Saint Colomban, saint Gall
et les moines d’Irlande
par
Gonzague de REYNOLD
La foi chrétienne a pénétré dans notre pays par deux routes : la route du Sud, la route du Nord. Au temps des Césars, les apôtres inconnus qui prêchaient l’Évangile ont franchi les cols des Alpes et, d’Italie, ils sont entrés dans la Rhétie ou le Valais ; d’autres ont plus tard remonté le Rhône, afin de convertir les Burgondes. Bien peu ont osé s’enfoncer dans les forêts, les marécages et les terres incultes au delà des voies romaines. Les Alémannes, qui avaient traversé le Rhin, étaient des païens féroces. Au VIIe siècle seulement, alors que les Francs avaient sur eux étendu leur empire, les moines irlandais, saint Colomban et saint Gall, réussirent, avec la grâce de Dieu, à leur apporter le Verbe et la Lumière.
Ce furent aussi des Latins et des Gaulois qui, se sauvant à l’approche des Barbares, apportèrent le christianisme aux Celtes d’Irlande. La grande île verte est à l’écart de l’Europe : les bouleversements lui avaient été épargnés, la civilisation et la corruption romaines n’avaient point gâté ses mœurs. Les Irlandais restaient rudes, mais ils avaient de l’imagination, le goût de la musique et des couleurs, aussi le goût du merveilleux. Ils se christianisèrent vite et bientôt l’île fut couverte de monastères dont les abbés étaient en même temps évêques. Les couvents d’Irlande n’étaient donc point des lieux de refuge et de méditation dans la solitude, loin du monde, mais des centres de propagande, d’enseignement, de vie active.
La discipline et la règle, chez les moines irlandais, étaient impitoyables. Les supérieurs exigeaient l’obéissance absolue, immédiate, sous peine de châtiment corporel allant de six à deux cents coups de lanière. C’est pour cela que les couvents furent toujours, là-bas, des foyers de vertus austères et de travail assidu. Il s’y préparait des missionnaires pour le reste de l’Europe où l’Église souffrait déjà du désordre et de l’hérésie.
Les moines devinrent si nombreux en Irlande que la besogne leur manqua bientôt. Ils passèrent alors sur le continent où la moisson était grande, mais où il y avait peu de bons ouvriers.
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Sur l’ordre du Seigneur, Colomban réunit douze disciples : Luanus, surnommé depuis le père de cent couvents, Magnoldus, Eustasius, Sigbert, Théodore, Ursinus, Cominus, Eunocus, Equanus, Gurganus, Potentinus et son favori, Gallus, honoré depuis sous le nom de saint Gall. Or, Gall était issu de parents religieux selon Dieu et nobles selon le siècle : Ketternach, roi d’Écosse, lui avait donné le jour ; Ketternach avait eu vingt-quatre enfants, il avait épousé une fille du prince des Hongrois.
Colomban dit à Gall et à ses onze autres disciples : « Allons, partons ! Nous enseignerons l’Évangile aux peuples que Satan maintient encore dans ses fers. »
Ils quittèrent le couvent de Bangor. Ils débarquèrent en Bretagne, ils traversèrent les Gaules, ils arrivèrent dans la région des Vosges. Ils se réfugièrent dans les ruines du château d’Anegray où ils se nourrissaient d’herbes, de fruits sauvages et d’écorce d’arbre. Or, près de là, se trouvait une abbaye dont l’abbé avait nom Caramtocus. Caramtocus apprit l’existence et le dénuement des saints étrangers ; il leur envoya son économe Marculfe avec un chariot de vivres. Il se fit des miracles, les foules accoururent et bientôt Colomban eut tant de nouveaux disciples qu’il édifia le monastère de Luxeuil.
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Voici les principales règles du monastère de Luxeuil :
Chaque moine devait avoir la tête rasée par devant, en demi-cercle, d’une oreille à l’autre.
On priait trois fois le jour et trois fois la nuit ; chaque jour, on chantait trente-six psaumes.
Chacun recevait pour les besoins du corps un petit pain, des légumes et de la farine délayée dans de l’eau.
Il y avait six coups de fouet en pénitence pour celui qui oubliait de dire Amen ! à la fin du repas, pour celui qui parlait sans nécessité durant le repas ou qui omettait de faire le signe de la croix, pour celui qui toussait en commençant un psaume, pour celui qui touchait le calice avec les dents, pour celui qui ne rognait pas ses ongles et ne rasait point sa barbe avant de célébrer la messe.
