Le travail
par
Adjutor RIVARD
À ma femme
Une fois, il y avait un homme et une femme, qui toute leur vie avaient travaillé la terre, et qui commençaient à se faire vieux.
Que de besogne ils avaient ensemble abattue, le vieil Anselme Letiec et sa femme, Catherine, depuis le jour où ils étaient venus s’établir au cinquième rang de la paroisse, dans la dernière concession de la Seigneurie ! C’est là, presque en forêt, qu’après les noces Anselme avait jadis amené Catherine. Elle avait alors dix-huit ans, lui vingt-et-un. Tout de suite, ils s’étaient mis à l’ouvrage ; et, quarante années durant, par les bons comme par les mauvais jours, hiver et été, pluie, neige ou soleil, sans relâche, ils avaient travaillé.
D’abord, il avait fallu faire reculer la forêt prochaine, abattre le grand bois, essoucher et débarrasser le sol ; puis étaient venus les premiers labours, si durs, en terre neuve ; puis la lutte, opiniâtre et longue, contre la nature rebelle, et, dans les champs agrandis, la tâche incessante au soleil qui brûle ou sous le vent qui hâle. À coups de hache et du soc de la charrue, Anselme avait taillé son domaine ; il l’avait fécondé à la sueur de son front ; par l’effort de ses bras, il en avait, pendant près d’un demi-siècle, tiré la vie. À ses côtés, et sans jamais fléchir, Catherine aussi avait rudement besogné ; du matin au soir, son labeur avait réjoui les champs et la maison.
Des malheurs les avaient frappés : la foudre avait incendié une grange et toute la récolte d’une saison ; la grêle avait fauché la moisson ; les sauterelles avaient dévasté les champs ; un mal sans remède avait décimé le troupeau ; la mort aussi était entrée chez eux... Rien n’avait pu lasser les vertus patientes de ces simples chrétiens ; la prière avait incliné leurs âmes à la résignation, et le travail avait consolé leurs peines.
Des enfants leur étaient nés, nombreux, qui d’abord avaient tour à tour égayé la maison de leurs ébats, puis, après avoir quelque temps partagé la tâche quotidienne, avaient, l’un après l’autre, quitté le toit paternel ; l’aîné, qu’on avait envoyé au séminaire, était prêtre, et tous les soirs Anselme et Catherine remerciaient Dieu de cette bénédiction ; deux de leurs fils étaient morts, et les parents les avaient amèrement pleurés ; les autres garçons, grâce à des soins industrieux, à de longues économies, étaient établis sur de bons lots de terre ; les filles avaient trouvé des partis avantageux.
Anselme et Catherine, demeurés seuls, commençaient à se faire vieux, et il leur revenait, à Anselme surtout, qu’autrefois ils avaient fait un rêve.
*
* *
Ils avaient fait ce rêve, qu’un jour ils pourraient vivre de leurs rentes.
Cette idée datait de loin.
Tout enfant, Anselme avait admiré comme certains messieurs du village n’avaient jamais rien à faire qu’à fumer leurs pipes au soleil, échanger des paroles avec les passants, donner leur avis sur le temps et sur la récolte prochaine... « C’est des rentiers », lui avait dit son père ; et plus tard, Anselme avait appris que les rentiers du village étaient comme qui dirait des habitants en retraite : ayant vendu leurs biens, ils finissaient là des jours paisibles, en mangeant leurs petits revenus.
Le tableau de ces tranquilles vieillards, assis sur le pas de leurs portes, sans autre souci que de se laisser vivre, était resté, dans le souvenir d’Anselme, comme l’image du bonheur sur terre ; et de cette impression première, lui était né le désir d’être un jour un rentier.
Anselme avait si souvent parlé de ce beau projet que Catherine n’y contredisait plus ; elle paraissait même partager l’ambition de son mari, mais sans enthousiasme, et comme pour lui faire plaisir.
