L’appel des bords du Jourdain
par
Maria REYNÈS-MONLAUR
Venez et voyez !
(Saint Jean, I, 39.)
I
Comme le vent qui sur l’Horeb précédait le passage du Seigneur, « vent de tempête qui déchire les rochers et bouleverse les montagnes », la voix du Précurseur retentissait dans le désert de Juda. Il prêchait la pénitence et le baptême comme une préparation nécessaire à ce royaume de Dieu que tout vrai Israélite attendait toujours, mais plus que jamais dans les temps d’Hérode, avec une sorte d’angoisse inapaisée. Car « le royaume de Dieu », « la venue du Messie », c’était sans doute l’avènement de la justice et de la paix ; mais c’était aussi et surtout l’affranchissement du joug détesté de Rome, un âge d’or, de triomphe et de prospérité matérielle ; les douze tribus, revenant de l’Aquilon et du Midi, au milieu de leurs ennemis confondus, dans une terre de rêve où les arbres offriraient leurs fruits en toute saison, aux mains empressées à les cueillir, où les moissons succéderaient aux moissons, et les vendanges aux vendanges... C’était la restauration du royaume d’Israël, en même temps que l’instauration du royaume de Dieu. L’avènement du Messie ? Le royaume de Dieu ? Les mots demeuraient : le sens n’en était plus le même. Comme la fumée des parfums à l’autel du Temple de Salomon, l’espérance et l’appel de tout le peuple montaient encore vers Jéhovah, mais l’encens divin s’évaporait dans le culte tout matériel, se perdait dans l’odeur des holocaustes de la terre.
Et lui, Jean le Précurseur, rendait à la grande espérance le sens que Dieu y attachait. À ces têtes dures, à ce peuple au cou raide, la voix qui annonçait la venue du Messie se faisait pleine de menaces. Les multitudes se rassemblaient autour de lui dans le désert de Juda et sur les bords du Jourdain : le ciel demeurait chargé d’éclairs, au-dessus des têtes des auditeurs, « la voix qui crie » avait des éclats de tonnerre :
« Serpents, race de vipères ! Qui vous apprend à fuir devant la colère qui vient ! La cognée est déjà à la racine de l’arbre. »
Devant les humbles et les repentants, l’homme vêtu de peaux de bêtes s’adoucissait ; il donnait des conseils pleins de raison et de justesse. Chaque catégorie d’auditeurs était ramenée à ses devoirs personnels et pratiques. Chacun devait rectifier ses voies et redresser ses sentiers en accomplissant bien l’humble tâche de chaque jour. Le chemin que l’on devait préparer au Messie redevenait ainsi tout spirituel.
La renommée du Baptiste s’étendait. Qu’enseignait-il ? Et, avant tout, qui était-il, pour bouleverser ainsi le monde des esprits ? Surpris et attentifs, les prêtres et les pharisiens envoyaient de Jérusalem auprès de lui, pour résoudre la question décisive : « Était-il le Messie ? »
Non. Il n’était pas le Messie. Il ne se jugeait pas digne de délier les courroies de la chaussure du Christ. Il prêchait la pénitence. Il baptisait dans l’eau... Lui, le Désiré des nations, il baptiserait dans l’Esprit Saint et dans le feu...
Et Celui-là, l’annoncé, l’attendu, il était venu, mêlé à la foule, au baptême de Jean. Il était descendu dans le Jourdain, avec les autres. L’Esprit Saint, évoqué tout à l’heure, avait plané au-dessus de la tête du Fils de l’homme, sous la forme d’une colombe. Jean et ses disciples l’avaient vu. Ils avaient entendu, au sortir du Jourdain, la voix du Père qui désignait son Fils à la soumission des hommes. Mais, à peine pour un débat d’humilité, à peine pour demander d’« accomplir toute justice », le Christ avait-il parlé...
