Pétouchok
par
Alexei RÉMIZOV
Petka est un drôle de petit bonhomme, vif et déluré, qui adore aller en pèlerinage avec sa grand’mère.
Et quels voyages c’étaient là !
Tout semblait facile à Petka. C’est en sautant qu’il y allait et en jouant à cache-cache. Or grand’mère est vieille, ses jambes sont malades et elle respire avec peine.
Pour son Petka, en avait-elle de ces peurs et de ces prudences ! « Le polisson, regardez-moi, il va se rompre le cou ! Prêt à se fourrer toujours où il ne faut pas !... Qui sait ce qui peut arriver ! »
Mais, avec cela, on riait : de sa vie grand’mère n’avait ri comme sur ses vieux jours, en se trémoussant de toute sa vieille carcasse. Petka, pour la faire rire, imitait l’ours et la chèvre ou contrefaisait le coucou et le coassement de la grenouille.
Il lui causait aussi pas mal de tintouin : il effrayait grand’mère à la tuer.
« Tiens ! s’exclamait-il, plus de biscuits ! Je les ai tous mangés. Et je t’ai préparé un de ces vers, tu sais !... Grand comme ça !
– Mon Dieu, quel pèlerinage ! et dire qu’on n’est pas encore à mi-chemin ! »
Certes, Petka ne cessait de faire des niches à grand’mère, mais voilà que tout à coup il lui apportait une bonne poignée... de vers... oh ! que non pas, mais de fraises, de belles fraises à s’en lécher les doigts. Et les biscuits étaient tous intacts.
Après un cantique en venait un autre. Les pèlerins riaient. Grand’mère ne faisait que prier, tandis que Petka chantait Kyrie eleison !
*
Ainsi, à petits pas, tout doucement on arrivait au monastère. Et l’on y tombait juste à l’heure de matines. On assistait aux matines, ensuite à la messe ; puis on visitait les reliques et baisait les icônes.
Petka voulait sans cesse regarder les icônes pour voir ce qu’il y avait dedans. Il assaillait grand’mère de questions, et grand’mère de lui dire :
« Ne touche pas, c’est un péché ! »
Alors Petka commençait à faire des caprices. Tant et si bien que grand’mère lui achetait une petite croix suspendue à un ruban rouge et peu à peu réussissait à le calmer.
Mais il n’était pas plus tôt calmé qu’il recommençait à faire des siennes. Il forçait grand’mère à monter au clocher pour voir la cloche. On grimpait, on grimpait sans jamais arriver au terme : les jambes vous flageolaient. À bout de forces, on marchait à quatre pattes.
Petka, tout comme une petite clochette, donne de la voix et bourdonne – il imite la cloche. Mais voilà qu’il empoigne la corde pour faire sonner. Par bonheur un moine l’en a retiré à temps, sinon le péché, cette fois, eût été bien près de se commettre.
... Alors ils sont redescendus de là-haut, comme ils ont pu, et se sont assis au frais pour casser la croûte. Un vieillard, qui faisait partie du pèlerinage, se mit à raconter la vie des saints. Petka n’en perdait pas un mot ; il aurait écouté un siècle.
... Puis, quand la chaleur se fut un peu affaissée, ils ont pris le chemin du retour.
*
Petka, tout le long de la route, garda le silence : il ruminait une pensée bien arrêtée : s’il se faisait, lui aussi, brigand comme ce saint dont le vieux pèlerin avait raconté l’histoire ? S’il commettait beaucoup de péchés avant de se convertir à Dieu et d’entrer au monastère ?
« Il fait si bon vivre au monastère – songeait Petka – on y voit de belles chapes dorées. Tous les jours que le bon Dieu donne on peut monter au clocher sans que quelqu’un vous tire les oreilles. Et puis je regarderais les reliques... Un moine peut tout se permettre : il porte bien les cheveux longs. »
Grand’mère poussait des soupirs, tout en faisant une prière.
*
Petka se passerait de manger pourvu qu’on le laisse aller dans la cour. Il fait chaud et justement c’est l’été. Voilà qu’il se sent des fourmis dans les jambes ; on ne le revoit plus de la journée. Vers le soir il rentre fourbu. Il mange, dit sa prière et va se coucher. Il s’endort aussitôt, recroquevillé en rond, comme une marmotte.
*
Le jour de la saint Élie, une vache a mangé la petite pièce d’argent de Petka – une pièce de quinze kopeks !
Lorsque grand’mère était rentrée du salut, elle avait donné à son gars, avant d’aller se coucher, une pièce d’argent de quinze kopeks pour s’acheter des friandises.
Le jour de la saint Élie, une procession va se déroulant du Kremlin jusqu’à l’église du saint dans le champ des Vorontsov, une procession avec de très vieilles croix, escortée de nombreux gendarmes à cheval. Une fête populaire a lieu ensuite, après la messe, dans le jardin près de l’église tout pavoisé de bannières et d’oriflammes. On y trouve à bon marché du kvass, des jouets, des groseilles de toute espèce, des poires et des glaces. Petka aime beaucoup les groseilles et adore les glaces – et puis il possède quinze kopeks !
Cette nuit-là, il s’était couché avec sa pièce d’argent dans la main.
Grand’mère revint de l’église de Saint-Nicolas-Kobylski où elle avait assisté à la première messe. Petka était déjà debout : il avait allumé le samovar, ciré ses souliers, fait sa toilette ; il ne demandait qu’à sortir au plus vite.
Et que de fois déjà, en attendant grand’mère, il a essayé sa casquette ! (Petka porte une casquette à visière de cuir verni. Autrefois il avait un chapeau, mais depuis qu’il fréquente l’école de la ville grand’mère lui a acheté une casquette.) Et il a bouclé son ceinturon qui est aussi en cuir, au dernier cran, ajusté sa blouse de toile noire avec les deux boutons d’argent au col.
« J’ai préparé le samovar, grand’mère ! » dit Petka en guise de bonjour, tout en sautant sur un pied.
*
Grand’mère s’assit près de la table. Mais avant qu’elle eût entamé une seule bouchée de pain bénit, Petka se mit à la presser : il fallait tout de suite aller au-devant de la procession.
« Si tu ne viens pas, je pars seul ! »
Grand’mère a peur de laisser Petka sortir seul, et elle voudrait pourtant se reposer un peu et boire son thé bien tranquille.
Que faire ? Pas moyen de retenir le gamin.
