Les religieuses de Malestroit

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

RÉMY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ON ignore généralement que des parachutistes de la France Libre, placés sous les ordres du colonel Bourgoin, furent les premiers de tous les éléments alliés à prendre pied sur le sol français, dans la nuit du 6 juin 1944, tandis qu’une immense armada, partie des côtes anglaises, approchait des rivages de la Normandie. Le point choisi pour le dropping était le Morbihan où, très solidement organisé par le commandant de gendarmerie Guillaudot, un fort maquis donnait déjà du fil à retordre à l’occupant. Officier de marine du cadre de réserve, le commandant Chenaillé, que les maquisards connaissaient sous le nom de « colonel Morice », avait recueilli la succession du commandant Guillaudot, arrêté par les nazis et déporté en Allemagne. Le 18 juin, jour anniversaire de l’appel historique du général de Gaulle, parachutistes et maquisards livrèrent, combattant côte à côte, une bataille rangée à un ennemi très supérieur en nombre et disposant d’un matériel lourd, lui infligeant des pertes sérieuses, et décrochant à la faveur de la nuit. L’affaire se passa aux environs immédiats du village de Saint-Marcel, tout à côté du gros bourg de Malestroit, entre Vannes et Ploërmel.

Ivres de rage, les Allemands commencèrent par brûler de fond en comble l’innocent village de Saint-Marcel, massacrant impitoyablement ceux des blessés que le gros du maquis n’avait pu emmener dans sa retraite, et qui furent découverts.

Quatre de ces blessés, tous parachutistes : le sergent Maurice Trouvé, les soldats Charles Schweitzer, Victor Mahé, Arsène Julliard, échappant aux recherches de l’ennemi, se réfugièrent à la clinique construite à Malestroit par les Chanoinesses régulières hospitalières de la Miséricorde de Jésus, de l’ordre de Saint-Augustin. Après les avoir hospitalisés au troisième étage de l’établissement, Mère Yvonne-Aimée, supérieure de la communauté, décida de faire passer ses insolites pensionnaires pour des victimes du bombardement que venait de subir Ploërmel. Il en allait de même pour les F.F.I. Jean Grignon, Roger Toquay, Isidore Briend, Louis Houeix, tous blessés avant le combat de Saint-Marcel, et que la clinique avait précédemment recueillis.

Sans jamais s’être inscrites dans aucun mouvement de Résistance, les religieuses militaient d’active et efficace façon depuis le début de l’occupation, donnant asile à tous ceux que pourchassait l’ennemi. Celui-ci se méfiait : en 1942, une camionnette remplie d’aviateurs anglais auxquels les Sœurs venaient de prodiguer leurs soins ne dut qu’à un miracle d’échapper à la patrouille qui, de la façon la plus malencontreuse, se présenta dans la cour de la clinique au moment où le véhicule allait quitter le couvent.

À 9 h 30, le 23 juin 1944, une auto fit une entrée peu discrète dans cette cour. Quatre hommes en sortirent, semblant à bout de forces, et portant des pansements sommaires. L’un d’eux était blessé à la tête ; un autre souffrait de plaies multiples ; le genou du troisième était criblé de balles, et le dernier souffrait d’une fracture du bras droit. Ces deux-ci, Roger Bertheloo et Philippe Reinhart, étaient deux parachutistes qui, depuis la journée du 18, se dissimulaient dans les bois avec leurs camarades maquisards. Les blessures apparurent comme étant assez saines : ils les avaient soignées tant bien que mal avec l’alcool que contenaient leurs gourdes.

 

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Bertheloo et Reinhart furent opérés sur-le-champ par le Dr Queinnec, et s’allongèrent avec délices dans les lits préparés par les Sœurs, au troisième étage.

À midi trente, Sœur Marie-Gabrielle, qui était de garde, aperçut des Allemands. Elle se rendit compte que la clinique était déjà encerclée. Sans perdre un instant, elle fit sonner la cloche. Furieux, un officier se précipita vers elle, lui demandant la raison de ce branle-bas : « J’appelle la Mère Économe », répondit-elle.

La Mère Économe, en religion Sœur Marie-de-la-Trinité, se trouvait au réfectoire. Aux coups précipités de la cloche, elle avait déjà compris, et elle courut avertir la Mère Supérieure, qui ordonna : « Allez vite chercher les petits du troisième ! » Grimpant quatre à quatre les marches de l’escalier, la Mère Économe entra en coup de vent dans la chambre occupée par Roger Bertheloo qui, insouciant du danger, dévorait une omelette garnie de haricots. « Vite, levez-vous ! » Elle fit la même injonction à Philippe Reinhart, qui déjeunait lui aussi de bon appétit dans la chambre voisine.

