir de loin, dans tout ce lisse, tout ce blanc. Et, sur les chemins où il y en avait, là il n’y en avait que trop, et trop embrouillées pour qu’il fût possible de s’y reconnaître. Ils poursuivirent donc au hasard, les uns sur un des chemins, les autres sur l’autre, et arrivèrent presque en même temps à la forêt. À cet endroit, les chemins se perdirent. Ils eurent beau battre les buissons, nulle part ils ne découvrirent rien qui pût seulement indiquer que personne eût pris de ce côté-là. De temps en temps, un gros oiseau, gris de plumage, montait lourdement vers le couvert des branches enchevêtrées formant plafond, où il se heurtait, éperdu ; ils firent aussi lever un lièvre, qu’ils ne réussirent même pas à attraper. À part quoi, rien, mais rien du tout, et autour d’eux, plus ils montaient, plus s’accumulaient en masses carrées, qui allaient se superposant, comme pour leur fermer le passage, toutes ces apparitions blanches qui avaient été des troncs abattus, des buissons, des blocs de rocher. L’après-midi s’avançait, bientôt ils perdirent courage. Et, quand la première forêt fut traversée, après quoi vient une sorte d’étage plat, et qu’ils s’y furent rassemblés, et se furent comptés aussi, il devint évident qu’ils ne seraient jamais de force à aborder l’autre forêt qui se levait plus en arrière, plus raide celle-ci, plus redoutable encore, et immédiatement adossée aux rochers.

Ils piétinèrent un moment sur place ; quelqu’un dit : « Si on veut être rentré avant la nuit, il ne faut pas tarder plus longtemps. »

 

 

 

IV

 

 

Du café chaud les attendait, on avait allumé des grands feux dans les cuisines ; ils s’assirent devant le feu ; une vapeur montait de leurs habits qui séchaient.

Ils disaient :

– On a fait ce qu’on a pu.

On disait :

– C’est sûr, il y a un sort.

Et on se parlait à l’oreille, vu que c’étaient des choses dont on n’ose pas parler tout haut.

Toutefois, il y avait aussi des choses dont on osait parler tout haut ; c’est ainsi que le bruit courait que personne n’avait vu Lhôte depuis que Branchu avait disparu.

Il se trouvait qu’on disait vrai ; Lhôte n’était pas rentré chez lui de tout le jour, et dans le soir venu la vieille Marguerite, sa mère, se rongeait le cœur à l’attendre. D’ailleurs tout ce qui venait de se passer l’avait jetée dans un grand trouble, parce que, elle, elle avait été guérie par cet homme, et elle était au seuil de la mort quand cet homme était venu, qui n’avait eu qu’à la prendre par la main pour la ramener à la vie : alors, c’est quand même une dette ; on donnerait tout ce qu’on a qu’on ne pourrait pas la payer : et voilà maintenant qu’ils disent que c’est un méchant homme ; voilà que maintenant ils ont tout cassé chez lui et ils lui ont couru après.

Elle était seule, elle écoutait : des bruits venaient encore du village, bien qu’il fût déjà tard, mais personne ne semblait vouloir aller se coucher, ce soir-là ; c’était comme une autre nuit de Noël, une fausse nuit de Noël. Minuit sonna, elle attendait toujours, des gens continuaient d’aller et de venir devant sa porte ; on entendait causer dans les maisons voisines ; et, redressant péniblement sa tête (assise ainsi devant le feu, dans son vieux corsage noir plat et sa grosse jupe à beaucoup de plis), toutes les fois qu’un bruit de pas ou une voix se faisait entendre, elle se disait : « Est-ce lui ? »

Lhôte ne venait toujours pas. C’est ainsi que peu à peu tout redescendit au silence, parce qu’une heure avait sonné et deux heures allaient sonner.

Elle était entrée dans sa chambre, elle avait commencé à se déshabiller. Il lui sembla alors qu’une main tâtonnait au trou de la serrure. Elle prêta l’oreille ; en effet, quelqu’un avec une clef devait chercher à ouvrir la porte d’entrée, et c’était une très vieille serrure compliquée, avec un loquet à secret. Il y eut pourtant pour finir le craquement qu’elle attendait. Alors elle n’hésita plus ; à moitié déshabillée, elle courut à la cuisine. Juste au moment qu’elle y arrivait, la porte lentement s’ouvrit (et elle ne grinça point, la porte) ; elle vit entrer son fils. Ayant levé la main, il lui fit signe de se taire.

Lhôte avait refermé la porte avec les mêmes précautions qu’il avait prises pour l’ouvrir, il s’était avancé et, avant qu’elle eût eu le temps d’ouvrir la bouche :

– Mère (il parlait très bas et très vite), prépare-moi du pain, du fromage, de la viande séchée, une bouteille de vin. Donne-moi aussi des couvertures, mère, les plus chaudes, celles qui sont dans mon lit...

Elle ne fit attention qu’à sa dernière phrase, elle dit :

– Et toi ?...

Il reprit, sans répondre :

– S’il te plaît, dépêche-toi, parce qu’il est déjà tard et la nuit sera bientôt passée...

Et, comme elle ne bougeait toujours point, il alla lui-même ouvrir le râtelier et prenait, dedans, les provisions mises de côté sur des assiettes...

– André !

Il se retourna.

– André, tu es mon fils, dis-moi tout...

Il lui demanda :

– Quoi te dire ?

Elle dit :

– Me dire à qui...

Il répondit :

– Est-ce bien vrai, mère ? tu n’as pas encore compris ?

Il s’était redressé ; elle voyait ses beaux grands yeux noirs briller à la lumière de la chandelle. Elle voyait que c’était son fils, qu’il était grand, qu’il était beau. Elle voyait que ses habits étaient trempés ; de la neige fondue pendait en gouttes après sa barbe.

Elle courut à lui, elle le prit par le cou :

– André, rappelle-toi, on a toujours vécu ensemble ; il fait froid dehors, tu seras malade. Reste avec moi !

Elle recommença :

– Il ne saura rien...

Elle continua :

– Et puis ils disent que c’est un méchant homme.

Mais il l’avait repoussée durement, il avait haussé la voix :

– Mère, toi aussi, rappelle-toi ! Quand ils t’avaient couchée sur ton lit, rappelle-toi, et qu’ils disaient : « Elle est perdue. » Ça n’est pas bien vieux, mère ; moi, je n’ai pas oublié...

Elle avait laissé retomber ses bras, elle ne disait plus rien.

Il reprit : « Faisons vite ! » À peine si elle pouvait se tenir debout. Il avait été prendre un panier : il y mit tout ce qu’il fallait en fait de provisions, le pain, la viande, le fromage, plia dessus les couvertures ; et elle, pendant ce temps vainement, elle s’agitait : ses mains étaient trop hésitantes, elle ne faisait que le gêner.

Il n’en était pas moins prêt. Il se dirigea vers la porte. Et, comme il sortait :

– Je reviendrai la nuit prochaine ; tâche que je n’aie pas besoin d’attendre, cette fois.

Il était déjà loin quand elle s’aperçut qu’il ne l’avait pas embrassée.

Il revint comme il avait dit. Il y eut trois nuits qui passèrent. Il y eut une quatrième nuit qu’il gelait plus fort que jamais et une grosse toux grinçait dans sa poitrine. Elle n’y put plus tenir, elle se disait : « C’est à cause de cet homme : peut-être qu’il va mourir à cause de cet homme. Et il est vrai que cet homme m’a guérie, mais, s’il devait en être ainsi, il aurait mieux valu qu’il m’eût laissée mourir. » On ne partage pas son cœur en deux comme une pomme ; elle vit qu’il lui fallait le donner tout entier. Elle vit aussi à qui elle allait le donner. Et c’est ainsi que, cette quatrième nuit, elle suivit son fils et connut le lieu où il se rendait, – marchant secrètement derrière lui au clair de lune.

Elle redescendit, elle n’eut qu’à aller trouver Communier. Elle lui dit : « C’est seulement à la condition que, si mon fils était avec lui, vous ne lui fassiez pas de mal, à mon fils, parce qu’il n’a jamais eu de mauvaises intentions, et cet homme l’a trompé. »

 

 

 

V

 

 

Le jour parut comme ils étaient déjà en route ; ils s’étaient partagés en deux troupes, de manière à cerner l’endroit où Branchu s’était réfugié.

D’après ce que la vieille Marguerite avait dit, c’était dans une épaisse haie en haut d’un champ nommé les Moilles ; et un peu au-dessous commence une côte rocheuse, qui dégringole à pic vers la vallée.

Il faisait un gros brouillard. À peine s’ils s’apercevaient d’un rang à l’autre, et le rang qui allait devant semblait, pour celui qui allait derrière, comme sa propre ombre qui le précédait. Mais ils ne songeaient qu’à pouvoir s’approcher de l’homme sans être découverts, et cette force de brouillard, quoique pas commode pour se diriger, les servait mieux que le plus beau soleil. Ils s’appliquaient à ne faire aucun bruit. Heureusement qu’il y avait de la neige : on est dedans comme dans du coton, on est dans la ouate, on est dans de la plume ; et, jusque parmi les rocailles, c’était silencieux au-dessous d’eux et autour d’eux, comme pour qui va tirer la perdrix (cette perdrix de chez nous, qui est la rouge, qu’il faut surprendre). Ils avaient leurs bâtons, leurs fourches, leurs manches de fourches ; ceux qui avaient des armes à feu, Communier leur avait dit : « Bien sûr que, s’il se sauve, vous lui tirerez dessus. »

Ils étaient cependant arrivés à la côte, ils l’avaient prise de flanc. Par-ci, par-là, la neige n’avait point tenu ou s’était éboulée, en sorte qu’ils marchaient sur le sol gelé. Il fallait faire attention, vu l’escarpement de l’endroit. Mais ils avaient le pied montagnard, puis ce n’était pas la première fois qu’ils couraient les pentes l’hiver : il faut bien aller faire le bois, plusieurs aussi étaient chasseurs. Et, étant arrivés au-dessous du lieu où, d’après ce que la vieille Marguerite leur avait dit, l’homme se tenait caché, ce champ nommé les Moules, qu’ils n’apercevaient pas encore, parce que la crête le leur masquait, ils se mirent à grimper droit devant eux.

À ce moment, le vent commença à souffler. Il se fit comme des cavernes dans le brouillard. Elles se creusèrent, elles s’élargirent. Bientôt, les voûtes commencèrent à céder. Ce qui semblait fait d’un seul bloc apparut composé de gros moellons qui chancelèrent ; les masses jouaient les unes sur les autres ; finalement, tout s’écroula.

Rien ne pouvait être plus contrariant pour eux, comme ils virent ; vite, ils s’étaient baissés et c’est en se tenant baissés qu’ils franchirent ce dernier espace. Tout à coup, en effet, un grand rayon de soleil vint, qui les frappa sur le côté. Ils tendirent le cou, ils regardèrent. Ils ne furent pas surpris de voir que le pré des Moules s’offrait tout entier à la vue, et également les bois au-dessus, où il y avait seulement (restes du brouillard disparu) comme des coussins posés çà et là. Mais où leurs regards s’arrêtèrent surtout, ce fut sur la haie en face d’eux, une haute haie épineuse, qui s’allongeait tout en travers du champ. Elle s’adossait à un talus. C’était la hauteur même de ce talus qui la faisait paraître si haute. La neige dont elle était couverte avait fait ployer les branches d’en haut qui surplombaient à la façon d’un toit : il y avait dedans des espèces de niches. Et, devant l’une d’elles, la neige était foulée.

Ils surent tout de suite ce que cela signifiait ; ils se mirent à courir, se déployant en un grand demi-cercle, tandis que l’autre troupe apparaissait à la lisière de la forêt. Rien cependant ne bougeait dans la haie. Et voilà, dans la haie, dont les branches entrelacées faisaient penser aux mailles d’un panier, il y avait comme une chambre ; et dedans Branchu, et Branchu dormait.

L’occasion était trop belle. Ils se dirent : « On lui réglera son compte plus tard : contentons-nous pour le moment de l’empêcher de se défendre. » Ils vinrent, ils s’approchèrent encore ; trois des plus courageux se jetèrent alors sur Branchu, l’un l’empoignant par le cou, l’autre par les bras, le troisième par les jambes ; on leur tendit des cordes, une bousculade se fit : déjà Branchu avait été tiré de sa cachette et, tandis qu’un des hommes le maintenait sous son genou, les autres lui attachaient les mains et les pieds.

Il n’avait nullement semblé, d’ailleurs, avoir pensé à s’enfuir, ni à se défendre : il ne s’était même point débattu ; couché maintenant sur le dos, les bras noués à la ceinture, il regardait autour de lui en souriant.

Pour eux, qui le tenaient, ils ne s’en inquiétaient guère. Qu’il sourie ou non, qu’il ait cette figure-là, ou une autre, peu nous importe, l’important est qu’on l’ait pris. Une grosse gaieté leur était venue ; ils se pressaient autour de l’homme, se moquant de lui bruyamment. Ils disaient : « Il faut que ce soit beau, on va lui faire cortège. Communier, tu n’es plus le chef, laisse-lui le commandement ! » Et voilà qu’ils se rangeaient déjà deux par deux sur le chemin. Un vide fut laissé au milieu de la colonne, on amena Branchu, voilà bien où était sa place, parce que, nous qui allons devant, nous sommes là pour l’annoncer, et, ceux qui viennent derrière, lui font escorte, comme à un Roi.

Roi de malheur, on t’a en notre pouvoir, maintenant ! On l’apporta, ils éclataient de rire, on voyait ce paquet qu’on se passait à bout de bras, puis deux des hommes l’assirent sur leurs épaules.

Il fut là comme sur un trône, qui est bien la place d’un Roi. Le cortège se mit en route. Ils allaient deux par deux sur le chemin pas encore battu, mais où, à cause de leur nombre, ils s’ouvraient passage sans peine ; au-dessus de leurs têtes, leurs bâtons se dressaient, et les canons de leurs fusils ; des cris, des rires montaient de la colonne ; des plaisanteries étaient envoyées, passaient de rang en rang, étaient renvoyées ; et autour d’eux, par tout l’espace, brillait en longs reflets le grand blanc de la neige, toute découlante d’un miel de soleil.

