Le seigneur de la Sicaudais

 

NOUVELLE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adine RIOM

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était en Bretagne, vers la fin du règne d’Henri de France, troisième du nom. Henri de Navarre, depuis Henri IV, traversait le pays de Retz, revenant de je ne sais quel consistoire, et cependant suivi de deux joyeux compagnons, Béarnais comme lui. Ils avaient failli être assaillis par une bande de voleurs, près du bourg de Chéméré, fondé dès le commencement du XIe siècle par le baron de Retz, l’un des neuf barons fiers et redoutés que l’on appelait les barons de Bretagne.

La forêt de Princé, avec ses îles dites enchantées, occupait alors en ces contrées une immense étendue, peuplée seulement par les bûcherons, les charbonniers, les tire-laine et fugitifs de toute nature ; ce pays était fort dangereux.

Il y avait en ce temps soixante et quelques forêts au vert pays de Bretagne. Le roi de France à lui seul en possédait trente-deux, et chaque haut baron une demi-douzaine, sans compter les puissants seigneurs, et surtout la maison de Condé, qui en comptait dix. La Bretagne pouvait donc à bon droit revendiquer pour aïeule la Gaule chevelue des anciens jours.

Mais cette exubérance végétale était loin de concourir à la sûreté des routes. Henri et ses compagnons, montés sur des chevaux du pays, cheminaient lentement et avec précaution, écoutant dans le lointain, et redoutant les voix d’hommes plus encore que les fondrières. Le soleil descendait rapidement de la cime des hautes futaies, il fallait songer au souper et à la couchée.

On arriva tard au bourg d’Arthon. Les aubergistes, rendus méfiants par les troupes de brigands qui circulaient pendant la nuit, refusaient de coucher ceux dont ils n’avaient pas vu les traits en plein jour. – « Ouvrez-nous, disait Henri en frappant les portes charnières du pommeau de sa bonne dague ; nous sommes des seigneurs qui nous sommes égarés dans la forêt ; nos escarcelles sont remplies de bonne monnaie de Bretagne, d’écus à la couronne et d’écus au soleil ; ouvrez-nous ! »

Mais, loin de répondre à leur voix, tout se taisait, et les voyageurs entendaient seulement les lourds verrous fermer les portes, les contrevents d’assujettir, et voyaient les chiens lâchés pour la nuit s’élancer à la tête de leurs chevaux avec des aboiements féroces ; on les eût dits affamés, altérés de chair et de sang !

– Allons, mes amis, dit Henri, il nous faudra avoir recours à l’hospitalité des bûcherons : j’entends de ce côté le bruit sourd des cognées, et j’aperçois par intervalle quelques lueurs qui me font croire que l’autre partie de la grande forêt est de ce côté ; allons partager le pain des charbonniers !

En effet, après une demi-heure de marche, ils arrivèrent près de l’endroit où des hommes entretenaient leur brasier de bois vert ; on entendait se tordre les brindilles, une lueur verte illuminait les clairières et l’âcre arôme de la sève résineuse alimentait toujours la flamme ; c’était fantastique.

– Messeigneurs, dirent les charbonniers après avoir entendu le récit des trois gentilhommes, nous appartenons à la terre de la Sicaudais ; le château est à une demi-heure d’ici à peine ; il est pourvu d’une bonne et fidèle garnison, mais le seigneur est hospitalier, et si, comme vous le dites, vous n’avez nulle mauvaise intention et que vous désiriez simplement un retrait pour la nuit, il vous accordera une noble et courtoise hospitalité.

– Merci, bonnes gens ! Dieu vous rende la pareille, si jamais vous vous trouvez égarés en pays inconnus !

– Oh ! il n’y a pas de risques ! reprirent les charbonniers, nous ne sortons de la forêt que pour aller à l’église de notre paroisse et nous en savons le chemin depuis le jour de notre baptême.

– Heureux celui qui peut vivre et mourir aux lieux qui l’ont vu naître ! s’écria Henri.

