Baudouin IV, le roi lépreux

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

René RISTELHUEBER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans la cour du palais royal de Jérusalem, un groupe d’enfants jouait bruyamment autour de la grande fontaine qui en formait le centre, au milieu de touffes de lauriers roses. La chaleur qui pendant tout le jour avait embrasé l’atmosphère commençait de faiblir. Cependant, elle semblait encore sortir des hautes murailles d’un ton ocre au pied desquelles courait une galerie ornée de colonnades en ogives.

Auprès du fils du roi, âgé d’une dizaine d’années, ils étaient là plusieurs enfants des plus hauts seigneurs francs de Syrie, le fils du sénéchal Milon de Plancy, ceux du connétable, et les fils du seigneur de Tibériade venus en visite. Tous criaient en s’amusant à se poursuivre parmi les grands palmiers aux troncs rugueux qui se dressaient immobiles dans l’air sec. Issus d’une race de guerriers, ils jouaient à la guerre en échangeant quelques horions sous l’œil attentif de Guillaume, le futur archevêque de Tyr, précepteur de l’héritier présomptif, qui surveillait leurs ébats en se promenant à l’ombre de la galerie. Ses yeux ne quittaient pas son pupille dont il lui était parfois difficile de suivre la course.

Que le jeune prince attrapât lui aussi quelques coups de ses camarades, il n’y voyait pas grand mal. Il ne fallait toutefois pas qu’il devint leur souffre-douleur. Or, en ce moment, plusieurs enfants l’entouraient, le frappant à coups redoublés sur le bras et sur l’épaule.

L’évêque se hâta vers le groupe :

– Eh bien ! Baudouin, s’écria-t-il, serais-tu devenu couard ? Tu te laisses battre sans te défendre. Est-ce là la conduite d’un jeune prince ?

– Je vois bien qu’ils me battent, répondit l’enfant en riant, mais ils ne me font pas de mal. Je ne sens rien.

Intrigué, Guillaume attira vers lui son élève pour lui tâter le bras ; il était parfaitement insensible. Les médecins furent mandés en hâte pour expliquer ce mystère. Hélas ! après un long examen et bien des hésitations, ils reconnurent que le jeune prince était atteint de la lèpre et qu’on ne pouvait espérer une guérison.

Dans la famille royale, ce fut la consternation. Comment un mal aussi terrible et hideux avait-il pu atteindre un enfant choyé et étroitement surveillé ? Sans doute les lépreux étaient nombreux en Palestine ; mais les plus malades restaient confinés dans les léproseries. Ceux qui circulaient encore, véritable objet de dégoût, avertissaient de leur passage au son d’une cliquette pour qu’on pût se garer de leur contact. L’un d’eux, né Sarrasin à coup sûr, aurait-il réussi dans la rue à s’approcher du prince pour lui communiquer son mal par vengeance ? On se perdait en hypothèses. Mais le fait était là. Bientôt, des pustules commençant d’apparaître sur le corps de l’adolescent, le doute n’était plus permis : le petit prince était lépreux.

Fallait-il le traiter comme un de ces déshérités en le soignant loin des siens, retranché du monde des vivants ? Cela semblait prudent. Tel n’était pas l’avis de son précepteur qui faisait grand cas des qualités de l’enfant. Son ardeur au travail, son opiniâtreté et plus encore une volonté et une fermeté rares chez un aussi jeune garçon méritaient, affirmait-il, qu’on permît à un caractère aussi exceptionnel de s’épanouir. Son avis prévalut. Le petit prince resta parmi les siens, soumis à une stricte surveillance pour éviter la contagion. L’enfant s’étonna de ces subites précautions dont on voulait éviter de lui révéler la raison ; puis il la soupçonna. Enfin, quand il sut la cruelle vérité, il se résigna avec une abnégation émouvante : « Notre-Seigneur ne sera pas le seul à avoir souffert à Jérusalem, dit-il. Je tâcherai de ne pas me montrer indigne de suivre Ses traces ».

Lorsque mourut 1e roi Amaury, le jeune prince, qui devait régner sous le nom de Baudouin IV, n’avait encore que treize ans. Le sénéchal Milon de Plancy, à qui fut confiée la régence, rencontra une vive opposition de la part de certains seigneurs. Les mécontents se groupèrent autour du comte de Tripoli, Raymond III, le plus puissant d’entre eux, fort populaire et qui était d’ailleurs le cousin d’Amaury. Un conflit menaçait d’éclater quand le sénéchal disparut, assassiné. Le chemin s’ouvrait libre aux ambitions de Raymond III.