Même le soleil qui est de la fête et notre Roi est avec nous ! On le porte, parce que les Rois sont toujours portés, les Rois ne quittent pas leur trône ; on lui tressera une couronne, on lui mettra en main le bâton de commandement. Ils continuaient de parler beaucoup, ils n’en avançaient pas moins vite. Et bientôt le village fut en vue, qu’on découvrit, du haut de la dernière pente, tout pelotonné dans son creux, comme un petit chat qui a froid.

Tout de suite, le cortège avait été aperçu ; tout de suite les gens accoururent. Une vieille femme allait devant eux. Malgré la peine qu’elle avait, toute raidie par l’âge et voûtée et boiteuse, elle les avait devancés et, seule, s’arrêtant au milieu du chemin :

– Est-ce qu’il est avec vous ?

Ils s’avançaient toujours ; ils faisaient tant de bruit qu’on n’entendait pas ce qu’elle disait. Mais ils avaient tout de suite reconnu la vieille Marguerite, et, qui elle réclamait, ils ne furent pas longs, non plus, à s’en douter.

– Non, crièrent-ils, on ne l’a pas vu.

Ils n’étaient plus qu’à quelques pas d’elle ; elle leva les bras : « Alors à quoi a-t-il servi… et elle secouait la tête, à quoi a-t-il servi que j’aie trahi celui qui m’a guérie, si mon fils n’est pas retrouvé ? »

Puis, changeant de ton, et tendant les mains : « Ah ! mon Dieu ! c’est lui qu’ils amènent ! » Elle le regarda, elle le vit qui était porté : « Quel mal vous a-t-il fait ? » cria-t-elle encore, puis elle s’élança comme pour le leur arracher des mains.

Mais déjà ils l’avaient écartée. On l’entendit qui sanglotait ; ses sanglots furent étouffés. La foule en effet s’était rapidement accrue, des cris en venaient maintenant, et, en réponse, de la colonne d’autres cris s’élevaient, avec toujours ces mêmes rires : « C’est notre Roi qu’on vous amène, honorez-le comme on doit à un Roi ! »

Une femme sortit de la foule qui faisait la haie ; elle lui cracha au visage. Une autre femme vint.

Une troisième femme vint et elle lui cracha au visage.

Les porteurs le laissèrent descendre un peu, de façon qu’il fût à portée, et encore des femmes vinrent et elles lui crachèrent au visage.

Ils arrivèrent aux premières maisons, dont était celle de Joseph. Joseph sortit de chez lui, il tenait à la main une branche d’épines ; il frappa l’homme en pleine face et si fort que le sang coula.

Ils entrèrent dans la rue qui tourne, ils passèrent devant la fontaine ; ils montèrent un peu, ils arrivèrent sur la place, elle était couverte de monde. Il n’y avait plus de cortège, la foule l’ayant débordé ; on aurait dit, entre les toits, comme une rivière de têtes qui aurait coulé en tous sens. Et de même qu’un tronc qui se dresse, tenu debout par la violence du courant, on en voyait sortir le haut du corps de l’homme avec son visage souillé, ses yeux qui pleuraient du sang.

Les gens qui étaient sur la place, le voyant venir, crièrent :

– Qu’est-ce que vous allez lui faire ?

La réponse fut :

– On va lui couper le cou.

Les gens qui étaient sur la place :

– Et avant, qu’est-ce que vous allez lui faire ?

– On lui arrachera les ongles des mains et des pieds, on lui crèvera les yeux, on lui coupera la langue, on lui enfoncera un fer rouge dans les oreilles...

– Mais encore ? demanda quelqu’un.

Une voix dit :

– On le clouera par les mains et par les pieds à une porte de grange, comme une chouette.

– C’est ça, clouons-le

Des filles étaient debout sur le banc qui entourait le tilleul, des gamins avaient grimpé jusque sur les fenêtres de l’église ; les filles se prenaient la tête dans les mains, les gamins se penchaient en avant pour mieux voir. Un grand mouvement en rond se fit, au milieu duquel on voyait Branchu tourner rapidement sur lui-même. Il pencha, il se redressa, il pencha de nouveau, disparut. À ce moment, deux hommes fendirent la foule : l’un tenait une sorte de long bâton pointu, l’autre un marteau de forgeron. Et un mouvement de recul se fit (après ce mouvement en rond), parce qu’on s’écartait de devant eux ; ainsi un cercle se forma autour de la place où était Branchu, qui continuait d’être caché.

L’homme au bâton leva son bâton.

On cria :

– Alors est-ce vrai ?

On répondit :

– Bien sûr que c’est vrai.

Déjà le bâton s’était abattu, il s’abattit de nouveau.

On recommençait :

– Ils vont l’assommer d’abord...

– Que non ! cria quelqu’un, clouez-le vivant !

Et de nombreuses voix :

– Oui, clouez-le vivant !

– Comme une chouette !

– Comme un mauvais oiseau de nuit !

L’homme qui tenait le marteau se mit à rire, ouvrant la bouche toute grande ; on n’entendit pas son rire. On tâchait toujours de voir, on continuait de ne rien voir, sauf que Branchu était traîné. Il y avait dans le mur de l’église cette porte peinte en bleu. L’homme au marteau était monté sur les épaules d’un de ses voisins. On vit une sorte de paquet gris être difficilement soulevé, qu’on appliqua contre la porte ; puis un second homme fut hissé sur des épaules ; celui-ci tenait un couteau. Tout se tut. L’homme leva son couteau, coupa les cordes du bras gauche, coupa celles du bras droit ; la tête de Branchu pendait. Et voilà qu’à présent ils lui écartaient les bras, voilà que le marteau se levait pour enfoncer les clous...

Mais alors il y eut ce rire ; et on ne sut plus ce qui arrivait.

À peine si on eut encore le temps de voir que Branchu avait relevé la tête (en même temps il avait été lâché, en même temps l’homme au couteau et l’homme au marteau avaient sauté à terre) : et déjà la place était vide, les rues à leur tour se vidaient ; partout on entendait les portes se fermer.

Plus rien que ce rire, qui était venu ; – après quoi il n’y eut plus qu’un grand silence.

Un grand silence, et la place était vide, et au milieu se tenait l’Homme : il se tenait debout sur ses deux pieds dans le soleil ; les cordes qu’on lui avait nouées autour du corps et des jambes étaient tombées ; il avait le visage net de toute trace de souillure ; une fraîcheur de teint, comme à quelqu’un qui vient de sortir de son lit, ornait ses joues, ornait le dessous de son œil ; ses vêtements étaient parfaitement en ordre, sans une tache, sans une déchirure ; – et donc l’Homme se tenait debout sur la place et l’Homme riait, en regardant tout autour de lui.

Ensuite, il se mit à bourrer tranquillement sa pipe ; il bourra sa pipe, il l’alluma.

Mais quelqu’un arrivait en courant par la rue de derrière :

– J’ai tout vu, et je suis venu.

Et, se prosternant devant l’Homme :

– Ils t’ont craché à la face, ils t’ont battu d’épines...

De plus en plus Lhôte baissait la voix :

– Et ils ont voulu te crucifier, mais ta puissance s’est révélée à eux, parce qu’il est écrit : « Il révélera sa puissance... »

L’Homme s’était mis à le considérer, sans rien dire, soufflant par moment devant lui une bouffée de fumée bleue. Et celle qui devait venir eut ainsi le temps de venir aussi.

C’était la vieille Marguerite, parce qu’elle avait guetté son fils ; et maintenant elle arrivait, disant :

– Fais de moi ce que tu veux ; je crois ce que tu crois, j’aime qui tu aimes...

Elle vint ; elle se jeta à genoux.

Mais Lhôte s’était redressé :

– Va-t’en ! je ne te connais plus.

Elle tomba, la face dans la neige.

Alors un ricanement se fit entendre, suivi d’un crachotement et d’une petite toux ; on vit que c’était Criblet, surnommé Serpent, qui fut le troisième et dernier.

Il n’allait pas droit, lui, parce qu’il n’allait jamais droit.

– Que tu sois Jésus ou le Diable, peu m’importe ; mais je sais qu’avec toi on sera mieux soigné qu’ailleurs...

Il voulut lever le bras et ne le put, car il serait tombé ; il toussa de nouveau, il s’essuya la bouche :

– Et tu m’as fait déjà gagner cent francs ; alors... alors, je me suis dit que tu m’en ferais bien gagner autant une autre fois.

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

I

 

 

L’homme avait été se loger à l’auberge, que Simon, sa femme et toute la famille avaient quittée en grande hâte dès qu’ils l’avaient vu approcher.

L’auberge comprenait quatre chambres, outre la salle à boire, une grande cuisine et la cave, qui était pleine.

On comprenait assez Criblet. Le boire, maintenant, ne lui coûtait pas cher, le coucher guère plus, le manger pas davantage. Il avait à sa disposition deux ou trois caisses de macaronis, un sac de riz, un tonneau de harengs, des saucisses et des jambons en quantité dans la cheminée ; il avait été aussi faire le tour de la cave, et avait tapoté l’un après l’autre les tonneaux ; alors il avait paru rassuré.

Ils menaient joyeuse vie, ils n’étaient encore que les trois, l’Homme, Lhôte et lui. L’Homme paraissait tout content, Lhôte ne disait pas grand-chose ; Criblet, lui, s’occupait à sa façon. Il descendait avec son litre vide, il remontait avec son litre plein ; il allait s’installer près de la fenêtre : dix et douze verres ne nous font pas peur. Mais, de même que dans ces machines à musique où on n’a qu’à mettre deux sous, le dernier surcroît d’un verre vidé provoquait chez lui un décrochement ; et une chanson commençait, qui avait bien vingt-cinq couplets, qu’il chantait en branlant la tête. Des heures, il restait ainsi sans bouger (sauf le mouvement de sa tête, et celui de lever son verre, qui est un mouvement plaisant) ; c’était une bonne vie. L’arrivée de Clinche gâta un peu les choses.

Car Clinche fut le premier qui arriva d’entre les gens du village.

Il dit :

– Ma femme me rendait la vie intenable. J’ai bien essayé de la corriger ; rien n’y a fait, elle est barrée. Alors je lui ai dit que je foutais le camp.

Et, humant l’air avec satisfaction :

– Il fait meilleur chez vous tout de même. Si ces messieurs le permettaient...

L’Homme dit simplement :

– Il y a de la place.

Et Clinche s’était installé, qui fut le quatrième. Il n’eut pas à s’en repentir.

C’est qu’on sentait assez que l’Homme désormais ferait tout ce qu’il voudrait. L’apparence des rues frappait par leur complet abandon. On ne sortait plus de chez soi qu’on ne se fût assuré d’abord que l’Homme n’était pas en vue : l’apercevait-on par hasard, on rentrait vite dans son trou. Heureusement qu’il ne quittait guère l’auberge. Alors on avait tout de même le temps de se glisser jusqu’à l’écurie ou de pousser jusqu’à la fontaine, mais rien de plus ; et on revenait en courant, et les portes toute la journée restaient fermées, parce qu’on se disait : « Il pourrait venir s’installer chez nous, comme il a fait chez Simon. » Une étonnante existence commençait dont on n’a jamais vu d’exemple : une existence d’en dessous, une moitié d’existence. Même les fumées avaient l’air moins légères que d’habitude, traînant sur la pente des toits, comme si elles n’osaient plus s’envoler. Un ralentissement de vie s’était marqué en toute chose, et déjà s’annonçaient d’affreuses maladies, dont une s’abattit d’abord sur le bétail.

Il vint aux vaches un ramollissement de la tétine, qui faisait que leurs pis, quand on tirait dessus, vous restaient dans les doigts.

Comme elles continuaient à avoir du lait et qu’il n’était plus possible de les traire, elles souffraient terriblement, et ne cessaient pas de meugler, s’appelant d’étable en étable.

Mais ce qui surprenait le plus, c’est que tous n’étaient pas également frappés : il y avait comme une justice à rebours : mieux on s’était conduit auparavant, plus il semblait qu’on fût sévèrement puni. Et là où, au contraire, régnaient les mauvaises passions, l’envie, l’avarice, la paresse, l’ivrognerie, ces maisons étaient épargnées ; souvenez-vous quand l’Ange dans la Bible vient et certaines portes sont frottées de sang ; d’autres pas. Il y avait des étables où toutes les bêtes avaient crevé, il y en avait où pas une n’était atteinte.

La vieille Marguerite, elle, avait à présent perdu ses deux chèvres : elle n’avait plus rien à manger. Elle avait essayé d’aller trouver son fils : une nouvelle fois, il l’avait repoussée ; de nouveau il lui avait dit : « Allez-vous-en, je ne vous connais plus. » Et pareillement les gens du village, quand elle s’était adressée à eux, l’avaient repoussée, parce qu’ils disaient : « Pourquoi n’êtes-vous pas venue d’abord vers nous ? »

Elle revint s’asseoir devant son feu qui s’éteignait ; elle vit que tout était fini pour elle. Elle alla prendre un vieux châle dans l’armoire, elle s’en enveloppa la tête ; il neigeait.

