L’éclipse de lune

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Paul RICHTER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux plaines de la lune éclatante de lis, habite la mère des hommes, avec ses filles innombrables, dans la paix de l’éternel amour. Le bleu céleste qui flotte si loin de la terre repose étendu sur ce globe, que la poussière des fleurs semble couvrir d’une neige odorante. Là règne un pur éther que ne trouble jamais le plus léger nuage. Là demeurent de tendres âmes que la haine na jamais effleurées. Comme on voit s’entrelacer les arcs-en-ciel d’une cascade, ainsi l’amour et la paix les confondent toutes en une même étreinte. Mais quand, dans le silence des nuits, notre globe vient à se montrer étincelant et suspendu sous les étoiles, alors toutes les âmes qui déjà l’ont habité dans la douleur et dans la joie, pénétrées d’un tendre regret et d’un doux souvenir, abaissent leurs regards vers ce séjour, où des objets chéris vivent encore, où gisent les dépouilles qu’elles ont naguère animées ; et si, dans le sommeil, l’image radieuse de la terre vient s’offrir encore de plus près à leurs yeux charmés, des rêves délicieux leur retracent les doux printemps qu’elles y ont passés, et leur paupière se rouvre baignée d’une fraîche rosée de larmes.

Mais, dès que l’ombre du cadran de l’éternité approche d’un siècle nouveau, alors, l’éclair soudain d’une vive douleur traverse le cœur de la mère des hommes ; car celles d’entre ses filles chéries qui n’ont point encore habité la terre, quittent la lune pour aller vêtir leurs corps, aussitôt qu’elles ont ressenti le froid engourdissement que projette l’ombre terrestre ; et la mère pleure en les voyant partir, parce que celles qui seront restées sans tache reviendront seules à la céleste patrie... Ainsi chaque siècle lui coûte quelques-uns de ses enfants, et elle tremble, lorsqu’en plein jour notre globe ravisseur vient comme un lourd nuage masquer la face du soleil.

L’ombre de l’éternel cadran approchait du XVIIIe siècle ; notre terre allait passer, toute sombre, entre le soleil et la lune, et déjà la mère des hommes, interdite et profondément affligée, pressait contre son cœur celles de ses filles qui n’avaient point encore porté le vêtement terrestre ; et elle leur répétait en gémissant : « Oh ! ne succombez pas, mes enfants chéris ! conservez-vous purs comme des anges, et revenez à moi ! » Ici, l’ombre marqua le siècle, et la terre couvrit le soleil entier ; un coup de tonnerre sonna l’heure ; une comète à l’épée flamboyante traversa l’obscurité des cieux, et, du sein de la Voie lactée, une voix s’écria : « Parais, tentateur des hommes ! car l’Éternel envoie à chaque siècle un mauvais génie pour le tenter. »

À cet appel terrible, la mère et toutes ses filles frémirent à la fois, et ces âmes tendres fondaient en larmes, même celles qui avaient déjà habité la terre et en étaient revenues avec gloire. Soudain le tentateur, du sein de l’obscurité, se dressa sur notre globe ainsi qu’un arbre immense, puis, sous la forme d’un serpent gigantesque, leva sa tête jusqu’à la lune, et dit : « Je veux vous séduire. »

C’était le mauvais génie du XVIIIe siècle.

Les lis de la lune inclinèrent leurs corolles, dont toutes les feuilles flétries se répandirent à l’instant ; l’épée de la comète flamboya en tous sens, comme le glaive de la Justice s’agite de lui-même en signe qu’il va juger ; le serpent, avec ses yeux cruels, dont le trait tue les âmes, avec sa crête sanglante, avec ses lèvres qu’il lèche et qu’il ronge sans cesse, abattit sa tête sur le délicieux Éden, taudis que sa queue, avide de dommage, fouillait sur la terre le fond d’un tombeau. Au même instant, un tremblement de terre de notre globe fait tournoyer ses anneaux fugitifs, et des vapeurs empoisonnées transpirent de son corps, chatoyantes et lourdes comme un nuage qui porte la tempête. Oh ! c’était celui-là qui longtemps auparavant avait séduit la mère elle-même. Elle détourna les yeux ; mais le serpent lui dit : « Ève, ne reconnais-tu pas le serpent ? Je veux t’enlever tes filles, Ève ; je rassemblerai tes blancs papillons sur la fange des marais. Sœurs, regardez-moi, n’ai-je pas tout ce qu’il faut pour vous séduire ? » Et des figures d’hommes se peignaient dans ses yeux de vipère, des bagues nuptiales éclataient dans ses anneaux, et des pièces d’or dans ses jaunes écailles. « C’est avec tout cela que je vous ravirai la vertu et le divin séjour de la lune. Je vous prendrai dans des filets de soie et dans des toiles d’étoffe brillante ; ma rouge couronne aura pour vous des attraits, et vous voudrez vous en parer ; j’irai d’abord m’établir dans vos cœurs, je vous parlerai, je vous louerai, puis je me glisserai dans une bouche d’homme, et j’affermirai mon ouvrage ; puis je darderai ma langue sur la vôtre, et elle sera tranchante et pleine de poison. Enfin, c’est quand vous serez malheureuses ou sur le point de mourir, que j’abandonnerai votre cœur aux traits acérés et brûlants d’un remords inutile. Ève, reçois encore mon adieu ; tout ce que j’ai dit, elles l’oublieront heureusement avant leur naissance. »