Petka part seul.
Le petit matin est d’une jolie fraîcheur, la journée ne sera pas trop chaude. Soit que Petka ait demandé à Dieu un si beau jour, soit que le prophète Élie dont on célèbre la fête ait envoyé sa bénédiction, les gens auront beau temps pour la procession, les bannières brodées d’or seront étincelantes, les prêtres auront la marche facile et les pieds secs, et les chantres eux-mêmes trouveront du plaisir à chanter.
Petka franchit le seuil, tenant sa pièce de quinze kopeks bien serrée dans son petit poing ; avec cela il achèterait beaucoup de groseilles, de ces belles groseilles rouges et veloutées, et il se payerait encore une glace au chocolat.
Petka regardait de tous ses yeux. Quelque part des cloches tintaient, mais fort loin encore... La procession venait certainement de quitter le Kremlin, et l’on carillonnait aux églises à mesure qu’elle passait devant.
« Elle est dans la rue Illinka ou à la Marosseika... devant l’église Saint-Nicolas. Quel beau carillon ! » se disait Petka. Et brusquement il aperçut une vache.
Dans la cour se prélassait la vache du diacre, une belle vache rousse, à la panse rebondie.
Petka avait toujours du plaisir à voir la vache du diacre, si bonne laitière, la « brunette », comme grand’mère avait coutume de l’appeler.
« Bonjour, brunette ! » Petka s’approcha en gambadant et tendit sa main pour caresser la vache... La pièce d’argent brilla au soleil, sa pièce de quinze kopeks lui glissa des doigts, la vache la lécha de sa langue, la happa en la faisant claquer contre ses dents et l’avala.
La pièce avait bel et bien disparu.
Petka chercha dans le gazon, entre les cailloux, fit plusieurs fois le tour de la vache, se planta immobile un instant pour voir si la pièce ne reviendrait pas à la lumière... Mais non, la pièce de quinze kopeks avait disparu, la brunette l’avait mangée. Elle avait pris à Petka sa pièce de quinze kopeks de la saint Élie !
Petka se dirigea les mains vides vers l’église de Saint-Élie.
Devait-il retourner et tout raconter à grand’mère ? Grand’mère dirait sûrement : « Tu n’as pas voulu m’écouter, tu es parti seul, c’est pour cela que la vache te l’a mangée ! » Et jamais plus elle ne lui redonnerait de pièce d’argent. Elle dirait encore : « À quoi bon donner de l’argent à un galopin ? La vache ne manquera pas de le lui manger. » Non, il vaut donc mieux ne rien dire à grand’mère... Et les groseilles et la glace au chocolat ? Maintenant il faudra bien qu’il se passe de groseilles et de glaces. Et si grand’mère s’en aperçoit ? Elle ne s’apercevra de rien. Il dira à grand’mère qu’il s’est acheté un quintal de groseilles et qu’il a mangé cent portions de glaces... Mais si grand’mère ne le croit pas ? Elle le croira. Les groseilles ne sont pas chères – on les a pour rien.
« Quelle vache tu es tout de même ! dit Petka d’un ton de reproche à sa chère brunette. Pourquoi m’as-tu mangé cet argent ? Les groseilles rouges sont si jolies, et la glace au chocolat si bonne... mes cent portions ! »
Il se dirigea vers l’église de Saint-Élie à travers le champ des Voronzov.
La rue Wedenskaja était d’un bout à l’autre jonchée d’herbe, le pavé tout entier recouvert d’une herbe fraîchement fauchée. Il y avait là de l’herbe des Khlioudov, des Naïdionov, des Myslin et autres richards de la paroisse dont il ignorait les noms. Les pieds glissaient sur l’herbe et Petka trouva le moyen de faire deux belles plaques vertes à son pantalon.
Çà et là quelques fleurs aussi émaillaient l’herbe, et ces fleurs sentaient bon la prairie et lui évoquaient des souvenirs de pèlerinages. Petka ne songeait plus à sa pièce de quinze kopeks et fermait les yeux : clairement, distinctement, il eut la sensation de la terre et de l’herbe sous ses pieds. Il se sentit soudain transporté aux environs de Zvenigorod, sur un chemin à travers champs, où des fleurs à clochettes fleurissaient le long d’un sentier fuyant sous bois, où chantait le coucou, près du monastère de Saint-Sava, et ensuite de Zvenigorod et du monastère de Saint-Sava jusqu’à celui de Saint-Nicolas-Ougrièche, et de Saint-Nicolas-Ougrièche au monastère de Saint-Serge-de-la-Trinité.
La foule se pressait vers l’église ; des gens faisaient halte au bord du trottoir, cherchant une petite place où pouvoir se tenir et contempler à leur aise. Le carillon s’était rapproché, il paraissait déjà venir de tout près, de l’église Troïtsa-Griasi. Mais non, Petka se trompe, il est encore très loin : et c’est seulement à l’église de Saint-Cosme et Saint-Damien que l’on sonne...
Il n’y avait personne encore sur la clôture des Morozov. Devant la porte cochère, les domestiques ne faisaient que de se rassembler, avec parmi eux le cocher des Morozov en gilet de peluche, ses cheveux noirs reluisants d’huile. Petka lui aussi, plus tard, quand il sera grand, se graissera les cheveux, et il les aura d’un aussi beau noir que ceux du cocher des Morozov ; mais pour le moment grand’mère, quand il sort du bain, les lui mouille avec du kwas.
Petka grimpe sur le mur de clôture pour guetter la venue de la procession et de grand’mère.
« Pour sûr, on la retrouvera quelque part dans la cour », se disait-il, songeant à sa pièce. « Elle ne peut pas être perdue ! »
De l’argent, ses pensées revenaient à la procession, et il écoutait à quelle église exactement on carillonnait en ce moment-ci ; de la procession, elles allaient au cocher des Morozov, du cocher à l’herbe et aux pèlerinages. Telles vagabondaient les pensées fugitives du petit Petka, de « Pétouchok », ainsi que grand’mère avait coutume de l’appeler.