Elle prit du côté du couchant, où il y a une carrière ; tout chemin battu cessait là. Elle ne sut plus bien que faire. On vit qu’elle balançait entre continuer et revenir sur ses pas ; elle s’était arrêtée, toute petite, toute mince, sous les gros flocons qui tombaient. Enfin elle se décida. Est-ce qu’il ne faut pas tout tenter, puisque j’ai mon fils et que peut-être une chance me reste ? Elle s’en retourna donc au village, le soir commençait à tomber. Elle écouta, on chantait dans l’auberge. Elle leva les yeux et regarda vers les fenêtres, elle vit que les contrevents étaient fermés. Elle s’approcha de la porte, la secoua des deux mains : la clef était tournée dans la serrure. Elle se dit : « Je vais l’appeler. » Elle appela, on ne répondit point. Elle appela une seconde fois, on ne répondait toujours pas. On n’avait plus besoin d’elle. Alors elle poussa encore plus loin dans le village, mais les gens étaient tous rentrés. Quelques-uns, qui passaient, elle voulut les aborder, ils se hâtèrent davantage. Là non plus, personne n’avait besoin d’elle. On entendit le grincement des derniers verrous qu’on tirait. Elle pensa à son foyer sans feu, à sa corbeille à pain qui était vide ; cette fois, elle n’hésitait plus. Elle se remit en chemin. Elle repassa sous la carrière. Et vint ensuite le bois de pins. Mais résolument, maintenant, elle s’avançait dans la neige. Elle pensait : « J’irai aussi longtemps que je pourrai ; quand je ne pourrai plus, c’est que ce sera là. » Il faisait tout à fait nuit, elle se cognait au tronc des arbres. Elle glissait, et bien des fois elle faillit tomber ; mais qu’importe que je tombe ou non, que j’aille droit ou non, que j’aille vite ou lentement ? Le lieu où je me rends, tous les chemins y mènent, tous les chemins qui y mènent sont bons. Une espèce de grande indifférence lui venait ; une seule chose la préoccupait encore : « Pourquoi m’a-t-il guérie, se disait-elle, puisqu’il devait en être ainsi ? » Et elle se répétait : « Mon Dieu, pourquoi m’a-t-il guérie ? » Et, longtemps encore, elle alla.

Mais la pente devenait de plus en plus escarpée, la neige de plus en plus épaisse, la nuit de plus en plus obscure, le froid de plus en plus vif ; ses jambes commencèrent à ne plus bien lui obéir, sa tête était tout engourdie ; il lui sembla être sortie du bois, mais elle ne savait plus bien où elle était ; elle fit un premier faux pas, un second : il y eut à ce moment un talus sur sa droite, elle se dit : « Autant là qu’ailleurs ! »

Elle n’eut qu’à se laisser aller de côté contre le talus, où elle se sentit entrer dans quelque chose de mou.

Elle releva ses genoux, ramena ses pieds et ses mains, enfonça sa tête entre ses épaules.

Il neigeait de plus en plus fort.

 

 

 

II

 

 

Il était venu des maladies aussi chez les hommes : c’étaient des maladies de la peau. Ils commençaient à se gratter ; ils ne s’arrêtaient plus qu’ils ne se fussent mis en sang. Puis on voyait se former sur leur visage des ulcères noirs, qui peu à peu envahissaient le front, les joues, la bouche, le menton : ils semblaient avoir mis un masque, comme si on avait été en temps de carnaval.

Cette maladie-là s’attaquait surtout aux grandes personnes : ce qui arrivait aux enfants, c’est que leurs membres se nouaient. Même ceux qui avaient été les mieux portants jusqu’alors, les mieux nourris (particulièrement ceux-là), étaient pris de convulsions, et ils en sortaient tout tordus, le dos rond, les jambes en demi-cercle, la paume des mains tournée en dehors.

Ils ne cessaient plus de crier, et leurs cris se mêlaient aux meuglements qui sortaient des étables, aux gémissements des hommes, à des bêlements, à des grognements, tandis que les gens se fuyaient l’un l’autre, pris du même dégoût dont ils étaient l’objet.

Ils comprirent que la vie allait devenir impossible. Ils avaient été chercher du secours dans les villages voisins, mais le bruit qu’il régnait des mauvaises maladies chez eux s’était répandu dans tout le pays ; personne ne voulut venir ; personne ne voulut même les recevoir.

Il ne leur restait plus qu’un secours, comme ils virent : et c’était le secours d’en haut. Ils eurent une réunion pour discuter de la chose. Ils n’osaient plus se regarder. Plusieurs avaient la tête enveloppée de linges ; et, parce que le mal commençait d’envahir leurs mains, ils les tenaient rentrées dans les manches de leurs habits.

Ils décidèrent de retourner chez le curé, bien que personne ne l’eût vu depuis longtemps et qu’il n’eût guère paru se soucier de ce qui se passait au village.

Ils attendirent que le soir fût venu. Ils étaient cette fois cinq ou six, dont le grand Communier, et aussi le plus âgé des habitants de la commune, un petit vieux, nommé Jean-Pierre, qui était connu pour sa piété.

Ils firent un détour, de façon à ne pas passer devant l’auberge. Ils heurtèrent, on ne répondit pas, ils heurtèrent de nouveau. Alors un bruit se fit entendre, comme des meubles qu’on déplace, et d’une porte intérieure qui s’ouvrait et se refermait ; ce fut ensuite seulement que la porte de la chambre s’ouvrit.

– Eh bien, dit le curé, vous êtes nombreux aujourd’hui !...

Et, éclatant de son gros rire :

– Allez seulement, je sais bien ce qui vous amène, mais vous venez trop tard. Il faut laisser la punition se faire ; on ne va pas contre la punition...

Il se mit à rire de nouveau ; eux, ils entrèrent. Il faisait trop sombre dans la pièce pour qu’on y pût rien distinguer nettement. Pourtant un malaise leur était venu, et, un long moment, ils se turent.

Ce fut le grand Communier qui, en sa qualité de chef, prit la parole le premier :

– Monsieur le curé, dit-il, c’est nous. Nous venons de nouveau. Mais nous voilà dans une telle situation...

Il dit :

– Cet homme ne nous lâche plus...

Le curé demanda : « Quel homme ?... » Il n’alla pas plus loin, il se troublait.

Heureusement pour lui que déjà une troisième voix venait, une toute petite voix d’enfant, celle-là (seulement un peu tremblotée) ; c’était le vieux Jean-Pierre :

– Ah ! monsieur le curé, là est justement le malheur que personne ne sait qui il est ; ce ne serait rien, si on savait... Mais nous n’avons pas perdu confiance. Et c’est justement pourquoi on est venu, monsieur le curé, parce que, si vous le voulez bien, on irait prier le bon Dieu ; peut-être qu’il nous entendrait, si c’est ensemble qu’on le prie ; quand on est seul, il n’entend pas.

Tous se mirent à hocher la tête.

Le curé se promenait de long en large dans la chambre ; à cause de l’obscurité, sa figure restait cachée ; seule se distinguait encore sa haute silhouette noire qui tour à tour se rapprochait et s’éloignait.

Mais, brusquement, sa voix se fit entendre de nouveau :

– Corrigez-vous d’abord, je vous dis (il parlait d’une voix forte, il criait presque maintenant) ; ça ferait encore plus plaisir au bon Dieu, je crois. Et puis, voyez-vous, ce serait trop commode, si, après l’avoir offensé, il n’y avait qu’à sortir les bannières... Laissez-les où elles sont, je vous dis, et repentez-vous.

Était-ce à cause de la dureté de cette voix et de ce quelque chose de faux qu’il y avait en elle ? mais ils se sentaient toujours plus gênés. peut-être que le curé, malgré tout, avait raison. Pourtant, comme c’était là (pensaient-ils) la seule chance de salut qui leur restât, ils s’obstinaient à leur idée, ils s’y entêtaient, ils n’en bougeaient plus ; et ainsi, quand le vieux Jean-Pierre recommença : « S’il vous plaît, monsieur le curé, s’il vous plaît, on n’a plus que vous... » tous l’approuvèrent ; tous, sourdement :

– S’il vous plaît... s’il vous plaît !

Le curé avait été s’asseoir à sa table ; ils crurent le voir dans l’obscurité se prendre la tête dans les mains.

Et, d’une voix toute changée, d’une voix basse qui tremblait :

– Vous avez raison, c’est mon métier, il faut le faire jusqu’au bout...

Ce dimanche tarda terriblement à venir, tellement ils eurent à souffrir encore. Il semble que la longueur des journées soit triplée, quand chaque minute qui vient nous apporte un nouveau tourment. Ils regardaient passer les heures, ils auraient voulu les hâter, comme on fait d’un troupeau, quand les bêtes s’attardent, et une, tendant le cou, va boire dans une seille, l’autre arrache une touffe d’herbe, l’autre encore sans raison s’arrête, alors on lui donne un coup de bâton. Hélas ! le temps est une chose à quoi les coups ne peuvent rien.

Pourtant l’idée de cette procession leur avait redonné du courage : « peut-être, se disaient-ils, qui sait ? » Et tous y vinrent de ceux qui purent, en sorte que l’église se trouva pleine aux trois quarts. Isolément ou par petits groupes, ils se glissaient le long des ruelles pleines de nuit, et, tendant les mains devant eux, creusaient dans l’épaisseur de l’ombre comme dans un tas de suie. Heureusement que, par-dessus les toits, le haut clocher s’apercevait, élevant sa croix dans le ciel : une ombre de croix sur ce ciel opaque, assez nette néanmoins pour qu’on pût se diriger. Par-ci par-là, le souffle rauque d’une bête s’entendait derrière une porte, ou bien venaient des cris d’enfant malade, ou le râle d’un mourant : nulle part et en aucune heure du jour ou de la nuit, il ne nous est donné d’oublier ce qui nous arrive, et les circonstances où nous sommes. Ils s’acheminaient donc avec le plus de hâte qu’ils pouvaient et furent ainsi bientôt réunis dans l’église, tandis qu’un peu de gris, comme des toiles d’araignée, commençait à bouger derrière les hautes fenêtres à petits carreaux blancs. Il y eut d’abord une messe. Il y eut l’orgue, les chants, il y eut la sonnette aussi. Les hauts murs étaient autour d’eux une protection visible, à quoi s’en ajoutait une autre, plus efficace encore, bien qu’elle ne fût pas pour les yeux. Mais le cœur en est fortifié, qui retrouve de l’assurance, et, quand les dernières paroles eurent été prononcées, le dernier répons envoyé, quand le moment de sortir fut venu et qu’on commença de sortir, ils se sentaient tout à fait résolus.

Il avait été décidé qu’on sonnerait toutes les cloches. Etienne, fils d’Etienne, fils d’un troisième Étienne, était posté dans le clocher. Il n’était pas seul, ce jour-là. Car, outre le carillon dont il se chargeait d’ordinaire, la grosse Marie-Madeleine devait être de la partie, qui avait besoin de trois hommes, étant de taille, comme on voit, et une sorte de personne pas commode à contenter. Il vint premièrement une petite voix claire, une vive note d’argent, qui se trouva piquée en haut du ciel et y bougeait, comme l’alouette quand elle est montée ; on vit sortir la croix que portait un homme en surplis. C’est les hommes de « l’Habit blanc », ainsi qu’on les appelle ; puis il y aura les femmes et les filles de l’Habit blanc. La croix se montra un peu inclinée, vu le peu de hauteur du porche, elle se redressait déjà. À ce moment, la petite note tremblotant au ciel parut éclater comme une capsule, quand la graine est mûre : mille autres petites notes en jaillirent ; elles ruisselaient tout autour de vous, poudroyaient aux replis de l’air, étaient apportées, emportées ; et, outre le mouvement de haut en bas qu’elles avaient, elles cédaient à un mouvement de côté. La croix tourna l’angle du cimetière. Derrière, venaient les femmes de l’Habit blanc qu’on a vues. Derrière les femmes de l’Habit blanc, quatre jeunes filles en blanc, elles aussi, portaient une belle Vierge de cire en robe de soie ; derrière encore, commençaient maintenant d’apparaître les hommes. C’est alors que la Marie-Madeleine sortit à son tour du clocher. Et toutes les petites cloches semblèrent fuir, s’éparpiller, tandis que, planant au-dessus d’elles, avec de temps en temps seulement un coup d’aile, cette autre, qui était la grosse, faisait penser aux oiseaux tranquilles, aux grands oiseaux qui hantent les hauteurs.

Eux, cependant, venaient de s’engager sur la pente du calvaire. C’est, parmi des prés d’herbe pauvre, des petits étages rocheux. Le chemin va de l’un à l’autre, et les contourne. C’est gris et vert, dans la belle saison ; ce jour-là, c’était blanc et noir. Le noir était celui d’un petit bois de sapins, qui faisait tout le tour du cône, un peu au-dessous du sommet, puis venait le sommet lui-même, et là rien que la croix dressée, qui était le lieu qu’il fallait gagner. Et toujours venait la Marie-Madeleine ; et toujours la fine poussière des notes du carillon. Mais, ce qui à présent s’entendait aussi, c’était le chant, timide encore, mais qui croissait en assurance, de ceux qui montaient à la croix. Demandes, appels, supplications : ne sommes-nous pas trois cents ? Il faudra bien qu’on soit écouté. C’est ce qu’ils se disaient, ils montèrent encore. Le dais à présent se voyait, sous lequel marchait le curé, et le reste des Habits blancs suivait (c’étaient des hommes) ; puis venaient des femmes qui tenaient le livre et lisaient dedans, d’autres qui donnaient la main à des enfants, des très vieux aussi, des très vieilles, des infirmes, des malades, et ceux qui pouvaient à peine marcher et ceux qui avaient la tête bandée, et ceux qui se cachaient les mains. Tous ceux qui avaient pu venir étaient venus ; il n’y a plus à avoir honte devant Dieu, même de nos plaies. Cela se déroulait sur un très grand espace, de tournant en tournant, de lacet en lacet ; cela montait de plus en plus, le chant s’éloignait peu à peu ; par-ci par-là, la neige était glissante et la croix qui allait en tête semblait hésiter un instant. Mais, d’un mouvement brusque, elle se dégageait, reprenant sa marche en avant. Et tout le reste la suivait, comme entraîné. La force n’est point derrière nous, mais devant ; on a à lever les yeux, non à les tourner en arrière. C’est en avant et c’est plus haut que soi ; ainsi un pas après l’autre est franchi, un étage après un étage. Et voilà qu’à présent un grand soleil s’était mis à briller.

