Comment les gens de Soleure, avoyers,

Grand et Petit Conseils, assistèrent,

du haut des remparts,

à la Création du monde et au Déluge

 

 

 

 

par

 

 

 

 

Gonzague de REYNOLD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.

Et la terre était sans forme et vide, les ténèbres flottaient sur la face de l’abîme, et l’Esprit de Dieu se mouvait sur les eaux.

Et Dieu dit : Que la lumière soit et la lumière fut.

Et Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres.

Puis, Dieu dit : Qu’il y ait une étendue entre les eaux et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux !

Dieu donc fit l’étendue ; il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue, d’avec celles qui sont au-dessus. Et ainsi fut.

 

Alors, entre le second et le troisième jour, Dieu créa la ville de Soleure avec la campagne qui l’environne et la montagne qui la domine ; avec ses remparts, ses tours, ses clochers, ses maisons et les habitants qui vivent dans les maisons. Et il vit que cela était bon. Et il résolut de continuer son œuvre.

 

*

 

Or, il faut savoir qu’il s’écoula, entre le second et le troisième jour, des centaines et des milliers d’années. Pendant ces centaines et ces milliers d’années, les gens de Soleure vécurent tranquillement, comme ils ont habitude et coutume de vivre. Ils élisaient leurs avoyers, bannerets, Grand et Petit Conseils au sort aveugle, ainsi que le porte la loi ; ils discutaient de leurs affaires au Rathaus et se réunissaient pour boire dans les salles basses des maisons corporatives. Les femmes causaient entre elles en faisant la lessive, ou pendant que les seaux et les cruches se remplissaient aux fontaines. Il y avait marché le mercredi et le samedi, et foire le premier lundi du mois. Les paysans de la campagne venaient régulièrement vendre leurs fruits, leurs légumes, leur lait, leurs fromages et leurs volailles ; les ménagères marchandaient, on se disputait ; les sergents d’armes passaient, la canne à la main, et recueillaient le péage. Bref, tout allait comme à l’ordinaire.

Quand il faisait beau, les gens de Soleure montaient au sommet de leur montagne. De là, ils ne voyaient au loin qu’une mer immense et sans limites, tantôt claire, tantôt couverte de vapeurs tièdes. Et leur pays était au milieu de cette mer comme une île. Et ils se croyaient le centre du monde : ils croient volontiers l’être encore aujourd’hui.

Au coup de midi, leur plaisir était de se promener sur les bastions et sur les remparts. Car la ville était ceinte de remparts et de bastions formidables : on en voit les restes. Et, tandis que les eaux de la mer clapotaient au pied des murs, des groupes allaient et venaient. Les jeunes filles croisaient les jeunes gens, rougissaient et riaient. On saluait respectueusement le premier avoyer qui avait une épée courte et un gros ventre, et le second avoyer qui était maigre et qui portait une longue épée. De chaque maison, s’exhalait une odeur de cuisine.

 

*

 

Une fois, il y eut sur la ville, le pays et la mer une tempête. Jamais les Soleurois n’avaient ouï fracas pareil. Les rues étaient des torrents, et les places des lacs ; on ne pouvait plus sortir. Malgré les volets clos, les éclairs illuminaient les chambres. Le tonnerre faisait pleurer les enfants et crier les femmes. La grêle cassait les tuiles, le vent renversait les cheminées. On se serait cru à la fin du monde.

L’orage finit par s’apaiser. La campagne était ravagée, la récolte couchée dans la boue, le sommet de la montagne couvert de neige. Il fit très froid. Puis il s’éleva une sorte de foehn très chaud. Quand le sol parut sec, les bourgeois de Soleure se hasardèrent sur les remparts.

Les remparts n’avaient point bougé ; ils n’avaient perdu, tant ils étaient solides, pas une de leurs pierres. Mais les ondes, agitées encore, avaient monté ; un épais brouillard jaune les couvrait au loin. Il se dissipa tout à coup, et les bourgeois virent émerger, du côté de Berne, une longue bande de terre, brune et verte, avec des arbres qui se balançaient au vent. Les bourgeois se crurent victimes d’un mirage ; ils se frottèrent les yeux : la terre, ni les arbres n’avaient disparu. L’avoyer se fit apporter une lunette : il découvrit un pays vaste et fertile. Le soir, les nuages étant descendus, une longue ligne de montagnes apparut à l’horizon.