Et de nouveau, le silence... Durant quarante jours, dans l’âme du Précurseur, et sans doute dans l’âme de quelques témoins plus émus de ces scènes miraculeuses, ce que leurs Prophètes leur avaient prédit, ce qu’ils avaient dépeint et ce que, eux-mêmes, ils voyaient de leurs yeux, allait se complétant et s’approfondissant dans une sorte de terreur sacrée : un point s’éclairait, puis un autre ; des clartés d’aube succédaient à la longue nuit.
L’endroit où ils étaient favorisait l’essor de la vie intérieure. Les noms sacrés de Moïse et d’Élie remplissaient les esprits sur les bords du fleuve sacré, où l’histoire du peuple de Dieu avait ses plus grands souvenirs. Par ce gué, les Israélites avaient franchi le Jourdain, ils étaient entrés dans la terre promise ; ici, ils avaient campé, plus loin le prophète Élie s’était élevé au ciel sur un char de feu. À la place ou baptisait le Précurseur, le fleuve s’arrondissait en une sorte de lac, non loin du gué que franchissent encore les caravanes. Sur la rive orientale, de grandes falaises à pic baignent dans la merveilleuse lumière qui les revêt de pourpre au matin, les enveloppe de lueurs mauves les soirs, et fait de leur désolation elle-même une fête perpétuelle de beauté. À l’occident, les arbres et les buissons se mêlent sur une rive unie ; les lauriers-roses, les jasmins et les saules s’enchevêtrent ; des vols de ramiers s’enfuient avec de grands battements d’ailes. En dehors du passage des caravanes ou du houlement de la foule avide d’entendre le prophète, c’était, autrefois, la même solitude qu’aujourd’hui. Notons là un des traits étranges de cette terre sacrée : tant de vie côtoyant tant de mort. En une heure de marche, les splendeurs de Jérusalem faisaient place à l’horreur du désert de Juda ; en une heure de temps, Jean-Baptiste, et un plus grand que Jean-Baptiste, n’entendaient plus, au lieu des mille voix de la foule, que le bruissement du fleuve, ou le frôlement des ailes d’un oiseau.
II
C’est là dans le cadre que nous venons de décrire que le premier appel du Christ retentit.
Jean le vit venir vers lui, descendant de la montagne de la tentation ; et à l’aspect de Jésus qui s’avançait, humblement, le bruit des jugements de Dieu que le Précurseur annonçait tout à l’heure se perdit en une douceur ineffable..., non plus même le vent léger de l’Horeb, mais le silence où Dieu se révèle à l’homme. Les yeux du Baptiste voyaient « le Roi dans sa beauté ». Par Lui, à travers Lui, « il entrevoyait la terre inconnue, ouverte au loin ». Isaïe, qui faisait le fond même de sa prédication, ne lui parlait plus alors « de la cognée à la racine de l’arbre, du van qui purifie l’aire », ou du moins c’était d’une autre purification qu’il s’agissait, la purification par la mort et par le sang de Celui qui passait grave et doux sur le rivage. Tout le chapitre LIII d’Isaïe, tout le symbolisme de l’Agneau pascal que les foules des pèlerins allaient faire revivre à Jérusalem, le sacrifice du matin et le sacrifice du soir offerts dans le temple pour les péchés du peuple : tout cela, prophéties, histoire, culte d’Israël, se manifesta, se résuma et s’agrandit dans la parole de Jean-Baptiste, regardant le Seigneur qui venait vers lui :
« Voici l’Agneau de Dieu.
« Voici Celui qui efface les péchés du monde... »
Il le dit ce jour-là.
Il redit encore, en revoyant le Messie, le lendemain : « Voici l’Agneau de Dieu. »
Et deux des disciples du Baptiste, sans prendre congé de leur Maître – ils savaient si bien qu’ils lui obéissaient ainsi de la façon la plus profonde – se mirent à suivre silencieusement Celui que Jean désignait ainsi.
