Le sabbat de dame Chandeleur et du Taillis-Hyver
par
René-Auguste-Constantin de RENNEVILLE
JE LEUR DIS que j’avais été directeur à Carentan, ville de Normandie, capitale du Cotentin, où l’on avait fait le procès à une quantité prodigieuse de sorciers des environs de la Haye-du-Puits, entre autres aux curés de Coigny et de Saint-Symphorien, et à la dame de la Couture-le-Goüex, mère du lieutenant de l’élection de Carentan, principaux acteurs d’une prétendue diablerie. Que les officiers du Présidial de cette ville en avaient condamné trente-deux au feu, entre lesquels étaient les deux curés et la dame de la Couture, mais que le Parlement de Rouen renvoya absous, à la réserve des curés de Coigny et Saint-Symphorien, que l’on renferma entre quatre murailles pour les profanations qu’ils avaient commises : comme de faire de l’eau bénite au Sabbat avec l’urine des assistants, de célébrer la messe avec des hosties noires et de faire mille impuretés abominables. Parmi les dépositions faites contre ces prétendus sorciers, il y en avait de tout à fait plaisantes. Il y avait un valet, par exemple, de la dame de la Couture-le-Goüex, que nous nommerons madame Chandeleur, puisque c’était sa seigneurie de Sabbat, qui l’avait soutenu dans ses dépositions, et à qui je l’ai fait répéter plusieurs fois, qu’un jour ladite dame Chandeleur étant allée passer la journée au village des Bouhons chez le nommé M. du Taillis-Hyver, conseiller au Présidial de Carentan, son parent, et de la même catégorie que la dame Chandeleur, ils se régalèrent bien avant dans la nuit. C’était pendant le temps du Carnaval en hiver. La cavale qui avait apporté cette dame chez le Taillis-Hyver avait un poulain. On l’avait mise à paître dans un de ces herbages, qui en ce pays-là sont les meilleurs du monde, d’où elle s’était échappée, pour courir à son poulain. Le valet de la dame Chandeleur en avertit sa maîtresse, lorsqu’elle était au plus fort de son régal. Elle lui dit qu’il n’y avait pas grand mal à cela, pourvu qu’il eût réservé la bride. Il s’assura qu’elle était encore pendue à une cheville dans l’écurie du seigneur du Taillis. Enfin il fallut partir, après que la dame Chandeleur eut poussé la débauche bien avant dans la nuit, avec le Taillis-Hyver, et d’autres prétendus sorciers. Elle commanda à son valet de lui apporter la bride de sa cavale, tira le valet à l’écart, lui passa la bride au cou, lui mit le mors de force dans la bouche, monta sur son valet, qui tombant dans l’instant sur ses mains, lui servit de cheval et l’emporta d’une vitesse extraordinaire en sa maison, au travers des boues et des mauvais chemins, qui en ce pays-là ne font pas mentir le proverbe : bonne terre, mauvais chemin. Sitôt qu’il y fut arrivé, la dame Chandeleur, crevant de rire, débrida son valet, fit chauffer de l’eau, le lava bien ; le coucha chaudement, lui donna un chaudeau fait avec du lait, des œufs, de la cannelle et de la muscade ; le caressa, lui donna de l’argent et lui enjoignit très expressément de ne pas divulguer cette aventure.
Quelques jours après la dame Chandeleur retourna, comme l’autrefois, chez le Taillis-Hyver, pour s’y divertir encore. Elle était montée sur la même cavale, qui s’échappa une seconde fois de l’herbage pour retourner à son poulain. Quand il fut question de partir, la dame Chandeleur demanda la bride magique à son valet, dans l’intention de s’en servir, comme l’autrefois. Mais lorsqu’il fut au lieu écarté, où elle l’avait mené, pour faire l’opération de la métamorphose, et s’en servir encore de monture, il passa la bride au cou de sa maîtresse, la culbuta à bas, lui mit le mors dans la bouche, et se fit porter triomphant au logis de sa maîtresse, qu’il traita comme elle l’avait traité la première fois.
Ce qu’il y a d’étonnant en cela, c’est que la dame Chandeleur, qui pouvait facilement nier tous ces faits, convenait de tout devant ses juges, et acquiesça à la déposition de son valet comme véritable, ce qu’elle signa avec lui. Les dépositions, confrontations, recollements des témoins, enfin tout ce procès diabolique, où l’on voit des choses prodigieuses et abominables, est encore au greffe criminel de Carentan.
