Noël au frontstalag
par
RÉMY
CAMP de Royallieu, Noël 1943.
Dans cette région de l’Oise, il fait froid. Non pas un froid comme on l’aime ce soir-là, un beau froid clair, peuplé d’étoiles de cristal, avec une neige crissante au long des chemins creux, une nuit vibrante comme une harpe, et, derrière les vitres frappées de givre, un visage d’enfant dont la bouche entrouverte dans le sommeil semble encore murmurer le doux mot de Noël...
Non. Un froid moite et sale. Le froid des baraques où des milliers d’êtres, collés dos contre ventre sur les paillasses pourries, grouillantes de vermine, cherchent à oublier dans la torpeur qu’ils sont là pour attendre leur déportation vers l’Allemagne. Ici, pas de cheminée devant laquelle mettre son soulier : le poêle est éteint au centre de l’étroit passage qui sépare les couchettes superposées. Une aigre odeur de suint, qu’affadit ignoblement le relent sucré des punaises écrasées : une sorte de halètement qui vient de la respiration de tant de poitrines oppressées ; parfois une plainte... Les bergers sont sur les miradors, battant solitairement la semelle, le casque d’acier couvrant leur nuque, le col de la capote relevé jusqu’aux oreilles, les mains gantées dans les poches, la mitraillette sous le bras. Dans les prisons de France, ce Noël-ci sera un jour comme les autres. Mais pas à Royallieu. Pas dans la baraque no 9, où sont enfermées avec quarante-deux autres femmes, ma mère et mes sœurs Maisie, Hélène, Jacqueline, Madeleine, Isabelle. Quarante-huit prisonnières, soixante-dix mètres carrés.
Le 15 octobre 1942, trois policiers en civil se sont présentés au bureau de l’Union Morbihannaise, à Vannes, où travaille ma sœur Hélène.
– Mademoiselle Hélène Renault ?
– Oui, a répondu Hélène qui a tout de suite compris et qui pense : « Ils sont donc venus, enfin ! »
– Habillez-vous et suivez-nous. Police allemande.
Hélène a obéi en silence.
Pendant les premières semaines qui ont fait suite à l’arrestation de Maisie et d’Isabelle, survenue à Paris, le 13 juin, ma mère et mes autres sœurs se sont attendues chaque jour à recevoir la visite de la Gestapo. Toutes les précautions étaient prises depuis longtemps ils pouvaient venir et fouiller toute la maison sans trouver aucune pièce compromettante. Mais personne ne s’est présenté à l’appartement de la rue Carnot.
L’un après l’autre, les mois se sont écoulés sans que surgisse aucune alerte. Il y a bien eu cet agent boche qu’on a pu voir, vers la fin juin, s’installer dans une chambre de la maison d’en face, d’où, à longueur de journée, mal dissimulé derrière le rideau de sa fenêtre, il a épié les allées et venues des miens. Le personnage a vidé les lieux depuis longtemps, et ma famille a fini par se croire oubliée.
– Depuis quand n’avez-vous pas reçu des nouvelles de votre frère Gilbert ?
– Depuis le mois de décembre dernier, a dit Hélène.
Le Boche a ricané, imité servilement par ses deux acolytes :
– Curieuse famille, où l’on reste si longtemps sans donner de ses nouvelles !
Une auto attendait dans la rue. Elle a emmené directement Hélène à la prison de Vannes. Puis les policiers sont passés au Groupement des produits laitiers. En se levant pour suivre les Allemands, ma sœur Madeleine a machinalement regardé dans la direction de la fenêtre du bureau d’Hélène, qui s’ouvrait en face de la sienne. À l’expression désolée d’une collègue de sa sœur, elle a compris que celle-ci était arrêtée. Après avoir conduit Madeleine à la prison, les trois Allemands sont venus rue Carnot. C’est maman qui a ouvert la porte. Elle venait de rentrer chez elle avec Jacqueline, notre Dominicaine.
– Police allemande !
– Bien, messieurs.
Celui qui semblait être le chef s’est appuyé des deux mains sur une table du salon, se penchant vers ma mère. Il a dit, d’une voix sifflante :
– Naturellement, madame, vous ne savez pas que votre fils Gilbert était le chef de l’espionnage en France ?