L’Évangéliste qui parle de cette première rencontre a noté l’heure... C’est l’heure unique dans toute vie dont le souvenir accompagne l’homme jusque dans les ombres de la mort. Suivant la façon de compter des Romains, il était dix heures du matin ; suivant celle des Juifs, – celle que Jean adopte, – il était quatre heures de l’après-midi : la dixième heure. Et comme ils le suivaient, sans rien dire, Il se tourna vers eux, leur demandant :
« Que cherchez-vous ? »
L’Écriture et les Pères nomment le Seigneur « le plus beau des enfants des hommes ». Plusieurs saints pensent que le Christ retenait en lui-même une partie du mystère divin qu’Il portait en Lui pour que ceux qu’Il appelait ses frères pussent supporter sa vue. « Nul homme vivant n’a jamais vu Dieu 1. » Nul ne l’a vu, mais les purs le devinent. Et c’était le regard de Jean le pur, le Bien-Aimé qui, dans sa candeur heureuse, se fixait maintenant sur Jésus-Christ. Jean en oubliait toute réponse, et aussi toute question, et le trouble, et l’inquiétude et la crainte. Quelque chose en Celui qu’il voyait allait plus loin que les questions et les réponses, plus loin que le trouble et la crainte, plus loin que tout ce qui vient se briser sur l’humain rivage, quelque chose qui semblait agrandir l’âme jusqu’à l’infini, l’agrandir et la combler. Jean oubliait tout le reste. Dans une paix divine, il contemplait la vision d’amour, de sérénité et de grâce sans pouvoir en détacher les yeux. Et toute lueur humaine pâlissait, s’éteignait devant « la vraie lumière qui venait en ce monde 2 ».
Le Seigneur disait à Moïse : « Je ferai passer devant toi l’image de ma bonté 3. »
Plus favorisés que le grand législateur, Jean et André la voyaient sous une forme humaine devant eux, à quelques pas. Enhardis, ils ne demandèrent plus au Seigneur : « Qui êtes-vous ? » Déjà une demande et une réponse brève n’auraient pas suffi à leurs désirs. Il leur fallait l’intimité de la demeure du Maître, et les longues heures que l’on ne compte plus, dans l’abandon de l’âme qui s’épanche.
– Maître, où demeurez-vous ? demandèrent-ils.
– Venez et voyez.
De ces deux disciples du Baptiste, l’un est désigné par son nom : André. L’autre, celui qui décrit cette scène dans son Évangile, près d’un demi-siècle après, ne se nomme pas lui-même. Son récit suffit à le désigner. Remarquez que celui qui devait être l’ami du Seigneur, « le disciple que Jésus aimait », celui qui, à quelques heures de l’agonie, pendant la Cène, reposait sa tête sur le sein du Maître, ouvre ainsi la série des appels, avec un son d’intimité et de douceur qui lui est personnel.
« Venez... et vous verrez. » Non plus sur les routes, non plus même sur les bords moins fréquentés du Jourdain, où chacun avait pu le rencontrer. Mais, à ces heures où le soir tombe, le premier il s’assit sous la tente ou sous le toit du roseau... qu’importe ? Il s’assit au foyer du Maître. L’ami des dernières paroles sur la Croix fut aussi l’ami des premières révélations et le premier appel fut un appel à l’intimité. Sur les bords du fleuve sacré, Jean et André se donnèrent au Seigneur. Le silence est tombé comme un voile sur les entretiens de cet heureux soir et de cette heureuse nuit. Le silence ? Non. Saint Augustin nous dit que Jean épancha sur le monde ce qu’il avait bu mystérieusement au sein du Seigneur, et que ce contemplateur des choses invisibles et éternelles en fut aussi l’oracle. Tous les Pères de l’Église parlent dans le même sens. Ils exaltent cet homme sans lettres, disant ce que personne ne dit jamais, et ce que tous les siècles entendent et comprennent 4...