Un vieillard nommé Auvray, boucher de Carentan, me raconta qu’un soir revenant de tuer un cochon en ville, lorsqu’il approchait du pont de Gemare dans le Fauxbourg, sur lequel pont il y avait une grande croix de pierre, il entendit plusieurs sorciers qu’il crut être en l’air ; entre lesquels il distingua fort bien la voix du Taillis-Hyver. Ces prétendus sorciers renversèrent, dans l’instant, la croix et la précipitèrent dans l’eau. Sur quoi le bonhomme Auvray cria au sacrilège, et appela des voisins, pour avoir du secours et lui aider à venger cet attentat. À l’instant il se sentit saisir par-derrière, par quelqu’un qui s’efforçait de le terrasser : mais comme il était encore fort et vigoureux, et que dans sa jeunesse il avait été soldat, ce qui le rendait plus téméraire ; il prêta le collet à celui qui le voulait mettre à bas, et tira un des couteaux dont il avait apprêté le cochon ; il en frappa son adversaire, qui, se sentant blessé, lui demanda quartier et implora sa miséricorde. Auvray fut surpris de reconnaître le Taillis-Hyver dans son suppliant, qu’il avait percé au bras. Il le conduisit chez un chirurgien, pour le faire panser, et ramena ensuite le Taillis-Hyver chez lui, qui lui donna une bonne somme d’argent pour ne pas divulguer la chose.
Auvray m’a affirmé plusieurs fois le fait. Je vis dans ce temps-là la croix renversée dans la rivière, et le Taillis portant son bras en écharpe.
Je ne finirais jamais si je voulais rapporter tout ce que j’ai vu et entendu dire de ces prétendus sorciers : car j’ai demeuré longtemps dans un pays qui passait pour en être tout rempli (Bernaville est, par parenthèse, de ces illustres cantons). Mais, encore une fois, je crois qu’il y a plus d’imagination que de réalité dans toutes ces diableries, que le Parlement de Rouen a traitées d’impostures, et je n’ajoute nulle foi à tous les contes qu’on en fait.
Braillard ne pouvait pas supporter mon incrédulité : il entrait dans des fougues terribles sur mon peu de foi.
« L’on pourra bien nier le jour en plein midi, si l’on ne convient pas de ces grandes vérités si bien prouvées, disait-il ; comment improuver des faits si confiants ! »
En vain je lui remontrais que lorsque le valet crut qu’il avait porté sa maîtresse, il se pouvait faire qu’il était ivre, et plus ivre que sa maîtresse, qui, pour le reconduire chez elle, l’avait traîné au travers des mauvais chemins. Que pour le traîner plus facilement, elle lui avait passé la bride de la cavale échappée au cou. Que cette bride ayant fait impression sur l’esprit du valet, il avait rêvé, en cuvant son vin, qu’il portait sa maîtresse par les chemins, et que c’était pour le soulager de son ivresse, qu’elle l’avait lavé, couché et réchauffé d’une soupe à l’ivrogne. Que naturellement il ne devait rapporter tous ces bons traitements, qu’à l’inclination que sa maîtresse avait pour lui, puisque apparemment c’était un valet à deux mains, qui servait à autre chose qu’à bêcher le jardin et étriller la cavale. En effet il fut ensuite chez une certaine dame de Chaumont, qui en disait des merveilles et le vantait comme un maître sire : et après il servit les dames religieuses qui voulaient le canoniser comme un autre Mazet. Quand ils furent se régaler la seconde fois chez le Taillis, la dame Chandeleur put être de ce coup plus ivre que son valet, qui la traîna par la bride, comme elle l’avait traîné la première fois et put avoir les mêmes imaginations, causées par les mêmes vapeurs et par les mêmes effets.
Pour Auvray, il revenait de tuer un cochon dont il avait fait la dissection chez un bourgeois. D’ordinaire les citadins font boire à outrance les bouchers, qui chez eux font ces sortes d’opérations. En retournant chez lui il rencontra le Taillis, qui, moins bigot que lui, abattit une croix, qu’il croyait être le sujet d’une superstition et qu’il renversa à l’aide de libertins comme lui. Il se battit avec le Taillis-Hyver, pendant que les compagnons de celui-ci prirent la fuite aux cris des combattants. Il le blessa : le Taillis, pour l’obliger à garder le secret sur la croix renversée, qui aurait pu lui attirer de mauvaises affaires et peut-être le faire brûler vif, donna de l’argent au boucher qui, pour embellir l’affaire, la tourna du côté de la diablerie.
Nonobstant des raisons plausibles, Braillard n’en voulut rien rabattre : il soutint que rien n’était plus véritable que l’histoire de Mme de la Couture-le-Goüex qu’il affirma lui être parfaitement connue depuis longtemps et protesta qu’il mettrait volontiers son doigt dans le feu, pour soutenir la vérité de l’aventure du boucher ; et à cela, point de réplique.
René-Auguste-Constantin de RENNEVILLE,
L’Inquisition française ou l’Histoire de la Bastille, t. II,
Balthazar Lakeman, Amsterdam, 1724.
Recueilli dans : Histoires et légendes
de la Normandie mystérieuse, textes recueillis
et présentés par Patrice Boussel, Tchou, 1970.