Si un moine était surpris s’entretenant seul et familièrement avec une femme, il devait jeûner deux jours au pain et à l’eau, ou recevoir, s’il le préférait, deux cents coups de lanière.
Celui qui avait craché ou toussé sur l’autel devait chanter vingt-quatre psaumes ; celui qui avait négligé de fermer la porte de l’église, douze ; celui qui avait de la main touché la muraille, six.
Un soir d’hiver, Colomban reçut la visite de Théodoric, le roi des Francs. Théodoric portait une écharpe de soie autour de la taille, aux pieds des sandales ornées de pierres précieuses ; la poignée de son glaive était d’or. Colomban l’édifia par de pieux discours, il lui reprocha ses mœurs déréglées, l’engagea doucement à se convertir et lui parla des célestes béatitudes. Théodoric s’en retourna plein de repentir et de bonne volonté ; mais il avait, à Orléans, une mauvaise mère, la reine Brunehaut, et il vivait, ayant renvoyé sa femme légitime Henberge, avec une concubine.
Brunehaut voulut voir Colomban, et Colomban vint à Orléans. Il refusa les présents de la vieille et mauvaise reine, il refusa de bénir les bâtards de Théodoric, car on avait osé les lui présenter, et il gourmanda sévèrement le roi Théodoric. Alors, Brunehaut conçut pour lui de la haine et résolut de lui faire du mal.
Le roi Théodoric se rendit à Luxeuil avec une escorte ; il entra de force dans le couvent, malgré la règle et malgré la défense de Colomban. Alors, Colomban lui dit : « Sache que ton royaume s’écroulera et que tu périras avec toute la race royale. » Théodoric eut peur, mais il ne voulait pas montrer qu’il avait peur : il ordonna aux courtisans de se jeter sur Colomban. Colomban se cramponnait à un anneau de fer. Mais le comte Bandulfe l’arracha brutalement et l’entraîna dehors.
Colomban eut encore bien des persécutions à souffrir. Alors, il se résolut à quitter Luxeuil : il y laissa cent vingt moines, mais Gallus et les onze autres disciples de la première heure partirent avec lui.
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Ils furent conduits à Nantes et on les embarqua sur un vaisseau qui appareillait pour l’Irlande. Mais le vent tomba, le vaisseau ne put sortir du port. Alors, Colomban comprit que Dieu ne voulait pas son retour en Irlande. Il traversa de nouveau les Gaules ; il se rendit en Austrasie auprès du roi Théodebert qui possédait aussi les pays helvétiques, et qui lui permit de s’y rendre et d’y travailler à la gloire du Seigneur.
Colomban avait la pensée de laisser quelques-uns de ses disciples chez les Alémannes et de continuer lui-même jusqu’en Italie. Ayant donc franchi le Rhin, ils remontèrent la Limmat et s’arrêtèrent à un château nommé Turegum, qui fut depuis la ville de Zurich. Ce château dominait un lac dont ils suivirent le bord jusqu’à une ville qui s’appelait Tuccinia ou Tucconia, maintenant Tuggen.
Tucconia était habitée par des païens. Colomban et Gall se mirent à évangéliser ; les païens se rassemblèrent autour d’eux. Ils écoutaient ces étrangers sans les comprendre ; lorsque Colomban ou Gall leur montrait du doigt le ciel, ils levaient les yeux vers les nuages et ne voyaient rien que les nuages ou des oiseaux qui volaient.
Le lieu plaisait aux moines d’Irlande, mais les moines d’Irlande déplurent aux habitants. Voici comment :
Les païens de Tucconia possédaient trois grandes idoles en bois et ils les adoraient. Or, Gall, dans son zèle, prit une torche, renversa les idoles, y mit le feu. Il y eut un soulèvement et des cris de colère. Les moines durent s’enfuir à la hâte. Colomban, qui avait de l’âge, courait moins vite que ses disciples : les païens le rattrapèrent, le renversèrent et lui infligèrent les verges. Puis ils l’abandonnèrent. Colomban se releva et les maudit.
