Un songe
par
Jean-Paul RICHTER
Quand on entend raconter dans l’enfance, qu’à minuit, à l’heure où le sommeil nous atteint jusqu’à l’âme, et rembrunit nos songes mêmes, les morts se lèvent de leurs tombeaux, et contrefont dans les églises les pieuses cérémonies des vivants, alors à cause des morts, on recule effrayé devant la mort ; et dans la solitude des ténèbres, on détourne ses regards des longues fenêtres de la chapelle, n’osant pas s’informer si la lueur qui tremble sur les vitraux est le reflet de la lune. L’enfance, et plus encore ses terreurs que ses plaisirs, reprennent en songe leurs ailes chatoyantes, et se jouent comme des lucioles dans la nuit légère de l’âme. N’éteignez pas ces volantes étincelles ! Laissez-nous nos rêves douloureux et sombres, ces demi-teintes qui font saillir la réalité. Et avec quoi voudrait-on nous dédommager de ces songes, qui du fracas de la cataracte nous ramènent sur ces hauteurs tranquilles de l’enfance, d’où le fleuve de la vie encore loin de sa chute coule silencieux dans ses étroites plaines, et réfléchit le ciel ?
J’étais couché un soir d’été sur une colline, vis-à-vis le couchant, et je m’y endormis. Je songeai que je m’éveillais dans le cimetière. Le bruit des rouages de l’horloge qui sonnait onze heures m’avait réveillé. Je cherchai le soleil dans le vide des ténèbres, parce que je le croyais éclipsé par le passage de la lune. Toutes les tombes étaient entrouvertes, et les portes d’airain de la chapelle funéraire se remuaient, agitées sous des mains invisibles ; le long des murs fuyaient des ombres que personne n’y jetait, et d’autres ombres marchaient, qui se dressaient dans l’air livide. Dans les bières ouvertes, il ne dormait que des enfants Un nuage étouffant et grisâtre pendait à larges plis de la voûte des cieux ; et un fantôme colossal le pliait, le déployait, comme un filet qui s’approchait toujours. J’entendais sur ma tête la chute lointaine des avalanches, et sous mes pieds les premières commotions d’un tremblement de terre immense. L’église vacillait de côté et d’autre, poussée par des souffles qui se combattaient entre eux, et dont les voix intarissables cherchaient vainement à se réunir dans un accord. De temps en temps une lueur sombre jaillissait contre les fenêtres, et sous cette lueur brûlante, le fer et le plomb coulaient fondus le long des vitres. Le filet de nuages et la terre chancelante me poussaient dans ce temple redoutable, devant les portes duquel, sentinelles empoisonnées, deux basilics étincelants couvaient leurs venins. Je m’avançai à travers des ombres inconnues, marquées du sceau des vieux siècles.
Toutes les ombres se pressaient autour de l’autel vide, et toutes frémissaient, et leurs poitrines se soulevaient, quoiqu’il n’y eût pas de cœur. Un mort seul, récemment enterré dans l’église, était encore couché dans son linceul. Son sein ne tremblait pas, et sur son visage souriant flottait un songe heureux, mais à l’approche d’un vivant, il s’éveilla et ne sourit plus. Il chercha à ouvrir ses paupières pesantes, mais il n’y avait plus d’œil sous ces paupières, et dans sa poitrine pantelante, il y avait, au lieu de cœur, une blessure. Il souleva les mains et les joignit pour prier ; mais les bras s’allongèrent, se détachèrent du corps et les mains tombèrent jointes sur la terre. Au haut de la voûte de l’église était le cadran de l’éternité : on n’y voyait point de chiffres, et il tournait sans aiguilles, mais un doigt noir l’indiquait aux morts, qui s’efforçaient d’y lire le temps.
Alors descendit d’en haut sur l’autel une figure noble, élevée, pleine d’une impérissable douleur ; et tous les morts s’écrièrent : Christ, n’y a-t-il point de Dieu ? Il répondit : Il n’y en a pas.
Toutes les ombres de ces morts se prirent à trembler, et ce n’était pas seulement leur poitrine qui palpitait, c’était elles tout entières ; et elles commencèrent l’une après l’autre à se dissoudre de terreur.
Le Christ continua : J’ai parcouru les mondes, je suis monté dans les soleils, j’ai traversé les déserts lactés du ciel : mais il n’y a point de Dieu. Je suis descendu aussi bas, aussi loin que l’existence peut jeter son ombre ; j’ai regardé dans l’abîme, et je me suis écrié Père, où es-tu ? Mais je n’ai entendu que l’éternel orage que personne ne gouverne, et un arc-en-ciel étrange, qui ne devait point sa naissance au soleil, se courbait sur l’abîme et y dégouttait en pluie. Dans ce monde incommensurable, je cherchais l’œil de Dieu, et je n’ai vu qu’un orbite vide, noir, sans corps. L’éternité reposait sur le chaos, et le rongeait, et se dévorait elle-même. Criez, discordantes tempêtes ; ombres, criez ; car Il n’est pas.
Les ombres décolorées s’évanouirent, comme ces vapeurs blanchâtres, condensées par le froid, disparaissent sous une tiède haleine, et tout fut vide. Alors, spectacle affreux pour le cœur ! alors accoururent dans le temple les enfants morts qui s’étaient éveillés dans le cimetière ; et ils se prosternèrent devant la figure majestueuse, qui était sur l’autel et ils dirent : Jésus, n’avons-nous pas de père ? et il répondit avec des flots de larmes : Nous sommes tous orphelins, vous et moi nous n’avons pas de père.
