LA CITÉ DES POÈTES

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

 

Ch. de RICHTER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si tu veux faisons un rêve

Montons sur un palefroi !

 

Et pourtant non ce n’est pas un rêve, elle existe bel et bien notre Cité des Poètes ! elle est là, quillée sur sa colline, découpant la structure carrée de son fort désarmé contre le bleu du ciel. Pour y parvenir une demi-heure d’ascension suffit, mais quelle ascension ! Une promenade exquise à travers le plus provençal des paysages : la Garrigue d’abord s’étendant à perte de vue avec ses chênes verts, ses chênes kermès, ses pistachiers lentisque et térébinthe, ses arbousiers, ses phylliréa, ses cystes, ses argéilas ; puis restanque par restanque, la silhouette familière des oliviers, des figuiers, des caroubiers ; avec, pour finir, la vraie forêt aux pins élancés et aux pins-parasols, le tout embaumant la résine, la lavande, le pêbre-d’aï, et strié de l’inlassable chant des cigales comme dans un conte d’« Anfos » Daudet.

Comment elle fut découverte ? Oh ! par le plus grand des hasards. Par une visite faite à un curé, un de ces curés chers à Roumanille et dont le perroquet était légendaire dans toute la région. « Es pas dé creire, nous avait-on dit, maï sabe touti li cantico miès qu’un ome 1. » Vous pensez bien que nous n’avions garde de manquer pareil trésor.

Et à notre arrivée une nouvelle désespérante nous attendait. Le perroquet était mort et c’était dans le sein d’Abraham qu’il récitait maintenant ses cantiques. Le curé s’offrit bien pour le remplacer, mais ce n’aurait pas du tout été la même chose.

Nous étions désolés.

– Alors il ne nous reste plus rien à voir, dîmes-nous en chœur.

J’ai souvent vu des curés bondir, mais rarement comme celui-là.

– Plus ren à veire ? Maï ! et Six-Fours ?

Et le voici qui prend son chapeau et un trousseau de clefs et qui nous entraîne à sa suite, par le chemin délicieux, tout en nous contant l’histoire authentique et navrante de cette petite cité juchée sur son perchoir.

– Six-Fours a eu son heure de gloire, mais maintenant ? ah pécaïre ! Les maisons tombent en ruine – les cultures sont abandonnées – et de Six-Fournains, monsieur, le Seigneur n’en trouverait même pas le petit nombre qu’il jugeait suffisant pour épargner Sodome, Ils sont trois, Monsieur ! Pas maï ! Tous les autres, partis, descendus vers la plaine où il y a de l’eau en abondance, où le labeur est plus aisé et où l’on n’a pas à grimper, bou diéu ! vingt minutes avant d’arriver à l’oustau. Trois Six-Fournains qui vivent à l’abri du fort, qui se désolent de leur solitude et qui partiront aussi sans doute un jour. A pauvé de nautri 2 ! Qui donc rendra la vie à mon pauvre Six-Fours ?

Je n’ai pas su que répondre, tout de suite, au brave curé qui se lamentait, mais quand je me suis vu au pied du fort abandonné où mélancoliquement veille un petit créole qui charme ses loisirs en jouant de la flûte à une chèvre plus noire que lui, quand je me suis trouvé devant ce panorama sans limite qui embrasse ; à sa gauche, toute la côte rouge et bleue, verte et or, depuis la Ciotat jusqu’à Hyères, avec ces trois perles : les Ambiers émergeant de la Mer Latine ; à sa droite, toute la plaine jusqu’à Evenos, autre ville endormie du moyen-âge ; Ollioules et ses gorges ; et le piton de la Sainte-Baume où pleura et mourut Madeleine la Repentie ; la réponse a jailli d’elle-même.

– Qui ? Mais les poètes, mon cher curé, les poètes qui ne demandent que de la Beauté, et qui seront chez eux dans ce site admirable. En leur nom j’annexe Six-Fours, elle n’appartient plus au Var ; Toulon n’a plus rien à y prétendre. Six-Fours est maintenant à nous, c’est la cité des Poètes !

Je crois bien que le curé a failli m’embrasser !

Et depuis ce jour, l’idée a fait son chemin. Notre excellent confrère Gaston Picard, enthousiasmé (et caressant peut-être le secret espoir de confesser un jour la chèvre noire) s’en est fait le héraut. Un article admirable paru sous sa signature dans le Figaro a révélé au monde des lettres notre projet et notre but : faire de Six-Fours quelque chose de comparable à la chartreuse de Montreuil-sur-Mer ; une cité qui appartiendrait à la Poésie ; où les Poètes seraient chez eux et trouveraient un gîte, sans avoir à passer par les mains des mercantis.

Que faudrait-il pour cela ? Si peu de chose ! Que la municipalité abandonnât quelques unes de ces maisons qui ont encore grand air, mais qui tombent en ruine, quelques unes de ces vieilles bastides dont elle ne fait rien. Ne louait-on pas ces temps derniers la cure avec son enclos et ses restanques pour la modique somme de 1 franc ! (On ne saura d’ailleurs jamais ce que ce simple détail donné par Gaston Picard dans le Figaro m’a valu de lettres de gens n’ayant aucun rapport avec la littérature et qui se déclaraient prêts à aller jusqu’à 10 francs !). Les poètes s’arrangeraient pour remettre le tout en état et ce rêve serait réalisé : La ville des poètes, en pleine côte d’Azur.

Ils s’y retremperaient au contact de cette âme provençale si fraîche et si jeune. Ils y chanteraient, ayant tout oublié des villes et leurs poncifs, ils y retrouveraient la joie de vivre, et la santé, ce qui n’est pas à dédaigner.

Mais un autre rôle les réclamerait aussi. En plus de son panorama, Six-Fours possède une merveille. Une église du XI^e siècle, la basilique de Saint-Pierre-ès-Liens, avec son autel majeur, dédié au prince des apôtres, formé de deux pierres superposées ; sa toile du Pérugin, son polyptyque gothique du XVI^e siècle. Sa vierge de Puget ; d’autres triptyques ; et même un tableau à cinq compartiments du moyen-âge. Tout cela, bien que l’église soit classée comme monument historique, est laissé sans soins, à l’abandon, achève de se détériorer les jours de pluie et de mistral. Nul ne s’en occupe ; c’est trop haut, et l’on a tant de belles choses naturelles autour de soi, que l’on ne songe vraiment pas à sauvegarder le Passé. Ah ! que les poètes sauraient donc mieux remettre les choses en ordre et défendre les droits de la Beauté !

Voilà notre projet dans toute sa simplicité. Est-ce un rêve ? Nous ne le pensons pas. Il est réalisable et nous devons le réaliser. Gaston Picard et moi, nous ne sommes que les annonciateurs. Nous montrons le chemin. C’est à tous nos confrères à venir à nous, à joindre leurs efforts aux nôtres pour que prenne corps ce projet moins chimérique qu’il n’en a l’air : La Cité des Poètes.

 

 

Ch. de RICHTER.

 

Paru dans La Muse française en 1922.