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Ils continuèrent leur route à travers la forêt et la montagne. Ils arrivèrent au lac Bodan, dans un village entouré de murailles : Arbona, aujourd’hui Arbon. Là, vivait un saint prêtre, Willimar. Willimar les vit, courut à leur rencontre et les salua, leur disant : « Bénis soient ceux qui viennent au nom du Seigneur ; le Seigneur mon Dieu m’a visité. » Et il les embrassa, il les introduisit dans sa maison.
Après sept jours de repos et d’entretiens édifiants, Colomban, parlant à Willimar, lui demanda :
– Connais-tu dans ce pays un lieu où je puisse me retirer avec mes disciples et travailler à la conversion des barbares ?
– Je connais une solitude où la terre est bonne, telle fut la réponse de Willimar.
Colomban dit : « Veuille nous y conduire. » Et Willimar prit son bâton et mena ses compagnons à l’autre bout du lac Bodan.
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Willimar mena Colomban, Gall et les onze autres dans la région de Pergentia, maintenant Bregenz. Cette terre fertile avait, autrefois déjà, reçu la semence de l’Évangile, mais il s’était déchaîné des guerres, les prêtres n’étaient point revenus et les gens n’avaient point tardé à retomber dans l’idolâtrie. Dans l’église chrétienne que les prêtres avaient construite, on avait replacé les idoles. Instruits par l’expérience de Tucconia, les Irlandais ne les renversèrent pas tout de suite. Ils commencèrent par s’établir, par se rendre utiles, par prêcher doucement, puis plus fort. Enfin, le jour arriva où Gall put briser les simulacres ; il répandit même un vase qui contenait cinq cents mesures de bière destinée à Wotan, le dieu du tonnerre.
La moitié des païens murmura, l’autre moitié se convertit. L’église fut purifiée et dédiée à sainte Aurélie dont Colomban portait sur lui des reliques qu’il enferma dans la pierre de l’autel.
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Peu de temps après, Gall, étant monté en barque, jetait ses filets au milieu du lac Bodan, lorsqu’il entendit deux démons, celui du lac et celui de la montagne, qui conversaient entre eux de la sorte :
Le démon de la montagne appelait le démon du lac. Le démon du lac répondit : « Me voici ! »
– Lève-toi et viens m’aider ! cria celui de la montagne, car des étrangers sont arrivés et ils m’ont chassé de mon temple. Ils ont brisé les idoles qu’adorait le peuple et ils ont converti le peuple. Viens donc, viens m’aider à les expulser de cette terre !
Le démon du lac répondit : « Justement, l’un d’eux est sur les eaux. Mais il m’est interdit de lui nuire, à lui, ni à ses filets. Le signe de la prière le protège et il est sans cesse vigilant. »
Alors, Gall éleva la voix : « Au nom de Jésus-Christ, je vous ordonne d’abandonner ces lieux et je vous défends de nuire désormais à personne. »
Puis, regagnant le rivage, il courut apprendre à Colomban cette merveille.
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Mais les démons tenaces résolurent de se venger. Ils inspirèrent à Cunzo, duc des Alémannes, des pensées mauvaises contre les moines. Or, Cunzo était païen. Il ordonna sous peine de mort, à Colomban, à Gall et aux Irlandais, de quitter le pays. Colomban regrettait le pays et la bonne terre, et il disait : « Nous avions trouvé une coquille d’or, mais elle était pleine de serpents. Cependant ne vous découragez point ; Dieu enverra son ange pour nous conduire en Italie : là, nous rencontrerons un roi généreux qui nous donnera un asile. »
Sur le point de partir, Gall fut saisi tout soudain par la fièvre. Il se mit aux genoux de Colomban et lui déclara qu’étant travaillé par un mal violent, il ne pouvait le suivre. Colomban comprit que Dieu voulait retenir son élu, Gall, dans les confins des Alémannes, pour le salut de ces barbares ; il dit : « Je sais, mon frère, qu’il est pénible de partager mes labeurs. Demeure, mais souviens-toi de ceci : tant que je vivrai dans un corps mortel, il te sera interdit de célébrer la messe. » Il recommanda son disciple à Willimar et il partit.
À deux journées de marche, Ursinus demanda la bénédiction de Colomban et, retournant en arrière, vers le Rhin, il alla fonder un monastère auquel il donna son nom et auquel la ville royale de Bâle dut son origine.
Plus loin, Sigbert demanda la bénédiction de Colomban et, se séparant de lui, gagna un lieu très désert au fond des montagnes rhétiques : il le nomma Desertina, il y bâtit un ermitage auquel l’abbaye et la ville de Disentis doivent leur origine.