Grand’mère arriva, son ombrelle à la main. Elle grimpa sur la clôture à côté de Petka. Les cloches de l’église de la Présentation commencèrent à sonner ; la procession se rapprochait ; les lourdes icônes étincelèrent d’un éclat doré. Alors le carillon retentit à l’église Saint-Élie. Et Petka se consola :
« Grand’mère me donnera une autre pièce, et si elle ne m’en donne pas d’autre, je me serai quand même bien régalé sans groseilles ni glace ! »
*
Grand’mère n’a que Petka au monde. Petka est son petit-neveu, le fils de son neveu, mais elle le nomme son petit-fils. Le neveu est perdu de vices : il avait jadis été cireur de parquets, s’était endetté ; longtemps il avait rôdé sans travail à Moscou ; finalement il trouva une place dans une brasserie où il passa tout un hiver ; cette place perdue, il était devenu ouvrier à l’usine Goujon. Mais il perdit aussi cette place, et maintenant il devait faire partie de la crapule qui hante la nuit le quartier du marché de Khitrov. Il venait, bien que rarement et toujours en état d’ébriété, rendre visite à grand’mère pour lui extorquer de l’argent. Grand’mère avait très peur du neveu qu’elle appelait « le brigand ».
Petka habite avec grand’mère une chambre en sous-sol au faubourg de la Butte, près de l’église de Saint-Nicolas-Kobylsky. Lorsque grand’mère était encore valide, elle ne restait jamais oisive et ne manquait de rien. Les voisines disaient qu’elle ne s’assoirait pas sans avoir pain blanc sur table. À présent sa vue a baissé, elle ne peut plus travailler. C’est que grand’mère est déjà d’un grand âge : elle avait six ans lorsqu’on transféra le corps du tsar Alexandre Pavlovitch de Taganrog à Moscou : oui, elle est aussi vieille que cela ! Des personnes généreuses lui sont venues parfois en aide, et elle touche aussi une allocation du bureau de bienfaisance ; son Petka a été admis dans une école de l’État. Tout le monde au faubourg de la Butte connaît grand-maman Iliana Soundoukova ; dans le quartier des Morozov et chez les Syromiatniki elle est bien connue aussi. Elle s’en tire comme elle peut, et non sans peine, avec son petit Petka.
La chambre du sous-sol est petite. Naguère habitaient là deux vieilles femmes, du nom de Smetanine, qui étaient aussi pieuses que grand’mère. Quand les Smetanine furent mortes, grand’mère loua la chambre pour elle et Petka. Autrefois elle avait une chambre plus grande, où habitent maintenant des plâtriers.
La chambre de grand’mère est remplie à craquer. Il y a une commode qui est devenue, avec le temps, une sorte d’armoire secrète : le tiroir du milieu ne se laisse plus guère tirer : c’est tout juste si l’on arrive à y passer un doigt du côté droit. Ce tiroir, – et seule grand’mère le sait, – renferme un porte-verre à thé avec motif de grappes de raisin, deux cuillères d’argent à fleurs gravées sur l’émail noir de leurs manches ; tout cela est la propriété de Petka. À la mort de grand’mère il en héritera. Grand’mère a aussi une garde-robe, et de même non sans secret : vous pouvez bien en ouvrir la porte, mais vous êtes servi plus qu’à souhait, car la porte vous tombe dessus aussitôt : il n’y a que grand’mère qui sache comment placer une vis dans un certain trou de façon que la porte se remette en place et que l’armoire se laisse refermer. Grand’mère possède aussi le petit coffre en chêne garni de ferrures où elle conserve la chemise qui servira à l’ensevelir, une paire de pantoufles sans talon, et son linceul : le tout en prévision de sa mort.
Il y a là encore un petit divan : à le voir, il paraît en assez bon état, mais si par hasard on s’assoit dessus maladroitement, on se cogne à la planche nue.
Dans un coin se dresse la vitrine aux icônes divisée en trois compartiments. Le plus élevé comprend plusieurs petites images bénites rapportées des différents pèlerinages, et toutes sortes de médailles et de croix en cuivre. Au-dessous, l’icône « des saints thaumaturges de Moscou » : le bienheureux Maxime, le bienheureux Vassili et Ivan le Fou du Christ se trouvent côte à côte. Vassili tout nu, Maxime avec un tablier et Ivan le Fou en chemise blanche, les bras en croix, face au Kremlin de Moscou ; par-dessus le Kremlin est représentée la Sainte-Trinité, et, au-dessus des saints, une sombre forêt, « Notre-Dame des Ermites » avec ses montagnes abruptes qui s’aiguisent comme des dents : Petka les prend pour des volcans. L’icône est ancienne. À côté, il en est une seconde, peinte sur fond d’or : « les Quatre fêtes de la Vierge ». Elle représente les quatre fêtes de la mère de Dieu : Notre-Dame de l’Intercession, Notre-Dame Consolatrice des affligés, Notre-Dame de la Visitation et la Vierge d’Akhtyr. L’image s’en va par morceaux, tellement elle est vieille, elle aussi.
En dessous de la vitrine aux icônes, se trouvent trois bobines, une bobine de cordonnet, une de fil et une de cordelettes de diverses couleurs, que grand’mère conserve depuis des années. Enfin il y a la dinde... c’est là tout ce qu’on possède.
Lorsque grand’mère sert à Petka son goûter, elle n’oublie pas la dinde. La dinde loge dans la cour, dans une petite niche placée auprès de la remise ; la dinde lentement dépérit et voilà qu’elle est aussi vieille que grand’mère. Elle ne peut certes pas répéter le « Seigneur Jésus » de grand’mère, mais il semble bien qu’elle comprenne tout : elle en a tant vu, tant subi au cours de sa longue existence.
Quand Petka était petit, il avait peur de la dinde ; avec les années, l’habitude lui en est venue et il aime à la regarder ; il vient s’asseoir à croupetons dans la remise pour la contempler. La tête de la dinde intéresse Petka, toute rose de caroncules roses. Et tous deux restent ainsi en tête à tête : Petka et la dinde.
« Les poules du diacre ont des poussins, la chatte Pouchka des chatons, mais la dinde, elle, n’a rien. Pourquoi cela ? », s’était demandé Petka plus d’une fois.
Et grand’mère aussi se disait d’un air songeur :
« Si le bon Dieu faisait pondre un œuf à la dinde, on aurait des petits poussins.
– Tout dépend de l’œuf. Si le bon Dieu envoie un œuf à la dinde, il y aura un poussin », se disait aussi Petka.
« Grand’mère, et si le bon Dieu envoie un œuf à la dinde ?
– Dieu le veuille !
– Qu’arrivera-t-il alors ? poursuivait le malin Petka pour voir ce que dirait grand’mère.