 

Puis Dieu dit : Que les eaux au-dessous des cieux soient rassemblées en un lieu, et que le sec paraisse ! Et ainsi fut.

Et Dieu nomma le sec, terre. Il nomma aussi l’amas des eaux, mer. Et Dieu vit que cela était bon.

Puis Dieu dit : Que la terre pousse son jet, savoir de l’herbe portant semence, et des arbres fruitiers, portant du fruit selon leur espèce, qui aient leur semence en eux-mêmes sur la terre ! Et ainsi fut.

 

*

 

Il s’écoula très longtemps encore. Il n’y avait plus entre Soleure et la terre nouvelle qu’un large golfe où se précipitaient des fleuves. Parfois, au milieu du golfe émergeait une île. Au printemps, le vent qui soufflait des montagnes, apportait des parfums de plantes et de fleurs, des parfums qui prédisposaient les bourgeois à l’amour. Le vent apportait aussi des semences qui voltigeaient et se posaient, et repartaient au moindre mouvement de l’air.

Un jour, – à cette époque il n’y avait qu’une lumière diffuse qui succédait doucement aux ténèbres, – un jour, les bourgeois de Soleure furent éveillés dans leurs draps plus tôt que de coutume par une clameur et par le tocsin. Ils entendirent crier à l’incendie et ils virent en effet leurs chambres éclairées par une lueur dorée, vive et chaude. Ils mirent à la hâte leurs chausses sur leur chemise et descendirent dans la rue. Il n’y avait ni fumée, ni flammes, mais seulement une clarté qui baignait et illuminait joyeusement toutes choses. Le ciel sur leurs têtes était bleu.

Ils coururent aux remparts. Les eaux scintillaient, piquées d’éclairs aux crêtes des vagues. Au loin, les terres nouvelles étaient d’une éclatante verdure. Les montagnes semblaient embrasées. Tout le monde alors se tut, dans l’attente.

Soudain, de longs rayons jaillirent entre deux sommets. Les bourgeois éblouis se cachèrent le visage avec les doigts. Un globe incandescent s’éleva peu à peu avec majesté. Il s’éleva lentement jusqu’à midi, répandant une chaleur inconnue et bienfaisante : beaucoup de malades furent guéris. Puis il redescendit avec lenteur, la lumière s’empourpra, l’air devint frais. Quand il fut tombé, à l’occident, on vit apparaître un second astre rond et blanc, qu’on osait fixer et qui donnait une lueur plus douce et plus obscure. Il se refléta toute la nuit sur les eaux. Autour de lui, le ciel était parsemé de petits feux pâles, agréables à voir.

 

Puis Dieu dit : Qu’il y ait des luminaires dans l’étendue des cieux, pour séparer la nuit d’avec le jour, et qu’ils servent de signes, et pour les saisons, et pour les jours, et pour les années ; et qu’ils soient pour luminaires dans l’étendue des cieux, afin de luire sur la terre ! Et ainsi fut.

 

*

 

Et les gens de Soleure virent d’autres merveilles encore, les jours, les années, les siècles suivants, du haut de leurs remparts, tandis qu’ils vivaient comme ils ont habitude et coutume de vivre. Ils virent une fois un grand troupeau de monstres noirs s’avancer sur les ondes : c’étaient des baleines, elles rejetaient l’eau par leurs évents ; elles passèrent. Puis, une autre fois, les mouettes arrivèrent, rasant les murs des bastions, s’enhardissant jusqu’aux fenêtres d’où les enfants leur lançaient du pain. Un dimanche d’été vinrent les cygnes, le cou tendu, lourds, faisant du bruit avec leurs ailes. Le soir, des bandes d’animaux, sur les terres d’en face, allaient boire à l’embouchure des fleuves, on les entendait hennir, mugir, bêler. Et, la nuit, quand soufflait le foehn, on entendait aussi rugir les fauves.

 

Dieu créa donc les grands poissons, et tous les animaux vivants et qui se meuvent, que les eaux produisirent en toute abondance, selon leur espèce, et tout oiseau ayant des ailes, selon son espèce. Et Dieu vit que cela était bon.