Cependant Colomban parvint en Italie où le roi des Lombards, Agilulfe, le retenant, lui fit présent d’une terre près de Pavie. Sur cette terre, Colomban fonda le couvent de Bobbio pour y finir ses jours en paix.
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Le saint prêtre Willimar avait chargé deux de ses clercs, Maginold et Théodore, de veiller sur Gall et de le soigner assidûment ; ce qu’ils firent. Lorsque l’élu de Dieu fut guéri de sa fièvre, il manda le diacre Hiltibold, un autre compagnon de Willimar, et lui dit :
– Mon fils, connais-tu dans cette région un endroit écarté ? Je désire d’un grand désir terminer ma vie dans la solitude.
Hiltibold lui répondit : « Je connais un lieu écarté ; mais il est sauvage, entouré de très hautes montagnes, habité par des bêtes féroces, des loups, des sangliers et des ours. »
Gall se leva : « Dieu, qui a tiré Daniel de la fosse aux lions, nous défendra contre les bêtes féroces ; Il nous guidera comme Il a guidé Tobie. Allons ! mon fils, pénétrons dans la forêt. »
Gall et Hiltibold se mirent en route à jeun, car Gall avait juré de ne prendre aucune nourriture avant que Dieu lui ait désigné l’endroit choisi par Lui. Ils pénétrèrent profondément dans la forêt, et, vers le milieu du jour, ils s’arrêtèrent au bord d’un torrent, aujourd’hui le Steinbach. Après avoir goûté quelque repos, Gall se leva pour continuer le voyage, mais son pied s’embarrassa dans les ronces, il trébucha, il tomba : il reconnut la volonté de Dieu. Il s’écria : « N’allons plus loin, mon fils, demeurons ! c’est ici le lieu choisi, c’est ici que j’habiterai jusqu’à la mort ! » Il prit une branche de coudrier, la brisa, en fit une croix, planta la croix en terre, y suspendit les reliques qu’il tenait contre sa poitrine et qui étaient des reliques de sainte Marie, saint Maurice et saint Désiré.
Alors, Hiltibold lui dit : « Mon père, il nous faut maintenant prendre quelque nourriture. » Gall lui dit : « Commençons par allumer du feu. » Et ils rassemblaient du bois mort, lorsqu’un ours sortit de la forêt. Hiltibold fut saisi de crainte, mais Gall se tourna vers l’ours : « Ours, lui commanda-t-il avec autorité, je te l’ordonne au nom de Jésus-Christ, va nous chercher du bois pour notre feu. » L’ours obéit, il s’en retourna et il revint avec le bois qu’il jeta sur le feu. Alors, Gall le bénit et le congédia.
Gall dit à Hiltibold : « Mon fils, le feu est prêt ; il nous manque seulement la nourriture. Prends tes filets et descends à la rivière. »
Comme Hiltibold approchait de la rivière, il aperçut entre les arbres deux femmes nues qui s’apprêtaient à se baigner. Il les vit et la tentation souleva sa chair. Mais les deux femmes, s’étant retournées, se moquaient de lui, parce qu’il était difforme : elles lui lancèrent des cailloux. Hiltibold fit le signe de la croix et cette prière : « Mon Seigneur Jésus, fils de Dieu, aie pitié de moi qui suis un pécheur et chasse loin d’ici ces démons. » Et la vision s’effaça.
Gall chassa tous les autres démons de la forêt : on les entendit plusieurs jours se désoler et crier au loin dans les montagnes, mais chaque jour les voix étaient moins proches, et bientôt ce fut le silence. Gall chassa de même les serpents qui étaient nombreux et qui disparurent de la contrée. Aidé par Hiltibold, il se construisit un ermitage et un oratoire. Il reçut la visite de Willimar.
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Chassé du lac, de la montagne et de la forêt, le démon ne savait où trouver un refuge. Il entra secrètement, de nouveau, dans le palais du Cunzo, le méchant duc des Alémannes, et il pénétra dans le corps de la princesse Fridiberge, la fille du Cunzo et la fiancée de Sigisbert, fils lui-même de Théodoric, le roi des Francs.
La princesse Fridiberge tomba en langueur, refusa toute nourriture ; elle se mit à se dévêtir, à meurtrir son corps, à s’agiter enfin comme s’agitent ceux que le démon possède.