– Non !
La stupéfaction de maman n’a pas été feinte, et pour cause !
– Vous ne saviez probablement pas non plus que vos filles Maisie et Isabelle habitaient l’appartement de leur frère à Paris ?
– Je suis brouillée avec mon fils, a affirmé maman, en rougissant légèrement.
– Ah oui ? Vous avez un autre fils, qui habite l’Île-aux-Moines ?
– Oui.
S’ils étaient bien renseignés, les Allemands ne savaient pas tout : mon second frère, Claude, s’était embarqué avec moi le 18 juin 1940 pour l’Angleterre et servait, sous l’uniforme, aux Forces Françaises Libres, depuis plus de deux ans.
– Suivez-nous ! ordonna le policier. Vous, mademoiselle, vous êtes Jacqueline, n’est-ce pas ? Fermez les fenêtres, et venez aussi.
Quand la voiture a démarré, maman a pu constater que tout le quartier était cerné par la troupe.
Le 17, le bateau de mon frère Philippe entrait dans le port de Vannes. Mon frère surveilla lui-même à la poissonnerie la livraison de ses homards, et c’est là qu’il apprit les évènements de l’avant-veille. Il lui était très facile de prendre la fuite, mais il craignit d’exposer sa mère et ses sœurs aux représailles des Allemands. Il alla à la Gestapo, accompagné de sa femme qui venait de le rejoindre et qu’on obligea à demeurer à la porte. Philippe réapparut bientôt en compagnie d’un gardien. Il embrassa sa femme, lui disant :
– C’est très grave.
On l’emmena. Il n’avait pas revu ses deux petites filles, dont l’une venait de naître. Il ne devait jamais les revoir.
Le 20 octobre, ma mère, mes sœurs et mon frère furent conduits à Paris par le train, et incarcérés à Fresnes où venaient d’être amenées Maisie et Isabelle. Maman put voir les portes des cellules du quartier des femmes se refermer l’une après l’autre sur chacune de ses filles, mises, comme elle-même, au secret. Pour étouffer son chagrin, Jacqueline écrivit un poème dédié à notre mère dans le silence de la prison :
Ces yeux bleus que les chagrins ont lavés,
ces yeux résolus et purs,
sources où j’ai puisé la joie et la paix
depuis que je suis au monde,
se sont emplis ce matin de larmes amères.
On vous enlevait vos enfants un à un,
tels les fruits qu’on détache de l’arbre par violence
avant le temps de la cueillette,
et vous assumiez ce tourment, comme toute peine,
avec votre sainte douceur.
Mais vous avez eu un inoubliable regard !
Il s’efforçait à sourire, pour bénir et pour encourager encore,
rayon plus touchant que les plaintes désolées
des femmes qui crient le désarroi de leur amour.
J’ai celé au fonds de mon âme
en la région secrète où je me recueille pour prier
ce frémissement d’eau bleue.
Oh ! me blottir entre vos bras, et sentir passer sur mon visage
comme autrefois, lorsque vous vous penchiez sur votre enfant
pour l’embrasser,
la douceur de votre regard, maman !
*
* *
Le 10 mars 1943, tous les miens furent transférés au fort de Romainville. Pâques approchait. Par-dessus les barbelés qui la séparaient du camp des hommes, maman put parler à Philippe :
– Viendras-tu à la messe ?
– Pensez-vous ! répondit en riant mon frère, pour qui l’accomplissement de ses devoirs religieux était un de ses moindres soucis.
L’office de la Résurrection fut célébré dans une casemate qu’on avait aménagée en chapelle. Sur une petite table recouverte d’un simple drap, le prêtre déposa son autel portatif. Une image du Christ, dessinée et coloriée par un prisonnier, avait été épinglée sur une couverture qui masquait le mur. La messe se déroula, simple et émouvante. Les hommes communiaient les premiers. Maisie aperçut Philippe qui, très droit, très pâle, se tenait dans la file silencieuse et recueillie de ceux qui attendaient de s’agenouiller à la Sainte Table. Les yeux pleins de larmes, maman contempla son fils que la prison avait ramené à Dieu. Le 3 mai 1945, dans la rade de Neustadt, à bord du Cap Arcona où les SS avaient entassé six mille bagnards en provenance du camp de Neuengamme et que des avions alliés attaquèrent par une tragique méprise, Philippe devait trouver la mort. On m’a dit qu’il avait été vu un instant sur le pont du navire en flammes avant que celui-ci s’engloutît dans la mer.