 

*

 

Il se passa encore des centaines et des milliers d’années. Pendant ces centaines et ces milliers d’années, les gens de Soleure, ville et campagne, vécurent tranquillement, comme ils ont habitude et coutume de vivre. Ce furent des années heureuses et fécondes. Les gens de Soleure ne connaissaient plus, ni les maladies, ni les épidémies, ni la grêle, et ils devenaient très vieux, et ils mouraient doucement, et leurs femmes enfantaient sans douleur. Le pays devint si riche que les Conseils supprimèrent les impôts. On démolit aussi la prison qui ne servait plus depuis longtemps, et l’on enleva leur canne aux sergents d’armes.

Cependant, les vieillards, ceux qui avaient plus de deux siècles d’âge, et ils étaient nombreux, disaient, en hochant la tête, que tout allait trop bien, que les gens de Soleure, ville et campagne, devenaient orgueilleux, ingrats, égoïstes....

Il y eut alors des signes dans le ciel. Le soleil s’obscurcit et il s’arrêta. Des nuages de sang parurent. On entendit des rumeurs de guerre. On vit sur les nuées flotter des étendards de pourpre et courir des chars d’or traînés par des chevaux qui soufflaient le feu. On vit deux armées qui se précipitaient l’une contre l’autre : de formidables tambours battaient, de longues trompettes d’argent sonnaient aux quatre coins de l’horizon, et il y avait aussi des cymbales et des cors. Tous les guerriers avaient des ailes, les uns des ailes noires, les autres des ailes blanches ; on en aperçut qui se poursuivaient, le glaive en main, et des plumes tombèrent sur la ville.

Le soir, il y eut un grand bruit, comme celui d’une chute. Une masse rouge croula et disparut derrière les montagnes. Des flammes voltigèrent et s’éteignirent. La terre trembla.

Les nuages se dissipèrent. Les eaux agitées redevinrent calmes. La lune apparut, avec les étoiles.

Les bourgeois, qui se tenaient sur les remparts, rentrèrent chez eux.

Peu de temps après cette vision, un enfant qui s’en était allé dans les bois au-dessus de la ville, fut piqué par un serpent avec lequel il avait voulu jouer : on le rapporta ; il était raide, l’écume à la bouche. Il mourut. Et l’on eut peur.

Alors les gens de Soleure s’aperçurent que, sur les terres, de l’autre côté des flots, il y avait des hommes. Ils s’étonnèrent et se scandalisèrent, car ils avaient habitude et coutume de se croire les seuls au monde ; ils doutèrent longtemps, jusqu’au jour où ils les virent distinctement, – un homme et une femme, au bord des eaux ; ils étaient nus, ils avaient l’air de contempler curieusement la ville.

Ils les aperçurent encore une fois ou l’autre. Un soir, ils ouïrent une grande voix qui grondait.

Le lendemain, l’homme et la femme n’étaient plus sur le rivage ; mais il y avait un ange avec des ailes, qui portait une cuirasse et un casque empanaché, et qui se promenait, un glaive à la main.

 

Et l’Éternel Dieu fit sortir l’homme du jardin d’Éden, pour labourer la terre, de laquelle l’homme avait été pris.

Ainsi il chassa l’homme ; et il logea des chérubins vers l’orient du jardin d’Éden, avec une lame d’épée de feu, et les anges se tournaient çà et là pour garder le chemin de l’Arbre de vie.

 

*

 

Les années qui suivirent furent mauvaises pour les gens de Soleure. D’abord, la discorde réapparut au sein des Conseils, puis dans la ville, puis dans la campagne. Il y eut des factions qui descendirent dans la rue. Les familles étaient divisées : un frère tua son frère, et s’enfuit. Ce crime répandit l’épouvante. Les paysans, qui avaient fait de mauvaises récoltes, se soulevèrent contre les citadins et refusèrent de payer l’impôt. La ville fut affamée. La faim fut bientôt suivie d’une peste horrible. On mourait tout à coup, en courant, au seuil de sa porte, ou après avoir bu l’eau des fontaines. Il avait fallu rebâtir la prison : il fallut, aussi loin que possible, établir un cimetière. On n’enterrait que la nuit : les hommes des confréries passaient, vêtus de noir, le visage couvert d’un masque, avec des civières ; ils passaient vite, à la lueur d’une lanterne ; on sonnait de la cloche devant eux ; ils se hâtaient et, se bouchant le nez, lançaient des cadavres dans une fosse où l’on avait mis de la chaux vive.