Cunzo était païen, mais Sigisbert était chrétien : il fit venir à la hâte deux évêques pour exorciser sa fiancée, leur promettant de grandes récompenses.
Les deux évêques endossèrent leurs chapes, coiffèrent leurs mitres, prirent leurs crosses et, l’anneau d’améthyste au doigt, par-dessus le gant, ils entrèrent dans la chambre de la princesse.
Le démon, les voyant entrer, et parlant par la bouche de Fridiberge, s’écria : « Fuyez, malfaiteurs ! » Il dit au premier évêque qui s’apprêtait à le bénir : « Toi qui veux me chasser, pourquoi n’as-tu point amené la fille que tu as eue en forniquant avec une nonne ? » et, lui arrachant la crosse, il le frappa.
L’autre évêque jugea prudent de se retirer, mais le démon l’arrêta : « Et toi, n’as-tu pas eu commerce avec trois femmes mariées ? Allez, apprenez que je ne céderai qu’à Gallus ! »
Les deux évêques savaient fort bien qui était Gall, mais, cupides et jaloux, ils allèrent rapporter à Cunzo et à Sigisbert que le démon ne céderait qu’à un coq. « Gallus » est un mot latin qui signifie coq.
Mais le démon se mit à hurler : « Ces évêques mentent ! Il y a, dans la forêt, un homme qui a nom Gallus. C’est lui qui m’a chassé de Tucconia, de Bregenz, du lac, de la forêt et de la montagne. À celui-là je ne puis résister. »
Le duc Cunzo se souvint alors des moines irlandais qu’il avait si fort maltraités et qu’il avait fait partir. Il eut grand repentir et il envoya un messager dans la forêt, avec des présents pour Gall et la promesse d’un évêché, si l’élu de Dieu chassait le démon qui tourmentait le corps de Fridiberge. Mais l’élu de Dieu, effrayé par les présents et par la promesse, s’enfuit dans les bois. Alors, Cunzo s’adressa, s’humiliant lui-même, au saint prêtre Willimar.
Willimar alla vers Gall et le trouva qui prenait son repas en compagnie de Hiltibold et d’un autre disciple, Jean. Il lui dit : « Ne crains pas de te rendre chez le duc et d’imposer tes mains à sa fille que le démon tourmente. »
Gall lui répondit : « Assieds-toi, et mange avec nous. » Et ils mangèrent. Et Gall se laissa convaincre.
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Ayant pénétré dans le château et dans la chambre où Fridiberge, que le démon avait épuisée, reposait, Gall se mit d’abord à genoux et fit à haute voix cette prière :
« Seigneur Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, toi qui es né d’une Vierge, as commandé aux vents et à la tempête, as chassé les démons, es mort enfin sur la croix pour la rédemption des hommes, ordonne à cet esprit impur qu’il sorte de cette jeune fille. »
Alors, se levant, il imposa les mains à Fridiberge. Et le démon la jeta sur le sol et sortit de sa bouche sous la forme d’un oiseau noir. L’élu de Dieu releva la princesse et la rendit saine et purifiée à son père, le duc Cunzo, et à son fiancé, Sigisbert.
Le duc Cunzo dit à Gall : « Comment te remercier ? Voici, Gaudentius, évêque de Constance, est mort. Nous t’avons désigné à sa place. »
Gall répondit : « Je te rends grâce. Mais sache que mon père Colomban m’a interdit de célébrer la messe : comment donc, ne célébrant point la messe, pourrais-je succéder à Gaudentius, moi indigne ? Cependant, mon disciple Jean célèbre la messe ; il est orné de toutes les vertus nécessaires à un évêque ; de plus, il est originaire de Rhétie et il parle la langue des Alémannes. »
C’est ainsi que Jean fut élu évêque de Constance.
Gall refusa tous les présents qu’on lui offrait : « L’or et l’argent ne sont point faits pour moi. Mais, si tu veux que j’accepte quelque chose de toi, ordonne qu’on m’aide à édifier dans ma solitude une cellule plus grande, afin que je puisse héberger mes disciples. »
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Cependant, Sigisbert avait emmené sa fiancée dans le pays des Francs, à Metz, afin de l’épouser.