*
* *
Le 26 octobre 1943, des autocars étaient venus au fort de Romainville chercher toutes les femmes qui s’y trouvaient encore détenues, et aussi quelques hommes. Parmi ces femmes et ces hommes, figuraient ma mère, mes sœurs, mon frère. Les voitures transportèrent leur cargaison humaine jusqu’au frontstalag 122, à Royallieu, près de Compiègne. Dans la baraque n° 9, Maisie eut la joie de retrouver cette « Irène » dont elle avait partagé la cellule à la prison de la Santé, et dont le vrai nom était Mme Tillion. Mlle Talet, directrice du lycée de jeunes filles d’Angers, fut nommée chef de dortoir. L’autorité que tirait Mlle Talet des hautes fonctions naguère assumées par elle, et du ruban rouge qu’elle portait, devait faire merveille. Si une discussion éclatait entre deux détenues, elle intervenait doucement :
– Allons, mes enfants ! soyez raisonnables... un peu de patience !
Et tout se calmait comme par enchantement. Ces « enfants » qu’elle réprimandait affectueusement avaient parfois dépassé la soixantaine, mais jeunes et vieilles s’inclinaient sans jamais maugréer devant celle que chacune appelait ici « la directrice ».
Maisie fut désignée pour assurer le bon fonctionnement du poêle. Les Allemands ne délivraient par vingt-quatre heures que vingt petites bûches et deux minces baguettes de bois. On brûlait donc de tout pour alimenter le feu si précieux, mais insatiable : le carton d’emballage des colis, les barreaux des chaises, les planches des grabats. Mme Tillion fut la première à sacrifier une des planches qui soutenaient sa maigre paillasse :
– Je vous assure qu’ainsi c’est beaucoup plus souple ! déclara-t-elle.
C’était tellement « souple » que la moitié du grabat traînait maintenant par terre. Anges de douceur et de bonté, Mlle Talet et Mme Tillion rognaient chaque jour sur leur faible pitance et prélevaient une part de leurs précieux colis au profit des plus affamées :
– Vous, les jeunes, vous avez besoin de manger ! Nous autres, nous sommes vieilles... on s’habitue à tout.
Elles devaient toutes deux mourir à Ravensbrück. Elle-même déportée dans ce camp, la fille de Mme Tillion reçut des mains d’une gardienne une mèche de cheveux blancs : déclarée « inutilisable », sa mère avait été « éliminée ». Mlle Talet la suivit de près dans la mort : inanition pour elle, chambre à gaz pour l’autre. Deux corps, parmi tant de cadavres. Deux amies, deux Françaises, deux saintes.
Les jours s’écoulaient, tous semblables aux autres, dans la baraque empestée par l’âcre fumée que dégageait en brûlant le cuir des vieux souliers jetés au feu pour l’entretenir, et dont la puante odeur se mélangeait curieusement à l’atome des « croque-monsieur » mijotant dans quelques grammes de beurre soigneusement pesés. Le 8 décembre, cependant, une révolte éclata : se jetant contre une gardienne, des détenues la griffèrent, la rouant de coups, la piétinant. La baraque tout entière fut privée de nourriture pendant vingt-quatre heures. Dans un coin, neuf femmes étaient restées groupées, indifférentes au tumulte : ma mère, mes cinq sœurs, et trois de leurs amies, qui cousaient sans arrêt bout à bout des morceaux d’étoffes multicolores, tordant des bribes de laine, rassemblant des couvercles de boîtes en fer, des coquilles de noix. Les autres étaient venues jeter un coup d’œil sur cet étrange travail. Haussant les épaules, ces détenues, dont beaucoup avaient été surprises dans des rafles ou arrêtées pour de menus délits, allèrent se jeter sur leurs paillasses. N’étant pas, comme les nôtres, soutenues par la foi, elles avaient vite sombré dans le désespoir. Quand vint le soir du 24 décembre, l’atmosphère de la baraque no 9 était plus triste et plus lourde encore que de coutume.
