Deux prêtres français

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

RÉMY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le festin durait depuis cinq jours et cinq nuits, entrecoupé de longues pauses réservées à des exercices d’un autre ordre. Peu de restaurants du marché noir auraient pu faire mieux, en ce mois d’octobre 1943 : des boîtes de thon à l’huile, du beefsteack pommes frites, des fromages « à 40 % de matière grasse » s’étalaient sur la table, accompagnés de bouteilles de vin, de liqueurs variées, et de paquets de cigarettes où l’on pouvait puiser à volonté. Immobiles sur leurs chaises, les quatre convives tenaient leurs yeux baissés. Il leur aurait été impossible, sans éprouver l’envie de vomir, de regarder ce repas qu’on leur offrait toutes les six heures. Défense absolue d’échanger le moindre mot avec son voisin.

Debout, derrière les chaises, quatre soldats de la Wehrmacht veillaient à l’exécution de la consigne, tandis qu’un petit homme maigre et nerveux, aux cheveux d’un châtain très foncé soigneusement plaqués sur le crâne et séparés par une raie impeccable, aux yeux gris-vert dont l’éclat se faisait parfois insoutenable, au teint chargé de bile, allait et venait dans le salon, tirant de longues bouffées de son gros cigare. Il parlait de tout : du génie de Hitler, de la puissance invincible du IIIe Grand Reich allemand, de l’obéissance due au maréchal Pétain, chef légitime de l’État français, de littérature, de philosophie... À l’entendre, il aurait été distingué naguère comme l’un des plus brillants élèves « de la meilleure des universités allemandes ». Il s’arrêta enfin et, changeant brusquement de ton, se frottant les mains, il apostropha ses prisonniers :

– Parfait, les gars ! Vous avez tous bien parlé. Un verre de cognac, pour vous remettre de vos émotions ? C’est du cognac français, s’il vous plaît... Je l’ai acheté spécialement pour vous ! Il est vrai que je pouvais me permettre cette petite fantaisie, avec l’argent que je vous ai fauché....

L’un des convives qui écoutent silencieusement Masuy sait que celui-ci bluffe : aucun de ses trois camarades n’a parlé, non plus que lui-même. Il sait aussi à quel argent Masuy fait allusion : il s’agit des 200.000 francs qui ont été saisis sur Raymond Fresnoy, l’agent de liaison arrêté quinze jours plus tôt, et qui est passé au service de l’ennemi.

Le prisonnier s’appelle Gilbert Thibaut. C’est un religieux qui appartient à l’ordre des Oblats de Marie-Immaculée. Fuyant le S.T.O., il a quitté voici quelques mois le scolasticat de La Brosse-Montceaux et s’est jeté dans la résistance active. Ceux qui l’entouraient, au réseau de renseignements « Turma » étaient presque tous de jeunes catholiques, en qui il a reconnu des « âmes d’élite, profondes et ardentes, se soutenant les unes les autres dans l’idéal commun par les liens de la plus chaude amitié ». Le Frère Gilbert Thibaut a reçu le pseudonyme de « Cardinal ». Courant Paris tout le jour pour faire la levée des « boîtes aux lettres » clandestines, dînant d’une baguette de pain trempée dans le triste « café national », il rentrait le soir à sa petite chambre, harassé de fatigue, pour mettre en ordre les documents qu’il avait recueillis. Tard dans la nuit, il les classait, les recopiait à la machine. Puis, n’en pouvant plus, il se jetait sur son lit, sombrant dans un mauvais sommeil que tourmentait une angoisse sourde, faite de l’attente confuse de cette Gestapo dont il lui avait été dit qu’elle aimait surgir à l’aube... Les mille liens qui unissaient Cardinal à ses camarades l’enserraient plus sûrement que la plus solide des chaînes. Que l’un d’eux fût pris, un seulement, qu’il parlât...

L’aube venait. Ce n’était pas encore pour cette fois-ci. Cardinal se levait, le corps brisé. Après une toilette hâtive, la journée de travail commençait, à la fois exténuante et traquée, toute pareille à celle de la veille. Le 1er octobre 1943, cette aube l’avait réveillé sans que rien d’insolite se fût manifesté pendant la nuit. Et pourtant, à son insu, le destin de Cardinal était déjà marqué depuis huit jours.