Le jour des noces étant venu, Sigisbert, entouré de ses comtes et de ses évêques, se présenta devant Fridiberge et lui dit : « L’heure a sonné. Pare-toi et montons au palais. » Mais elle, embrassant ses genoux, le supplia : « Mon Seigneur, le démon m’a épuisée. Accorde-moi sept jours encore, afin que je puisse recouvrer mes forces. »
Le septième jour ayant lui, Fridiberge se laissa parer par les femmes, mais, au lieu de monter auprès de Sigisbert, elle courut à l’église de Saint-Étienne, se dépouilla des ornements royaux, revêtit l’habit et le voile des nonnes et, embrassant l’autel, fit cette prière :
« Saint Étienne, qui as versé ton sang pour le Christ, sois aujourd’hui mon intercesseur et mon protecteur : que le roi Sigisbert se convertisse à mon vœu et n’enlève point ce voile qui couvre ma tête ! »
Or, en ce moment, Sigisbert entrait dans l’église, paré pour le mariage, entouré de ses comtes et de ses évêques. Cyprien, évêque d’Arles, lui dit à l’oreille : « Cette vierge, alors que le démon la tourmentait, a fait le vœu de se consacrer au Seigneur. Prends garde, en la forçant, de commettre un péché. »
Sigisbert ordonna de ramasser le manteau et la couronne dont Fridiberge s’était dépouillée. Il dit à Fridiberge : « Viens à moi, obéis et sois sans crainte ! »
Lorsque Fridiberge eut le manteau et la couronne, il la prit par la main, il s’agenouilla avec elle devant l’autel, et il dit à haute voix : « Seigneur Dieu, elle T’a choisi comme époux. Je Te la remets avec les ornements qu’on lui avait préparés pour moi. »
Et il sortit en pleurant, car il l’aimait.
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Gall était retourné dans sa nouvelle retraite ; il avait avec lui douze disciples. Or, comme ils dormaient tous après avoir chanté matines, l’élu de Dieu se leva en sursaut et, réveillant le diacre qui était à côté de lui, il lui dit : « Magnoald, prépare tout ce qui est nécessaire pour célébrer la messe, car j’ai eu tout à l’heure une vision et je sais que mon bienheureux père Colomban est mort. »
Et, lorsque la messe fut célébrée, Gall dit encore au diacre : « Hâte-toi, pars pour l’Italie. Tu te rendras au couvent de Bobbio et tu t’informeras exactement de la mort qui a délivré mon bienheureux père Colomban et l’a conduit à la gloire éternelle. »
Et Magnoald partit, et il se rendit à Bobbio. Et il s’informa exactement. Puis il revint, édifié, avec une lettre où se trouvaient relatés tous les détails concernant la mort de Colomban. Il rapportait aussi à Gall le bâton de Colomban.
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Le petit monastère que le duc Cunzo avait fait bâtir pour l’élu de Dieu, s’agrandit encore, car l’élu de Dieu ne cessait de recevoir de nouveaux disciples. Gall était vieux maintenant : il avait quatre-vingt-dix années.
Le prêtre Willimar vivait toujours, et il avait prié Gall de le venir voir, car, lui aussi, Willimar, était âgé et sentait les approches de la fin. L’élu de Dieu se rendit à la prière de Willimar et il partit pour Arbon. Mais, à peine arrivé, il fut accablé d’une fièvre maligne ; il expira. Son âme s’envola dans le séjour des saints.
L’évêque Jean, averti que la maladie avait terrassé l’élu de Dieu, se hâtait. Il rencontra des gens qui pleuraient : il comprit que l’élu de Dieu était mort. Et il pleura lui aussi.
Il fit préparer les funérailles. Comme il distribuait aux pauvres les vêtements de Gall, il lui arriva de donner les sandales à un paralytique. À peine celui-ci eût-il chaussé les sandales, qu’il se leva et marcha.
On avait creusé la tombe, mais aucune force humaine ne put soulever le cercueil. Alors, l’évêque Jean dit : « En vérité, je reconnais que ce lieu, réservé à notre père afin qu’il repose, n’est pas le lieu convenable. »
Alors, il ordonna d’atteler au chariot qui portait la bière deux chevaux indomptés auxquels on avait enlevé le mors. Et les chevaux conduisirent le chariot et la bière à la cellule de l’Élu de Dieu.
Gonzague de REYNOLD,
Contes et légendes de la Suisse héroïque, 1914.
Réédité en 2010 par Infolio Éditions.