Ils n’eurent plus alors qu’à se laisser porter, ils allaient dans l’allégresse. Le dernier tournant du chemin fut rapidement franchi, le petit bois pris en travers ; la croix qu’ils tenaient droite au-dessus d’eux vint se ranger sous la croix déjà en place, au pied de laquelle vint également se ranger le dais, et, tous, ils firent cercle autour.

Ils étaient maintenant seuls devant Dieu. Ils s’étaient tellement élevés que les plus hautes cimes, en cercle à l’horizon, semblaient s’être abaissées ; le pays des alentours avait été comme englouti. À peine si on distinguait encore le village derrière soi, tellement ses pauvres petits toits étaient aplatis contre le sol. Et, en avant de soi, là où s’ouvrait la gorge, la profondeur demeurait seule, pleine d’une confuse nuit. Mais d’autant plus largement ouvert était l’immense ciel remplissant tout l’espace, en face de quoi ils étaient, et il n’y avait plus autre chose, sauf Dieu qui est dedans, et son Fils, et le Saint-Esprit, et les saints, qui ont été des hommes, et par là nous comprendront mieux.

Car il est vrai que nous avons péché, mais qui n’a pas péché, parmi les hommes ? Se souvenant de tout ce qu’ils avaient souffert, ils s’attendrissaient sur eux-mêmes. Ils s’étaient agenouillés ; il y avait au-dessus d’eux les deux croix, la Vierge, les bannières ; il y avait le ciel au-dessus et au-dessous d’eux. Longtemps, par la voix du prêtre et la leur, ou silencieusement dans leurs cœurs, les mains appliquées contre la poitrine, la tête penchée, les doigts joints, leurs genoux rapprochés sur le dur sol pierreux, longtemps ils prièrent ensemble. Sûrement qu’ils allaient être écoutés. Nous avons pu vous oublier, Seigneur, mais vous vous êtes rappelé à nous. Nous comprenons maintenant pourquoi votre main s’est si lourdement abattue sur nous, c’est que nous l’avions mérité. Et nous vous en remercions, Seigneur, si de cette façon-là nous sommes ramenés au respect de votre saint nom. Les cloches, au loin, sonnaient toujours, le chant reprit, ils se relevèrent, ils se mirent à descendre le chemin qu’ils avaient monté. Ils ne se reconnaissaient pas eux-mêmes. Ils regardaient sans crainte le village qui se relevait, comme si lui aussi se fût mis à genoux. Là-bas est notre ennemi commun ; il n’osera plus nous nuire. Et, à mesure qu’on se rapprochait du village, plus curieusement les yeux se tournaient vers l’auberge, qui se trouvait située de l’autre côté de la place qu’ils devaient traverser. Ils avaient auparavant à passer par le cimetière. Ils purent voir alors combien il y avait de tombes nouvellement creusées : elles se touchaient toutes et faisaient, sous la neige, comme une succession de petites vagues égales : hélas ! ils le savaient assez : autant de places prises ici, autant de places vides à la maison, devant le feu, dans les grands lits, autour de la table aux repas, d’autant moins de paires de bras quoiqu’ils fissent grandement besoin : mais qu’importe ? On domine cela aussi à présent. Ils s’avancèrent donc encore, ils sortirent du cimetière, ils se mirent à tourner l’église.

Et, une fois arrivés là, c’est à peine si, en effet, ils purent retenir un cri de joie, ou plutôt leur chant fut un cri de joie, tandis qu’ils s’avançaient toujours, et la croix allait devant, puis venait la Vierge portée, puis les bannières, puis le dais.

C’était comme ils avaient pensé. La place était déserte, l’auberge restait fermée. Les petits rideaux des fenêtres se rejoignaient derrière les carreaux ; la cheminée ne fumait pas ; on aurait dit une maison abandonnée depuis longtemps...

L’Homme pourtant n’eut qu’à ouvrir la porte.

Il n’eut qu’à peser, comme il fit, sur le loquet, et cette chair, luisant parmi de l’or sous la petite vitre ronde, tomba des mains qui n’en étaient plus dignes.

Aussitôt après, le dais fut lâché, la croix pareillement, les bannières, la belle Vierge à robe de soie.

Le ciel devint tout noir ; et les pigeons, se laissant tomber du haut du clocher, prirent tous à la fois leur vol vers la vallée.

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

I

 

 

Alors il y eut des inondations, et il y eut des avalanches. Le printemps s’était fait trop vite, le printemps cette année-là était venu bien avant le temps ; la neige fondit partout à la fois : il y eut encore ce malheur d’une ruine générale. Ravinements, éboulements, débordements. Si vous étiez montés en haut de la tour de l’église, vous auriez été effrayés. Au lieu du revêtement vert et de cette jolie peinture de banc de jardin qui se voyait, en cette saison-là, de toute part, le long des pentes, avec l’émaillage dessus des crocus et des anémones, il y avait partout des traînées de gravier ; la terre était fendue et retournée (quelle charrue avait passé par là ?). Les écluses de l’étang avaient fini par céder ; il montrait son fond de vase craquelée comme la faïence d’une vieille assiette. Mais le plus étonnant encore, parmi cette désolation, était l’absence de tout être vivant : pas même le petit chat qui se glisse, allongeant les pattes sous la porte de la grange, la poule qui penche la tête, tandis que sa crête lui pend sur l’œil. Et la grande lumière revenue avec les chauds rayons d’avril, quand, d’ordinaire, les premiers bourgeons se montrent aux buissons comme si des griffes leur poussaient, la grande lumière revenue accentuait encore l’horreur de tout. Le vide. Le vide que c’était, le désert que c’était. Non seulement celui des rues, mais aussi celui des champs, quoique si animés d’ordinaire en cette saison, qui est la saison des semailles, des barrières à réparer, des premiers blés qui sortent et qu’on va herser ou qu’on roule, et les petites filles vont faire des bouquets, et les amoureux, le dimanche soir, commencent à sortir ensemble. Partout ça remue d’ordinaire sur les pentes : on va, on se croit seul, une tête se lève de derrière une haie : on pousse plus loin dans les bois, tout à coup un homme paraît, avec une charrette attelée d’une vache. Et, cette année-là, plus personne, plus personne nulle part. Là-bas dans la plaine, à droite et à gauche, et en face de vous également sur l’autre versant des montagnes, l’homme continuait d’être l’homme : mais, ici, plus on s’approchait du village, plus la solitude grandissait. Les chemins coupés, les prés ravinés, les forêts tombées indiquaient assez à l’œil les limites au delà desquelles on n’osait pas s’aventurer. Et ces limites étaient celles de la commune, parce qu’une malédiction était sur elle, et le bruit s’était répandu que ça devait être la peste ; et vainement, une nouvelle fois, des messagers avaient été envoyés pour demander du secours : on leur avait dit : « Pas un pas de plus, ou bien on vous tire dessus. » Tous prisonniers dans le village, à l’exception du curé, qui, depuis le jour de la procession, avait disparu.

Et ç’avait été le complet silence sauf les cris des corbeaux et des autres oiseaux de proie, désormais seuls à se faire entendre, tous ceux des haies ayant été mangés ; sauf aussi par moment des éclats de rire bizarres, des chansons, des airs de danse, particulièrement la nuit.

C’est qu’on s’amusait ferme à l’auberge, où ils étaient une douzaine et plus. Ils avaient à manger et à boire tant qu’ils voulaient, ils avaient de l’or et des femmes. Qu’un tonneau fût vide, l’Homme n’avait qu’à le toucher : le tonneau était plein de nouveau. On a décroché ce beau jambon de la cheminée, il n’en reste que le manche : l’Homme s’approche, étend la main et le jambon est plus dodu qu’avant. L’or, supposez que vous en demandiez, encore qu’il ne vous soit guère utile, puisque vous avez tout pour rien, mais vous en demandez quand même, l’Homme : « Regarde ta bourse », elle est pleine de louis. Avec nous la vie est bonne. Cet homme qu’on appelait Branchu et que nous appelons à présent le Maître, il est bien le maître, en effet. Il tire tout de rien, comme Dieu. Il nous donne tout ce dont on a besoin, même plus que ce dont on a besoin. Et, quant aux femmes qui sont avec nous pour notre joie, c’est les plus jolies du village.

 

 

 

II

 

 

Dans le village, ils se débattent contre la mort. L’homme, la femme, les enfants étaient dans le même lit. À quoi bon se lever ? Ce serait dépenser inutilement le peu de forces qui nous restent ; il s’agit de les ménager le plus qu’on peut ; bientôt, on ne va pas savoir comment se nourrir. C’est bien une pitié que les récoltes, l’année passée, aient été si belles, quand on se réjouissait tant, songeant au gros tas de foin qu’on aurait : le foin est en train de pourrir, la farine s’est aigrie dans la huche. Déjà toutes les bêtes, ou à peu près, sont crevées. « Catherine (c’était Tronchet, le plus riche propriétaire de la commune), Catherine, combien est-ce qu’on a déjà à la banque ? » « Cinquante mille francs ! » « Et dire que, si ça continue, on va mourir de faim ! » Il regardait sa femme couchée à côté de lui sous la couverture ; elle soulevait difficilement sa figure devenue grise, et il lui venait une espèce de sourire comme aux folles. Cinquante mille francs, pour ce à quoi ils servent : autant posséder un tas de cailloux ! Le vieux Jean-Pierre, assis dans sa cuisine devant un tout petit feu de débris, était appelé par sa femme. « Qu’est-ce qu’il y a ? » « Est-ce que tu crois que ça va durer encore longtemps ? » « On ne peut pas savoir... » Il y avait un court silence. « Jean-Pierre, pourquoi ne dis-tu plus rien ? j’ai peur, tu sais, je me tourmente. » Mais le vieux Jean-Pierre : « À quoi sert ? Il faut avoir confiance... » C’est un mot dont il aimait à se servir. Sa femme alors se mettait à sangloter, parce que ce n’était point si haut qu’elle mettait sa confiance, elle, et, celui en qui elle croyait encore le plus, est-ce qu’elle existait seulement pour lui ?

Partout on est dans les larmes. Il y avait la femme Clinche que son mari avait quittée, elle et ses cinq enfants. Jamais encore il ne l’avait tant battue. Mais, quand elle l’avait vu ouvrir la porte, et qu’il s’était mis à lui dire : « Heureusement que là où je vais je serai mieux traité qu’ici », tout avait été oublié. Tout, pourvu qu’il ne partît pas ! Il riait maintenant : « Ah c’est ça, lui disait-il, tu es jalouse ! tant mieux, ça t’apprendra. Allez, crevez de faim, vous autres ; où je vais on a de la viande tant qu’on en veut... » Elle, se traînait sur les genoux : « Oh ! s’il te plaît, s’il te plaît, pas là-bas... où tu voudras, mais pas là-bas, s’il te plaît, Clinche ! » Tout avait été inutile. Et, à présent, elle était seule avec ses cinq enfants. Le plus petit, qui n’avait que deux ans, venait justement de se réveiller. Elle s’assit sur le lit (d’où elle ne bougeait plus et elle avait couché tous ses enfants près d’elle pour tâcher de les réchauffer car elle n’avait plus de bois) : « Mon petit, dit-elle, qu’est-ce qu’il y a ? » et elle le serrait contre sa poitrine, mais le petit : « Ai faim. » Elle se leva et, à tâtons, car elle n’avait plus de pétrole, elle alla ouvrir l’armoire de la cuisine. Il n’y restait qu’un demi-sac de farine gâtée qu’elle délayait dans de l’eau et en faisait une bouillie, mais le petit ne la supportait plus. Elle en mit un peu dans une tasse et vint. Le petit refusa d’y goûter, il pleurait. Et les autres enfants dans le lit, ayant été tirés de leur sommeil, eux aussi réclamaient du pain, alors elle se dit : « Qu’est-ce qu’il va falloir que je fasse ? Faut-il que j’aille me vendre et faire comme mon mari ?... Mais tout de suite : « Non, j’aime mieux qu’ils meurent ! Je leur dirai de venir se mettre près de moi, je tiendrai leurs mains dans les miennes, je leur soufflerai mon souffle au visage ; mon Dieu ! si seulement ils pouvaient s’en aller doucement jusqu’à ce que je reste seule, et je me coucherais alors pour mourir au milieu d’eux qui seraient morts... » Ainsi elle parlait, et, quelques maisons plus loin, il y avait Baptiste le chasseur, celui qui avait eu le pouce emporté ; la maladie, comme on a vu, lui était montée dans l’épaule : il pourrissait vivant. Des taches vertes se montraient sur son ventre ; mais il se mettait à rire, parce qu’il se disait : « Dieu sait pourtant si j’étais sûr de la maladie qui m’emporterait : eh bien, non, c’en sera une autre ! Tant pis pour la gangrène si la faim va plus vite qu’elle : elle n’aurait eu qu’à se dépêcher. Ainsi encore une maison ; il y en avait une centaine. Ils rampaient sur les mains, à cause que beaucoup ne pouvaient plus se tenir debout ; ils ouvraient leurs mâchoires comme des bêtes ; la salive leur coulait sur le menton. Il y en avait qui mordaient dans des planches ; ils mettaient le bois en sciure, pour essayer de s’en nourrir. On avait d’abord tué les chats, les chiens, jusqu’aux souris ; mais il n’y avait bientôt plus eu de bêtes d’aucune sorte. Ça n’allait plus tarder ; les maladies redoublaient de violence, ulcères malins chez les grandes personnes, membres noués chez les enfants : pas de maison où on n’eût au moins trouvé un cadavre, parce qu’ils n’osaient plus aller les enterrer. Ainsi notre père que nous aimions bien est couché dans un coin de la cuisine sur la terre nue ; tout ce qu’on a pu faire a été de lui mettre un coussin sous la tête, et on se détourne, quand on passe, pour ne pas le voir. Le petit Julien n’avait pas deux ans : on lui a fait un cercueil avec les planches d’une caisse. Son père a été prendre un pot de couleur, il s’est mis à peindre le cercueil en bleu. Il cherchait peut-être ainsi à se tromper lui-même, mais, pour peu qu’il y réfléchisse, il voit qu’il ne va pas tarder à suivre son fils, si ça continue, et pour lui il n’y aura peut-être même pas de planches assemblées, n’ayant plus rien à espérer que de crever comme un rat dans un coin.

