L’étoile du Messie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Émile RIPERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans la nuit claire de Sicile, avec le vent un peu frais qui soufflait vers la mer, des bouffées de chansons, de gaietés et de rires passaient. On entendait des refrains et l’on voyait scintiller des lumières, et, dans le feuillage sombre, des torches mettaient de tremblotantes clartés. Le préteur Asinius Messala fêtait à grand bruit ses joyeuses conquêtes et la magnificence de l’empereur Auguste, qui lui avait donné la Sicile à pressurer. Il faisait un peu de brumes par ces temps gris des froidures d’hiver, et l’on essayait de les dissiper. Ce n’étaient plus maintenant, comme dans ces mois encore si tièdes de l’automne finissant, ce n’étaient plus les longues promenades aux bercements voluptueux sur les flots bleus, dans les trirèmes enguirlandées de roses, et chantantes par les lèvres des joueurs de flûte ; la mer n’était plus si clémente et la brise si douce. Messala avait fermé la porte de sa villa, et l’on passait joyeusement la nuit dans les festins et dans les rires. Et dans le triclinium c’était, dans une atmosphère de parfums enivrants de roses, sous les tillements des torches, dans l’insouciance, dans la folie, avec des lambeaux de chansons d’Horace ou d’Anacréon fredonnés, et déjà les premiers bégaiements de l’ivresse ; c’était toute l’orgie romaine.

Et Messala, que le sort avait désigné comme le roi du festin, s’adressant à son neveu Quintus Métellus, d’un bout du triclinium à l’autre, s’écria : « Qu’as-tu donc, Quintus ? Pourquoi laisses-tu ta coupe sur la table, et pourquoi tes yeux sont-ils ainsi devenus distraits et rêveurs ? Serais-tu donc tombé amoureux ou devenu stoïcien ? Pour moi, vive Épicure et son disciple Horace ! » Métellus ne répondait pas ; il avait accoudé son bras sur un coussin, et de l’autre main, distraitement, il effeuillait une rose dans sa coupe. La coupe était pleine jusqu’aux bords ; avec un pâle sourire, Métellus laissa tomber le dernier pétale, et la coupe borda.

Il se leva ; nul ne le remarqua, car on discutait passionnément pour savoir quel serait l’athlète qui devait vaincre aux jeux publics du lendemain. À pas lourds, il gagna la porte. Son esprit était trouble et flottant dans un vague ennui. Riche dès sa naissance, n’ayant rien à faire d’utile, il avait traîné sa vie dans l’oisiveté et la débauche ; il était las ; était-ce la fatigue ou la chaleur, il bâillait.

Il franchit le seuil et se trouva dans la nuit. L’air frais le surprit ; il agrafa plus étroitement les plis harmonieux de sa toge. Loin du bruit des coupes et des chansons d’ivresse, c’était la sérénité de la nature endormie. Dans quelques instants la troisième veille 1 allait commencer ; le croissant de la lune, levé de bonne heure, s’était déjà noyé dans les flots de l’horizon. Les étoiles rayonnaient dans le ciel profond, sans un nuage. Un paysage enchanteur de Sicile s’estompait sous leur clarté : les riches villas perdues dans les masses sombres des feuillages, les champs d’oliviers, les lignes vagues des collines couvertes de pins, plus loin l’immense plaine de la mer, dont le murmure arrivait doucement ; le vent était tombé ; c’était, sans couleur et sans éclat, comme un pays de rêve, comme un coin des Champs Élyséens glissent de pâles ombres dans une pâle lumière.

Métellus s’était accoudé sur les balustres de la terrasse ; la fraîcheur de l’air n’avait pas dissipé sa torpeur ni son ennui. Dans une demi-somnolence il entendait encore les cris et les rumeurs de l’orgie, et quand elles se taisaient, le bruit des flots berçait son esprit sans rêves. D’un œil morne, à travers ses paupières alourdies, il regardait le ciel étoilé.

Et tout à coup dans le ciel il vit une étoile qui montait ; elle s’avançait des bords de l’horizon, et devant elle toutes les constellations pâlissaient ; la nuit semblait devenue plus claire... À travers le silence que laissait planer l’orgie qui se faisait pour un moment, la trompette du camp voisin sonna la troisième veille. Lentement l’étoile éblouissante montait. Et Métellus, aveuglé, fasciné, ne pouvait en détacher sa vue.

Elle lui semblait, cette étoile, un œil tout grand ouvert dans l’ombre, et qui le transperçait de son regard de flamme. Il oubliait ce qu’il était, il était, et Messala, et la Sicile, et Rome, et les jeux du cirque et les chansons d’Anacréon ; il restait muet dans une extase, l’âme tremblante et vacillante.