Chacun ignorait, à « Turma » comme dans les autres sous-réseaux qui formaient le groupe « Parsifal », que l’agent de liaison Fresnoy, dit « Raymond », ou encore « Renouard », chargé de la collecte des courriers pour la « centrale », était tombé le 23 septembre dans un traquenard organisé au square Sèvres-Babylone par son camarade Bernard Fallot qui, depuis deux ans, jouait le rôle de provocateur au profit de son maître, le Belge Georges Delfanne, dit Masuy. Conduit devant celui-ci, Raymond avait été dépouillé de la somme qu’il devait remettre aux réseaux, et d’un carnet où ses rendez-vous étaient soigneusement notés. Le marché lui avait été mis en main par Masuy : s’il acceptait de piloter les gens de l’Abwehr pour faciliter l’arrestation de ceux qu’il devait rencontrer au cours des journées à venir, il serait remis en liberté, une fois que sa tâche aurait été accomplie. Sinon...

Fresnoy s’était tout de suite soumis. À 7 heures du soir, ce 1er octobre, sur un trottoir du boulevard Saint-Michel, il faisait patienter les trois « clandestins » qui lui avaient déjà remis leurs courriers. Pour compléter son tableau de chasse, il lui fallait aussi Cardinal... Trois voitures attendaient, qui stationnaient un peu plus bas. Les nouveaux maîtres de Raymond se tenaient tout près, dissimulés sous des portes cochères, ou feignant de contempler des vitrines.

Cardinal arriva enfin, tout souriant. Il tendit à Fresnoy le petit paquet qui contenait son courrier. Après l’avoir pris, l’autre sortit de sa poche une paire de menottes qu’il tenta, comme en se jouant, de passer aux poignets de son camarade. Croyant à une plaisanterie de mauvais goût, Cardinal allait protester quand il sentit la pression de deux canons de pistolets qu’on lui enfonçait dans le dos. Une quinzaine d’individus entouraient déjà les quatre jeunes résistants, stupéfaits. « Alors, mon petit Castor, ça te change ? » railla Fresnoy, s’adressant à l’un d’eux dont les mains, comme celles de ses camarades, étaient déjà enchaînées.

Les « traction avant » s’étaient arrêtées devant un immeuble cossu qui portait le no 101 de l’avenue Henri-Martin, presque en face de la gare du chemin de fer de ceinture. On avait introduit les quatre prisonniers dans un appartement d’angle, situé au rez-de-chaussée. Le bureau où les attendait Masuy était somptueusement meublé, avec, à ses murs, un portrait de Hitler et un autre de Goering. Des fleurs, que la secrétaire dénommée Moussia changeait soigneusement chaque jour, baignaient dans un vase. « Vous avez voulu jouer à la petite guerre ? avait dit Masuy. Vous avez perdu, il faut payer. »

Les prisonniers furent soumis à une fouille minutieuse, après quoi on les enferma dans des armoires métalliques qui faisaient office de cachots. Trop petites pour qu’on pût s’y tenir debout, elles étaient aussi trop étroites pour permettre de s’asseoir. Cardinal se recroquevilla dans la sienne, tandis que Masuy s’en allait dîner. Il demeura ainsi accroupi pendant trois heures, puis, tout moulu, fut enfin conduit au salon où ses trois amis se trouvaient déjà rassemblés sous bonne garde. On le fit entrer dans le bureau du « patron » avec un de ses camarades, à qui Masuy ordonna :

– Assieds-toi là ! Écris sur cette feuille de papier : Je vais parler. Toi, l’autre, ajouta-t-il en se tournant vers Cardinal, déshabille-toi, et à genoux !

Les acolytes de Masuy firent en sorte que Cardinal obéit promptement à cet ordre. Quand, complètement nu, les mains menottées derrière le dos, il se fut mis à genoux, Masuy se rua sur lui, le frappant à coups de pied dans le ventre, dans la poitrine, dans la figure, avant de lui écraser son poing sur le nez. Fatigué, il abandonna bientôt sa victime pour aller s’asseoir derrière son bureau, ouvrant un tiroir d’où il sortit quelques instruments chromés, au mécanisme apparemment délicat, pourvus de vis de précision.

– Tu vois celui-ci ? dit-il au malheureux Cardinal. C’est pour écraser les doigts, ou les parties sexuelles, au choix. Cet autre tord et écrase en même temps : j’écarte le compas, et ça prend à la fois la pomme d’Adam et le nez. J’ai aussi tout ce qu’il faut pour arracher les ongles, ou électrocuter. Tu as compris ?