Cependant, ces musiques continuaient à se faire entendre et ces gros rires à venir. C’est qu’il y en a qui s’amusent. Qu’est-ce qui nous empêcherait d’en faire autant ? Ayant attendu que la nuit fût là, parce que travaillés malgré tout par la honte, plusieurs entrouvraient leur porte, puis ils se coulaient dehors. Ils se dirigeaient vers la place, au-dessus de laquelle une grande lueur bougeait. Toutes les fenêtres de l’auberge étaient éclairées, comme on voit sur les abat-jour à découpures. Collés derrière l’angle d’un mur, d’où ils ne laissaient sortir que la tête, ils tendaient leurs regards vers là-bas, avidement, comme des mains. Ils voyaient ces tables, avec du vin dessus ; des hommes et des femmes assis à ces tables. Chaque fois que la porte s’ouvrait, une bouffée chaude vous venait contre, qui vous apportait un fumet de viandes et de toutes sortes de choses bonnes à manger. Ils se cramponnaient à la pierre, ils mordaient dedans ces odeurs. Bientôt ils n’y tenaient plus. Ils étaient pris par les épaules, ils étaient poussés en avant. Ils venaient, ils levaient les bras, ils roulaient jusque sous les tables.

Alors on criait : « Encore un ! » mais ils ne voyaient rien, ils n’entendaient rien ; la seule chose qu’ils connussent encore, c’est quand on leur apportait à manger, ce qu’on faisait tout de suite : ils se jetaient sur la nourriture comme un chien qui n’a pas mangé depuis trois jours.

 

 

 

III

 

 

fête à l’auberge, cette nuit-là. Après qu’ils eurent bu, ils voulurent danser ; la salle à boire se trouva trop petite, tellement ils étaient nombreux. Un des garçons, nommé Labre, avait sorti sa musique à bouche, et il y eut bien un petit air de danse ; seulement, quand les couples se mirent à tourner, on vit qu’ils se cognaient aux tables.

On ne savait plus quelle heure il était ; la nuit, en tout cas, devait être très avancée. Ils étaient comme les méchants : ils dormaient le jour, ils vivaient la nuit. Ils faisaient de la nuit le jour. La lune qui se levait remplaçait pour eux le soleil ; quand il n’y avait pas de lune, la fausse lumière des lampes était la seule qu’ils connussent encore. Notre plaisir est de telle sorte qu’on n’en jouit entièrement que lorsque les ténèbres sont tirées sur nous comme des rideaux, et nous suppriment le monde. C’est qu’on est à rebours du monde, on est rachetés à rebours. Ils voyaient que tout est permis, mais ce qu’ils chérissaient d’abord, parmi tant de choses permises, c’était justement celles qui ne l’étaient pas autrefois ; ainsi, ayant mangé et bu (et ils n’avaient de plaisir à manger que quand ils mangeaient au delà de leur faim, ils n’avaient de plaisir à boire que quand ils buvaient au delà de leur soif), ils avaient songé à passer à d’autres divertissements.

Quelqu’un eut une idée : « Si on allait à l’église ? » Bonne idée ! ils s’étonnèrent de ne pas l’avoir eue plus tôt : au moins ils seraient à l’aise là-bas, et aussi, tout au fond d’eux-mêmes, ils sentaient que l’amusement y serait plus grand que partout ailleurs.

Ils n’eurent qu’à traverser la place. On voyait seulement dans l’ombre que la porte était grande ouverte ; ils entrèrent, se poussant l’un l’autre. Les filles pincées criaient. Quelqu’un dit : « Mais comment est-ce qu’on fera pour y voir clair ? » « Pardieu, on n’a qu’à allumer les cierges ! » Un des garçons monta sur l’autel, parce qu’ils étaient venus avec une lanterne, et, élevant cette lanterne, l’autel ainsi fut éclairé. On vit que le tabernacle gisait à terre ; l’ostensoir gisait à terre.

Ils ne s’en sentirent que plus en train. Le garçon monté sur l’autel avait sorti des allumettes de sa poche, il les frotta contre son pantalon. Une première petite flamme se mit à trembloter en haut de la hampe de cire couverte d’ornements dorés ; bientôt toute la herse fut en feu. Et ils voulurent allumer aussi la petite lampe de l’adoration perpétuelle, symbole de l’Esprit qui veille parmi nous ; elle pendait à une chaînette qui descendait du sommet de la voûte ; mais elle ne prit pas quoi qu’ils fissent ; pourtant l’huile ne manquait point. Alors ils la brisèrent sur les dalles.

– Ça va bien ! cria Criblet.

Il était là, il regardait, appuyé à une colonne.

– Moi, je suis désintéressé. Celui qui m’a mis au monde (et qui c’est, je ne sais pas trop), ce quelqu’un-là a dit à l’un : « Tu seras jardinier », à l’autre : « Tu seras empereur », à un autre : « Tu seras mendiant », quand mon tour est venu, il n’a pas su que me dire, il m’a dit : « Toi, tu seras Criblet : les autres feront, tu regarderas faire. » Pour que je ne m’ennuie pas, il m’a donné une bouteille...

Tout de suite, il la montra, cette bouteille, n’ayant eu pour cela qu’à glisser la main sous son habit. On entendit un bruit comme quand un bassin de fontaine se vide. Mais on avait déjà commencé à danser. Ils avaient jeté en tas les chaises dans une des chapelles. Tout allait bien, sauf que la musique à bouche de Labre ne faisait pas assez de bruit. C’est de ces petits instruments de poche, bons tout au plus à faire tourner un couple ou deux dans une cuisine (les soirs d’hiver, le dimanche après midi, les jours que c’est fête, et garçons et filles se réunissent en cachette) ; dans cette grande nef, il ne s’entendait pas. On vit Gentizon se glisser dehors. « Plus fort ! » criait-on. Labre dit : « Je souffle à me crever les joues ! » On haussa les épaules, on ne dansait plus. À ce moment, Gentizon reparut. Tout le monde applaudit. C’est qu’il n’était pas seul. « Bravo ! criait-on, il a été chercher le père Creux ; bonne idée ! » Gentizon, en effet, amenait avec lui un petit vieux qu’il tenait par le bras. « Je lui ai dit : prenez votre accordéon, je vous mène chez des amis, mais tâchez de vous distinguer... » Et tout le monde éclata de rire, parce que le père Creux était aveugle et ne savait pas où on le menait. Il paraissait tout content. Il se mit à branler drôlement la tête, tandis que sa lèvre en se relevant découvrait des gencives roses comme celles des petits enfants. Il disait : « Pas besoin de me recommander de m’appliquer, je suis trop content, voyez-vous... Tout va bien, puisqu’on redanse. » Et tout le monde l’entourait maintenant, sans qu’il se doutât de la foule que c’était, croyant être dans un fenil ou une maison du village, les jours qu’on venait le chercher (et on lui donnait cinquante centimes). On le vit empoigner son accordéon par les deux bouts, là où sont les touches de cuivre, et le milieu est un beau soufflet de cuir vert : crâ ! un premier accord, crâ ! un deuxième accord : « Est-ce qu’on est prêt ? » Avec un drôle de sourire dans une figure toute en plis, sous un vieux bonnet en peau de lapin : « C’est que ça me fait plaisir tout de même, depuis le temps que ça ne m’est pas arrivé ! »

On l’avait fait asseoir au pied d’une colonne, quelqu’un lui avait apporté à boire ; tout en la tournant de côté, il se mit à baisser la tête jusqu’à toucher son instrument ; ses vieux doigts maigres allaient si vite qu’à peine si on pouvait les suivre du regard. En même temps, il battait la mesure du pied, il dodelinait de la tête. Et il souriait plus ou moins, selon le degré de difficulté du passage, sans que pour cela cessât d’aller un instant, s’allongeant, se raccourcissant, ou bien se tordant sur lui-même, le beau soufflet de cuir plissé.

Cependant, tout le monde s’était mis à tourner. Il y avait à peu près autant de femmes que d’hommes ; ils se tenaient serrés l’un contre l’autre. Ils devenaient rouges, ils respiraient avec difficulté. On ne sait pas pourquoi on rit de pareille façon. Ça n’est plus nos bonnes vieilles danses tranquilles, quand, tout au plus, à la fin de l’air, ou bien quand on arrive dans un coin sombre, on vole à sa danseuse un petit baiser – et elle se défend. Ils se tenaient si étroitement embrassés qu’ils semblaient ne jamais devoir se défaire l’un de l’autre. Ils se tordaient comme dans la douleur. Et le vieux Creux allait toujours, qui continuait de sourire. À peine un air fini (et le temps seulement de vider son verre d’un trait) qu’il repartait déjà ; c’est des polkas, des mazourques, c’est la valse où on tourne vite et les jambes sont emmêlées comme des branches dans le vent ; c’étaient de ces danses aussi où on se promène deux par deux en se tenant par la main ; celles-ci avaient moins de succès, on criait : « Une autre ! » et de temps en temps un cierge tombait. Un coup de vent entrait parfois jusque dans l’église, à cause des vitres cassées ; on voyait alors les flammes des cierges se coucher de côté. Et, du côté qu’elles se couchaient, roulait une larme de cire. Mais crions et rions surtout ! Soyons rauques, parce que c’est bien. « Hé ! Félicie arrives-tu ? je t’attends depuis un quart d’heure. » « Louis, je viens, mais fais-moi tourner fort. » Moi, j’arrache mon col, parce que j’ai trop chaud. Moi, c’est ma veste que j’ôte. Moi, c’est mon gilet que j’ôte. Ils riaient de nouveau ; et puis quelques-uns, s’arrêtant soudain, ouvrant leurs bras tout grands, éclataient de rire ; et on ne savait plus s’ils riaient ou s’ils sanglotaient.

Mais c’est qu’on est heureux enfin ; on était esclaves, on est libres ; on est comme le petit oiseau qui vient de casser sa coquille, on voit que tout est permis. Qu’est-ce qui m’empêche, Félicie, de te prendre dans mes bras devant tout le monde, au lieu qu’avant je n’osais même pas te parler de peur que quelqu’un ne nous aperçût ? Qu’est-ce qui m’empêche d’empoigner cette chaise par un pied et de la jeter dans les vitres ? Il leur venait des besoins de détruire, ils se démenaient tellement qu’ils tombaient à terre épuisés. Quelques-uns s’abattaient sur des chaises, se tenant des deux mains la poitrine, la bouche ouverte, comme les mourants. Mais le mouvement reprenait déjà dans lequel ils étaient tout de suite entraînés, parce qu’ils s’embrassaient, parce qu’ils se frottaient l’un contre l’autre, parce qu’ils se tenaient serrés l’un contre l’autre, et de l’eau leur coulait par la figure, cependant qu’ils criaient : « À boire, à boire ! » et on avait apporté un tonneau. Ils l’avaient roulé à travers la nef ; ils renversèrent un confessionnal, ils couchèrent le tonneau dessus ; ils vinrent tous, on plaça la boîte (qui est un robinet de bois). Il y a encore ce plaisir-là, quand on a soif et qu’on ne se tient plus debout de fatigue, d’aller au vin frais. Ayant trinqué, tous faisaient cercle autour du tonneau, le verre à la main. Ils avaient amené avec eux le vieux Creux ; le vieux Creux lui aussi était assez parti. Pourtant il s’ennuyait de son accordéon. Il dit tout à coup : « Avez-vous fini ? Je vais en jouer encore une, et ce sera la plus belle de toutes. » On le suivit : on ne sentait plus la fatigue. Et voilà que, comme on s’en revenait vers l’autel, où les cierges brûlaient encore, – mais ils avaient déjà grandement diminué, – une grosse fille à joues rouges, nommée Lucie, se mit à rire et, se tenant là, les poings sur les hanches : « C’est triste quand même, disait-elle, le peu de changement qu’il y a !... Tous les garçons qui sont là, j’ai déjà dansé avec eux. Ils m’ont déjà tous embrassée. Est-ce qu’il va falloir recommencer ?… » Elle riait. C’était une bonne fille, gaie et dévouée, qui avait seulement trop le goût du plaisir. Où son corps lui disait d’aller, elle allait, et, ce que son corps lui disait de faire, sans penser plus loin, elle le faisait. C’est ainsi qu’elle était venue une des premières à l’auberge. On connaît que certaines gens sont à leur place, d’autres pas. Mais, parce que, plus on va, plus on devient exigeant, et les joies où on a goûté cessent vite d’être des joies, voilà que des bâillements lui venaient jusque parmi les divertissements. Tout se répète, comment faire ? De nouveau les garçons s’approchaient d’elle, parce qu’ils avaient envie d’elle, mais elle les repoussait : « Non pas toi !... toi non plus !... » Et, les yeux brillants, rouge, dépeignée, elle leva ses bras, qu’elle repliait lentement en ramenant ses mains à sa figure, et sa poitrine se haussait sous sa blouse déchirée. Creux était reparti, le cercle s’était reformé, quelques couples tournaient déjà. Soudain quelqu’un cria : « Sais-tu, Lucie ? puisque tu ne nous trouves pas assez bons pour toi... » Il montra quelque chose. La proposition parut toute simple. N’est-ce pas ? une fille si difficile, c’était bien là ce qu’il lui fallait, et puis ce serait du nouveau, et un danseur pas encore eu : ils l’appelèrent : « Veux-tu ? » Elle tendit les bras. Alors il y eut une terrible bousculade. C’était un grand christ pendu au mur. Jaune, avec du rouge par place, la tête tombée sur l’épaule, le ventre creux, les côtes en avant, il ouvrait les bras sur sa croix, mais ils n’eurent qu’à le descendre et à le déclouer de dessus sa croix. Ils tirèrent sur les bras et les pieds où les clous avaient été enfoncés ; les pieds vinrent, les bras ensuite. Ils mirent le christ debout. Elle, elle s’approchait. Ils lui dirent : « Est-ce qu’il te va ? » Elle hocha la tête. Mais en même temps, comme honteuse, elle se cachait derrière son bras nu : ainsi, dans l’amour, quand on voudrait tant, mais on n’ose pas. Ils crièrent à Creux : « Est-ce ta plus belle que tu joues ? » Et Creux ne répondit rien, mais jamais les petites notes claires n’avaient jailli en si grand nombre sous ses doigts.