Puis, en reprenant sa marche, il songeait à son royal château de Pau, croyant sentir le parfum des monts d’Aragon, apporté par les souvenirs de ces montagnes si hautes qui empêchaient Gaston Phébus de voir ses premières et pures amours. Henri se rappelait aussi toutes les braves et loyales amitiés qui avaient entouré son enfance et sa première jeunesse... Et maintenant, en butte aux intrigues de cour, il était le point de mire de toutes les jalousies ; car il se trouvait là sur les marches du trône où l’appelait sa naissance, mais d’où l’écartait sa religion, étant de la secte nouvelle, de la religion dite réformée. La France catholique, cette fille aînée de l’Église, accueillerait-elle jamais un huguenot ? Il était donc absorbé dans toutes ces pensées, lorsqu’il aperçut au clair de la lune les tourelles du château de la Sicaudais qui montaient dans le ciel.

– Nous y voici, je crois, messire Gaston, dit-il à son écuyer. Vous plairait-il de sonner du cor de chasse que je vois pendu à votre ceinture, pour avertir le noble châtelain de notre arrivée ?

Le jeune écuyer joua fort savamment une fanfare ; à ce chant joyeux un homme parut aussitôt de l’autre côté du pont-levis et ouvrit l’huis destiné aux reconnaissances.

– Que voulez-vous, messeigneurs ?

– L’hospitalité pour la nuit ; nous avons en vain demandé le couvert et le coucher chez les hôteliers du bourg, et cependant nous aurions largement payé la dépense : nous ne sommes pas des rôdeurs de nuit.

– Je le crois, répondit la voix. Eh bien, quatre hommes de la garnison vont venir prendre vos armes, et vous pourrez ensuite jouir en paix de l’hospitalité de notre seigneur, qui est généreux et courtois, mais qui se méfie des surprises.

– C’est juste, dit Henri. Et, s’avançant le premier, il dit aux gardes qui arrivaient : Voici ma bonne et loyale épée, gardez-la-moi, et je vous jure, foi de gentilhomme, que c’est ma seule arme. Je rougirais de porter sur moi poignard ou couteau, car ce sont les armes des assassins et non des braves !

Ses compagnons donnèrent aussi leurs épées et aussitôt la cloche du château se fit entendre, la herse se leva en grinçant et le pont-levis tomba. Les trois gentilshommes étrangers, devenus des hôtes, furent introduits dans la cour d’honneur.

Debout sur le perron, un jeune homme au front élevé, à la tournure élégante, leur souhaita la bienvenue. Ils le suivirent, traversèrent le vestibule éclairé par des torches de mélèze et de riches lampadaires. Puis la porte de la salle à manger s’ouvrit devant eux à deux battants.

– Vous êtes servis, messeigneurs, leur dit noblement le châtelain, en les invitant du geste à prendre place à ses côtés.

– Ventre saint gris ! s’écria Henri étonné, je n’ai jamais vu pareil cérémonial, si ce n’est à la cour de France ; ne troublons-nous point ici quelque fête de famille ? Dites-nous-le franchement, notre hôte ; du pain et un lit pour la nuit, voilà tout ce que nous vous demandons, car nous serions désolés d’être importuns.

– Asseyez-vous, messeigneurs, répéta le maître de la maison ; vous êtes ici chez Aduhaulme de Chevigné, seigneur de la Sicaudais, qui se fait honneur et plaisir de vous offrir sa table.

Henri de Navarre et ses compagnons prirent les places qu’on leur désignait, et le chapelain dit le bénédicité. Nos gentilshommes eurent peut-être alors une contenance un peu embarrassée, mais Aduhaulme, tout à sa prière, ne le remarqua pas.

On servit des poissons les plus délicats, du gibier, des volailles, un paon aux ailes déployées, dont les plumes miroitaient sous la lumière comme un arc-en-ciel avec leur triple reflet d’émeraude, de topaze et de saphir. Au dessert, parurent les fruits de la saison, dans des corbeilles de chèvrefeuille et de fougères couronnées de fleurs.