Ressentant encore l’effet de l’anesthésie qu’ils avaient subie, les deux parachutistes semblèrent ne pas comprendre. La Mère Économe n’y alla pas par quatre chemins, et les « vira » l’un après l’autre de leurs lits, comme on dit au régiment.

– Et nos culottes ! s’exclamèrent-ils, effarés.

– Pas le temps ! prenez-les sous le bras ! répondit brièvement la Sœur.

Hagards, en chemise, Roger Bertheloo sautillant sur sa jambe valide, les deux gars firent de leur mieux pour suivre la religieuse qui, les coudes au corps, prenait sa course vers le grand escalier. En arrivant sur le palier du second, Sœur Marie-de-la-Trinité se ravisa (il était probable que les Boches avaient posté une sentinelle au rez-de-chaussée, devant la cage de l’ascenseur). Tournant sur sa gauche, elle se précipita dans le long couloir qui dessert les chambres du deuxième. C’était l’heure du déjeuner, comme l’on sait, et les portes des chambres étaient ouvertes. Les pensionnaires virent avec stupeur la Mère Économe qui, suivie de deux gaillards en chemise et pieds nus, courait du plus vite qu’elle pouvait, pour aller se jeter dans un petit escalier que les Allemands ne devaient repérer que quelques secondes après. Au premier étage, la Sœur eut le temps d’apercevoir un soldat qui, le dos tourné, surveillait la cage de l’ascenseur. Précipitamment, elle fit demi-tour et prit sa course dans la galerie vitrée, dite « des oiseaux », toute bruissante du pépiement des perruches et du chant des serins qui, affolés, tournoyèrent dans leurs cages. La galerie conduit à la clôture de la communauté.

– Baissez-vous ! souffla la Sœur à l’adresse de ses deux protégés : le jardin est plein d’Allemands !

Calme et droite, la Mère Supérieure attendait devant la porte de la clôture.

– Mettez vos culottes ! dit-elle froidement aux deux garçons, éperdus. Vous n’allez pas franchir dans cette tenue le seuil de ma communauté.

Cette tenue... une idée vint à l’esprit de Mère Yvonne-Aimée, qui donna brièvement ses ordres.

– Mère Marie-Anne-de-Jésus ! allez à la clinique, et faites de votre mieux pour retarder l’arrivée des Allemands. Toute seconde sera précieuse. Vous autres...

Les autres, c’étaient les Sœurs qui, en deux temps trois mouvements, transformèrent les deux parachutistes, pâles, exténués, et même abrutis par la rapide succession des événements, en deux religieuses augustines.

– Ils n’avaient pas vingt ans, m’a dit la Mère Économe. Ils étaient encore imberbes, et notre costume... enfin ! cela leur seyait à merveille.

« Sœur Roger » et « Sœur Philippe » furent incontinent conduites à la tribune de la chapelle où les deux longues heures qu’allaient durer la perquisition leur laissèrent tout le temps de méditer dans la pénombre. « Ne faites aucun bruit ! » leur fut-il recommandé à voix basse : « Nos Sœurs qui prient dans la clôture ne sont au courant de rien ! »

Pendant ce remue-ménage, la Mère Supérieure avait conservé tout son sang-froid. « Les lits de ces garçons sont sûrement encore chauds, pensa-t-elle. Et les Allemands... »

Une dame de Vannes, venue à la clinique en visiteuse, s’entendit demander :

– Madame d’Antin, voulez-vous être assez aimable pour prendre la place de Roger Bertheloo ?

Et une jeune domestique se vit prier de se fourrer dans le lit de Philippe Reinhart. Claquant des dents, tremblante d’effroi, elle joua au naturel le rôle d’une grande malade quand, quelques minutes plus tard, les Boches firent irruption dans sa chambre.

Accompagnés de Mère Marie-Anne-de-Jésus et de deux autres Sœurs, dont l’une savait quelques mots d’allemand, les soldats fouillèrent méticuleusement la clinique. Ils savaient qu’une voiture était arrivée ici le matin même avec quatre hommes, et que nul n’était ressorti depuis. Ces quatre hommes, il fallait les trouver ! Où se cachaient-ils ? Les religieuses ne purent réprimer un sourire quand elles virent déplacer devant elles les glaces des lavabos, et retourner les berceaux qui, dans la salle de la maternité, attendaient des bébés. La clinique était grande, et, avec un peu d’astuce, il était facile de faire suivre aux Allemands un itinéraire assez compliqué. S’en rendirent-ils compte ? L’un d’eux, montant un escalier derrière Mère Marie-Anne-de-Jésus, enfonça le canon de sa mitraillette dans le dos de la religieuse. On m’avait dit que celle-ci, se retournant, avait ordonné : « Baissez ça ! », et je ne pus m’empêcher de lui faire compliment de sa maîtrise.