 

Puis Dieu dit à l’homme : La terre sera maudite à cause de toi ; tu en mangeras en travail tous les jours de ta vie.

Tu mangeras le pain à la sueur de ton visage, jusqu’à ce que tu retournes en la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poudre, et tu retourneras en poudre.

 

*

 

Cependant, sur les terres au delà des eaux, les hommes avaient crû et multiplié. Chaque soir, la fumée des campements s’élevait et flottait au-dessus des arbres. Les années se passèrent, et ces hommes, vêtus de peaux de bêtes, se construisirent des maisons. Les siècles se passèrent, et ces hommes, vêtus d’étoffes bigarrées, se construisirent des villes. Les gens de Soleure, du haut de leurs remparts, virent s’élever des murailles et des tours jusqu’au pied des montagnes. Alors, ils prirent peur et furent saisis de crainte pour leur cité.

Les Conseils se rassemblèrent, et ils décidèrent que l’on s’exercerait au maniement des armes. Ce fut alors que fut édifié l’Arsenal ; on le remplit de lances, de piques, de hallebardes, d’arbalètes, de chars et de machines ; on entassa des boulets dans la cour. Toutes les nuits, à tour de rôle, les bourgeois, l’arquebuse à l’épaule et le casque au front, firent des rondes sur les remparts.

On établit un signal à feu sur la montagne qui est au-dessus de la ville.

 

En ce temps-là, il y avait des Géants sur la terre, et cela après que les fils de Dieu se furent joints avec les filles des hommes, et qu’elles leur eurent donné des enfants : ce sont ces puissants hommes qui de tout temps ont été des gens de renom.

 

*

 

Et l’Éternel, voyant que la malice des hommes était très grande sur la terre, et que toute l’imagination des pensées de leur cœur n’était que mal en tout temps :

Il se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre, il en eut un grand déplaisir dans son cœur.

Et l’Éternel dit : J’exterminerai de dessus la terre les hommes que j’ai créés...

 

Il se mit à pleuvoir. Les gens de Soleure virent d’abord un rideau de pluie s’abaisser sur les montagnes. Les nuages crevèrent. Les fleuves débordèrent : ils roulaient des troncs d’arbres et des débris. Les ondes recouvrirent les terres voisines. Les gens de Soleure virent aussi crouler l’une après l’autre les grandes cités qu’avaient construites les Géants, et, durant de longs jours, ils entendirent hurler les Géants et les bêtes.

Puis, il y eut un silence de mort. On n’entendait plus que la pluie qui tombait. On ne pouvait rien voir au travers du rideau gris qu’elle faisait.

L’eau couvrit aussi toute la campagne de Soleure. Les paysans qui avaient pu se sauver encombraient la ville avec leurs meubles sur des chars, leurs enfants et leur bétail. Ils campaient sous les arcades, sous le marché couvert, dans l’Arsenal et dans les églises.

L’inondation monta jusqu’aux créneaux des remparts, mais elle ne les dépassa point, et la ville fut sauve. Et le déluge dura quarante jours.

 

*

 

La pluie diminua ; la pluie cessa. Les gens de Soleure montèrent aux remparts : ils ne virent rien que la mer immense, unie, couleur de sable. Sauf leur ville et la montagne qui est au-dessus, tout avait disparu. Et c’était comme au commencement, comme au principe des choses.

Le lendemain, il y eut un peu de soleil, et l’on constata que le niveau des ondes avait légèrement baissé.

Le surlendemain, les gens de Soleure aperçurent un corbeau énorme qui volait avec peine et fatigue au ras des flots. Il fit un effort, s’éleva et s’abattit, le bec ouvert, sur l’esplanade : il était mort.

Le jour suivant, le ciel était clair. Au loin, les sommets des montagnes avaient émergé. Les gens de Soleure aperçurent une colombe blanche qui volait à tire-d’aile vers la ville. Elle se percha sur un créneau et se laissa prendre. On lui donna du grain, on la mit dans une cage dont on laissa la porte ouverte, pour observer ce qu’elle ferait. Le soir, elle était repartie : on la vit fuir vers l’orient, tenant dans le bec un rameau vert.

Le jour suivant, il soufflait un vent chaud. Les eaux avaient baissé encore. Les gens de Soleure aperçurent un navire poussé par le vent : c’était l’Arche.