Les âmes qui n’étaient pas nées, effrayées de voir si près d’elles l’épouvantable arbre du mal en ses vapeurs empoisonnées, se cachaient, se pressaient en frissonnant les unes contre les autres ; et les âmes qui étaient remontées de la terre pures comme le parfum des fleurs, agitées d’une douce joie, d’un frémissement qui n’était pas sans charme, au souvenir des dangers qu’elles avaient vaincus, s’embrassaient toutes en tremblant. Ève pressait étroitement sur son cœur Marie, la plus chère de ses filles, et, s’agenouillant, elles levèrent au ciel des yeux suppliants et baignés de larmes : « Dieu de l’éternel amour, prends pitié d’elles ! » Cependant, le monstre dardait sur la lune sa langue, effilée et divisée en deux aiguillons, comme les pinces d’un crabe ; il déchirait les lis, il avait déjà fait une tache noire sur la surface de la lune, et il répétait toujours : « Je veux les séduire. »

Tout à coup, un premier rayon de soleil s’élança derrière la terre qui se retirait, et vint colorer d’un éclat céleste le front d’un grand et beau jeune homme qui était demeuré inaperçu au milieu des âmes tremblantes. Un lis couvrait son cœur, une branche de laurier verdissait sur son front, entrelacée de boutons de rose, et sa robe était bleue comme le ciel ; de ses paupières, mouillées de douces larmes, il jeta un regard d’amour sur les âmes troublées, commue le soleil abaisse sur l’arc-en-ciel un rayon de flamme, et dit : « Je veux vous protéger. » C’était le génie de la religion. Les anneaux ondoyants du monstre se déroulèrent à sa vue, et il demeura pétrifié, tendu de la terre à la lune, immobile, tel qu’une sombre poudrière, silencieux asile de la mort.

Et le soleil rayonna d’un éclat plus vif sur le visage du jeune homme, qui leva les yeux à la voûte étoilée et dit à l’Éternel :

« Ô mon Père ! je descends avec mes sœurs au séjour de la vie, et je protégerai toutes celles qui me resteront fidèles. Couvre d’un beau temple cette flamme divine : elle y brûlera sans le dévaster et sans le détruire. Orne cette belle âme du feuillage des grâces terrestres ; il en protégera les fruits sans leur nuire par son ombre. Accorde à mes sœurs de beaux yeux ; je leur donnerai le mouvement et les larmes. Place dans leur sein un cœur tendre ; il ne périra pas sans avoir palpité pour la vertu et pour toi. La fleur que mes soins auront conservée pure et sans tache se changera en un beau fruit que je rapporterai de la terre ; car je voltigerai sur les montagnes, sur le soleil et parmi les étoiles, afin qu’elles se souviennent de toi, et pensent qu’il y a un autre monde que celui qu’elles vont habiter. Je changerai les lis de mon sein en une blanche lumière, celle de la lune ; je changerai les roses de ma couronne en une couleur rose, celle des soirées de printemps ; et tout cela leur rappellera leur frère ; dans les accords de la musique, je les appellerai, et je parlerai du ciel où tu habites à tous les cœurs sensibles à l’harmonie ; je les attirerai vers moi avec les bras de leurs parents ; je cacherai ma voix dans les accents de la poésie, et je m’embellirai des attraits de leurs bien-aimés. Oui, elles me reconnaîtront dans les orages de l’infortune, et je dirigerai vers leurs yeux la pluie lumineuse, et j’élèverai leurs regards vers le ciel d’où elles viennent et vers leur famille. Ô mes sœurs chéries, vous ne pourrez méconnaître votre frère, quand, après une belle action, après une victoire difficile, un désir inexplicable viendra dilater votre cœur ; lorsque, durant une nuit étoilée, ou à l’aspect de la rougeur éclatante du soir, votre œil se noiera dans les torrents de délices, et que tout votre être se sentira élevé, transporté... et que vous tendrez les bras au ciel, en pleurant de joie et d’amour. Alors, je serai dans vos cœurs tout entier, et je vous prouverai que je vous aime et que vous êtes mes sœurs. Et, quand, après un sommeil et un rêve bien courts, je briserai l’enveloppe terrestre, j’en détacherai le diamant divin, et je le laisserai tomber comme une goutte éclatante de rosée sur les lis de la lune.

« Ô tendre mère des hommes, porte sur tes filles des regards plus calmes et quitte-les moins tristement ; la plupart reviendront à toi ! »

Le soleil avait reparu tout entier : les âmes qui n’étaient pas nées se dirigèrent vers la terre, et le génie les y suivit. Et, à mesure qu’elles approchaient de notre globe, un long flot d’harmonie traversait l’espace azuré. Ainsi, lorsque, pendant les nuits d’hiver, les blancs cygnes voyagent vers des climats plus doux, ils ne laissent sur leur passage qu’un murmure mélodieux.

Le monstrueux serpent, tel que l’immense courbe que trace une bombe enflammée, retira à lui ses anneaux en se repliant sur la terre ; ce ne fut plus bientôt dans l’espace qu’une couronne foudroyante ; puis, ainsi qu’une trombe va se briser sur le vaisseau qu’elle menaçait, il s’abattit avec bruit, déroula de toutes parts ses mille orbes et ses mille plis, et en enveloppa à la fois tous les peuples du monde. Et le glaive du jugement s’agita de nouveau : mais l’écho du voyage harmonieux des âmes vibrait encore dans les airs.

 

1791.

 

 

 

JEAN-PAUL.

Traduit par Armel Guerne.

Recueilli dans Les romantiques allemands,

Phébus, 2004.

 

 

 

 

 

 

 

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