Ne nous étonnons pas. Dès la première rencontre, l’Aigle Divin l’avait provoqué au vol et l’avait emporté sur ses ailes 5. Il fut dès lors l’ami, vierge de cœur et d’âme, entendant et chantant le Cantique de l’ineffable tendresse que seuls les purs peuvent chanter. Le soleil se couchait dans les flamboiements glorieux qui éclaboussent d’or, dans cette terre de lumière, les êtres et les choses ; les oiseaux jetaient leurs cris de joie et d’ivresse dans le ciel brûlant ; puis le calme vint brusquement, ainsi que chaque soir, à l’heure du couchant qui, là-bas, ne traîne pas après soi de crépuscule. Les étoiles tremblantes illuminèrent la nuit.
Et sans doute Jean et André ne se souciaient ni du soleil, ni des étoiles, ils n’entendaient aucun des bruits qui mouraient au dehors.
Ils étaient venus... Ils voyaient...
III
À tous ceux qui, d’un cœur sincère, posent au Christ la question de leur destinée, aujourd’hui comme il y a deux mille ans, Il répond avec les mêmes paroles : « Venez et voyez. » Tout est clair. Tout est public dans enseignement de son Église. Il n’y a pas de secrets. Il n’y a pas d’initiation progressive. Venez, le temple est ouvert. Regardez bien, Dieu y demeure. Il résoudra tous vos doutes. Il comblera vos désirs. Il ne se refusera pas à vos questions, Il est la vérité éternelle. Il demande seulement de chacun une bonne volonté pratique ; et Il accueille les différents esprits avec les attraits ou les difficultés que chacun apporte. En cette aube de l’apostolat, à cet appel des premiers disciples, les diverses familles d’âmes se révèlent. Jean et André, dans leur ravissement de l’avoir trouvé, dans un don sans discussion et sans retour, vont appeler leurs frères. Ils l’ont vu, ils l’ont entendu, ils l’ont compris et un cri jaillit de leur cœur : « Nous avons trouvé le Messie ! »
Ils amènent Pierre que, tout de suite, à un premier regard, le Christ pose comme le fondement de son Église.
Philippe vient à son tour. « C’est bien avoir trouvé le Seigneur que l’aimer et vouloir sauver son frère 6. » Entraîné par ce qu’il entend et ce qu’il voit, Philippe veut conquérir Nathanaël. Celui-ci, sans doute, cherchait et scrutait les Écritures, assis sous le figuier ou à l’ombre de sa vigne, ainsi que les Rabbis nous montrent le sage studieux. Philippe le sait :
– Nous avons trouvé Celui dont parle Moïse et les prophètes, explique-t-il, Jésus, fils de Joseph, de Nazareth.
– Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ?
Sous toutes les formes se répète l’objection de l’âme qui se défend. Peut-il venir quelque chose de bon de ce corps de doctrine vieilli ? La vérité peut-elle sortir de cette Église intolérante ? Ces enseignements simples sont-ils suffisants pour nos esprits exigeants ? Et Lui, et Lui enfin, ces deux mille ans ne l’ont-ils pas relégué bien loin, trop loin ?
– Viens et vois, dit Philippe.
Il consentit à venir et à voir. Dieu se révèle à celui qui le cherche. Il condescend aux enquêtes, aux études, aux questions, aux exigences légitimes. À celui qui approchait, doutant mais sincère, le Christ ouvrit d’un seul mot toutes les certitudes, en lui donnant la preuve qu’il lisait dans son cœur ; Il étendit l’horizon devant sa vue jusqu’au royaume invisible où les anges montent et descendent au-dessus du fils de l’homme.
– Maître, vous êtes le fils de Dieu !
Pleins d’étonnement et de foi, ils attendirent l’heure des prodiges et celle de l’action.
Maria REYNÈS-MONLAUR,
Les Appels du Christ, Plon, 1920.