Un bruit, le fit tressaillir ; un pas s’approchait de lui : il se retourna et vit une forme dans l’ombre. C’était son esclave de Judée, que Messala envoyait auprès de lui pour le rappeler à la joie. Respectueusement l’esclave s’écarta de quelques pas, et d’une voix humble il fit sa commission. Mais déjà Métellus ne l’écoutait plus ; il se précipita vers lui, tandis qu’il reculait : avec un mouvement de crainte, et le serrant au poignet d’une main, de l’autre lui montrant le ciel, il répétait : « Vois cette étoile dans le ciel ! Comme elle brille, cette étoile ! On sait dans ton pays ce que signifient les astres. Explique-moi. Parle ? » L’esclave avait vu l’étincellement de la lumière, et tout à coup il se prosterna la face contre terre, en s’écriant : « Maître, maître, c’est l’Étoile du Seigneur. Les anciens nous l’ont dit, là-bas, qu’elle viendrait enfin. Les temps sont accomplis. C’est l’Étoile du Seigneur ! » Métellus éclatant d’un rire faux s’écria : « Cette racaille-là croit encore aux dieux ! Qu’est-ce que c’est donc que ton Seigneur ? » Les mots s’étranglaient dans sa gorge. L’esclave se releva et s’enfuit, en murmurant tout bas et stupidement : « C’est l’Étoile du Seigneur. »

« Le froid de la nuit me donne la fièvre », pensa Métellus, et il voulut rentrer. Pour ne point se retourner vers la clarté qui l’attirait invinciblement, d’un élan furieux il se rua vers la baie lumineuse de la porte. Son pied n’avait pas encore franchi le seuil... Il s’arrêta, retourna la tête, vit l’étoile, et resta là, debout contre la porte, et comme anéanti. La lumière de là-bas lui brûlait les yeux et semblait lui consumer l’âme ; il sentait qu’en lui quelque chose lui échappait, son cœur était gonflé à l’oppresser, et dans une tristesse amère et délicieuse à la fois, il aurait voulu pleurer, et ne le pouvait pas.

Était-ce un rêve ? Il sentit autour de son cou la caresse de deux bras souples, et près de son front le frôlement de cheveux parfumés. Une femme était là, qui l’enlaçait, et qui lui disait à l’oreille des paroles d’amour et de volupté. Bien souvent, dans sa vie de débauché, il en avait entendu de pareilles et les avait écoutées. Mais maintenant il semblait n’avoir rien entendu, et répétait, comme tout à l’heure, avec un effroi : « Comme elle brille, cette étoile, au fond des cieux ! Cette étoile, comme elle brille ! » Mais elle lui disait en l’entourant de ses bras plus étroitement : « C’est l’Étoile de Vénus. Viens. Rentre avec moi. Il fait froid ici. C’est l’Étoile de l’Amour ! » Il se dégagea furieusement et poussa comme un rugissement : « Femme maudite, tu blasphèmes ! » et, la laissant interdite, il s’enfuit dans la nuit.

Elle hocha la tête dédaigneusement, et murmurant : « Quintus est ivre », avec un rire d’insouciance, elle rentra dans l’orgie.

Métellus s’était mis à courir dans la nuit, comme un insensé, vers l’Orient, d’où l’Étoile était montée. Cette femme avait blasphémé. Mais contre qui ? Mais en quoi ? Pourquoi donc ce mot lui était-il venu à la bouche ? « Mais je suis fou ! » se disait-il, et toujours, d’une course effrénée, sans pouvoir s’arrêter, il allait vers l’Étoile, éperdument. Elle lui semblait la lueur que le naufragé aperçoit tout à coup dans l’immensité noire des mers ; comme lui il nageait désespérément vers un rivage.

Et maintenant il ne savait pourquoi du fond obscur de sa mémoire surgissaient tout à coup ces vers que le poète Virgile adressait autrefois à Pollion ; il ne savait pourquoi ils étaient maintenant ballottés comme des épaves sur les flots tempétueux de son âme ; il ne savait pas, et pourtant, il les redisait tout bas et malgré lui :

 

Ultima lumaei venit jam carminis aetas......

Jam nova progenies caelo demittitur alto 2.

 

Il allait à travers champs, sautant les berges, vers elle. Il avait trébuché, et sa tête, qui avait frappé contre un tronc d’olivier, était humide de sang ; n’importe, il courait, il courait toujours... Ce lambeau de vers chantait encore en lui : « Ille deum vitam accipiat puer... 3 » L’Étoile semblait exercer sur lui une influence mystérieuse, l’attirer fatalement vers elle ; il se sentait absorbé et comme fondu dans sa lumière.

Il était arrivé sur le rivage de la mer ; les eaux venaient doucement mourir à ses pieds, avec d’insensibles clapotis. Devant lui se déroulait l’immensité des flots, avec des lueurs sur leurs crêtes d’écume. Un long murmure s’élevait du large. Métellus oppressé s’arrêta, et seul, grelottant, frissonnant dans la nuit, il se mit à pleurer, la tête dans ses mains, désespérément ; il sanglota longtemps, et quelque chose de nouveau l’envahissait. Il sentit ses doigts englués du sang qui découlait de sa tête ; alors, lentement, sans comprendre ce qu’il faisait, il se mit à genoux sur le sable, puisa de l’eau pure dans le creux de sa main, et pour laver sa blessure, la fit couler sur sa tête. Il regardait toujours l’Étoile : elle ne lui brûlait plus le cœur de ses flammes, elle le couvait dans une tiédeur enveloppante, son regard semblait une caresse. Une félicité infinie emplissait l’âme de Métellus......

Et pendant ce temps-là, à travers les déserts de l’Orient, en une longue caravane de serviteurs et de trésors, les Mages de Chaldée s’avançaient, guidés par une Étoile, vers le sourire d’un enfant dans une étable.

 

 

Émile RIPERT.

 

Paru dans La Jeune Picardie en 1900.

 

 

 

 

 



1  La nuit, à Rome, se divise en plusieurs veilles (Vigiliae) ; la troisième veille correspond à minuit.

2  Il est venu le temps prédit par la Sibylle...

... Du haut des cieux descend une race nouvelle.

3  Cet enfant sera fils des Dieux.

 

 

 

 

 

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