Mais Cardinal ne semblait pas avoir compris. Sur un signe de Masuy, il fut entraîné jusqu’à la salle de bains. La baignoire était remplie d’une eau sur laquelle surnageaient des cheveux, et que souillait du sang mélangé à des déjections. Cardinal y fut jeté : l’eau était refroidie par des blocs de glace. Ses tortionnaires passèrent une sangle sous ses reins. Masuy arrivait, en manches de chemise, un tablier de toile cirée protégeant son pantalon contre les éclaboussures, une matraque de caoutchouc à la main.

– Vas-tu parler ? demanda-t-il à Cardinal.

Celui-ci n’ayant pas répondu, la matraque s’abattit sur lui pendant que sa tête était plongée sous l’eau. Quand, grâce à la sangle, il fut ramené à la surface, à demi asphyxié, il put voir Masuy qui consultait son chronomètre pour vérifier si l’immersion n’avait pas dépassé le temps voulu. Son camarade, impuissant, avait été contraint d’assister de bout en bout à son supplice, afin de pouvoir réfléchir au sort qui serait le sien tout à l’heure.

– Vas-tu parler ? demanda à nouveau Masuy quand Cardinal eut été ramené dans son bureau.

Il jouait nonchalamment avec ses petits instruments chromés.

– Tu entends ?

D’une pièce voisine venait un bruit régulier qui ressemblait à celui d’une pompe.

– Tu sais ce que c’est ? Une machine à faire le vide. Ou tu vas répondre à mes questions, ou bien je vais te passer à la cloche...

Cardinal ne répondit pas. Il priait en dedans de lui-même, suppliant Dieu de lui donner assez de force pour garder le silence. Masuy reprit sa matraque... Quand notre ami fut reconduit à son armoire de fer, il était brisé, anéanti, à demi mort. Mais, par un regard échangé avec celui qui allait prendre sa place, il avait pu faire comprendre à celui-ci qu’il n’avait rien dit, et qu’on pouvait faire en sorte de se taire.

Tard dans la nuit, les membres rompus, les tempes bourdonnantes, son dos cuisant sous mille brûlures, Cardinal fut extrait de son placard. Il retrouva au salon ses trois camarades aussi mal en point que lui-même. Le premier repas de la série était sur la table.

Trois heures après, la séance d’interrogatoire recommençait. Les cris, la baignoire, les menaces et les coups allaient alterner jusqu’au repas suivant, auquel nul des prisonniers ne toucherait davantage qu’au premier. Il en irait ainsi pendant cinq jours et cinq nuits, jusqu’à ce que, dépité, lassé, Masuy fît conduire les quatre hommes à la Gestapo de la rue des Saussaies, dernière étape avant Fresnes.

 

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C’est là que, le 3 décembre 1943, « premier vendredi du mois, fête de saint François-Xavier, patron des Missionnaires, la Reine des Oblats, Marie-Immaculée, daigna, a écrit le P. Thibaut, m’accorder une autre grâce, inestimable celle-là, si ardemment désirée et accueillie avec une si grande joie ! »

Il avait pu, en effet, en vertu d’une procuration accordée par son Père Général à l’aumônier allemand, renouveler ses vœux entre les mains de celui-ci.

 

« Ce fut un recueillement intense de toute la journée, une action de grâces perpétuelle. Et pourtant, quel abîme entre la nudité de la cellule, ce prêtre en habits laïcs, ce prisonnier aux mains sales, aux vêtements usés jusqu’à la corde, et les belles cérémonies du Scolasticat, les ornements sacrés, les cierges, le cantique d’Oblation, l’enthousiasme fraternel du « Quam bonum et quam jucundum ! » Mais j’étais Oblat et, s’il plaisait à Dieu, bientôt je mourrais Oblat. J’aurais presque pu dire : « Ad mortem usque perseveraturum. » Et que signifiait cette conclusion : « Sic Deus me adjuvet ! » Depuis l’arrestation, Dieu ne faisait rien d’autre, et je sentais Sa présence et Son aide d’une manière presque tangible. »

 

Le 14 janvier 1944, le religieux quittait Fresnes pour Compiègne, d’où il prenait bientôt le chemin de la déportation. Il est rentré d’Allemagne, et si Dieu a fait qu’il a repris sa place dans sa grande famille spirituelle, c’est sans doute que sa tâche n’était pas terminée.

 

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Alsacien-Lorrain, l’abbé Charles Didierjean s’était inscrit à notre réseau dès le mois de mai 1941. Sa citation rappelle qu’il avait auparavant créé en Alsace un centre d’évasions, faisant passer la ligne de démarcation à plus de 250 prisonniers, assurant l’hébergement, l’argent, les faux papiers. Il fut arrêté au mois d’octobre 1944...