– Eh bien, elle couvera !
– Comment couvera-t-elle, grand’mère ?
– En se mettant sur l’œuf, Pétouchok. Elle fera comme ça – grand’mère s’accroupit comme la dinde –vingt et un jours, – ce qui fait juste trois semaines, – elle restera dessus ; elle ne se lèvera que pour manger, et encore tous les deux ou trois jours. Et alors éclora un petit coq d’Inde.
– Grand’mère, où mettrons-nous le petit coq ?
– Il restera chez nous.
– Grand’mère, nous le mettrons dans une cage. Et il chantera comme un rossignol, n’est-ce pas, grand’mère ?
– Oui, Pétouchok, ce sera un petit coq tout jaune avec une petite crête.
– Grand’mère, nous ferons un ballon et nous nous envolerons. N’est-ce pas, grand’mère ?
– À quoi vas-tu penser, Pétouchok ?
– Nous nous envolerons, grand’mère, nous habiterons en ballon avec le petit coq. Oui ? »
Grand’mère garda le silence. Mais Petka, les yeux écarquillés, regardait loin par delà sa grand’mère, entrevoyant déjà, semblait-il, ce ballon dans lequel ils habiteraient, le petit poussin, grand’mère et lui.
« Je n’y tiens pas, disait grand’mère, je veux mourir sur terre. Non, je ne tiens pas à courir en ballon. »
Petka, pensant à son projet, n’écoutait pas grand’mère. N’est-ce pas que tout dépend de l’œuf ? Ah ! si le bon Dieu lui en faisait faire un ! Grand’mère avait un vif désir de voir la dinde couver, aussi ne rêvait-elle pas moins du petit poussin que Petka lui-même.
*
Petka avait oublié son argent de la saint Élie ; il ne reprochait plus à la vache de le lui avoir mangé ; il n’avait plus besoin de cet argent, il lui fallait seulement un petit coq d’Inde. Mais comment se procurer cet œuf dont tout dépend, et d’où sortira le petit coq d’Inde ?
« Le prendre chez le diacre ? Glisser sous la dinde un œuf du diacre ? songeait Petka en se rompant la tête – le diacre a de nombreuses poules, ses poules font beaucoup d’œufs... Et il n’en faudrait pourtant qu’un seul, rien qu’un. Mais si le diacre s’en aperçoit ? Tous ses œufs sont comptés. » Petka s’était déjà faufilé dans la réserve du diacre : tous les œufs avaient leur marque, date et mois inscrits sur chacun d’eux. « On me prendra et je passerai pour un voleur. Je serai enfermé comme voleur à Khitrowa. Et grand’mère ? Comment fera-t-elle pour vivre toute seule ? » Il se rappela les paroles de grand’mère : « C’est pour toi seulement que je vis, Pétouchok, sinon je devrais être depuis longtemps morte. » « Non, je ne prendrai pas d’œuf au diacre. Mais où alors ? Où donc me procurerai-je un œuf ? Car il n’en faudrait qu’un pourtant, un seul ! »
Le hasard mit Petka sur la piste. Grand’mère eut un jour l’idée de régaler Petka en lui faisant des œufs poêlés au miroir. Elle envoya Petka chez le marchand acheter trois œufs. Petka en rapporta deux seulement à grand’mère et cacha le troisième en déclarant qu’il l’avait cassé.
« Tu vois, Pétouchok, la vache t’a mangé tes sous, et voilà que tu as cassé un œuf ! »
Grand’mère regrettait l’œuf perdu.
Quant à Petka... en tout autre temps, il n’aurait certainement pas touché à ce mets par dépit. Maintenant qu’il avait dans sa poche l’œuf d’où sortirait le petit coq, sa peine lui était légère : que grand’mère lui dise tout ce qu’elle voudra, qu’importe !
Il eut tôt fait de manger son œuf et, sans prendre le temps de s’essuyer la bouche, courut tout droit vers la remise chez la dinde. Il lui glissa l’œuf sous la queue et attendit ce qui allait se passer. Mais la dinde n’y prêta aucune attention, elle ne se mit pas plus à couver que s’il n’y avait pas eu d’œuf.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment se fait-il qu’elle ne couve pas ?
– Allons, couve, ma petite dinde, couve, je t’en prie... » Petka s’assit à croupetons et regarda fixement les roses verrues de la dinde, en retenant son souffle, sans bouger, buté dans une pensée unique, avec ce seul désir, cette seule prière : « Couve, ma petite dinde, couve, je t’en supplie ! »
La dinde fit la roue et s’accroupit en plein sur l’œuf, sur l’œuf lui-même qu’elle se mit à couver.
Longtemps Petka demeura ainsi, le derrière sur ses talons, sans détacher son regard de la dinde, n’ayant qu’une même et unique pensée, qu’un seul et unique désir.
La dinde paisiblement couvait, bien assise sur son œuf de poule.
Petka se redressa tout doucement ; tout doucement il sortit de la remise, tourna l’extérieur du bâtiment et vint coller son œil à une fente : la dinde couvait en paix bien assise sur son œuf de poule.
Fallait-il le dire à grand’mère ? Non, que grand’mère le voie elle-même. Ah ! comme elle va se réjouir, grand’mère, quand elle verra la dinde sur son œuf !
Tout le jour Petka vint épier par la fente : il surveillait la dinde et guettait grand’mère. Grand’mère vint sous le hangar, pour donner sa pâtée à la dinde.
« Soyez loué, mon Dieu » murmura la vieille qui se signa mille fois, ne pouvant en croire ses yeux et n’y comprenant rien : la dinde avait pondu un œuf, la dinde couvait !
*
Le soir de cette longue journée fertile en miracles, Petka se mit au lit et grand’mère aussi alla se coucher. Petka gigotait et se retournait sans pouvoir dormir, s’attendant toujours à ce que grand’mère lui parlât de la dinde. Grand’mère aussi ne faisait que changer de côté : elle avait grande envie d’annoncer la nouvelle, mais elle craignait le mauvais œil.
Elle résistait, résistait, la vieille. À la fin elle n’y tint plus :
« Pétouchok ! appela-t-elle tout doucement.
– Grand’mère ! répondit le coquin, devinant aussitôt de quoi il s’agissait. Il fit semblant toutefois de parler du fond du sommeil.
– Tu ne dors pas, Pétouchok ?
– Que veux-tu, grand-mère ?