À l’heure prévue, Mlle Talet, élue « présidente » par le groupe des conspiratrices, se glissa à l’un des bouts de la baraque et frappa dans ses mains pour attirer l’attention :
– Mes enfants !
Trop menue, sa voix n’avait pas été entendue. Après avoir toussé, elle reprit, criant presque :
– Mes enfants !
Cette fois, des têtes se dressèrent, intriguées.
– Mes petits enfants, c’est la nuit de Noël...
Selon le scénario convenu, profitant de ce que l’attention des prisonnières était tournée vers l’oratrice, ma mère, mes sœurs et leurs amies disposèrent un bizarre échafaudage qui prit bientôt forme : cette boîte en carton ondulé, doublée d’un papier teint d’un beau rouge, devint la crèche ; de la vraie paille, bien sèche et bien claire, provenant des boîtes de fromage de Brie trouvées dans les colis, fit le toit. S’inspirant des « Petites Filles Modèles », ma sœur Jacqueline avait rempli ses coquilles de noix avec de l’huile patiemment prélevée, depuis des semaines, dans des boîtes de sardines ; elle y plaça des mèches de coton tressé. On attendrait encore un peu pour allumer ce luminaire.
– Je vous adresse tous mes vœux, poursuivit Mlle Talet. Nous sommes toutes éloignées de ceux que nous aimons, avec qui nous avons partagé tant de nuits comme celle-ci. Mais, ce soir, notre famille est dans cette baraque. Elle est faite de nous toutes...
Pendant qu’elle parlait, ses pieuses complices s’affairaient. Il s’agissait de disposer en bon ordre les quarante-huit personnages d’étoffe confectionnés avec amour, à raison d’un « santon » pour chaque prisonnière de la 9. D’abord, comme il se devait, l’Enfant-Dieu, sur son lit fait de paille écartelée, puis la sainte Vierge et saint Joseph, les Rois mages, les bergers ; puis des figurines représentant les diverses provinces de France, et enfin l’Ange, un ange aux cheveux d’or, tout bouclés, vêtu d’une longue robe blanche, et portant dans ses bras un drapeau tricolore. Ce menu peuple bariolé se pressa bientôt autour de l’étable sacrée. Sur chaque vêtement, était épinglée une petite étiquette de papier, cousue aux deux bouts, et qui portait l’inscription : « Noël 1943 – Compiègne. »
Ce fut bientôt fini. Les huit femmes se groupèrent devant le décor qu’elles avaient édifié. Sur un geste de leur « présidente », qui surveillait de loin leurs préparatifs, elles entonnèrent un chant scout.
Surprises, les détenues qui écoutaient Mlle Talet se retournèrent. Elles ne pouvaient encore rien voir de la construction dont Jacqueline allumait discrètement les lumières. Quand elle en eut fini, elle fit un signe, et Mlle Talet coupa l’électricité. Maman, mes sœurs, leurs amies, s’écartèrent. Stupéfaites, les prisonnières de la baraque no 9 virent apparaître la crèche, illuminée de dizaines de petites flammes tremblotantes.
Un cantique s’éleva, le Cantique de la baraque no 9 du stalag 122, composé par les soins de Mme Tillion qui, avec ses soixante-dix ans, faisait figure de doyenne :
I
Il est né, le Divin Enfant
Jouez hautbois, résonnez musettes,
Il est né, le Divin Enfant,
Chantons tous son avènement !
Il y a près de deux mille ans,
Que dans tous les pays l’on fête,
Il y a près de deux mille ans
Qu’on fête le Divin-Enfant.
Chacun veut le combler de dons,
Jouez hautbois, résonnez musettes,
Les bergers donnent leurs moutons,
Et les rois brûlent leur encens.
Ah ! qu’il est beau, qu’il est charmant
Lorsque les Santons de Provence
Lui apportent tous en chantant
Les produits de la Terre de France...