Alors des vents plus aigus sifflèrent : les murailles ébranlées du temple se poussèrent l’une sur l’antre ; le temple s’écroula sur les enfants ; la terre et le soleil s’engloutirent, et tout l’édifice du monde s’abîma devant moi dans son immensité. Seul sur la cime de l’incommensurable nature, le Christ était debout, contemplant les décombres du monde et les éclats dispersés des milliers de soleils, et ses regards plongeaient dans l’éternelle nuit comme dans une mine, où les soleils se croisaient comme des filons de lumière, et les voies lactées comme des veines d’argent.
Quand le Christ vit la foule des mondes qui se broyaient, les débris lumineux des sphères sautiller dans les cieux comme les fumerolles des marais, et les cœurs saignants des êtres, pressés les uns contre les autres comme des bancs de corail ; quand il vit les univers verser à leur tour leurs âmes brillantes dans l’océan des morts, et des lumières errantes surnager sur ces vagues ; alors grand, comme le plus grand des êtres, il leva ses regards dans le néant, et les promenant dans l’immensité vide, il dit : Immobile, muet néant ! froide, éternelle nécessité ! hasard insensé ! Qui sait d’entre vous quand sera détruit cet édifice et moi ? Hasard, sais-tu, toi-même, ce que tu fais, où tu vas, quand avec les ouragans tu marches à travers la neige morte des astres ; quand un soleil se heurte contre un soleil ; quand s’éteint sous tes pas la rosée incendiaire des étoiles ? Pourquoi suis-je seul debout sur le vaste sépulcre de tout ? Je suis seul avec moi ! – Ô mon Père, mon Père ! Où est ton sein immortel, que je puisse y reposer ? Hélas ! si c’est moi qui suis mon propre père, mon propre créateur, pourquoi ne puis-je pas être aussi mon ange exterminateur !
Est-ce encore un homme qui est là près de moi ? Malheureux ! Votre vie exiguë est un souffle de la nature, ou seulement son écho. Un miroir concave pénètre de ses rayons les nuages de poudre qui sortent des cendres mortes de la terre, et en fait sortir, en trébuchant, ces images nébuleuses. Regarde en bas dans l’abîme ! Vois-tu s’y traîner ces nappes de cendres ? Une nuée, chargée d’univers, s’élève de l’océan du trépas ; l’avenir est une nuée qui monte, et le présent une nuée qui tombe, reconnais-tu la terre ?
Ici le Christ regarda dans l’abîme, et ses yeux se remplirent de larmes. Il dit : C’est là que j’habitais ! Alors j’étais heureux : j’avais encore un père : je regardais, encore joyeux, de la montagne dans l’infini du ciel, et mon sein douloureux se réfugiait vers cette image consolante ; et je disais encore dans l’amertume de la mort : Mon père, retire ton fils de ces voiles sanglants, et presse-le sur ton cœur.... Hélas ! heureux habitants de la terre, vous croyez encore en lui ! peut-être en ce moment votre soleil se retire et au milieu des fleurs, des larmes, de l’éclat du couchant, vous tombez à genoux, vous levez vos heureuses mains vers le ciel entrouvert, et l’invoquez avec des pleurs de joie ! Être infini, dites-vous, tu me connais, tu connais mes blessures : après la mort tu me recevras dans tes bras, tu les fermeras toutes ! – Malheureux ! après la mort, elles ne seront pas fermées ! Si l’infortune se couche sur la terre, le dos blessé, et s’endort dans l’attente d’une aurore de vérité, de vertu et de joie, elle se réveillera dans la tourmente du chaos, dans l’éternelle nuit. Il ne viendra point d’aurore ; il ne viendra point de main salutaire pour te guérir : il ne viendra point de père. Mortel, qui es près de moi, si tu vis encore, supplie-le ! autrement tu l’as perdu pour l’éternité.
Alors, je me prosternai, et jetai les yeux sur l’édifice resplendissant du monde. Alors je vis se lever pour s’enlacer autour de l’univers, le serpent gigantesque de l’éternité. Je vis le cercle se former et se doubler autour du grand Tout. Puis il se plia mille fois autour de la nature, et froissa tous les mondes les uns contre les autres ; et pulvérisant tout, il réduisit bientôt le temple de l’universalité à n’être plus que l’église d’un cimetière. Tout était étroit, sombre et triste. – Se levant avec lenteur, le marteau d’une cloche immense allait sonner la dernière heure du temps, et la destruction de l’univers quand je m’éveillai.
Je pleurais de joie dans mon âme de pouvoir encore prier Dieu : et ma joie, ces pleurs, ma croyance en lui, étaient toute ma prière. Quand je me levai, le soleil laissait tomber sur les épis la pourpre lumineuse de ses adieux. Il prêtait le reflet vermeil du couchant au disque ami de la lune, qui se levait à l’Orient sans aurore. Entre le ciel et la terre un peuple léger et périssable balançait ses ailes ralenties, et vivait comme moi en présence d’un père infini. Il s’échappait autour de moi des sons ravissants de toute la nature, comme des cloches du soir, dans le lointain.
Jean-Paul RICHTER.
Traduit de l’allemand par
Jules Le Fèvre-Deumier.
Paru dans Leçons de littérature allemande,
Jules Le Fèvre-Deumier.