– Le bon Dieu nous a bénis ! – la grand’mère se mit à rire, et, dans sa joie, le souffle lui manquait, – un œuf ! la dinde couve.
– Elle couve, grand’mère ?
– Oui, Pétouchok, elle couve... »
Grand’mère proféra ces mots d’une voix étouffée, faible, en toussotant légèrement.
« Oh ! grand’mère, nous aurons maintenant un petit coq d’Inde.
– Oui, un coq, un petit coq d’Inde... chuchota grand’mère, comme si là, dans ce petit coq, eût résidé tout le mystère de sa vie et de celle de Pétouchok.
– Habitera-t-il avec nous ?
– Avec nous, Pétouchok, où donc ailleurs ?
– Et nous ne le mangerons pas, dis, grand’mère ? »
Grand’mère ne répondit point, grand’mère s’était déjà endormie, tout heureuse, dans la reconnaissance des bienfaits de Dieu. Elle pensait au petit coq d’Inde qui, dans vingt et un jours, éclorait de l’œuf de poule.
Le grain de feu de la veilleuse crépitait doucement devant les icônes et les croix, devant les « quatre fêtes de Marie » : Notre-Dame de Bon Secours, Notre-Dame de Pitié, Notre-Dame Consolatrice des Affligés, Notre-Dame d’Akhtyr, devant la croix, devant les thaumaturges de Moscou : Maxime le bienheureux, Vassili le bienheureux, Jean le Fou du Christ. Les montagnes de Notre-Dame des Ermites rougeoyaient à la lumière de la veilleuse et se découpaient en langues de feu sur le Kremlin de Moscou.
« Grand’mère, j’aimerai bien le petit coq. » Et Petka s’endormit, Petka-Pétouchok, le petit coq de grand’mère.
*
L’automne, cette année-là, fut par hasard chaud et sec. Le soleil, si peu qu’il se maintînt, empluma le petit coq d’Inde : il grandissait, le petit coq, et, s’ébrouant avec son cocorico en fausset, il courait sus au vieux coq du diacre et se houspillait tel un coq pour de bon. Tout chez lui promettait une belle crête écarlate, des ergots solides, une voix claironnante – un petit coq d’Inde coureur de poules !
Et la dinde ? Il s’agissait bien de la dinde à présent ! La dinde avait peu à peu dépéri et crevé. Grand’mère prenait soin du petit coq, et lorsque la chaleur tourna au froid, le petit coq fut retiré de la remise et placé dans la chambre. La grand’mère veillera sur le bonheur de son Petka – il en sera du petit coq ainsi qu’il en a été de Petka – elle qui a su mettre du bonheur de côté pour ses vieux jours.
Avec le froid et les boues d’octobre commencèrent des jours troublés, pleins d’alarme, les fameuses journées populaires de la lutte pour la liberté.
Le fait que dans les grandes rues l’électricité s’était éteinte, qu’à la gare de Koursk, le long des voies de garage, les belles locomotives reluisantes de propreté gelaient immobilisées, que derrière le faubourg de Pokrovka les gigantesques cheminées de l’usine Goujon ne fumaient plus, que le ciel avait cessé de rougeoyer par delà le couvent Androviersky, tout cela, semblait-il, serait passé inaperçu pour le sous-sol de la vieille : grand’mère n’avait pas besoin d’électricité ; la nuit elle ne franchissait pas la porte cochère, n’ayant point de courses à faire au dehors, et il n’existait aucune espèce de rapports entre elle et Goujon.
Mais grand’mère n’est pas seule en son gîte souterrain : il y a les voisins, locataires comme elle d’un sous-sol, gens du peuple, simples ouvriers solidement enchaînés aux cheminées fumantes de l’usine Goujon et aux locomotives bien astiquées de la gare de Koursk. Aussi le fait que les cheminées ne fumaient plus et que les locomotives stationnaient, les avait libérés du joug de leurs occupations, bouleversant l’économie de leur existence laborieuse, ébranlant la terre sous leurs pieds et se révélant à eux comme la fin du monde.
Et cette idée de fin du monde, qui hantait la rue et qui s’insinuait dans les préoccupations quotidiennes de chacun, gagnant de faubourg en faubourg, de ruelle en ruelle, d’impasse en impasse, de fabrique en fabrique, de sous-sol en sous-sol, avec le pressentiment confus de la catastrophe inévitable et déjà prête à s’abattre, envahissait l’âme si vieille de grand’mère au seuil de la mort.
Le neveu de grand’mère, le brigand disparu quelque part du côté de Khitrovka, revint tout à coup se montrer, le jour de la Saint-Nicolas Kobylski, dans le sous-sol de la vieille.
Un bras déformé par les rhumatismes, le nez pareil à trois nez posés l’un sur l’autre, atteint d’éléphantiasis, vêtu d’un paletot noir montrant la corde – et là-dessous un linge crasseux qui n’en peut plus – toutes ces guenilles et ces haillons firent trembler la vieille d’épouvante. Mais si la vieille avait si peur, ce n’était point parce que le brigand lui demanderait de l’argent, le couteau sur la gorge ; que cet argent, ses derniers sous, elle le lui donnerait, bien que ça lui fût pénible et qu’ils dussent ensuite, Petka et elle, connaître la faim ; elle eut peur à cause d’un certain pressentiment que son neveu, le père de Petka, le brigand, allait entreprendre quelque chose contre Petka.
Ce qu’il allait entreprendre, ce qu’il pourrait faire de Petka, grand’mère n’aurait su se l’expliquer. Quelque part seulement, au fond de son vieux cœur, une voix lui disait clairement qu’un malheur menaçait Petka, que déjà ce malheur était sorti de son funèbre empire d’ossements, qu’il s’avançait toujours plus proche, qu’il rampait à pas de loup vers le pauvre petit cœur innocent de Petka, inexorable, sans pitié ni miséricorde.
Le neveu avait faim, étant resté sans manger ni boire. Grand’mère alluma pour lui le samovar. Petka revint de l’école, tous trois s’attablèrent devant le thé.
Petka, pour avoir entendu jadis les pèlerins lui raconter la vie des saints, comment ceux-ci en avaient pris à leur aise avant de parvenir à la sainteté, rêvait toujours de se faire brigand, de commettre beaucoup de péchés, puis d’aller à Dieu ensuite et d’entrer au monastère, pour se réfugier et vivre dans une grotte. Et voilà qu’il était assis à la même table qu’un brigand, ils prenaient le thé ensemble, et ce brigand, c’était le neveu de grand’mère, et son propre père à lui.