– La charité m’oblige à taire les causes et circonstances de mon arrestation, car ce fut l’un des nôtres, arrêté et battu, qui donna mon nom.

Quand j’ai eu sous les yeux cette déclaration de l’abbé Didierjean, le terrible cri de Bertrand, le chef marxiste : « Vous tous, rappelez-vous bien le nom de Marcel B... ! C’est lui qui nous a tous trahis ! Rappelez-vous : Marcel B... ! Marcel B... ! Marcel B... ! » m’est revenu à la mémoire. Voilà ce qui fait que christianisme et marxisme sont inconciliables : ici, la haine ; là, l’amour, le pardon fraternel.

Notre ami fut d’abord interné au camp de Schirmeck, que les nazis évacuèrent peu après, le 22 novembre 1944.

– L’activité croissante des chasseurs-bombardiers qui paralysaient toute circulation, et le rapprochement progressif du feu de l’artillerie, ne laissaient aucun doute dans nos esprits : une offensive était engagée. Quelles en étaient l’ampleur et l’étendue ? chacun de nous se le demandait avec anxiété. Pourvu qu’ils arrivent avant notre départ ! Pourvu que nous ne quittions pas l’Alsace ! Hélas... soudain arrivèrent des camions. Ordre fut donné de boucler les bagages : une couverture et nos objets de toilette. Nous fûmes rapidement entassés et pressés dans ces camions.

L’abbé Didierjean ne put retenir ses larmes quand son camion franchit le Rhin au pont de Kehl. Il vit au loin s’effacer, avant de disparaître tout à fait, la haute flèche de la cathédrale de Strasbourg. Ceux qui l’entouraient sur la plate-forme du véhicule pleuraient eux aussi Hier encore, ils pensaient que leur libération était toute proche. Mais, maintenant...

Le convoi s’arrêta bientôt à Rastatt, où les détenus furent enfermés dans un bastion de l’ancienne forteresse de la ville où grouillaient déjà trois à quatre cents Ukrainiens qui, s’étant engagés dans les rangs de la police allemande, avaient déserté depuis que la victoire changeait de camp.

Une affreuse vermine s’en donnait à cœur joie dans les chambrées trop petites où, si l’on voulait se rendre la nuit aux W. C. (ainsi appelait-on les tinettes qui, vite débordantes, empestaient l’atmosphère), il fallait enjamber ses camarades étendus à même le sol. Ces tinettes, on avait prié le gardien de permettre qu’on les vidât vers minuit, mais un haussement d’épaules avait été la seule réponse. Aussi bien, ceux qui ne pouvaient se retenir d’uriner avant le réveil de 6 heures devaient-ils employer la gamelle ou l’assiette de fer-blanc dans laquelle il leur fallait, le lendemain, boire ou manger.

Le samedi 2 décembre, des camions emportèrent les marmites de la cuisine, ce qui constituait l’infaillible présage d’un départ imminent. Quelques-uns, parmi les prisonniers, s’exclamèrent : « Tant mieux ! Nous ne pourrons nulle part être plus mal qu’ici ! » Mais les autres se turent, dans l’attente du pire. À 8 heures du soir, une colonne faite de 650 détenus se mit en marche dans la nuit et le brouillard, sous une forte escorte de gardiens pourvus de grenades. Un chien policier courait sans cesse sur les flancs du troupeau humain, hargneux et prêt à mordre.

Il fallut attendre debout, sous la pluie qui tombait à verse depuis le départ, le train annoncé pour 22 heures et qu’on vit se présenter vers 1 h 30 du matin. Le trajet de Rastatt à Haslach – une centaine de kilomètres – exigea 32 heures, pendant lesquelles les prisonniers ne reçurent aucune nourriture, aucune boisson. Il pleuvait toujours quand le train stoppa en gare d’Haslach, le lundi matin à 8 heures.