Bien que de haut lignage et habile politique, celui-ci ne fit pas preuve des qualités nécessaires pour maintenir la discipline parmi les barons, de plus en plus enclins à se soustraire à l’autorité royale et désireux d’indépendance. C’est au moment même où le royaume aurait, plus que jamais, eu besoin de former un bloc uni qu’il commençait fâcheusement à donner des signes de désagrégation et d’anarchie.

En face de lui, au contraire, le monde musulman concentrait ses forces. À la mort de Nourreddine, le Sultan d’Égypte, Saladin, transporta sa capitale à Damas, devenue le centre de son Empire, voisinage singulièrement dangereux pour la Syrie franque qu’il menaçait de près.

Malgré son extrême jeunesse et les progrès de sa maladie, Baudouin exigea de se joindre aux combattants. Il prit part à plusieurs expéditions au cours desquelles son sang-froid et son énergie firent l’admiration de tous. Qu’un adolescent de si frêle apparence, miné par un mal sans pitié arrivât à monter à cheval et à dominer sa souffrance pour donner l’exemple du courage semblait miraculeux. Quelle que fût sa vaillance, nulle illusion n’était hélas ! permise sur le triste sort qui l’attendait dans un avenir qu’on pouvait craindre prochain. Aussi importait-il de régler la question de la succession au trône de Jérusalem, les barons francs n’étant que trop disposés à échapper au pouvoir central.

À la disparition du jeune roi, la couronne devait revenir à sa sœur aînée, la princesse Sybille. Il fallait donc la marier sans tarder. Le choix se porta sur un prince du Piémont, Guillaume Longue-Épée, fils du marquis de Montferrat. L’heureux élu débarqua à Sidon ; le mariage fut aussitôt célébré, mais peu après, Guillaume mourait de maladie, laissant un tout jeune enfant, le futur Baudouin V.

À ce moment, de Damas, où il surveillait les mouvements de ses ennemis, Saladin profita de l’envoi d’une partie des troupes chrétiennes dans la Syrie du nord pour lancer une vigoureuse offensive. Partie des confins de la frontière égyptienne, une armée fonça vers la petite ville d’Ascalon, non loin de l’important port de Jaffa, alors que la Ville-Sainte était dégarnie d’une partie de ses troupes.

Le roi lépreux se montra héroïque. Il eut encore la force de se faire hisser sur un cheval et, ayant rassemblé tous les hommes en état de porter les armes, marcha sans hésiter au-devant de l’envahisseur, précédé de la Vraie Croix. Se heurtant à une armée très supérieure, il fut obligé d’aller chercher refuge derrière les murs d’Ascalon où ses troupes se trouvèrent enfermées. Saladin croyait enfin toucher au succès. Il tenait les Francs à sa merci, hors d’état de s’échapper d’une ville encerclée. Aussi, célébrant prématurément son triomphe, il laissa ses soldats se répandre dans la campagne pour piller et incendier. Quelle ne fut pas sa surprise de voir tout à coup surgir devant lui l’armée qu’il croyait assiégée. Elle avait profité du désordre de ses troupes pour rompre les défenses et s’échapper.

La bataille qui suivit se termina par la plus belle des victoires qu’aient jamais remportées les guerriers Francs. Avant d’engager le combat, le jeune roi descendit de cheval et, se prosternant, se mit en prière pour implorer l’aide de Dieu dans cette lutte décisive et inégale. Transportés d’enthousiasme, les soldats jurèrent de défaire l’ennemi et se demandèrent mutuellement pardon des fautes qu’ils avaient commises. Quand ils marchèrent au combat, la Vraie Croix, autour de laquelle ils s’étaient groupés, leur parut subitement devenir immense et s’élever jusqu’au ciel. Pleins de confiance devant ce signe providentiel, ils s’élancèrent dans la mêlée avec une furie sans égale. Quant au roi, entouré de trois cents chevaliers, il courut à la rencontre des escadrons musulmans, accomplissant d’invraisemblables prouesses. Au plus fort de la lutte, un vent violent s’éleva qui chassait la poussière dans les yeux des soldats sarrasins. Nul doute : Dieu secourait les guerriers chrétiens.

Sous l’impétuosité de l’assaut, les Musulmans commençaient de fléchir. Saladin fit alors donner sa garde composée de mille Mamelucks d’élite. Leurs longues moustaches tombantes barrant un visage basané où flamboyaient leurs yeux de braise, ventre à terre, ils se précipitèrent avec rage armés de yatagans et de casse-têtes à pointes. Eux non plus ne purent résister au choc frénétique de l’armée chrétienne, si bien que Saladin lui-même se trouvant à découvert faillit être capturé. Il prit le parti de tourner bride et l’on vit le puissant Sultan d’Égypte fuir devant un adolescent lépreux. Ce fut une véritable déroute qui permit à l’armée franque de s’emparer d’un énorme butin et de nombreux prisonniers.