À dire vrai, Anselme lui-même avait été longtemps sans croire beaucoup à son rêve ; mais, au plus dur de la peine, n’était-il pas agréable de penser que, plus tard, après avoir bien travaillé, on aurait peut-être amassé assez de quoi pour acheter, au village, une maisonnette, et pour achever là sa vieille vie ?... Il avait de la sorte nourri son espérance pendant de longues années.
Et voici que le jour était arrivé où le rêve pouvait enfin se réaliser. Depuis le mariage de leur dernière fille, Anselme y songeait sérieusement. Il était encore robuste et solide ; mais il eût fait si bon, lui semblait-il, de se reposer un peu ! En vendant la terre et le roulant, il pouvait former une somme rondelette, tout à fait suffisante. Et justement, un emplacement était à louer, près de l’église, avec une petite maison et un jardinet. Ils seraient bien, là !... Plus de train à faire matin et soir, plus d’animaux à soigner, de champs à labourer, de foin à faucher, de récolte à rentrer, de blé à battre... Ils n’auraient qu’un petit ménage et un petit ordinaire facile ; le matin, ils pourraient dormir et se lever aussi tard qu’ils le voudraient ; tout le jour, ils se berceraient sur la galerie, en regardant passer le monde ; le soir, rien n’empêcherait qu’ils fassent, avec les voisins une petite partie de dames ou de quatre-sept ; et ils vivraient ainsi, tranquilles, heureux, en attendant la fin... Car ils n’auraient plus rien à faire : ils seraient des rentiers !...
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* *
– Catherine, dit un jour Anselme, si on vendait ?
– Comme tu voudras, répondit Catherine ; mais...
Quand Catherine Letiec disait : « mais »... elle avait d’ordinaire quelque objection sérieuse à faire.
– Mais quoi ? demanda Anselme.
– Mon vieux, reprit-elle, c’était plaisant de penser qu’un jour on pourrait vivre de nos rentes ; mais, à présent qu’il en est question pour vrai, il y a quelque chose qui me dit que ça ne serait peut-être pas aussi beau qu’on se l’imaginait. Veux-tu que je te dise ? Eh ! bien, j’ai peur qu’on le regrette.
– Peur qu’on le regrette !... Tu veux rire, vieille. Regarde un peu la vie qu’on mène, tous les deux, depuis quarante ans ; on se lève avec la barre du jour, et jusqu’à la nuit noire on sue d’ahan sur l’ouvrage. À force de remuer la terre et de porter des fardeaux, nous voilà courbés et lourds ; mes mains sont calleuses, les tiennes toutes gercées. Quarante années passées à trimer dur et sans arrêt d’un soleil à l’autre, ça doit être assez ; on a gagné de se reposer. Et, puis, pensons-y, on sera à deux pas de l’église : tu pourras aller à la messe tous les jours... et moi aussi...
Ils en causèrent longtemps.
Au fond, l’aventure tentait peut-être Catherine.
Il fut décidé qu’on vendrait.
*
* *
Le notaire, consulté, s’occupa de l’affaire : il était certain de trouver un acheteur ; il en avait même un en vue, le père Maxime Bellefeuille, qui voulait établir son fils dans les environs, et qui avait de l’argent.
Tous les renseignements pris de part et d’autre, il se trouva que le père Bellefeuille donnerait un bon prix pour la terre, qui lui convenait, mais ne prendrait pas le roulant, un peu démodé. Le bonhomme, d’ailleurs, voulait réfléchir encore et ne devait donner sa réponse que dans un mois.
– N’importe, dit le notaire. Vous n’êtes pas pressé, père Letiec. Si Bellefeuille ne se porte pas acheteur, j’en trouverai bien un autre. Une terre comme la vôtre, ça se vend toujours, et bon prix.
– Quand le père Bellefeuille sera décidé, monsieur le notaire, vous aurez soin de nous faire de bons papiers pour nous assurer la rente, à ma bonne femme et à moi, notre vie durant, et pour que le capital revienne aux enfants, comme je vous l’ai expliqué.
– Ne craignez rien, père Letiec ; vos papiers seront de première classe.
– Faut que tout soit correct et sans réplique.