La population de la petite ville regarda avec pitié le misérable cortège de ces six cent cinquante hommes abrutis de fatigue, frissonnants dans leurs défroques trempées, qui allaient dans les rues sous les hurlements dei gardiens. La route qu’on leur fit prendre s’engageait dans une épaisse forêt, grimpait au flanc d’une montagne, se faisant de plus en plus étroite et boueuse avant de s’arrêter brusquement devant une énorme entaille qui sectionnait le massif sur plusieurs centaines de mètres de largeur, en un vertigineux à-pic d’une centaine de mètres. Il s’agissait d’une carrière de pierre dure, exploitée depuis une vingtaine d’années. La pierre était extraite de galeries souterraines qui, tout en bas de la falaise, ouvraient leurs gueules noires. Les prisonniers furent poussés dans l’une d’elles, haute de huit mètres, large de dix, et longue d’un millier de pieds, percée dans une roche d’où l’eau suintait de partout, et éclairée de lampes attachées à des perches tous les vingt mètres, que reflétaient les flaques d’eau dont le sol était couvert. Hébétés, glacés jusqu’aux os, les détenus pensèrent : « Nous ne sortirons jamais vivants d’ici. »

Des coups de marteau, un bruit de planches remuées, se firent entendre tout près, venant d’une galerie parallèle qui communiquait avec la première par trois ouvertures. Des détenus en provenance du camp de Dachau y posaient un plancher, car elle allait servir de dortoir aux nouveaux arrivants. Le soir, une corvée apporta de la paille, sur laquelle l’abbé Didierjean et ses compagnons s’allongèrent, tirant sur eux leur couverture trempée de pluie, sans qu’on leur eût apporté la moindre nourriture. La nuit fut entrecoupée de cauchemars et de sanglots. Il fallut attendre jusqu’au lendemain soir pour recevoir une assiette de soupe. Les détenus apprirent en même temps le nom de leur bagne : ils étaient au « Vulkan ».

– M... grelottait de fièvre. À bout de forces, il était tombé plusieurs fois pendant la longue montée vers le Vulkan. Le Dr Labatut, de Nancy, diagnostiqua une congestion pulmonaire. Il n’avait sur lui rien d’autre que quelques comprimés d’aspirine... Le malade demanda l’assistance d’un prêtre. Avec le curé-doyen d’Héricourt et un autre de mes confrères, je m’empressai à son chevet. Soudain, un silence impressionnant se fit. Maîtresse de céans, la mort venait de faire son entrée parmi nous.

Le curé-doyen d’Héricourt prit la parole ; s’adressant aux camarades de celui qui venait de rendre son âme à Dieu, il leur exposa la valeur et la force consolatrice de l’espérance chrétienne. Il fut écouté dans un profond silence. Puis le corps fut roulé dans sa couverture et transporté dans la galerie voisine. Il allait en être ainsi fait pour beaucoup d’autres.

Un murmure s’éleva : un groupe de prisonniers priait à haute voix pour leur camarade. Mais un surveillant, alerté, leur intima l’ordre de mettre fin à cette « manifestation ».

L’abbé Didierjean s’offrit à faire partie de la corvée de quatre hommes que les Allemands réclamèrent pour enterrer le cadavre : il espérait pouvoir ainsi réciter sur la tombe les prières des morts. Son espoir fut déçu : le cercueil s’étant avéré trop petit, les nazis réglèrent l’affaire en tassant dedans, à coups de botte, la dépouille du malheureux. L’un d’eux ricana :

Der Kerl hat einen Rosenkranz ! (Ce type a un chapelet !)

 

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Une rumeur sinistre se fit jour dans les rangs des détenus : « Le programme des Allemands est tout simple, il consiste à nous affamer dans cette galerie souterraine, avant de nous y exterminer. » Le soir de la Saint-Nicolas, fête populaire entre toutes en Alsace, le SS Sturmscharführer (adjudant-chef) Kraus, commandant le camp, fit irruption dans la galerie, revolver au poing. L’homme était ivre, puant l’alcool, écumant de rage, hurlant comme un possédé. Il avait appris que certains, parmi les prisonniers, essayaient de convaincre leurs camarades de tenter une sortie en masse :

– Alsaciens ! brailla-t-il, nous vous connaissons ! À Strasbourg, vous avez tiré sur nous ! Une race de chiens et de cochons, voilà ce que vous êtes ! Je sais tout ! Si l’un essaie de fuir, j’en tuerai vingt autres ! Si vous essayez une émeute, nous lancerons des grenades ! Si l’un sème l’esprit de révolte, il sera abattu !

Titubant, il toisa le troupeau des prisonniers qui, silencieux, l’écoutaient serrés les uns contre les autres. Il conclut en hoquetant :

– Vous pouvez tous crever... Z’est égâl !

Son ivresse l’empêcha de retrouver les noms qu’un mouchard lui avait livrés, mais il finit pourtant par se rappeler qu’un « Bibelforscher », ou « disciple de la Bible », avait tenté de faire des adeptes dans la galerie. Il l’appela, le bourra de coups de poing au visage et dans les yeux, sans réussir à le tuer...