Jérusalem acclama l’héroïsme du jeune roi de dix-sept ans à qui elle devait sa délivrance. Baudouin IV rentra en triomphateur dans sa capitale. Mais l’ivresse de la victoire n’avait pu lui faire oublier qu’un court moment ses souffrances.

En dépit de l’activité par laquelle il cherchait à éloigner l’obsession de sa maladie, celle-ci s’aggravait impitoyablement. Elle rongeait sa farouche énergie et le rendait de plus en plus sombre. Sans cesse, il voyait se dresser devant lui le spectre de la mort qui le réclamait comme une proie prochaine.

La pensée de sa succession le hantait. Or bien des années devaient s’écouler avant que l’enfant de sa sœur Sybille ne fût en état de régner. Le plus sage était donc de remarier la jeune princesse afin de donner au royaume un régent dont l’autorité ne pouvait être contestée. Sybille était capricieuse. Elle refusait les plus beaux partis et cependant les noms de grands personnages de France lui étaient suggérés.

Finalement, elle fit elle-même choix de Baudouin, seigneur de Ramla, de la famille des Ibelin qui avait joué un rôle important en Syrie. À peine avait-elle pris cette décision, qu’au cours d’une bataille, son fiancé fut fait prisonnier. Sachant le brillant avenir auquel le jeune homme était destiné, les Sarrasins voulurent profiter de cette prise pour obtenir une forte rançon. Moyennant 200 000 besants d’or, dirent-ils à Baudouin, ils étaient disposés à lui rendre la liberté. C’était là une somme considérable. Le malheureux désespérait de jamais pouvoir la réunir. Il en fit l’aveu à ses geôliers. Furieux de leur déconvenue, les Sarrasins menacèrent de lui arracher toutes les dents s’il ne faisait pas verser la rançon exigée et ils commencèrent l’opération. À la deuxième dent, Baudouin demanda grâce, promettant tout ce qu’on voulait.

Il fut rendu à la liberté. Son premier soin fut de courir auprès de Sybille. Elle le désappointa quelque peu en ne manifestant pas de son retour la joie qu’il en espérait.

– Ce qui importe avant tout, fit-elle remarquer, c’est de payer votre rançon. Comme nous ne sommes pas en état de réunir ici pareil trésor, allez donc jusqu’à Constantinople solliciter la générosité de l’Empereur. Seul il possède des richesses qui lui permettront de vous venir en aide.

Baudouin suivit ce sage conseil. Touché de compassion et désireux en même temps de faire sentir aux chrétiens de Syrie les effets de sa puissance, l’Empereur d’Orient octroya la somme demandée. Le seigneur de Ramla revenait tout joyeux annoncer la bonne nouvelle à la princesse Sybille quand il apprit qu’entre-temps elle s’était remariée.

Elle venait d’épouser un jeune seigneur nouvellement arrivé et d’assez mince ascendance, Guy de Lusignan. Celui-ci avait déjà un frère en Orient qui l’avait appelé auprès de lui, après en avoir fait un portrait enchanteur, le désignant comme le plus beau, le plus brave et le plus parfait chevalier de son temps. La princesse était fort intriguée. Quand elle le vit, elle trouva que la réalité répondait en tous points à cette flatteuse présentation.

Guy de Lusignan était fort bel homme en effet, d’une élégance raffinée. À cheval, il n’avait pas son pareil. Il savait tourner un compliment et se montrer galant à souhait. Peut-être était-il en même temps un peu niais, mais Sybille ne s’en aperçut guère. Elle le trouva le plus charmant, le plus séduisant des chevaliers et s’en amouracha follement.

Plus que jamais, le royaume de Jérusalem aurait réclamé à sa tête non un bellâtre, mais un guerrier, un homme énergique qui s’imposât à tous. Les barons francs virent d’un fort mauvais œil ce petit gentilhomme tout frais débarqué de France qui prétendait devenir leur chef. À eux qui avaient vécu dans le pays, combattu les Sarrasins dans des luttes épiques, que pouvait opposer ce jeune intrigant ? Sa jolie mine et ses belles manières ! Quelle dérision, pensaient-ils, de se voir préférer un tel maître par le simple caprice d’une femme frivole. Beaucoup méprisaient Guy ; tous le jalousaient. Singulières conditions pour un royaume menacé par un puissant ennemi aux aguets et miné par les rivalités de barons turbulents.