Petka ne détachait pas les yeux de son père, il contemplait ce nez à triple étage avec la même dévorante curiosité qu’il avait contemplé, dans la remise, les caroncules de la dinde. Et ne sachant qu’offrir à son père, comment se distinguer devant un brigand, il se leva d’un brusque saut, attrapa le petit coq blotti sous le divan, et le lui apporta en le tenant par les ailes.
« Tiens, regarde, fit Petka, c’est un coq d’Inde !
– Petka et moi, pourvu que notre petit coq se porte bien, nous ne demandons pas autre chose tous les deux ! » dit grand’mère, comme si elle eût cherché à se justifier, ses mains et sa tête secouées d’un tremblement.
Le brigand loucha vers le coq – joli petit coq, ma foi ! – Le brigand, pour rassasier sa faim, en mettait un coup ; il mangea sa portion et – faute de grives ! – il bâfra tout le dîner de Petka et finit par celui de grand’mère, puis se mit en devoir de prendre son thé. Le thé bien chaud le dégela, lui dégourdit la langue. Et il se mit à raconter des choses confuses, le regard fixé par delà Petka et grand’mère, tout comme regardait Petka en parlant de son ballon dans lequel ils devaient s’envoler, grand’mère, le petit coq et lui.
Aux dires du brigand, il paraît que désormais tout était censément permis ; les lois n’existaient pas, il n’y en avait plus et si ce n’est aujourd’hui, demain tous les capitaux passeraient dans ses mains, et alors on réglerait les comptes, en une lutte sanglante...
« La classe bourgeoise... la révolution... répétait le brigand qui n’entendait rien à ces mots savants ; et, traçant de l’index un cercle autour de son cou, j’épouserai une comtesse ! »
Et plus le brigand se réchauffait, plus ses discours devenaient savants et incompréhensibles.
Petka, bouche bée, écoutait son père en contemplant ce brigand de nez à triple étage. Grand’mère secouait la tête.
« Nous deux avec Petka, pourvu que le petit coq nous reste, nous n’avons besoin de rien d’autre », balbutiait la vieille, comme pour se justifier, elle et Petka, de quelque chose.
Ayant vidé une dernière tasse, le brigand sortit, emportant dans sa poigne les derniers pauvres sous de grand’mère. Grand’mère resta au logis avec Petka et le petit coq. Ils se mirent à ranger, débarrassèrent le samovar, lavèrent les tasses, et balayèrent les miettes dans un petit sac. Ensuite Petka apprit sa leçon ; ils restèrent un peu à bâiller, jouant à de petits jeux pour passer le temps. Puis, après avoir prié Dieu, ils jetèrent un coup d’œil au petit coq sous le divan – dort-il ou ne dort-il pas ? – Le petit coq dormait depuis longtemps, et eux-mêmes allèrent se coucher.
Petka remuait sans pouvoir dormir. Grand’mère se tournait et retournait. L’inquiétude la rongeait et aussi la peur.
« Pétouchok ! " appela grand’mère ; elle ne parvenait plus à surmonter son effroi.
Quant à Petka, les yeux ouverts, il se voyait déjà brigand et, de tous les pieux discours de brigands qu’il avait entendus, il se taillait en imagination une vie d’aventures et de brigandage.
« Pétouchok, dis-moi, Pétouchok ! appela grand’mère d’une voix encore plus basse et plus caressante.
– Qu’y a-t-il, grand’mère ? fit Pétouchok sursautant. Il avait entendu grand’mère ; il avait cru que grand’mère criait en l’appelant.
– Ce n’est rien, Pétouchok, n’aie pas peur. Grand’mère pouvait à peine parler dans son effroi. Pétouchok, prends bien garde, ne sors jamais...
– Je partirai avec les brigands, grand’mère, répondit gaiement Petka, je me ferai brigand ! Et toi aussi, grand’mère..., tu iras chez les brigands !
– Ne sors jamais, Pétouchok ! » fit grand’mère, avec un filet de voix qu’on entendait à peine, que Petka lui-même n’entendit pas, et elle ne bougea plus, en proie à une terreur mortelle. Maintenant le moindre bruit, le plus faible craquement lui semblait une menace, les chiens poussaient des abois si furieux qu’on eût dit qu’un voleur, un homme sinistre s’était approché de leur maison, qu’il descendait l’escalier de leur sous-sol, pour venir prendre son Petka, son petit Pétouchok.
Petka restait les yeux ouverts, non pas Petka, mais lui devenu un vrai brigand, tout noir, la tête aux cheveux graissés d’huile comme chez le cocher des Morozov, un nez fait de trois nez l’un sur l’autre, le bras déformé ; il prend avec lui grand’mère, le petit coq d’Inde, ils s’envolent tous trois vers Khitrovka en ballon, ils mèneront là une vie de brigandage, il y aura là une lutte sanglante.
À peine si grésillait le petit feu de la veilleuse placée devant les icônes et les croix, devant les quatre grandes fêtes : la fête du Voile, Notre-Dame Consolatrice des Affligés, Notre-Dame d’Akhtyr, devant le Symbole de la Croix, devant les saints thaumaturges de Moscou, les bienheureux Maxime et Basile, Jean le Fou du Christ. Les montagnes de Notre-Dame des Ermites, embrasées par la petite flamme de la veilleuse nocturne, se découpaient en langues de feu sur le Kremlin de Moscou.
« Grand’mère, je suis parti chez les brigands ! » balbutia Petka dans un rêve.
*
L’automne, lourd de menaces, touchait à sa fin ; brusquement, l’hiver s’abattit. L’anxiété de grand’mère ne s’était pas calmée, il n’y avait plus moyen de retenir Petka : la peste soit du loqueteux !
Au lieu de réciter son Notre Père – autrefois Petka disait toujours un Notre Père, ce qui est d’un grand secours, – voilà qu’il récitait maintenant des balivernes rimées qui n’avaient aucun sens. Grand’mère se rongeait d’inquiétude. Les rues n’étaient plus tranquilles, cette température glaciale n’avait pas refroidi Moscou ; la vie n’était pas rentrée dans son cadre de toujours, avec ses travaux et ses soucis quotidiens.