Le jour venait, ils ne le virent pas venir. Tout à coup, il fit clair. Ils s’arrêtèrent. Ils regardaient tous du même côté. Et, ce qu’ils regardaient, c’était Lucie tombée tout de son long par terre, le christ tombé par-dessus elle.

Vainement essayait-elle de se remettre debout ; comme si le poids eût été trop grand, ou bien si ses jambes ne la portaient plus, à chaque mouvement en avant qu’elle tentait, quelque chose la faisait se rabattre en arrière, et, la bouche grande ouverte, toutes ses dents montrées, son rire ne finissait plus.

Il fallut qu’ils vinssent la délivrer, et eux aussi se tenaient à peine debout, mais ils l’emmenèrent. C’est la lumière qui les chassait. Elle venait, tombant de partout. Rien de ce qui peut se briser ne restait intact dans l’église : les tableaux où étaient les saints et ceux du chemin de croix, on se prenait les pieds dedans ; on enfonçait par place jusqu’aux genoux dans les débris. Seuls les murs tenaient bon encore ; pourtant une grande lézarde se voyait dans celui qui était au levant. Et il y avait partout, offertes également aux yeux, les traces que laissait la fête : le tonneau qu’on avait fini par défoncer s’était vidé de son contenu ; on glissait dans des mares de vin.

Ils avaient pris Lucie, ils la portaient sur leurs épaules, à côté du christ qu’ils portaient aussi. Ils avaient fait, avec leurs épaules et leurs mains levées, un brancard où elle était, avec le christ. On montrera même au ciel, s’il le faut, quelle espèce de gens on est, et qu’on fait tout ce qu’il nous plaît de faire. Ils traversèrent l’église. Le porche ouvrait sa voûte dans le bout ; à ce moment, arrivèrent encore deux ou trois personnes du village, qui dirent : « Donnez-moi d’abord à manger parce qu’on a faim. » On leur répondit : « Allez à l’auberge. » Et, eux, sortirent alors sur la place, avec leur double charge en provocation au grand jour.

Mais rien ne bougea dans le ciel quand ils parurent, parce qu’il semblait bien que tout leur fût permis.

Il semblait bien que désormais ils pussent faire tout ce qu’il leur plaisait de faire ; rien, en effet, ne bougea dans le ciel et rien sur la terre où tout était mort.

Un grand silence, rien que ce grand silence ; une lumière pareille à une pluie de cendre fine, – rien, sinon que l’Homme se montra, et l’Homme leur disait : « Ça va-t-il ?

L’Homme leur disait : « Je vois que ça va. »

Et, se mettant à rire :

– Il n’y a qu’à recommencer.

 

 

 

IV

 

 

Et ils recommencèrent. Et les gémissements là-bas ne cessaient plus.

Agenouillés là-bas devant leur crucifix, ils priaient tout le jour, ceux du moins qui le pouvaient encore, et, bien que ce secours leur eût déjà fait défaut une fois, ils s’y obstinaient néanmoins, comme au seul sur lequel ils pussent encore compter. Ils ne faisaient rien que prier, et ils ne savaient pas faire autre chose ; alors tout le jour ils priaient. « Parce que, pensaient-ils, peut-être y aura-t-il plus d’efficacité à faire chacun pour soi ce que nous avons fait ensemble, peut-être que la prière est mieux entendue qui n’est dite que par moi seul » ; c’est pourquoi tous les chapelets avaient été sortis et ils les égrenaient dans leurs doigts devenus longs.

Ainsi, et plus assidûment que tous, priait le vieux Jean-Pierre, agenouillé contre son lit, au chevet duquel était une image avec un rameau de buis dans un bénitier d’étain.

Dès le matin il était là et jusqu’au soir il était là, souvent même la nuit entière : il jetait les mains en avant, toutes les prières qu’il savait venaient, il les recommençait quand il n’en savait plus. Sa femme lui demandait à boire, il ne l’entendait même pas. Elle ne pouvait plus bouger, étant aux portes de la mort ; elle appelait avec un râle, ses ongles grinçaient sur le drap. Il n’en restait pas moins fermé à tout, sauf aux vains mots qui bougeaient sur ses lèvres. Elle mourut deux ou trois jours après : à peine s’il s’en aperçut. Parce qu’il s’acharnait, se disant : « peut-être qu’il faut seulement forcer. » Les autres faisaient comme lui, dans les petites chambres noires où fermentait un mauvais air, tous, sauf Joseph, qui restait immobile, pensant : « Que m’importe, à présent ? » Et on ne savait pas comment il se faisait qu’il vécût encore ; mais pas davantage les autres. Chaque jour donc plus malheureux et chaque jour tombés un peu plus bas, comme disait aussi un colporteur qui était descendu des cols, avec l’intention de faire la tournée du village :

– Et heureusement, continuait-il, que je me suis arrêté à temps. Parce que ce n’est plus un village, c’est un cimetière, avec plein de corbeaux dessus et ces autres oiseaux, qui aiment la viande gâtée. Faites seulement attention que le mal ne vienne pas chez vous.

On faisait attention. Mais il ne se présentait plus personne. On pensait : « peut-être qu’ils sont tous morts. »

Ils n’étaient point tous morts. Il se passait quelque chose de pis, c’est qu’ils étaient toujours plus nombreux à faiblir. D’abord ils étaient venus à l’auberge isolément : maintenant ils venaient par groupes. Comme le soleil sur un tas de neige, qui le travaille dans sa masse et le ruine par le dedans, ainsi faisait la tentation en eux, et en eux bougeaient leurs pensées, et se déplaçaient leurs pensées. D’abord ils s’étaient dit : « Il faut rester fidèles à ce qui est notre loi même si elle devait nous coûter la vie ! » Maintenant ils se disaient : « La vie est peut-être quelque chose de plus précieux que la loi. » On voit qu’il faudra choisir. On a beau penser à son âme, le corps finit par crier plus fort qu’elle. Ils se rappelaient cette procession ; ils pensaient : « peut-être que Dieu nous a abandonnés » ; et maintenant ils se décourageaient d’avance de le prier dans leurs prières. Mais, s’ils étaient abandonnés de Dieu, ne vaudrait-il pas mieux qu’ils eussent un autre protecteur, sans quoi ils s’avanceraient seuls et condamnés à une affreuse mort ? Chacun s’en allait ainsi dans ses pensées. L’avare se demandait à quoi lui servirait son or. Le paresseux se disait qu’il n’aurait plus jamais besoin de travailler. Ceux qui aimaient les jouissances, d’en avoir été si longtemps sevrés, cette morsure en eux n’en était que plus douloureuse ; le gourmand voyait des viandes, l’ivrogne aspirait au vin, ceux que la chair tente davantage meuglaient après la chair comme la vache qui sent l’herbe. Il y avait aussi les colères, parce que certains commençaient à accuser le trône d’en haut, avec des blasphèmes ; et une révolte se levait ainsi un peu partout ; et d’autres maladies pendant ce temps s’étaient déclarées, et des sortes de boules noires leur venaient maintenant au cou qui finissaient par crever ; – il y avait toujours plus de morts, toujours plus de cadavres pas enterrés, toujours moins de farine dans les huches.

Alors on entendait ces voix, c’étaient ceux de l’auberge ; ils chantaient en descendant la rue. Ils heurtaient aux portes, ils criaient : « Hé ! là dedans, est-ce qu’on ne se décide pas ? Ça vous amuse donc de crever comme ça, tandis que vous n’auriez qu’à venir avec nous pour être plus heureux que vous ne l’avez jamais été dans votre ancienne vie ! On ne vous demandera pourtant pas grand-chose : un signe de croix à rebours. Vous venez, le Maître vous dit : « Faites ça » ; vous faites ça. Et vous voilà roses et gras comme nous. »

C’est vrai qu’ils avaient bonne mine. On écartait un rien les rideaux ; ils étaient là, hommes et femmes, bien habillés, avec des figures rondes, des bouches à grosses lèvres, des yeux brillants, le regard éveillé ; ils cognaient de nouveau à la porte et le plus souvent elle restait fermée, mais d’autres fois elle s’ouvrait.

– Bravo, criaient-ils, encore un ! et ils emmenaient le nouveau venu.

C’est ainsi qu’Amélie a entendu qu’on l’appelait, parce que c’étaient ses anciens danseurs et ils connaissaient sa maison.

– Hé ! Amélie, nous as-tu oubliés ? Pourquoi ne veux-tu plus de nous ? Et puis, tu sais, maintenant on fait ce qu’on veut, ça n’est pas comme dans le temps. Voyons, décide-toi, ne boude plus, sois bonne fille...

Couchée sur le plancher, elle levait la tête et, appuyée sur le coude, écoutait. Son père et sa mère étaient dans la chambre, mais l’homme n’avait plus sa connaissance, à peine s’il respirait encore ; sa mère, elle non plus, n’avait pas fait un mouvement. Et Amélie alors, pendant que cette voix venait, levait de plus en plus la tête, parce qu’elle se rappelait bien et que, celui qui l’appelait, souvent en effet elle avait tourné avec lui, souvent même elle s’était promenée avec lui par les sentiers au clair de lune, souvent ils étaient descendus ensemble des chalets d’en haut où on va danser, les dimanches soir. Elle fut toute remuée. Elle pensait : « Si j’y allais, comme il me dit de faire ? Il y a bien été, lui. » Un court instant encore, son cœur se balança comme une pomme au bout de la branche ; puis elle se décida, elle se mit sur les genoux. Ayant jeté un regard du côté du lit, elle vit son père qui ne bougeait point, sa mère semblait endormie. Dehors la voix continuait à appeler. Elle fit un effort, fut debout ; elle se tourna vers la porte. Mais, parce qu’on est femme quand même, elle ne put pas s’empêcher, en passant, de se regarder dans le miroir. Elle fut effrayée de voir comme ses yeux étaient cernés : « Tant pis, se dit-elle, il comprendra », et refit seulement ses tresses, parce que la voix appelait toujours. Et elle se glissa jusqu’à la porte, ayant traversé la cuisine, mais il se trouva que la porte était fermée à double tour. Et c’est pendant qu’elle s’efforçait de l’ouvrir, ayant pris dans ses deux mains la grosse clef, qui s’était rouillée dans la serrure, pendant qu’elle était là que, tout à coup, ce cri vint (après la voix qui appelait dehors et la voix dehors s’était tue). Le cri vint et déchira l’air, le grand pesant silence des chambres où on meurt et c’est de faim qu’on meurt dedans – le cri disait : « Va pas ! Va pas ! » monta encore, et de nouveau : « Va pas ! Va pas ! » puis se tut, alors il y eut le bruit de deux pieds nus sur le plancher. Elle s’appliquait toujours à ouvrir, la clef ne tournait toujours pas. Et ainsi sa mère eut le temps de la rejoindre.

Elle était en chemise ; elle était tellement maigre que, sur le devant de son cou, la peau tombait comme un rideau.

Elle avait pris sa fille par les épaules :

– Amélie, s’il te plaît, tu sais bien qui t’attend là-bas. Et pense aux tourments de plus tard, quand il y aura les flammes et le soufre, et ils durent éternellement...

Mais, d’un grand violent mouvement du corps, Amélie se défit de cette chaîne et ce lien fait de sa chair fut dénoué ; et voilà que la clef grinça dans la serrure. Sa mère avait roulé à terre devant elle ; vivement, elle fit glisser le pêne : elle sentit qu’on l’avait prise par les pieds. Alors, elle se retourna et, de sa main fermée, frappa par deux fois ce visage tout recouvert de cheveux gris, parce qu’à présent la voix dehors disait : « On a ouvert, c’est elle... viens vite, petite chérie ; tu verras comme on te soignera bien... »

La bande s’éloigna du côté de l’auberge : une autre, à ce même moment, passait dans une rue voisine : là un fils appelait sa mère, ou c’était un mari sa femme ; les sœurs, leurs sœurs, les frères, leurs frères ; et toute une famille venait à présent, le père, la mère et leurs cinq enfants, mais eux ne riaient point, comme faisaient les autres ; ils venaient, la tête baissée, en se tenant par la main.

Ils s’approchèrent ; le père se mit à parler tout bas.

– On a tenu tant qu’on a pu, ils sont trop petits pour mourir encore ; faites de nous ce que vous voudrez...

Ils furent amenés comme les autres à l’auberge ; on dit au père : « Il te faut seulement te signer à rebours. »

Il fit comme on lui disait de faire. Et pareillement fit sa femme. Puis, ce fut le tour des enfants, qui, eux, ne surent pas bien.

Seulement quelle joie quand on leur apporta à manger ! Ils eurent une bonne soupe, du macaroni, de la viande et toute espèce de gâteries auxquelles ils n’osaient pas toucher. C’étaient des gâteaux au chocolat, d’autres à la crème, d’autres avec des étoiles faites avec des morceaux d’écorce de fruit ; ils n’osaient pas d’abord ; on leur disait : « Allez-y ! » Ils tendaient les deux mains, leurs yeux brillaient de plaisir.

C’est qu’il fait bon être enfin sortis de ces chambres où l’air était tellement épais qu’il vous remplissait la bouche sans passer ; il fait bon sentir le soleil. Il fait bon pouvoir s’installer à son aise, autour d’une grande table, parmi ces gens qui ont l’air si heureux. Il arrivait tout le temps des bouteilles ; à cause d’une musique à bouche, on ne manquait pas d’airs, non plus.

Criblet était installé dans un coin avec Clinche ; les deux hommes ne s’entendaient pas très bien.

– Tiens-toi tranquille, disait Clinche, tu causes trop.