Le bon Henri ne se sentait pas de joie ; avoir craint un moment de coucher à la belle étoile, autour des feux de la forêt, et se trouver assis à ce magnifique festin ! c’était à croire que son bon ange le conduisait par la main, – s’il avait cru aux saints anges ; mais Henri de Navarre, comme nous l’avons déjà dit, était hérétique.

Cependant les vins circulaient, on but à la santé du roi de France, puis Aduhaulme s’écria : « Au triomphe de la sainte foi ! » Les trois gentilshommes s’entre-regardèrent ; mais la courtoisie l’emporta : ils se levèrent d’un commun accord et leurs coupes vinrent choquer celle du seigneur châtelain.

Bientôt un jeune page parut, apportant sur un plat d’argent les trois épées des gentilshommes : « Reprenez- les, messeigneurs, s’écria le chevaleresque Aduhaulme ; nous avons rompu le pain ensemble, ma coupe a touché les vôtres, nous sommes amis ! D’ailleurs, la franchise autant que la noblesse brille dans vos regards : reprenez-les donc, ces bonnes et fidèles lames, qui, j’aime à le croire, ne seront tirées que pour le roi de France, et ne boiront jamais que le sang des ennemis de notre sainte religion ! »

Les gentilshommes remirent leurs épées à leur ceinture, puis le Béarnais s’écria : « Il ne sera pas dit que je ne reconnaîtrai pas une aussi magnifique hospitalité ! Oui, cher seigneur, je suis un des familiers d’Henri de France, et tout-puissant auprès de sa personne ; aussi, parlez sans crainte et dites-moi ce que vous souhaitez. Si j’en juge d’après le luxe de votre maison, et si vous prodiguez habituellement une hospitalité aussi généreuse, vos terres doivent être obérées ; voulez-vous un secours d’hommes ou d’argent ? Avez-vous des ennemis ? Voulez-vous épouser une jeune et belle princesse ? Dites-moi vos vœux, vos espérances, car, foi de gentilhomme et sur mon âme, il vous sera tout accordé ! »

– Je ne vous savais pas un aussi puissant seigneur, reprit Aduhaulme de la Sicaudais, mais ce que vous voulez bien appeler ma magnificence est l’ordinaire de ma table ; j’ai dans mes grands bois abondance de gibier ; ces poissons viennent de mes étangs, ces fruits de mon jardin ; feu mon père, que Dieu absolve ! a pratiqué toute sa vie l’hospitalité ; mais il m’a appris en même temps à ne jamais contracter de dettes et à vivre en paix avec tous mes voisins ; je n’ai donc nullement besoin de secours. Quant à épouser une princesse, je ne le souhaiterais que si je l’aimais et surtout si elle me semblait propre à élever mes enfants selon le cœur et les lois de Dieu !

– Touchez-là, seigneur de la Sicaudais, dit Henri avec son enthousiasme méridional, c’est entre nous à la vie et à la mort ! Je n’ai pas rencontré gentilhomme plus accompli que vous dans tout le royaume de France, et si mon cousin de Navarre vous voyait, il abaisserait devant vous sa toque au blanc plumet, comme je le fais en ce moment. Et Henri, se découvrant, cria : Vive le seigneur de la Sicaudais !

– Vous connaissez Henri de Navarre ? dit Aduhaulme anxieux.

– Comme moi-même. Souhaiteriez-vous de le connaître aussi ?

– Oui, car je n’ai au cœur qu’un seul vœu et je ne puis le dire qu’à lui seul !

D’un geste Henri venait de faire retirer les deux seigneurs, puis, ouvrant tout grands les bras, il se précipita vers Aduhaulme, le baisa et lui dit :

– Devant Dieu qui m’entend et me jugera un jour, je suis Henri de Navarre. Parle aussi librement que si tu étais le second fils de ma mère.