*
Par des routes imprévues, insoupçonnées, une grande pitié s’apprêtait à fondre sur le peuple russe. Elle le forçait à partir au loin vers des contrées étrangères, chez un autre peuple, et là le balayait pour sa honte et sa dérision, le poussait au bord d’un océan lugubre et l’y noyait, plus terrible que la tempête et le cyclone. Et maintenant, toujours plus sombre et plus inassouvie, elle s’en venait des lointains pays jaunes, se glissant jusqu’au cœur même de notre pauvre terre douloureuse, jusqu’aux rives de la Moskova.
Était-ce à cause de nos péchés, comme se plaisait à dire grand’mère, ou pour l’assagissement de ceux qui manquaient de sagesse, comme l’assurait le frère aux pieds déchaux dans le cabaret de la Zatiélpa, ou bien à cause du fol silence de l’univers, – la terre russe, le peuple russe, hébété de stupeur, sans force et sans voix, châtié encore et encore, après avoir été la proie de trois fléaux, allait subir une calamité nouvelle.
Et voilà que, pour de bon, les montagnes illuminées des saints thaumaturges de Moscou se découpaient en brasiers réels, en langues de feu sur le Kremlin de Moscou, et la nuit une lueur rougeâtre et fumeuse planait au-dessus de la ville.
*
Le samedi après la saint Nicolas, grand’mère s’était assise à table avec Petka pour dîner ; ils s’apprêtaient à manger leur maigre pitance, personne durant ces jours ne se souciait de grand’mère, on l’avait oubliée, si bien qu’il lui arrivait parfois, avec Petka, de ressentir, des semaines durant, la faim aux entrailles.
« Grand’mère, fit Petka en se levant d’un bond, entends-tu ? »
Grand’mère posa sa cuillère, sa main se crispa sur le croûton de pain.
« Grand’mère... » Petka passa la tête par le soupirail.
Grand’mère ne bougea pas. Sa tête seule tremblait, comme elle tremblait en présence du brigand.
« On tire ! grand’mère », et Petka franchit la porte en courant.
Le bruit de la fusillade venait de fort loin. On tirait du côté de la Tverskaïa ; un grondement sourd se faisait entendre au faubourg de la Butte, pareil à quelque rumeur souterraine. Les vitres tintaient.
Grand’mère n’entendait rien. Petka, lui, avait entendu.
Alors elle entendit à son tour et se signa comme on fait au bruit du tonnerre.
Survinrent les journées d’émeute. À chaque coin le malheur était embusqué : nuit et jour il guettait, inassouvi, sombre, implacable, hantant les lieux déserts et les carrefours noirs de peuple.
Grand’mère avait peur de laisser Petka s’éloigner d’elle. Un accident est si vite arrivé. Grand’mère ne voyait plus que brigands partout, aussi bien chez ceux qui fomentaient la grève parmi les ouvriers des fabriques et des usines, que dans les miliciens, les dragons et les cosaques, lorsqu’ils passaient par la Sadowaïa, au trot de leurs chevaux, pour se rendre à la gare de Koursk.
Et l’on tirait toujours. Maintenant grand’mère percevait distinctement le bruit de la fusillade sur la Tverskaïa, à Koudrino, à Presnia et non loin, à deux pas de là sur la Miechanskaïa. On tirait, et d’heure en heure le bruit retentissait plus fort dans le sous-sol ; c’était comme le claquement d’un fouet, ou comme si l’on cassait du bois sec.
Depuis la saint Nicolas, grand’mère ne dormait plus. Elle veillait sur Petka, tout comme elle avait, durant les premières semaines, veillé sur la vie du petit coq d’Inde, et comme Petka naguère avait lui aussi veillé, l’œil collé à une fente derrière la remise, sur la dinde qui couvait son œuf de poule.
Le gamin rôdait en liberté. Il ne tenait plus en place.
Un jour, Petka, avec d’autres galopins, courut vers la Soukharev, grand’mère le suivit.
Quel divertissement ce fut pour Petka ! En d’autres temps les gamins construisaient des montagnes de glace pour patiner ; à présent, on aidait à dresser des barricades.
Petka empoigna un poteau de télégraphe.
– Attrape ! crie notre lascar à grand’mère !
Qu’y pouvait-elle, grand’mère ? Les mains tremblantes d’angoisse, comment aurait-elle fait pour traîner ce poteau ? À peine si elle pouvait tenir un allume-feu. Elle ramassa au sol une poignée de brindilles, la porta en suivant les gamins et vint la déposer, comme une offrande à l’autel, sur un gros tas formé de débris de caisses, de grilles, de poteaux de télégraphe et d’enseignes.
« Bravo, la petite mère ! » raillèrent les gens à l’entour. Un dwornik à mine de bandit grinçait des dents et pour se réchauffer heurtait ses bottes l’une contre l’autre.
« C’est en punition de nos péchés ! » murmura grand’mère. Épuisée d’avoir transporté ses morceaux de bois, elle ne voulait pas cependant quitter Petka d’une semelle.
Ah ! le courageux petit bonhomme ! Il avait grimpé là-haut, tout à la cime où flottait le drapeau rouge, sa casquette à visière de cuir verni crânement plantée sur l’oreille comme un brave cosaque. Et le drapeau flottait au-dessus de lui, rouge comme le voile pourpre du ciboire...
« Monte aussi, grand’mère ! » cria Petka à la vieille, de sa voix claironnante de jeune coq.
Comment eût-elle pu résister ? Elle aurait plutôt grimpé jusqu’au sommet de la tour de Soukharev.
Le soir, au moment où sonnèrent les vêpres, et tandis qu’en accompagnement au son des cloches retentissait la canonnade, grand’mère s’apprêta pour l’office.
Petka, parti en avant, était en train de jouer avec d’autres gamins près du poulailler du diacre ; ils jouaient aux cosaques et aux grévistes.
Grand’mère, vêtue de sa longue camisole ouatée, un fichu de laine noire sur la tête, regarda le petit coq blotti sous le divan, pour voir s’il dormait ou non. Le petit coq dormait. Elle ranima la veilleuse. Du fond des ténèbres les visages des saints la regardaient : les thaumaturges, la sainte Vierge, et elle se sentit soudain toute triste.
Elle soupira en songeant que leur vie était bien misérable, à présent les jours de fête se passaient comme les autres jours !... Elle avait tant de peine à vivre qu’il devenait grand temps qu’elle mourût, et la pensée de Petka lui serra le cœur... Il était encore si petit, un tout jeune enfant... Si au moins il pouvait voler de ses propres ailes ! Mais il n’avait pas même atteint l’âge de raison.