 

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L’organisation Todt reçut la mission de transformer ces galeries en une usine souterraine. Le programme du travail fut établi : construction d’une route pour amener le matériel, bétonnage du bas des galeries, établissement d’une canalisation pour l’évacuation des eaux d’infiltration. Quatre « kommandos » se répartirent la tâche : l’un fut affecté au bétonnage, le second à la construction de la route, le troisième à la carrière, le quatrième au concassage des pierres.

Les détenus furent d’abord heureux de retrouver l’air frais du dehors. Mais la pluie ou la neige les attendaient. Grippes, rhumes, bronchites, rhumatismes ne tardèrent pas à exercer leurs ravages. Le Lager-Führer Muth se chargea de maintenir l’effectif exigé par Todt : à coups de gourdin, il expulsait pour l’appel matinal les malades restés couchés sur leur paille pourrie. Il fallait marcher, ou crever. Les mois de décembre et de janvier donnèrent à l’abbé Didierjean un aperçu de ce que doit être l’enfer...

– Il faut reconnaître que certains gardiens se montraient humains, nous permettant de faire un peu de feu et de nous y réchauffer à tour de rôle. Mais ils furent toujours l’exception : il est impossible de faire un tel métier sans devenir une brute. J’ai vu, à la carrière, un gardien se servir d’une fourche pour frapper ceux qui ne poussaient pas assez vite les lourds wagonnets chargés de pierres. Pris à partie, un camarade bascula et tomba dans le ravin ; on le ramena sans connaissance, le pied brisé. Pendant l’hiver, beaucoup d’entre nous qui n’avaient pas de tricot s’enroulaient une couverture autour de la poitrine. Quelques-uns avaient osé tailler dans leur couverture une sorte de gilet dont ils se revêtaient. Si Muth, passant sur les chantiers, apercevait ce semblant de vêtement, il rouait de coups le délinquant qu’il obligeait à rester un certain temps au garde à vous, après avoir naturellement quitté l’objet du délit.

« Des scènes pénibles se produisaient fréquemment à propos des W.-C. Certains, ne pouvant attendre que leur camarade en fût revenu, se soulageaient là où ils étaient. Ils devaient alors ramasser leurs excréments à la main et aller les déposer à l’endroit désigné par le gardien.

« Un vieillard de 60 ans qui souffrait de rhumatismes fut un jour jeté à terre et battu. Le sang lui coulait sur tout le visage. Motif : il avait laissé courir un wagonnet. Il mourut peu après.

« La corvée où la brutalité se donnait le mieux libre cours était celle du ciment. En trois nuits, nous avons déchargé et stocké 5.000 sacs de ciment. Quand il en fallait pour le bétonnage, nous allions en chercher. Le premier voyage se passait bien. Mais, rapidement, des camarades trop faibles, ou qui trébuchaient, laissaient choir leur sac, qui crevait. Punition : coups de pied, coups de bâton. Un gardien avait la spécialité de saisir le coupable par la nuque, et de lui plonger la face dans le ciment répandu... »

 

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Les prisonniers en étaient venus à retrouver avec soulagement, leur dure journée de travail terminée, cette grotte qu’ils haïssaient pendant les premiers jours. Après le maigre repas du soir, la chasse aux poux commençait :

– Les poux prenaient possession des couvertures et des habits, s’installaient dans toutes les coutures. Sous peine d’être complètement envahi, il fallait chaque soir en tuer le plus grand nombre possible. Ceux qui se grattaient provoquaient des plaies qui s’infectaient vite, viciant le sang...

Un rite s’était tout de suite institué, qui fut fidèlement observé chaque matin : debout, les détenus récitaient un « Notre Père » et un « Je vous salue, Marie », pour celui de leurs camarades qui était mort pendant la nuit. Cette affirmation de l’espérance chrétienne réconfortait les prisonniers, en même temps qu’elle constituait une protestation contre la déchéance où tous les efforts de leurs gardiens tendaient à les faire tomber.

 

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Peu après Noël 1944, l’état de santé des détenus se fit plus précaire. On se mit à mourir à toute heure dans la caverne. Certains rendaient le dernier soupir sans que nul s’en aperçût ; d’autres, au contraire, gémissaient longuement, appelant leur femme, leurs enfants, leur mère. Trois frères étaient là, L’un d’eux, malade, fut obligé de se présenter au travail ; deux jours après, il était mort, et son aîné n’obtint qu’à grand-peine la permission de l’enterrer lui-même. Puis ce fut le tour du cadet qui, après un long délire, expira dans les bras de celui qui restait...