Pendant ce temps, la longue agonie du roi lépreux se prolongeait dans de cruelles souffrances. Le corps de Baudouin IV n’était plus qu’une plaie ; il semblait que ses membres allaient tomber. Au milieu de son martyre, les angoisses morales ne lui étaient pas épargnées. Lui qu’obsédait l’idée de sauvegarder le royaume sauvé par son héroïsme, il voyait s’agiter autour de lui les plus basses intrigues dans une Cour tombée en décadence où chacun, en prévision de sa mort, se disputait avec acharnement le pouvoir.

C’était le moment où Renaud de Châtillon sortait de sa longue captivité. Aussitôt, avec son génie de l’insubordination, le seigneur-bandit prit la tête des mécontents, au plus grand préjudice de la discipline monarchique. Le roi était incapable de faire respecter son autorité quand il lui ordonnait de restituer le produit de ses pillages.

D’ailleurs le malheureux Baudouin IV devenait aveugle. C’était un véritable cadavre vivant qui s’obstinait à se raidir dans la lutte, en dépit des accès de fièvre qui le secouaient. Quelle que fût sa surhumaine énergie, il lui fallait bien reconnaître que ses forces l’abandonnant, il ne pouvait plus diriger le royaume.

Protégé par Sybille et par le néfaste Renaud de Châtillon, Guy de Lusignan prétendait disputer la régence au comte de Tripoli, infiniment plus expérimenté que lui et plus écouté. C’est pourtant à ce dernier que le roi moribond décida de confier le pouvoir, mais un pouvoir contesté par des vassaux indisciplinés.

Dès ce moment, le royaume de Jérusalem commençait à s’effondrer sur sa base. La solide assise sur laquelle il reposait depuis près d’un siècle fléchissait, les institutions qui en avaient fait la grandeur n’étant plus entourées du respect qui les avait jusque-là sauvegardées.

Cependant, lorsqu’à la suite de l’extraordinaire équipée de Renaud en mer Rouge, Saladin menaça les Kraks de la mer Morte, Baudouin IV, tout agonisant qu’il fût, eut encore un dernier sursaut d’énergie. À la tête de son armée, il se fit transporter dans une litière pour délivrer son turbulent vassal. C’est son arrivée qui obligea à la retraite les troupes de Saladin.

Au retour, le roi étant véritablement mourant, l’enfant de Sybille et de feu Guillaume de Montferrat fut proclamé roi sous le nom de Baudouin V. Il n’avait que quatre ans. Comme il ne convenait pas que le souverain fût plus petit que ses vassaux, un seigneur le prit dans ses bras et le porta de façon que la tête de l’enfant dominât toute l’assistance.

Baudouin IV mourut après avoir solennellement fait réunir devant lui tous ses vassaux. Ne pouvant plus les voir, il voulut du moins les entendre prêter serment de fidélité. L’avenir paraissant assuré, le roi lépreux quitta en 1185 cette terre qui n’avait été pour lui qu’un long et douloureux champ d’agonie. Il fut enterré sous la colline du Golgotha que ses souffrances désignaient pour lui servir enfin de lieu de repos.

Pendant les dix ans de son règne, le jeune souverain rongé par la lèpre et couvert de pustules avait brillé d’un héroïsme dont il est peu d’exemples. Méprisant la torture que lui infligeait la guenille de son corps délabré, il vivait d’une flamme intense ranimant par instant ce corps qui l’abandonnait. Jusqu’à l’épuisement de sa rare énergie, il défendit son royaume, à cheval d’abord, puis devenu aveugle et incapable de rester debout, couché sur une litière. Par deux fois l’apparition de ce spectre sublime fit reculer l’armée du fier et terrible Saladin. Le rayonnement et la pureté de sa gloire devinrent tels que Chrétiens et Sarrasins le confondirent dans une même admiration.

Le roi martyr fut véritablement le dernier roi effectif de Jérusalem. Avec lui s’est terminée la lignée des souverains de Palestine fondée par Godefroy de Bouillon.

L’enfant roi, Baudouin V, ne tarda pas à mourir. La couronne fut disputée entre Guy de Lusignan et le comte de Tripoli. Malgré sa médiocrité, le premier l’emporta. Ce choix provoqua parmi nombre de seigneurs un tel mécontentement que le Grand Maître de l’Ordre des Hospitaliers, gardien de la cassette qui contenait la couronne, refusa d’en donner les clefs. Sous la menace, il finit par les jeter à terre. On n’osa pas couronner Guy de Lusignan. Ce fut la princesse Sybille qui reçut la couronne et la posa ensuite elle-même sur la tête de son mari.