– Comptez sur moi.
Avant de partir, Anselme demanda :
– En attendant, puisque le père Bellefeuille n’en veut point, on pourrait peut-être vendre le roulant, monsieur le notaire ?
– En attendant, vous pouvez vendre le roulant, dit l’homme de loi.
Et, en attendant la vente de sa terre, Anselme vendit son roulant.
Partie à l’encan, partie de gré à gré, tout fut vendu, les bêtes, les voitures, les instruments, les meubles. Anselme et Catherine ne gardèrent que le mobilier et les quelques ustensiles dont ils devaient se servir dans la maisonnette du village.
La vente dura une journée. Une annonce, faite à la porte de l’église le dimanche précédent, avait attiré les enchérisseurs. Pendant des heures, ce fut, dans la maison, dans la grange, dans l’étable, sur le terrain de la ferme, un brouhaha à n’y rien entendre...
Enfin, le soir venu, chacun ayant payé et emporté son emplette, Anselme et Catherine se trouvèrent seuls.
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Après souper, ils comptèrent ce qu’avait produit la vente ; ils n’avaient plus une tête de bétail, plus une fourche, mais devant eux, sur la table de la cuisine, s’élevait une jolie pile d ‘écus et de trente sous. Tout compte fait, Anselme n’avait pas espéré un si beau résultat.
– Vois-tu ce que c’est ! dit Letiec, en serrant ses besicles dans leur étui. Je n’aurais jamais cru que ça ferait tant d’argent. Ma vieille Catherine, nous voilà déjà rentiers ! Demain, rien à faire !... Et dans un mois, la terre aussi sera vendue, et on ira vivre au village !
Catherine ne disait mot. Elle ramassa les écus, les serra dans l’armoire, rangea la table...
Anselme, tout joyeux de ce beau commencement, alla s’asseoir sur le perron, alluma sa pipe, et reprit :
– Rien à faire, demain ! C’est presque pas croyable. Voilà longtemps que ça ne nous est pas arrivé, ma vieille !... Viens t’asseoir ici. On va regarder se coucher le soleil.
Penché sur la forêt, le soleil éclairait de sa lumière oblique les faces ridées et les chevelures grises de ces deux paysans qui abandonnaient la terre.
Après un silence :
– Ça m’a fait quelque chose de voir partir notre vieille charrue, remarque Catherine.
– Elle a rapporté trois piastres, dit Anselme.
– C’est avec elle que tu avais labouré le champ du sorouêt pour notre première moisson. Te rappelles-tu ? C’était l’année où Jean vint au monde.
– Il y a longtemps de ça.
– Le soc est encore bon, réplique-t-elle.
Un nouveau silence, plus long... Les deux paysans pensent au vieux soc, qui a fait un si long service, et qui a été vendu...
Catherine reprend :
– Je suis contente que Nez-blanc ait été achetée par France Villeneuve. Sa femme est bonne pour les animaux ; elle en aura bien soin.
– Nez-Blanc est une bonne vache.
– C’était la meilleure du troupeau... On aurait peut-être fait mieux de la garder...
– Pour quoi faire ? interrompt Anselme. Il eût fallu la nourrir, la soigner, la traire. Tu as assez travaillé ; tu vas te reposer.
L’homme a laissé s’éteindre sa pipe ; la femme, le menton dans les mains, regarde, sans voir, vers l’horizon.
Après quelques instants, Anselme murmure :
– C’est notre voisin Ladouceur qui a acheté la Grise.
– Une bonne bête, dit Catherine.
– Sur la grosse voiture, elle n’a pas sa pareille, malgré son âge.
– Et, pour le labour, il est difficile de tracer plus droit qu’elle. Elle a ça dans le pied.
– On aurait peut-être pu la garder, dit Anselme à mi-voix.
– Elle nous a rapporté soixante-quinze piastres, fait remarquer Catherine.
Anselme secoue soudain les cendres de sa pipe :
– Allons nous coucher, dit-il.