Le cadavre était porté dans une galerie voisine, où il demeurait jusqu’à ce qu’une corvée eût à sortir. Les hommes portaient des récipients pour l’eau chaude baptisée « thé », ou des caisses pour recevoir le pain. Le mort suivait, sur un brancard. On le couchait dans une grande caisse placée près de la cuisine. Si elle contenait déjà un autre corps, on y allongeait le dernier défunt en date de façon qu’il eût sa tête placée sur les pieds de l’autre. La caisse était chargée sur le premier camion en partance vers la ville, où une corvée de quatre hommes creusait une fosse dans un jardin qui attenait au cimetière d’Haslach. Ce même jardin recevait également les cadavres d’un Kommando venu de Dachau. Une certaine nuit, les Allemands en firent retourner la terre de fond en comble : il est probable que les légumes y ont très bien poussé.

 

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Le jour de Noël, on arrêta le travail à deux heures de l’après-midi. Un menu exceptionnel fut servi : deux cuillerées de choucroute avec une rondelle de saucisse.

Avec une étonnante dextérité, des croix, des étoiles, des croissants, des poissons furent découpés dans des couvercles de boîtes et habillés de papier d’étain par un petit bossu, détenu dans le camp, pour décorer un sapin dont les branches étaient ornées de quatre bougies. L’admirable curé-doyen d’Héricourt prit la parole, évoquant les familles des prisonniers qui, sans nouvelles de ceux qu’elles aimaient, s’étaient réunies ce soir-là autour d’une table où restait marquée la place de l’absent ; il parla ensuite de l’immense famille des détenus qui, dans les camps allemands, étaient déjà morts ou allaient mourir, et aussi de ceux qui continuaient d’espérer leur libération. Puis, dans l’émouvant silence, il récita l’évangile de la naissance du Sauveur.

Ainsi fut remplacée la messe de minuit qu’il avait demandé l’autorisation de célébrer, sans qu’on daignât lui faire la moindre réponse. Les prisonniers chantèrent ensuite des cantiques de Noël, issus de chaque province française. Les Russes leur firent suite, et la veillée prit fin à dix heures. Une grande joie était au cœur de ces misérables qui, ce soir-là, se roulèrent dans leurs couvertures mouillées : ils avaient la certitude d’être toujours des hommes.

 

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– Il faut avoir senti la poigne d’airain de la faim pour comprendre le geste du jeune Alsacien incorporé dans le kommando qui travaillait et mangeait près de la baraque des SS...

Devant cette baraque était une niche entourée d’une clôture. Là, gîtait pendant la journée le chien-loup du Sturmscharführer dont le dicton favori était : « Il y a les SS, il y a les chiens, il y a les détenus. » La ration de soupe octroyée à ce chien était égale à celle d’au moins trois détenus, et la bête n’arrivait jamais à finir la cuvette qui la contenait. Nombreux étaient ceux qui regardaient avec convoitise ce récipient où refroidissait la soupe dont le chien n’avait pas voulu. Le jeune Alsacien ne résista pas à la tentation...

Son geste fut surpris par les SS qui l’entraînèrent dans la forêt, à quelques mètres de là. Kraus lança son chien sur le délinquant, qui fut mordu à la cuisse, au dos, puis jeté à terre, et griffé au visage. Entouré de ses acolytes, le Sturmscharführer se tordait de rire...

Peu après, un Russe fut pris au moment où il venait de se saisir de la précieuse cuvette. Pour varier les plaisirs, on l’enferma avec le chien.

D’autres Russes, employés à combler un entonnoir creusé par une bombe d’avion, y découvrirent le cadavre d’un cheval tué depuis plusieurs jours. À l’aide de couteaux primitifs, ils taillèrent dans la viande, où grouillaient déjà les vers, de larges tranches qu’ils cachèrent soigneusement avant de les rapporter le soir dans le tunnel. S’installant au fond de celui-ci, ils allumèrent un petit feu... Alerté par la fumée et par l’odeur, le kapo en chef survint, roua de coups les coupables, et dispersa du pied leur échafaudage.

 

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Un individu en vêtements civils rôdait dans le camp depuis les premiers jours. Petit et gros, il avait un visage chafouin qui suait le vice.

À Schirmeck, il gérait l’exploitation des carrières, bénéficiant ainsi directement du travail des détenus. Mais l’évacuation précipitée du camp avait tari la source de ses larges profits. Ici, au Vulkan, tout passait par l’organisation Todt, et les SS ne partageaient avec quiconque. L’homme chercha et trouva autre chose.