 

Et l’Éternel dit à Noé : Entre, toi et toute ta maison, dans l’arche ; car je t’ai vu juste devant moi en ce temps.

 

*

 

Comme la nuit venait, le Conseil ordonna d’allumer un feu sur le grand bastion, pour servir de fanal. L’Arche avançait. On voyait, au loin, dans l’ombre, briller ses petites fenêtres.

Les gens de Soleure ne quittèrent pas leurs murs, cette nuit-là. L’aube parut, puis le soleil. L’Arche était toute proche du bord. Les hommes, du haut des remparts, agitaient leurs toques et les femmes leurs mouchoirs.

L’Arche était énorme, avec ses trois cents coudées de longueur, ses cinquante de largeur et ses trente de hauteur. C’était comme une grande ferme bernoise que l’on aurait posée sur le pont d’un grand vaisseau. Elle avait un toit couvert de tuiles rouges, lavées par la pluie, avec des lucarnes par où des têtes regardaient curieusement.

Il y avait des rangées de petites fenêtres à carreaux, derrière lesquelles on distinguait des rideaux blancs. Le long des fenêtres, il y avait toute espèce de fleurs dans des pots. Sur les façades, il y avait aussi de pieuses sentences peintes en lettres gothiques noires avec des majuscules rouges. La cheminée fumait. Un chien courait sur le pont en aboyant.

 

Et l’Éternel dit à Noé : Tu prendras de toutes les bêtes nettes sept de chaque espèce, le mâle et la femelle, mais des bêtes qui ne sont point nettes, un couple seulement, le mâle et la femelle.

Et aussi des oiseaux des cieux sept de chaque espèce, le mâle et la femelle, afin d’en conserver la race sur toute la terre.

Et Noé fit toutes les choses que l’Éternel lui avait commandées.

 

*

 

On lança des cordes. On jeta des planches pour servir de pont entre l’Arche et le rempart. La porte de l’Arche s’ouvrit.

Il en sortit un petit vieux chauve, avec un crâne rose et une barbe blanche, et une petite vieille, tous deux appuyés sur de longs bâtons recourbés : c’étaient Noé et sa femme ; ils étaient âgés de six cents ans.

Derrière eux, venaient les trois fils : Sem, l’aîné, qui était jaune, Cham, le puîné, qui avait le visage noir, et Japhet, le cadet, qui avait le visage blanc. Et il y avait aussi leurs enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants et les enfants et les petits-enfants des arrière-petits-enfants : il y avait Gomer, Magog, Madaï, Javan, Tubal le forgeron, Nemrod le chasseur. Il y avait enfin les femmes et les servantes. Et cela faisait une grande foule.

Et alors, deux par deux, les bêtes défilèrent, le mâle à côté de la femelle. Elles défilèrent dans les rues de Soleure et les bourgeois, faisant la haie, les regardaient passer.

D’abord les petites bêtes : la martre, la fouine, la belette, le castor, le porc-épic, le hérisson, la tortue avec sa carapace. Puis les moyennes : le cerf et la biche, le bélier et la brebis, la chèvre et le bouc, l’antilope. Puis les bêtes féroces : le loup et le renard, le lion et le tigre. Puis les grandes : l’autruche, la girafe, le rhinocéros avec sa corne sur le nez. L’éléphant fermait la marche, et les gens de Soleure admiraient sa peau rugueuse, sa queue sans poils, ses petits yeux malins, ses défenses, sa trompe repliée dont il suçait le bout dans sa bouche.

Chaque bête portait un oiseau perché sur l’échine, des chiens allaient et venaient le long du cortège.

Noé, ses enfants et les bêtes traversèrent la ville sans regarder personne. Ils prirent le chemin qui monte en lacets la montagne, au-dessus de la ville.

 

Et sur la montagne Noé bâtit un autel à l’Éternel, et prit de toute bête nette, et de tout oiseau net, et il offrit des holocaustes sur l’autel.

 

*

 

Et voilà comment il est dit que les gens de Soleure, avoyers, Grand et Petit Conseils, et bourgeois, assistèrent, du haut de leurs remparts, à la Création du monde et au Déluge.

 

 

Gonzague de REYNOLD,

Contes et légendes de la Suisse héroïque, 1914.

 

Réédité en 2010 par Infolio Éditions.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net