C’est que Clinche avait le vin assez triste. Criblet, en revanche, était toujours gai. Il disait : « Moi, je suis détaché. » Et, se tournant vers Clinche : « Tandis que, toi, tu as femme et enfants, c’est ce qui te pèse ! »

– J’ai eu... disait Clinche. À présent je suis comme toi.

Mais Criblet haussait les épaules, et de là venaient leurs querelles que Clinche prétendait ressembler à Criblet, tandis que Criblet, lui, le traitait en inférieur.

Clinche donna un coup de poing sur la table :

– Après tout, qu’est-ce que tu es ? Qu’est-ce que tu as jamais fait pour dire ? Si on te pesait, toi aussi. Pas un sou, pas même un métier ! Vois-tu, mon vieux Criblet, tu n’as pas de quoi faire le fier...

Il tâchait de rire, mais Criblet, calmement, car il gardait toujours son calme :

– C’est que tu juges du dehors.

Clinche se leva ; on crut qu’il allait se jeter sur Criblet.

Mais l’Homme savait maintenir l’ordre. L’Homme n’eut qu’un geste à faire.

Il reste seulement qu’on est des gens réunis pour le plaisir de se trouver ensemble et que dehors un beau soleil brille.

Le beau soleil se mirait dans les assiettes, faisant jaune le fond des verres où l’étincelle du petit vin dort tant qu’on n’y touche pas ; on se raconte nos histoires.

Tout ce dont ils auraient eu honte autrefois, c’est maintenant de quoi ils se vantaient. De quoi ils se fussent vantés, c’est ce qu’à présent ils cachaient.

J’ai volé mon père, j’ai trompé ma mère. Tel avait mis de l’eau dans son lait, et le disait. Tel avait fraudé sur le poids du foin, le meunier allongeait sa farine avec du plâtre.

Ils s’inventaient des crimes quand ils n’en avaient pas commis, sans quoi on se fût moqué d’eux, mais ce qu’ils aimaient, c’est l’enflure.

Trente-et-Quarante, lui aussi, était là, et Trente-et-Quarante venait avec son histoire.

– Il avait dix mois et il m’a souri. Parce qu’il venait de téter, une de ses joues était rouge, l’autre blanche. Comme une pomme, sa figure. Je suis venu, il m’a souri. Je l’ai mis dans le sac, un sac de forte toile ; à ce moment il a crié. Je lui ai pris la tête sous le bras. Il a voulu donner des coups de pied, je n’ai eu qu’à les lui serrer. J’ai bien senti que ça craquait, mais il me fallait faire vite, et puis ça ne m’a pas empêché de courir. Ça a fait : clouc ! dans l’eau ; il y avait la pierre ; j’ai vu encore un petit peu descendre, par l’effet de la transparence, le sac et le petit dedans, mais aussi remontaient à moi les cinquante francs qu’il me coûtait par mois. Dites, ai-je raison ? Était-ce construit ?

Il vidait son verre d’un trait, tout le monde en faisait autant : c’est qu’on connaît la vraie ivresse.

Je vois bleu, je vois vert, je vois orange, je vois rouge ; il pend autour de moi des morceaux de soleil comme autant de fruits mûrs. Une table croula, entraînant les verres et les bouteilles dont elle était chargée ; le fracas en fut étouffé par les rires qui s’élevaient. À peine si on la vit tomber, tant il y avait de désordre.

Cependant, devant l’auberge, des hommes dormaient étendus, d’avoir trop bu ou trop mangé (et les autres plaisirs également fatiguent) : quelques-uns couchés sur le flanc, la tête sur leur bras, quelques-uns le derrière en l’air, d’autres leur chapeau sur les yeux. Il y avait la grosse Lucie. Elle était toute débraillée. Et il y avait ainsi la place de l’auberge, mais, quelques pas plus loin, c’était l’église : tout changeait. Elle faisait peur à voir, avec sa grande porte aux gonds arrachés, ses lézardes, et son haut clocher qui penchait, mais le village était plus effrayant encore, montrant ses toits crevés, le ravinement de ses rues, et, jetés au hasard, comme on jette l’ordure, des cadavres partout qui gisaient.

Une troupe parut venant par la rue en pente ; ils crièrent : « On en amène encore trois... » On vit qu’ils en amenaient encore trois, deux hommes et une femme, qui ne pouvaient plus marcher, c’est pourquoi on les portait.

Ceux-ci furent introduits, eux aussi, dans l’auberge, et celui qui y régnait les reçut, leur fit faire, comme aux autres, le signe à rebours. Et, comme il ne se cachait plus, voici maintenant qu’il disait : « Savez-vous qui je suis ? » Il riait. « Il n’y a plus ni bien, ni mal. »

Il riait, il dit : « Il vous faut renoncer au ciel pour la terre », mais tous ceux qui étaient là avaient renoncé au ciel pour la terre, et, lui, il riait.

« Il n’y a plus ni bien, ni mal », recommençait-il et tous rirent comme lui parce que l’esclave imite le maître, sauf Lhôte, qui était assis à l’écart, et Lhôte depuis longtemps ne parlait plus. Il semblait étranger aux choses. Il était pâle. Ses yeux étaient devenus plus grands, sa barbe plus longue et plus noire.

L’Homme l’appela :

– Et toi, Lhôte, qu’en penses-tu ?

Lhôte avait relevé la tête.

– Et qui penses-tu que je suis ?

Lhôte, gravement répondit :

– Je pense que tu es le Christ et tu te manifestes comme il te semble bon.

– Mon pauvre Lhôte, tu te trompes. Regarde.

Il s’approcha de la fenêtre, il n’eut qu’à lever la main : un nuage noir parut, un coup de tonnerre se fit entendre.

– Tu vois !

Mais Lhôte, secouant la tête :

– Je dis que tu es le Christ quand même, parce que les morts t’ont obéi...

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

I

 

 

On raconte que ce fut un jour qu’elle avait été faire paître sa chèvre (si on se souvient encore d’elle, la petite Marie Lude, qui était la fille de ce Lude qui avait déplacé ses bornes et s’était sauvé). Alors, au milieu de l’hiver, elle était partie avec sa mère, ayant été chassées par la méchanceté des gens. C’était dans le milieu de l’hiver, un jour qu’il neigeait un peu. Le mulet allait sous son bât ; il y avait dans la haie un gros oiseau à tête rouge. Et les deux femmes avaient marché longtemps et jusqu’à ce qu’elles fussent arrivées à une petite maison qu’elles avaient dans une commune écartée ; – c’était très loin du village, de sorte qu’elles n’avaient rien su de ce qui s’y était passé.

Maintenant, c’est de nouveau le printemps. On raconte que, ce jour-là, la petite Marie avait été faire paître sa chèvre, s’étant assise sous un mélèze qui semblait entouré d’une vapeur verte parce que ses aiguilles repoussaient. Elle tricotait son bas ; c’était un bas de laine bleue où l’acier des aiguilles faisait des points brillants comme quand les poissons sautent hors de l’eau.

On raconte qu’à ce moment, elle avait été appelée. Et, elle, levant la tête, avait regardé autour d’elle, mais elle ne voyait personne et voyait seulement le soleil sur les prés et voyait seulement plus loin les grandes montagnes blanches ; mais, s’étant remise à son ouvrage, de nouveau la voix l’appelait.

Et elle reconnaissait la voix.

C’était son père. C’était ce Lude, ce pauvre Lude, qui s’était sauvé. Seulement, on a dit depuis qu’il n’avait pas été bien loin, étant tourmenté par le repentir et par le regret de celles qu’il avait laissées à la maison ; ayant été ramené ainsi par le remords et par l’amour ; ayant poussé jusqu’au village ; et, comme il ne les y avait pas trouvées, il avait été les chercher.

Mais Marie avait beau continuer à regarder tout autour d’elle, elle continuait à ne rien voir.

Il n’y avait que la voix qui venait ; la voix disait :

– Marie !

La voix disait :

– Marie, est-ce que tu viens, parce qu’on a besoin de toi...

La voix venait du côté du village ; et c’est de ce côté qu’il lui faudrait aller, pensait-elle, pendant qu’elle ne voyait toujours personne ; il y avait seulement la pente du pré où la chèvre tirait sur les touffes d’herbe fraîche en secouant sa barbiche blanche, et puis, posé dans le haut de la pente, le ciel qui avait l’air d’un plafond peint en bleu.

Elle se demanda si elle ne s’était pas trompée ; mais non, la voix venait encore une fois.

Sa grande force fut de ne pas hésiter. Son père l’appelait ; il fallait bien qu’elle obéît. Tout de suite, elle avait arrangé le voyage dans sa tête pour le lendemain de bonne heure et avait décidé de ne rien dire à sa mère. Elle irait seulement faire paître la chèvre un peu plus loin que les jours précédents, prenant prétexte dans le fait qu’aux environs de la maison, l’herbe était déjà broutée ; elle emporterait avec elle son repas de midi, comme elle faisait parfois ; puis, enfonçant un pieu en terre, elle y attacherait la bête, prenant soin de lui laisser assez de corde pour qu’elle eût à manger tout le jour. « Et, avant le soir, on sera là, pensait-elle, et avant que ma mère soit trop inquiète à mon sujet ; d’ailleurs, tout sera oublié bien vite, parce que je le lui ramènerai. »

La voix l’appelait de nouveau ; elle n’eut qu’à aller là d’où venait la voix. C’est une longue route. C’est un long chemin de montagne, qui monte, qui descend, qui monte de nouveau, et il n’est même pas toujours bien marqué, mais elle le connaissait par cœur. Un premier rideau de forêt fut traversé, il en vint un autre ; entre eux s’étendaient de grands espaces d’herbe, qu’elle traversa aussi. Là où le chemin manquait tout à fait, elle le cherchait plus loin des yeux, finissant par le retrouver, indiqué par un peu de gris comme quand un bout de fil est resté pris dans le drap. D’ailleurs, sitôt qu’elle s’arrêtait, pour peu seulement qu’elle en fît semblant, aussitôt la voix se faisait entendre de nouveau.

C’est ainsi que les signes commencèrent enfin à apparaître. Les signes, et toujours plus nombreux, toujours plus redoutables à voir : à peine si elle s’en aperçut. Il y eut tout à coup devant elle plusieurs grosses plantes de sapin blanc qui s’étaient abattues en travers du chemin : elle n’en fut même pas retardée, parce qu’elle n’était pas bien grosse et il lui fut facile de passer par-dessous. Et, à présent, peu à peu, la lumière qui change, tout l’air qui change également, un air vide, privé de sons (à cause de ces chants d’oiseaux qu’il y avait, ces bruits de cloches, ces sonnailles, et plus de chants, plus de cloches, plus de sonnailles) : elle n’en allait pas moins.

Elle arriva ainsi en haut de la dernière pente, où le village se découvre dans son creux : là, tout à coup, ce fut alors une odeur de corruption qui lui vint contre, comme celle d’un tombeau ouvert ; et pas rien que l’odeur, mais l’aspect du tombeau : les ossements des murs arrachés à leurs fondations et ceux du terrain mis à nu au flanc des talus éboulés, entre les mottes retournées ; – et ce silence encore, et puis cette lumière grise qui est la couleur qui se voit sur le front des morts ; – rien n’y fit cependant, parce qu’elle avait été appelée ; si bien qu’elle continua son chemin.

Et jusqu’alors aucun être vivant ne s’était encore présenté ; ce fut comme elle passait devant la maison du meunier, aux murs fendus, à la grosse roue moussue tombée ; là, brusquement :

– Où est-ce que tu vas ?

Une fenêtre s’était ouverte, une tête se montrait, c’était la femme du meunier.

Marie ne la reconnut pas, tellement elle était changée. Et donc la femme du meunier :

– Ne va pas plus loin, ou tu es perdue !

Mais elle :

– L’avez-vous vu ?

– Qui ?

– Mon père.

Et, parce qu’on ne l’avait pas vu, elle continua son chemin.

Elle n’était déjà plus qu’à quelques pas des premières maisons du village ; des fenêtres s’y ouvraient aussi :

– Arrête-toi ! Ne va pas plus loin !... C’est que tu ne sais pas encore !…

Mais elle n’écoutait pas, parce que voilà, à présent, elle avait cru voir son père, qui sortait la tête de derrière un mur, comme s’il la guettait sans oser se montrer ; et elle : « Sûrement que je vais le trouver chez nous. »

Et, comme il lui fallait, pour aller chez elle, traverser la place, c’est vers la place qu’elle se dirigeait, malgré qu’on continuât à l’appeler, certains d’entre les habitants s’étant maintenant enhardis jusqu’à sortir de chez eux ; – et est-ce seulement qu’ils cherchent à la retenir, ou bien s’ils avaient vu comme une lumière qui était sur elle, et voilà qu’un bon air venait déjà d’en haut ?

 

 

 

II

 

 

Sur la place, ils commençaient à se réveiller.

L’un après l’autre, se soulevant difficilement sur le coude, ils bâillaient, puis se laissaient retomber.

C’était sur la place, où ils dormaient, parce qu’ils auraient eu trop chaud dans les maisons, et étaient couchés pêle-mêle sous le grand vieux tilleul sans feuilles. Là où le sommeil les surprenait, là ils se laissaient tomber à terre, sans plus. Là où le plaisir les abandonnait, là le plaisir du lendemain les retrouvait.