– Je ne sais plus si je le dois ! répondit Aduhaulme interdit, mais, jetant un regard sur la franche et joyeuse figure d’Henri, il se hâta d’ajouter : Eh bien, prince, jurez-moi que vous m’accorderez ma demande ?

– Mais je te donnerais la France, si je l’avais, dit en riant le Béarnais, car elle serait, je le confesse, mieux dans tes mains que dans les miennes.

– Ne croyez pas cela, Henri de Navarre ; Dieu est avec les rois et donne avec l’onction sainte la grâce et la force de gouverner.

– Exprime donc promptement ton souhait, reprit le prince plus sérieusement.

– Vous jurez de l’accomplir ?

– Oui, dans la mesure du possible.

– Eh bien, c’est que, si vous devenez roi de France sans croire à la reine du ciel, vous détacherez aussitôt la Bretagne de votre couronne pour la remettre à la seule garde de celle que nous appelons l’Étoile de la mer.

– Comment ! rendre la Bretagne ! mais tu n’y songes pas ! Si tous les Bretons te ressemblent, elle vaut à elle seule toute la France ! Je donnerais tous les myrtes de mon Béarn pour un de vos chênes, car c’est l’arbre de la force, c’est-à-dire de la vertu.

– Oui, prince, vous avez bien dit, la Bretagne est la terre de la force, ses côtes sont de granit, ses ennemis le savent ; son cœur est de diamant, vous le saurez le jour où la véritable lueur éclairera votre âme.

– Je suis entre les mains de Dieu, reprit Henri ; je te jure de m’abandonner à sa volonté sainte aussitôt qu’elle me sera clairement manifestée. Mon aïeul m’a souvent répété que ma vaillante mère chantait un cantique à la mère du Christ en me mettant au monde. Aussi, malgré la croyance dans laquelle on m’a élevé, le nom de Marie est demeuré sacré pour moi. Mais à quoi bon ces discours ? Je ne suis pas roi de France.

– Vous le serez un jour. Henri III n’a pas de descendant, et vous êtes celui de saint Louis. Ô mon prince, n’attendez pas ce moment pour implorer la divine lumière ! Le ciel est semblable à un immense saphir, et l’homme sage sacrifie tous les biens de la terre pour acquérir cette perle incomparable. N’attendez donc pas que vos intérêts soient en jeu pour essayer de dissiper les ténèbres qui vous environnent. Promettez-moi de répéter souvent du fond de votre cœur ce que Jeanne d’Albret disait en vous donnant le jour : « Notre-Dame ! aidez-moi à cette heure ! »

– Je te le jure ! dit Henri en lui tendant affectueusement la main.

Les seigneurs rentraient. Aduhaulme conduisit son hôte dans la chambre d’apparat, chambre que les seigneurs de la Sicaudais ont religieusement conservée et dans laquelle jamais personne n’a couché depuis.

Henri revint à Paris, et lorsque, par hasard, le nom de la Sicaudais était prononcé près de lui, il disait à ceux qui l’entouraient : « Je ne connais pas un plus honnête homme, un plus fier Breton ! » Puis, se découvrant, il répétait mentalement, suivant sa pieuse promesse : « Notre-Dame ! aidez-moi ! »

La dernière descendant d’Aduhaulme, Mme Victoire de la Sicaudais, est morte, il y a peu d’années, au château de la Jary, dépendant de la Sicaudais. Un vénérable prêtre qui l’a connue me disait ces jours derniers : « Sa vie a été toute d’abnégation, d’aumône et de prière ; je ne serais pas étonné de voir son tombeau opérer des miracles. Qui peut connaître les récompenses que Dieu réserve aux siens ? »

 

 

Adine RIOM, sous le pseudonyme

de Cte de SAINT-JEAN.

 

Paru dans la Revue de Bretagne

et de Vendée en 1878.

 

 

 

 

 

 

 

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