Le martyre de la Légion chrétienne

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gonzague de REYNOLD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’empereur avait ordonné les sacrifices.

Devant le camp, on avait érigé les autels avec des blocs taillés pour le grand mur à créneaux qui, d’une montagne à l’autre, devait clore la vallée. Ce mur était à peu près debout ; il montait le long des versants jusqu’aux roches abruptes et se terminait par des tours d’où l’on surveillait la plaine ; mais il s’y ouvrait encore une brèche encombrée de matériaux et par où s’écoulait un fleuve jaune sur lequel on avait jeté provisoirement un pont de bois.

Le feu sacré, entretenu par les prêtres vêtus de voiles blancs et les tempes ceintes de lierre, brûlait et fumait, répandant son parfum de résine. Une corvée de légionnaires, ayant déposé casques et cuirasses, entassait les fagots du bûcher et remplissait d’eau lustrale les bassins de cuivre. Dans un parc, à l’écart, broutaient les victimes choisies, et parfois l’une d’elles s’arrêtait pour mugir vers les montagnes.

Les trois légions attendaient, formées en masse profonde, la Rapace à droite, la Formidable à gauche, la Chrétienne au centre. Les chefs se tenaient à cheval, devant le front, et le vent du matin soulevait et gonflait leurs manteaux pourpres.

Là-haut, le glacier muet s’enveloppait lentement d’ombres bleues, dans un ciel vert comme les ondes d’une mer calme. Seule, sa pointe était rose encore.

 

*

 

César parut, monta vers les autels. Il était sans glaive, le laurier au front. Il se purifia les mains, tandis que dans le feu l’on jetait de l’encens. Les prêtres commencèrent les prières propitiatoires et l’invocation à Mars et à Jupiter. Car l’armée marchait contre les Barbares.

Une victime fut amenée, une génisse blanche que l’on avait lavée ; on lui avait aussi doré les cornes, une guirlande était suspendue à ses flancs. Les sacrificateurs lui lièrent les jambes, la soulevèrent, l’étendirent sur la dalle sacrée. L’empereur prit le couteau, on entendit un meuglement sourd, le sang coula. La lame du couteau brillait. Et déjà les prêtres fouillaient les entrailles chaudes.

Les signes n’étaient point favorables.

On amena la seconde victime. Les supplications redoublèrent. Les signes n’étaient point favorables.

On amena la troisième victime. Le feu monta, le sang coula. Les signes n’étaient point favorables.

César s’impatientait. Il avait lancé le couteau dans l’herbe et, les bras croisés, regardait la Légion chrétienne.

Il étendit le bras vers le Chef.

 

*

 

Le Chef de la Légion chrétienne était un homme grand et blond, maigre, avec de longues jambes serrées dans les cothurnes, le genou nu. Il portait sur sa tunique une armure couverte d’écailles et figurant, aux épaules, des gueules de lion. De son casque descendait une crinière noire.

Son aspect était superbe et guerrier. Mais son visage était doux, ses yeux étaient candides. Il n’y avait pas, dans toute l’armée, de meilleur chef, plus brave, plus exact, plus respecté. Il servait depuis son adolescence ; on voyait à son front, à sa nuque, à ses bras, les cicatrices des blessures qu’il avait reçues sous les aigles, en Asie contre les Parthes, en Europe contre les Barbares.

 

*

 

L’empereur lui dit :

– Les dieux exigent que tu sacrifies toi-même la prochaine victime.

– César, je suis chrétien : tu le sais !

Le visage de César était de pierre :

– Moi, ton empereur, je te l’ordonne.

– César, je t’ai toujours obéi, mais aujourd’hui je ne puis obéir.

L’empereur, qui le jalousait, car il le savait fameux par sa vaillance, et qui le haïssait, car il le savait juste et dépourvu d’ambition, l’empereur n’eut que ce mot :

– Rebelle !

Le Chef ôta son casque : l’empereur vit la blessure qui barrait le front.

 

*

 

César s’approcha de la Légion chrétienne. Il rassembla les autres chefs et leur ordonna de sacrifier aux idoles. Tous lui répondirent : « César, nous sommes chrétiens. » Et ils ajoutèrent : « Envoie-nous contre les Barbares et nous t’obéirons avec joie, car, soir et matin, nous prions notre Dieu pour toi et pour le succès de tes armes. »

L’empereur s’avança jusqu’au centre de la Légion. Il dit à haute voix : « Que celui qui consent à immoler la prochaine victime, sorte des rangs : je lui réserve les plus hautes récompenses, je lui accorderai tout ce qu’il me demandera. » La Légion demeura immobile.

César attendait, se mordant la lèvre. Il attendit, et s’en retourna.

 

*

 

Les deux autres légions, la Formidable et la Rapace, entourèrent la Légion chrétienne. Il y eut un ordre : les glaives étincelèrent. Alors, se tournant vers ses soldats, le Chef leur dit :

– Mes frères, préparons-nous à mourir ; soyez fermes dans la Foi.

Mais celui dont la mission est de veiller sur la personne auguste de l’empereur, le commandant de la garde prétorienne, avait froncé le sourcil. Il était vieux ; il avait élevé l’empereur et l’empereur tolérait encore sa franchise.