Il est venu, l’Enfant-Divin :
Meunier, apporte ta farine,
Vigneron, donne-lui ton vin,
Et toi tes crêpes les plus fines !
Boulanger, offre-lui ton pain,
Marin, réserve-lui ta pêche,
Laboureur, donne-lui ton grain,
Venez tous visiter la crèche !
Il est né, le Divin Enfant,
Jouez hautbois, résonnez musettes,
Il est né, le Divin Enfant,
Chantons tous son avènement !
II
Hélas ! les temps sont révolus
Où tes hommes avaient les mains pleines...
La huche est vide, l’Enfant est nu,
Et les pères sont dans les chaînes.
Que donner à l’hôte divin ?
La Bretagne n’a plus de beurre,
La Bourgogne n’a plus de vin,
Et dans l’âtre les flammes meurent...
Les bergers n’ont plus de moutons,
Taisez-vous, hautbois et musettes,
De saint Antoine, le cochon
Est pris par la réquisition !
Mais si nous n’avons plus de pain,
Si nous n’avons que nos prières,
Nous pouvons offrir notre faim,
Nous pouvons donner nos misères...
Plus de myrrhe et d’or chez les Mages,
Mais voici nos ardents hommages,
Et nos cœurs débordants d’espoir
Brûlent comme des encensoirs...
III
Il est né, le Divin Enfant,
L’Étoile brille sur nos têtes,
Il vient nous rendre les présents
Qu’Il reçoit depuis deux mille ans.
Ah ! qu’Il est beau, qu’Il est charmant
Lorsque les Santons de Provence
Nous rapportent tous en chantant
La Foi, l’Amour et l’Espérance !
Le grain meurt au creux des sillons,
Bientôt les blés seront en herbe,
Et lorsque viendra la moisson,
C’est nous qui cueillerons les gerbes !
La terre prépare en secret
Le vin des récoltes prochaines,
Alléluia ! l’Enfant est né !
Il est venu briser nos chaînes !
Alléluia ! l’Enfant est né !
Sonnez donc, clairons et trompettes !
Alléluia ! l’Enfant est né !
Il apporte la Liberté !
Pour nous renaîtra le bonheur,
Nous connaîtrons toutes les fêtes...
Noël ! Noël ! ouvrons nos cœurs
Pour le retour des Trois Couleurs !
Il est né, le Divin Enfant,
Sonnez donc, clairons et trompettes,
Il est né, le Divin Enfant,
Chantons tous son avènement !
Les huit chanteuses se turent, et un grand silence se fit.
– Vive la France ! s’écria Mlle Talet.
– Vive la France... répétèrent les prisonnières, la voix brisée.
Étreintes par une émotion indicible, elles avaient librement, sans fausse honte, laissé couler leurs larmes... toutes, y compris celles que la police avait ramassées dans les bas-fonds parisiens, dans les hôtels de hasard, dans les rafles des rues. Tout à coup, dans ce lieu sordide, entouré de hautes palissades, et de rangées de barbelés dominés par les miradors où se tenaient les sentinelles en armes, ces femmes avaient retrouvé la pure lumière de leur enfance, la fraîcheur du cœur, l’amour, la foi, l’espoir. Beaucoup, sans que peut-être elles s’en rendissent compte, tombèrent à genoux, et se mirent à prier à haute voix. D’autres, la tête enfouie dans leurs bras repliés, sanglotaient. L’une après l’autre, elles défilèrent toutes devant la crèche, et chacune put voir le santon qui lui était destiné.
Le lendemain, venant des autres baraques, d’autres visiteuses se pressèrent. Intrigué par leur incessant mouvement, le Sonderführer du camp alla à son tour jeter un coup d’œil à la 9. Il demeura un instant interdit devant l’insolite spectacle qui s’offrait à lui. Puis, dévisageant les misérables prisonnières qui, sales et amaigries, se tenaient debout autour de cette crèche humble et magnifique, muettes et farouches comme pour la préserver de toute atteinte, il jeta, avant de s’en aller :
– Ces Françaises ont des doigts de fée !
RÉMY, Leur calvaire, 1954.