Il s’était aperçu que, dans le désarroi qui a accompagné le départ de Schirmeck, nombre de détenus avaient pu récupérer les objets dont ils avaient été dépouillés lors de leur arrivée au camp. Beaucoup portaient au doigt une alliance ; d’autres ont une montre, certains possédaient même encore un stylo.

Le trafiquant se dit que, les prisonniers ayant faim, et étant tenaillés par l’envie de fumer, il était possible, avec du pain et du tabac, d’acheter à vil prix cet or, ces montres, ces stylos. Il établit son tarif : une montre pour 2 ou 3 kilos de pain, selon la marque ; une alliance se paierait le même prix. Les négociations seraient conduites dans la galerie par un courtier qui toucherait sa commission sous forme de tabac.

– Il s’est trouvé parmi nous plus d’un mari qui, pour un peu de pain, ou de tabac, a vendu l’alliance sur laquelle il avait juré à sa femme amour et fidélité. Je dois dire que ceux qui osaient livrer au trafic cette chose sainte étaient méprisés.

« C’est avec tristesse et dégoût que nous avons pu constater, étalée dans toute son ampleur, la tyrannie du tabac. Pour une cigarette, certains hommes échangeaient leur ration de margarine, de marmelade, ou même une tranche de pain. Fatalement, beaucoup en vinrent à voler. Ceux qui avaient troqué leur pain contre du tabac étaient à l’affût des camarades économes qui s’efforçaient d’avoir une ration de pain d’avance. S’ils le pouvaient, ils volaient celle-ci.

« Ce tabac était un véritable poison : feuilles mal séchées, mal préparées. Rien n’était gaspillé, pas même les grosses nervures. Certains, qui n’avaient plus rien à échanger, séchaient et fumaient des feuilles de mûrier sauvage, de bouleau, de chêne, de reine des prés. D’autres, en bons termes avec les cuisiniers, obtenaient un mélange d’herbes séchées.

« Le papier à cigarettes était chose plus rare que le tabac lui-même. Les fumeurs étaient heureux de rouler leur tabac dans un bout de journal ; beaucoup employaient du papier arraché à des sacs à ciment. Ils furent heureux quand le kommando employé au déblaiement de la gare, bombardée par l’aviation alliée, en rapporta une quantité de factures et de copies.

« Pour un mégot qui traînait à terre, de véritables batailles s’engageaient. Le Sturmscharführer, qui fumait le cigare, choisissait le moment où plusieurs Russes travaillaient ensemble pour jeter au milieu d’eux son mégot. Il s’amusait de les voir se ruer sur cette proie, poussant des cris, se battant sauvagement. »

 

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Un détenu allemand s’évada par un jour de brouillard, et se réfugia dans une ferme où se trouvait un permissionnaire de la Wehrmacht, qui eut le triste courage de ramener au camp son compatriote. L’évadé se vit passer les menottes et, le soir, dans la galerie, devant tous les prisonniers réunis, il subit son châtiment : coups de pied dans le bas ventre, coups de poing et de matraque qui lui brisèrent les côtes et plusieurs dents. Pour couronner le tout, on lança sur lui le chien du Sturmscharführer qui le mordit cruellement. Le malheureux fut abandonné sur le plancher, à demi mort, les mains liées derrière le dos, sans paille ni couverture, avec défense à quiconque de l’approcher...

Trois Français qui imitèrent son exemple furent repris. Chacun d’eux reçut soixante-quinze coups de bâton. Puis, les mains liées, jetés à même le sol dans le fond de la galerie, ils restèrent là trois jours et trois nuits sans aucune nourriture, sans la moindre couverture.

Pour les Russes, c’était plus simple : le Zugwachmeister Uhlrich, ou le SS Kreuzer se chargeaient de leur « liquidation ». Un coup de revolver dans la nuque, et c’était fini. Sept au moins d’entre eux disparurent ainsi.

Quatorze Ukrainiens qui figuraient parmi les gardiens décidèrent de se racheter en prévision du jour où ils seraient mis en présence de l’Armée rouge, formant le projet de s’emparer des SS allemands et de les tuer, puis de libérer tous les détenus. L’un d’eux trahit. Le soir même, les SS cernèrent sans bruit la baraque des Ukrainiens...

– Je demandai au gardien ce qu’il était advenu de ces hommes. Il me regarda sans répondre, m’a dit l’abbé Didierjean.

 

 

RÉMY, Leur calvaire, Fayard, 1954.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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