Il tira l’empereur par la manche et, le gourmandant, lui dit à voix basse : « César, à quoi penses-tu ? Ce sont nos meilleurs hommes et les Barbares nous menacent. Tu n’as pas le droit d’affaiblir l’Empire. Nos légionnaires ne sont pas des bourreaux. »

L’empereur le repoussa et, gêné, dès cet instant résolut dans son cœur de le faire périr.

 

*

 

La haine de César était audacieuse, mais il commençait à connaître les chrétiens. Cependant, la Rapace et la Formidable, anxieuses, se tenaient prêtes à combattre, lorsqu’il commanda lui-même à la Légion : « Déposez vos armes. »

On entendit un bruit de piques, de glaives et de boucliers qui tombaient. La Légion chrétienne avait juré obéissance : elle était désarmée.

« Dépouillez vos vêtements. » La Légion chrétienne avait juré obéissance : elle était nue.

Alors, par petits détachements, les chrétiens furent emmenés et frappés de verges. Pas un ne résista, pas un ne cria grâce. Leurs poitrines et leurs reins étaient striés de meurtrissures.

César avait fait séparer le Chef de ses compagnons. Il espérait encore le dominer ou le convaincre. Il employa les promesses et les menaces. Mais le Chef gardait le silence.

 

*

 

Il y avait une gorge resserrée entre deux montagnes. Toute la nuit, les soldats travaillèrent à y planter des pieux aigus, taillés dans des troncs de sapin et durcis à la flamme. Les chrétiens entendaient le bruit des arbres qui tombaient, le choc des haches, le grincement des scies et des chaînes.

Le jour venu, l’empereur et sa suite s’assirent à l’entrée de la gorge, à l’ombre d’un pavillon. Le Chef était avec eux, debout entre quatre licteurs, les mains liées derrière le dos.

À coup de fouets et de cordes, on obligea les chrétiens nus à gravir, en plein soleil, l’une des montagnes. Les ronces et les pierres leur déchiraient les pieds. Ils haletaient. Les bourreaux les insultaient.

Sitôt arrivés, par centaines, on les précipitait dans la gorge. Ils trébuchaient et rebondissaient, et finissaient par choir sur les pieux où ils s’empalaient. Beaucoup ne mouraient pas tout de suite, mais agonisaient longtemps encore, le torse ou les membres transpercés.

Quelquefois, plusieurs s’enferraient au même pal, les uns sur les autres, et le pal craquait, et cassait sous le poids, et s’abîmait avec sa grappe saignante.

Les plus heureux étaient ceux qui se brisaient la tête sur une roche ou sur les galets du torrent.

Bientôt, il n’y eut plus assez de pals. Les derniers martyrs roulaient sur les corps entassés qui amortissaient la chute : on les achevait d’en-haut, à coups de flèches.

Quatre mille périrent de la sorte. Cela dura jusqu’à la vêprée. César jouissait du spectacle.

 

*

 

La gorge était remplie de cadavres. Ils avaient endigué le torrent dont l’eau montait, filtrait lentement entre les corps et s’écoulait rouge et fétide. L’ombre humide s’éleva ; le vent souffla dans toute la vallée une odeur fade, écœurante, de boucherie.

« Veux-tu sacrifier ? il en est temps encore », demanda ironiquement l’empereur au Chef. Mais le Chef ne répondit pas : il avait tout vu sans rien dire.

César fit un signe, car il était pressé d’en finir. Un nègre posa la main sur l’épaule du Chef qui s’agenouilla, et, tirant son cimeterre, le balança, l’abaissa, frappa. La tête roula sur l’herbe, puis se tint immobile, les yeux ouverts, tandis que du tronc décapité jaillissait un jet de sang.

 

*

 

Cependant, la Formidable et la Rapace commençaient à murmurer dans le camp. On rappelait tous les exploits du Chef, on énumérait les victoires qu’il avait remportées. L’armée se sentait diminuée devant les Barbares. La cruauté de César révoltait les soldats et, déjà, l’on parlait de le déposer, on désignait un successeur.

 

*

 

La nuit vint cependant ; une nuit d’apaisement ; une nuit alpestre, fraîche et claire. César, ne pouvant dormir, sortit de sa tente, sortit du camp et s’en alla, dépassant les dernières sentinelles, vers le glacier qui luisait comme la lune.

Il eut alors cette vision :

Une ville apparut dans le ciel, lumineuse, ceinte de remparts, avec des coupoles, des tours, des portiques, des colonnes, des obélisques, des pyramides. Un temple la dominait, dans lequel brillait une grande flamme triangulaire.

Toutes les portes de la ville étaient ouvertes. Partout flottaient des gonfanons, des étendards, des voiles sur des mâts ; partout se dressaient des arcs de triomphe.

Et l’empereur vit la Légion chrétienne monter glorieusement les escaliers qui menaient à la ville. Ses soldats avaient tous une auréole au-dessus de leur casque ; on voyait leurs blessures. Le Chef était à cheval, devant eux ; il tenait sa tête dans ses deux mains.

 

 

Gonzague de REYNOLD,

Contes et légendes de la Suisse héroïque, 1914.

 

Réédité en 2010 par Infolio Éditions.

 

 

 

 

 

 

 

 

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