Ce geste n’en imposa d’ailleurs nullement aux seigneurs francs. Plusieurs d’entre eux, à leur tête le comte de Tripoli, se refusant à reconnaître Lusignan, le royaume glissait vers l’anarchie.

Ce fut le moment que choisit l’incorrigible Renaud de Châtillon pour se livrer à de nouveaux pillages. On sait que Saladin en fut à tel point exaspéré qu’il jura d’en tirer cette fois une éclatante vengeance. Servi par les menaces de guerre civile entre Guy de Lusignan et Raymond de Tripoli, le Sultan d’Égypte intervint avec toutes ses forces.

Sur les imprudents conseils de Renaud, eut lieu à Hattin, aux environs de Tibériade, la terrible rencontre au cours de laquelle les Francs furent écrasés. Renaud paya de sa tête son erreur, cause d’un désastre plus grand encore que la perte d’une bataille : la Vraie Croix était tombée entre les mains des Sarrasins et la Ville-Sainte elle-même n’allait pas tarder à succomber.

Presque tous les chevaliers chrétiens ayant été massacrés ou faits prisonniers, Saladin s’empara facilement de Saint-Jean d’Acre et de Jaffa. Peu à peu, les villes de Galilée, puis les ports de la côte syrienne tombèrent en son pouvoir. La Ville-Sainte était assiégée alors qu’il ne restait presque plus de soldats pour la défendre. Très chevaleresquement, le Sultan permit à la reine Sybille et à plusieurs grands personnages de sortir de l’enceinte ; il les fit même accompagner pour assurer leur protection. Puis il somma les habitants de se rendre. Avec beaucoup de courage les bourgeois de la ville, encadrés de quelques chevaliers, refusèrent de capituler. Mais les bombardements par catapultes, les assauts, les brèches pratiquées dans les murs rendirent inutile toute tentative de résistance. Jérusalem dut accepter la reddition.

Saladin allait-il se venger des massacres commis près d’un siècle auparavant par les Croisés lors de leur conquête ? Le chevalier qui dirigeait la défense des Chrétiens fit savoir au Sultan que s’il ne donnait pas sa parole de laisser la vie sauve aux habitants, il était décidé à détruire Jérusalem de fond en comble et à faire passer par le fil de l’épée les 5 000 prisonniers musulmans tombés entre ses mains.

Une fois de plus, le chef Sarrasin se montra généreux. Il imposa à la ville une forte rançon, mais évita des tueries et le pillage.

En 1187, il faisait dans Jérusalem reconquise par l’Islam une entrée solennelle. Après quatre vingt-huit ans, la Croix était arrachée et de nouveau remplacée par le Croissant. Dans un esprit de fanatisme, ses lieutenants poussaient le Sultan à raser le Saint-Sépulcre comme symbole de sa victoire. « Cette destruction ne supprimerait rien », fit sagement remarquer Saladin, « car ce qui est sacré pour les Chrétiens, ce n’est pas l’édifice, c’est le sol lui-même ». Il poussa la tolérance jusqu’à autoriser le maintien du culte et la pratique des pèlerinages.

Si les Chrétiens indigènes furent en général admis à rester dans la Ville-Sainte, les Francs s’en trouvèrent exilés. Ils se dispersèrent au hasard, les uns descendant sur Alexandrie, les autres remontant jusqu’à Tripoli ou même jusqu’à Antioche, sans toujours rencontrer auprès de leurs coreligionnaires l’esprit de solidarité qu’ils auraient pu espérer.

La Ville-Sainte et de nombreuses autres places une fois tombées entre les mains des Sarrasins, il ne restait plus sous la domination franque, un moment si prospère, que les ports de Tyr, Tripoli et Tortose sur la côte syrienne, la ville d’Antioche à l’intérieur et les deux redoutables forteresses du Krak des Chevaliers et du Krak de Markab dans les montagnes libanaises.

C’était cependant suffisant pour maintenir la résistance des guerriers chrétiens en Orient et servir de tremplin aux expéditions qui, appelées à grands cris à leurs secours, allaient tenter la reconquête de la Terre Sainte.

Mais en dépit de leurs efforts et de leurs succès passagers, le royaume de Jérusalem ne fut en réalité jamais reconstitué : le roi lépreux en fut le dernier souverain.

 

 

 

René RISTELHUEBER, Dieu le veut !,

récits du temps des croisades, 1945.