Une fois de plus, ce matin-là ; un jour pour eux comme les autres jours. Sous le grand tilleul nu, qui avait l’air taillé dans de la pierre noire, le tronc, les grosses branches travaillés à coups de ciseau, les fines petites branches de plus haut patiemment fouillées à la pointe, – le matin, une fois de plus, était venu, ah ! ressemblance des journées, et ils se cherchaient malgré eux l’un l’autre, étant obligés à se chercher. Quelques-uns étaient couchés comme des bêtes dans de la paille ; d’autres dormaient à même le sol. Ils étaient cent cinquante et plus, hommes, femmes, enfants, vieux et jeunes, – Criblet, Clinche, la grosse Lucie, le père, la mère et leurs cinq petits, Trente-et-Quarante, Labre, Gentizon, tous ceux qu’on sait, et Lhôte non plus n’était pas loin, quoiqu’il ne se mêlât pas à eux. Des bougies brûlaient encore sur les tables, où étaient des litres de vin, dont beaucoup s’étaient répandus. Des flaques luisaient sur le bois peint en brun ; elles s’égouttaient par les fentes. Il y avait, dans le silence, ce bruit d’égouttement comme un tic tac de pendule ; il y avait aussi, de temps en temps, qu’une bougie crépitait, étant sur le point de s’éteindre. Et, eux, ils étaient pêle-mêle autour, comme on voit les tués sur le champ de bataille. Pourtant, de plus en plus nombreux, il y avait ces bras qui se tendaient, des genoux étaient ramenés, des corps se tournaient de côté ; il y avait des bâillements, des soupirs ; du dedans même de leur sommeil, ils se tendaient vers le plaisir, à cause d’une obligation, comme d’autres au travail.

Où est ton accordéon, père Creux ? Il nous faudrait un peu de musique. On va retourner à rire, comme on fait à son métier. C’est quand ta vieille figure et tes yeux qui ne voient plus pencheront de côté jusqu’à toucher le soufflet, et tes doigts se mettront à trotter sur les notes. Seulement, attends qu’on soit réveillés.

Ils ne l’étaient encore qu’à demi, en effet ; et c’est ainsi que, quand Marie s’approcha, personne, d’abord, ne la vit venir. Ils auraient parfaitement pu la voir, s’ils en avaient été capables. Ils n’auraient même pas eu besoin de voir s’ils avaient été capables d’entendre. Des fenêtres partout continuaient de s’ouvrir, toujours ces cris : « Va pas ! Va pas ! » Le village ressuscitait. Depuis longtemps, un lourd silence pesait sur lui comme une dalle : la dalle à présent était soulevée.

Il fallut pourtant que Marie se fût encore rapprochée, alors Gentizon l’aperçut. Ce fut Gentizon qui l’aperçut le premier. Il se souleva sur le coude. Labre était couché à côté de lui. Gentizon poussa Labre de l’épaule. Et, d’abord, ils ne l’avaient pas reconnue ; Gentizon avait dit simplement : « Encore une ! » mais, comme elle était maintenant tout près :

– Pas possible ! la Marie ! la fille de Lude, tu sais bien. Depuis le temps qu’on ne l’avait pas vue. Et lui non plus, on ne l’a pas revu...

Il recommença :

– C’est qu’elle est jolie !

Voilà comment l’affaire s’engagea. Labre et Gentizon s’étaient regardés, ils s’étaient compris. Ils avaient vu qu’ils étaient deux et qu’ils allaient se faire concurrence, mais ils avaient besoin l’un de l’autre. En effet, ils n’eussent pas pu se mettre debout tout seuls. Il leur fallut se soutenir mutuellement, ainsi ils eurent un genou en terre, puis ils se prirent à bras-le-corps. Et la chose les faisait rire, mais ce qu’ils se promettaient pour ensuite les faisait rire plus encore, contribuant d’avance à leur plaisir.

Pour elle, elle les vit sortir peu à peu devant elle ; elle s’étonnait, parce qu’ils étaient très grands. Ils s’agitaient là, ils lui tendaient les bras ; ils se balançaient sur eux-mêmes, comme un arbre plus tenu par ses racines. Ils ouvraient la bouche en riant, ils avaient les dents gâtées. Ils avaient les yeux rouges avec une poche dessous. Et, de nouveau, ils tendaient les bras à Marie, disant : « Dépêche-toi ! Depuis le temps qu’on t’attendait !... »

Alors peut-être qu’elle eut quand même un instant d’hésitation. On la vit s’arrêter. Et les autres s’étant réveillés, s’étant mis assis à leur tour, s’étaient aussi tournés vers elle. Il y avait tout ce monde, elle était seule ; elle ne s’arrêta pourtant pas longtemps.

On la vit se remettre en marche. Labre et Gentizon crièrent bravo. Ils n’étaient encore que les deux à être debout, ainsi ils avaient de l’avance. Elle prit sur le côté de la rue, ils prirent du même côté qu’elle. Elle prit de l’autre côté ; ils prirent de l’autre côté. Ils faisaient leurs pas plus grands qu’ils n’auraient voulu, ils la manquèrent plusieurs fois dans leur poursuite. Cependant, tous les autres se levaient, et tous ces autres s’avançaient à leur tour, disant : « Laissez-nous-en ! » Labre et Gentizon comprirent qu’ils n’avaient plus de temps à perdre. Gentizon se décida, Gentizon prit son élan. Gentizon roula par terre.

Il devait avoir mal visé : rien d’étonnant, pensait-on, dans l’état où il était ; Labre le suivait de tout près, on se dit : « C’est lui qui l’aura. » Et il semblait avoir mieux calculé son geste : alors on ne sut plus ce qui arrivait ; mais voilà qu’à l’instant qu’il allait la rejoindre, ce fut comme si Labre se heurtait à un mur. Labre tomba à la renverse.

Les autres s’étaient tus ; tout fit silence sur la place. Et c’est à la faveur de ce silence que la rumeur qui venait du village se fit entendre de nouveau.

Est-ce toujours la crainte, ou seulement la pitié, ou encore qu’on est curieux ? mais de maison en maison, de toit en toit, de porte en porte, dans l’air à la fois et sur la terre, comme avec des ailes et des pieds, la bonne nouvelle allait circulant, ils recommençaient de vivre.

Est-ce vrai ? Est-ce possible ? Ils ne glissent plus seulement la tête dehors, ils glissent dehors le corps tout entier.

Et, pendant ce temps, ceux sur la place commençaient à s’impatienter, particulièrement les femmes : « Allez chercher le Maître ! criaient-elles... Elle se moque de nous, allez le chercher !... »

On entendit encore ces voix venir ; il y avait surtout les femmes, à cause que la jalousie leur était entrée dans le cœur : « Le Maître ! recommençaient-elles, où est-ce qu’il est ? elle va voir... »

Et on eut juste encore le temps de s’étonner qu’il n’eût pas paru de lui-même, mais à présent on allait le chercher ; juste encore le temps de voir une dernière fois l’auberge, sa façade blanche, Criblet à une des fenêtres, Criblet disant : « Moi, je regarde ; moi, je suis désintéressé » ; juste encore le temps de heurter à la porte, – après quoi, l’Homme avait paru.

L’Homme fut là. « Tu vas voir ! tu vas voir !... » criaient les femmes à Marie ; l’Homme était là, il s’avança.

Il fit deux ou trois pas, il fit de nouveau deux ou trois pas.

Il ne paraissait plus si assuré. Il souriait d’un sourire forcé. Il s’était remis à avancer, mais il n’allait pas si vite, ni si droit qu’on aurait pu croire. Et voilà que sa peau avait commencé à se détendre, sa peau de plus en plus se détendait sur sa figure, sur son cou, sur ses mains ; elle pendait autour de lui, elle se détachait de lui comme un habit qui va tomber.

Il s’arrêta cette fois tout à fait ; Marie ne s’était pas arrêtée.

Et elle n’eut qu’à faire le signe, le vrai signe...

 

 

 

III

 

 

Ils ont raconté depuis qu’une grande lueur rouge avait rempli le ciel ; la terre se mit à bouger, les maisons penchèrent tellement qu’on pensa qu’elles allaient tomber.

« Et puis, disent-ils, ça a été tout... On a écouté, plus rien ; on a été regarder à la fenêtre. »

Et ce qu’ils virent par les fenêtres, quand ils allèrent regarder, ils n’y purent pas croire d’abord ; mais que oui ! il le fallait bien : et c’est que le soleil à présent rebrillait, tandis que, dessous, se voyait un village comme refait à neuf.

Un soleil comme il n’y en avait pas eu depuis longtemps, et, dessous, des toits réparés, des murs réparés et repeints, et tout le village d’avant, mais comme plus joli qu’avant, comme quand c’est dimanche, comme quand on s’est fait beau parce que c’est dimanche : – alors ils comprirent, et bien tard, mais il n’est jamais trop tard.

« C’est elle ! » Ils se levèrent partout pour l’aller voir.

Ils se levaient pour l’aller voir, ils se levaient d’entre les morts, ils venaient par toutes les rues.

Certains ne pouvaient pas marcher ; on les portait. Quelques-uns s’étaient fait des béquilles avec des bouts de planches, d’autres se traînaient sur les genoux. N’importe comment. Ils venaient. Et déjà les maladies qui s’étaient abattues sur eux commençaient à se dissiper ; de même que les maisons, ils étaient refaits dans leurs corps ; ceux qui étaient voûtés étaient droits de nouveau, ceux qui étaient tordus avaient cessé de l’être ; les signes écrits sur les figures, dartres, ulcères noirs, plaies ouvertes, tout s’effaçait ; ils présentaient au jour des faces pures, ils buvaient la lumière avec des yeux nettoyés.

Ils eurent pourtant l’étonnement de ne trouver personne sur la place (pas même les corps de ceux qu’ils s’attendaient à y trouver) : une place parfaitement vide, parfaitement nette et en ordre ; sans doute que la terre en s’ouvrant avait tout englouti. Et là fut donc leur premier étonnement (d’avoir trouvé la place vide), mais l’autre fut plus grand encore, qui fut que celle qu’ils cherchaient, elle non plus, n’y était pas.

Car c’est vers elle qu’ils s’étaient tous portés, mais vainement la cherchaient-ils, vainement se demandaient-ils l’un à l’autre : « Et elle ? » personne n’avait vu Marie. Et une grande inquiétude leur venait, comme si de nouveau ils eussent été sans protection.

Heureusement qu’à ce moment quelqu’un cria : « La voilà ! » Aussitôt tout fut oublié. Tous ils se poussaient du côté où elle s’était montrée, qui était dans le fond d’une petite rue, laquelle conduisait chez elle.

Elle venait, ils se poussaient, ils l’entourèrent, ils auraient voulu lui parler : ils ne pouvaient pas ; alors, du moins, n’est-ce pas ? être là, du moins la voir et la toucher.

Mais qu’est-ce qu’il y avait de nouveau ? C’est elle, à présent, qui semblait inquiète ; elle les écartait d’elle, disant : « Laissez-moi ! Laissez-moi !... »

Elle continuait son chemin, les écartant ; puis, comme si elle essayait d’un dernier moyen sans trop y croire : « Et vous, ne l’avez-vous pas vu, mon père ? vous ne l’auriez pas rencontré ? J’ai été le chercher chez nous... » Elle s’arrêtait. « Il n’y était pas. »

Ils étaient tombés à genoux, des femmes baisaient le bas de sa jupe.

C’est que lui, hélas ! n’osait toujours pas, il continuait de se cacher. Même maintenant que tout revivait, et que tous avaient été pardonnés, et que clairement ce pardon était écrit partout dans l’air, il n’avait pas encore osé venir, pensant : « Même si tous l’ont mérité, moi, je ne le mérite pas. »

Il fallut d’abord qu’il fût découvert, il fallut ensuite qu’on l’amenât.

Il se laissa tomber, la face contre terre.

Et Marie :

– Est-ce toi ? Père, père ! Est-ce bien toi ?...

Il ne répondit point, on l’entendit qui sanglotait, il se cachait la tête dans ses mains. Il fallut qu’elle le prît contre elle.

Mais la grosse Marie-Madeleine, dans ce même instant, sortit du clocher, sans que personne y fût monté ; d’elle-même, elle s’élança et toutes les petites cloches à sa suite.

Depuis si longtemps, plus de cloches, et les voilà qui sonnaient toutes seules, et, toutes seules, la grosse en tête et les petites à sa suite, s’acheminaient vers les hauteurs.

Elle venait de le relever, et, aussitôt qu’il avait été debout : « Viens, père, maintenant, parce qu’elle doit nous attendre » ; il avait dit oui, il osait. Mais déjà les cloches allaient, comme pour leur montrer la route.

Et ainsi, il y eut les cloches, puis il y avait Marie et son père, il y avait enfin tout le village qui venait.

Tout le village qui venait, en manière de procession, mais pas de l’espèce de l’autre, à cause du calme où ils étaient, et l’allégresse où ils étaient, malgré leurs douleurs et leurs deuils. Guère nombreux pourtant, à cette heure, bien moins nombreux que l’autre fois, mais leurs souffrances étaient oubliées. Comme si vraiment ils avaient été morts, s’ils avaient ressuscité. Le Président en tête, tout de suite après Communier, le vieux Jean-Pierre avec ses prières. Ils voyaient les prés refleurir, les rochers brillaient comme des bannières. Quelques-uns étendaient les bras, ils faisaient comme des croix avec leurs bras qu’ils étendaient. Tous qui s’avançaient consolés, jusqu’à ce Joseph Amphion, parce que voilà que, levant les yeux, il avait cru voir dans le ciel celle qu’il avait perdue.

C’était dans le moment qu’ils arrivaient à la forêt ; elle fut devant eux, ouvrant son porche peint en belles couleurs claires ; et lui, ayant levé les yeux, il la vit, au-dessus des arbres, qui était à présent dans le bleu de là-haut comme un autre morceau de bleu.

 

 

 

IV

 

 

Ils étaient tellement enfoncés dans leur joie et tellement fermés à tout le reste qu’ils n’aperçurent même pas, comme ils passaient près de l’église, le pauvre Lhôte seul épargné, parce que seul pur d’intentions, mais qui s’était laissé tomber dans un coin, la tête cachée au creux de son bras.

C’est l’automne d’après seulement que Bonvin, un jour qu’il chassait, découvrit le curé dans le fond d’une ravine ; il s’y était pendu aux branches d’un mélèze ; il n’avait plus d’yeux, ni de nez, ni de bouche, ni de figure, à cause que les corbeaux étaient venus, qui savent faire.

 

 

Paru dans Le Mercure de France en juin et juillet 1914.

 

 

 

 

 

 

 

 

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