« Sainte Mère de Dieu, vous êtes bénie entre toutes les femmes, intercédez pour lui. » Grand’mère joignit ses doigts pour se signer.
« Assez de simagrées ! » s’écria une voix derrière la cloison, chez les plâtriers ou chez les chapeliers, probablement un agitateur venu pour fomenter la grève.
Grand’mère fut secouée d’un frisson et se retourna : debout, dans l’embrasure de la porte, se dressait le brigand.
« Aboule ton pognon, la vieille ! » fit-il en marchant contre elle.
Grand’mère hocha la tête.
– Tu peux me couper le cou si tu veux, je n’ai rien.
– Tu dis que tu n’as rien ?
– Je le jure devant Dieu... rien.
Le brigand saisit grand’mère à la gorge et lui cogna le nez sur la commode.
« Cherche ! te dis-je. »
Grand’mère fouilla derrière l’armoire aux icônes et, sans un mot, – elle ne pouvait, dans son effroi, remuer la langue, – elle tendit au brigand les trois pelotons : le peloton de grosse ficelle, celui de petite et le peloton de fils de diverses couleurs, tout le trésor qu’elle s’était amassé depuis tant d’années.
Le brigand frappa la vieille d’un coup de poing, un peloton roula sur le plancher, tandis que grand’mère s’effondrait et, comme la dinde en présence de Petka, restait accroupie sans bouger.
Le brigand pourvut lui-même à l’opération. Il renversa le coffre de chêne garni de ferrures, le coffre mortuaire de grand’mère, le vida de son funèbre contenu : chemise, linceul, pantoufles et voile de lin, courut à la garde-robe, fit sauter la porte et, comme il ne trouvait rien là, il s’en prit à la commode, retourna tous les tiroirs, mit tout sens dessus dessous, mais là non plus il ne trouva rien de rien ! Le tiroir du milieu résistait seul à son effort : longtemps il le secoua pour essayer de le tirer, il n’en put venir à bout.
Le peloton en roulant avait réveillé le petit coq. Le petit coq sortit de dessous le divan et, battant des ailes, poussa comme en plein minuit son cocorico d’une voix éraillée – cocorico funeste au petit coq jaune crêté de rouge.
Le brigand attrapa le petit coq, lui tordit le cou et, le jetant aux pieds de grand’mère :
« Tiens, dit-il, et puisses-tu en crever ! »
Puis il sortit.
Au dehors, près du poulailler, régnait un vacarme infernal : les gamins jouaient comme des possédés.
Petka se précipita dans la rue en poussant de grands cris – les deux camps se poursuivaient – il traversa la rue.
Une patrouille, venant de la Soukharev et qui se trouvait juste à passer devant la fabrique de Khichine, ouvrit le feu pour nettoyer le chemin.
Petka fit la culbute, le nez dans la neige, porta la main à sa casquette.
Et il ne se releva plus.
On ramena Petka, la poitrine ouverte, le cœur transpercé d’une balle, déjà tout roidi, au sous-sol de grand’mère, – et, avec Petka, sa casquette à visière de cuir verni.
*
Ainsi donc, voilà comment le malheur était venu. Maintenant il fallait l’accepter.
Grand’mère l’accepta.
Toute vieille qu’elle est, à présent elle vit seule dans sa petite chambre, sans manquer jamais un office ; et, lorsqu’il y a un enterrement à Saint-Nicolas Kobylski, elle assiste à la messe et au requiem en tenant à la main un cierge allumé.
Grand’mère n’a plus personne au monde. Elle a donné à son neveu le porte-verre en argent aux raisins ciselés et les deux petites cuillères d’argent qu’elle gardait pour Petka : celui-ci n’a plus besoin de rien aujourd’hui ! Le neveu a disparu avec le porte-verre et les cuillères et n’est plus revenu chez grand’mère.
À peine le soleil luit,
Coq Pétouchok sort du nid.
Grand’mère se ressouvient de la chanson de Petka ; bien souvent elle songe à Petka, elle songe à son Pétouchok.
Et tout bas elle parle, si bas que dans la chambre on dirait que quelqu’un dort ou est malade, et qu’elle a peur de le réveiller de sa voix ; elle parle de la dinde et de l’œuf miraculeux, du petit coq, du brigand et dit comment elle a dressé avec Petka une barricade à la Soukharev, et comment on lui a rapporté son Petka, la poitrine déchirée, le cœur transpercé, tout roidi, – et la casquette de Petka à visière de cuir verni.
« J’étais sortie, mon bon monsieur – raconte grand’mère d’une voix de plus en plus basse – pour aller allumer un cierge devant la Madone consolatrice des Affligés : j’ai voulu le poser, mais je n’ai pas pu lever la main. »
Et grand’mère essaya de lever sa main toute tremblante, et celle-ci retomba : c’était l’injure imméritée, l’atroce, la mortelle injure qui faisait ainsi retomber sa main et lui brouillait les yeux de larmes ; et sa main tremblait dans l’effort de se soulever et elle n’y parvenait pas ; et les veines bleues se tendaient exsangues, les doigts secs se crispaient : ainsi elle étreignait son cierge pour l’offrir à la Madone Consolatrice des Affligés qui accueille toutes les injures imméritées, les amères et mortelles injures, quelles qu’elles soient...
« Et j’ai enfin posé mon cierge ! »
Grand’mère hocha la tête et leva très facilement la main, aussi facilement que les saints thaumaturges de Moscou, Maxime le bienheureux, Vassili le bienheureux, Ivan le Fou du Christ, lèvent leur main – et sa main ne trembla plus : c’est qu’elle tenait un cierge à la petite flamme brillante, qui jamais plus ne s’éteindrait, qui dans son cœur consumerait la suprême injure imméritée, l’amère, la mortelle injure ; et ses yeux s’illuminèrent doucement : c’était la foi qui brûlait en eux, la foi robuste, inébranlable, qui jusqu’à ses derniers moments portait le cierge, la sainte petite flamme à travers tous les malheurs, à travers tous les coups dont le sort l’accablait, alors que tout lui avait été ravi : le petit coq d’Inde et Petka-Pétouchok.
Alexei RÉMIZOV.
Traduit du russe par Jean Chuzeville.
Paru dans la revue Le Roseau d’or en 1930.