– Non ! m’a-t-elle répondu. Je ne lui ai pas dit : « Baissez ça ! » mais, en me retournant vers lui : « Monsieur, je n’aime pas ces manières-là ! »

Le Boche ricana. Montrant le cran d’arrêt de son arme, il fit comprendre par sa mimique que ce n’était pas le lieu de discuter. Mais la Mère Assistante ne voulut rien entendre, et demeura immobile. Le soudard fut vaincu, et abaissa sa mitraillette.

Ach ! soupira-t-il, la guerre est une bien triste chose !

– Oui, monsieur ! acquiesça la religieuse. C’est bien triste : et pour nous, et pour vous !

Un soldat, qui écoutait, fit une réflexion en allemand. Celle des Sœurs, qui comprenait sa langue, ne put s’empêcher de rire nerveusement. Furieux, l’homme se tourna vers elle, demandant en français :

– Pourquoi riez-vous ? Vous vous foutez de nous ?

– Ma Sœur, fit remarquer Mère Marie-Anne-de-Jésus à la jeune religieuse, il serait préférable que vous réserviez votre gaîté pour plus tard.

Arrivés au troisième étage, les Boches interrogèrent les blessés. Il y avait là les F.F.I. Jean Grignon, Roger Toquay, Isidore Briend, Louis Houeix.

– Nous allons voir si vous ne mentez pas ! leur déclarèrent-ils, soupçonneux. Nous saurons bien si vous êtes vraiment des victimes du bombardement de Ploërmel !

Le propos ne fut pas perdu : aussitôt après la perquisition, Mère Yvonne-Aimée dépêcha un messager qui, pédalant de toutes ses forces, alla demander au maire de Ploërmel d’ajouter les noms de ces garçons à la liste de ses sinistrés, ce qui fut fait. Les Allemands ne mirent d’ailleurs pas leur menace à exécution. Mais, quand ils revinrent deux jours plus tard, un des « paras », très déprimé, leur révéla qu’il avait été parachuté la veille même de la bataille de Saint-Marcel. Il croyait que son uniforme le protégerait du pire, mais sa naïveté le perdit, en même temps que son compagnon de chambre. Ces deux malheureux furent fusillés quelques jours plus tard au fort de Penthièvre, dans la presqu’île de Quiberon, où l’on devait découvrir par la suite un affreux charnier.

Quand les Allemands furent partis, « Sœur Roger » et « Sœur Philippe » purent se reposer de leurs émotions dans une chambre retirée. Le lendemain, une âme charitable vint les chercher et les emmena en voiture. Pendant dix jours, les deux garçons vécurent dans les bois, nourris par les paysans du voisinage.

Il était temps : dès le 25, des barrages de la Felgendarmerie empêchèrent tout véhicule de sortir de Malestroit. L’évacuation des blessés fut laborieuse. Ils partirent à pied, l’un après l’autre. L’un d’eux, Maurice Trouvé, souffrant d’une fracture ouverte de la jambe droite, et plâtré depuis la jambe jusqu’au pied, posa aux religieuses un difficile problème qu’elles ne tardèrent pas à résoudre : sur leur demande, le menuisier de la clinique confectionna un double fond qu’il adapta à la charrette de la ferme. Ce n’était pas tout : les Allemands avaient montré qu’ils se méfiaient des chargements de paille. On décida donc que la charrette transporterait du fumier, et des trous furent percés dans le fond de la charrette pour permettre au blessé de respirer. Un matin, à l’aube, soutenu par les Sœurs, Trouvé se glissa dans sa cachette. Piquant sa fourche en haut du fumier, le fermier s’en alla en sifflotant aux côtés de son cheval, avec Médor sur ses talons.

– On s’en va fumer les champs ! dit-il aux gendarmes, qui le laissèrent passer.

Et Trouvé rejoignit dans les bois ses deux compagnons.

J’ai vu le registre où étaient notées les « entrées » de Jean Grignon, de Roger Toquay, d’Isidore Briend, de Louis Houeix, de Maurice Trouvé, de Charles Schweitzer, de Victor Mahé, d’Arsène Juillard, de Roger Bertheloo et de Philippe Reinhart, avec la description de leurs blessures, la désignation des chambres qu’ils avaient occupées, l’indication des soins qui leur furent donnés, et la date de leur « sortie ».

– Mais, me suis-je étonné devant la Mère Économe, si les Allemands avaient découvert ce livre ?

– « Oh » ! m’a-t-elle répondu en rougissant, comme pour s’excuser de ce manquement à la règle, « vu les circonstances, j’ai d’abord employé une feuille volante. »

 

 

RÉMY, Leur calvaire, Fayard, 1954.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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