Cependant, après la prière, il rôde encore quelque temps dans la cuisine, rouvre la porte, sort sur le perron, regarde longuement vers les bâtiments, où d’ordinaire il allait, avant la nuit, faire un tour pour voir si tout était en ordre ; il paraît hésiter, puis rentre en murmurant :
– N’importe !... On est rentiers. Demain matin, je dors jusqu’à sept heures !
*
* *
Le lendemain matin, Anselme s’éveilla à quatre heures.
Le soleil, par grands rayons, entrait dans la chambre. La première idée d’Anselme fut qu’il était en retard, et il allait se jeter à bas du lit, quand soudain il se rappela : il n’avait rien à faire, il pouvait rester au lit, s’il le voulait, toute le grasse matinée. Quelle volupté ! Il essaya de dormir. Mais il eut beau se tourner et se retourner, se dire qu’il était rentier, que c’était bien vrai, qu’il n’avait rien à faire, le sommeil ne vint pas. Il ferma les yeux ; mais le jour était dans la chambre, et, tout rouge, traversait ses paupières closes. Il voulut ne penser à rien ; mais toujours il allait, la tête basse, emmenée par Ladouceur... Plus moyen de dormir ! C’était ennuyeux, à la longue, et fatigant... Il se leva.
– Tu ne dors plus ? demanda Catherine.
– Tiens ! fit Anselme. Te voilà réveillée !
– Il y a une belle lurette, répondit-elle. Je croyais que tu voulais dormir tard ; j’avais peur de te déranger.
– Il fait si bon, à matin, dit-il, que j’ai envie de prendre comme qui dirait une gorgée d’air frais.
– Tu as beau : il n’y a rien à faire.
– C’est ce que je me dis.
Anselme s’en fut vers ses bâtiments.
Un coq chantait, au loin ; chez le voisin, des bœufs mugissaient. Mais chez Letiec tout était muet, tout était vide. Pas une poule dans la cour, pas une vache dans le parc, pas un cheval à l’écurie. De temps en temps, un hennissement venait de chez Ladouceur... C’était peut-être la Grise ? peut-être la Grise s’ennuyait-elle ?
La porte du poulailler était ouverte... Anselme regarda longtemps la cage déserte et les perchoirs dégarnis, comme s’il y avait là quelque chose qu’il n’eût pas compris.
Il ne jeta, par la porte, qu’un coup d’œil dans l’étable ; c’était si triste, ces stalles inoccupées, ces râteliers et ces mangeoires vides, qu’il n’osa pas entrer.
Dans la grange, du foin était répandu sur le pavé de la batterie... Anselme se prit à chercher dans les coins ; mais il n’y avait ni râteau, ni fourche pour ramasser ces brindilles éparses.
Du pont de la grange, on avait vue sur les champs, jusqu’au bois qui fermait l’horizon. C’était le printemps ; les semailles étaient faites, et l’acheteur devait en avoir le bénéfice ; il n’y avait qu’un morceau qui n’était pas encore labouré. Mais, sur la ferme, pas une charrue, pas une herse ; pour la récolte, pas une faux ; pour la moisson, pas un javelier !
Eh ! bien, quoi ? c’était juste : on allait vivre au village, on n’avait plus besoin de ces outils-là. Dans un mois, la terre aussi et les bâtiments seraient à un autre...
Il semble à Anselme que, ce matin, il voit ses champs et ses prés pour la première fois.
Il se souvient de beaucoup de choses anciennes.
C’est ici, tout près, qu’il abattit son premier arbre, un pin haut et droit comme un clocher d’église, dont il fit, l’année suivante, les deux étamperches de sa grange.
Là-bas, dans la pièce aujourd’hui en friche, Joseph, le deuxième des garçons, apprit à labourer.
Plus loin, voyez-vous le champ qu’on appelle le clos d’en haut ? On eut bien de la peine à l’érocher.
Catherine, qui travaillait comme un homme, y prit un tour de reins qui la tint un grand mois au lit.
À la lisière du bois, il y a une source de belle eau claire.
C’est un beau domaine, et qu’ils ont, Catherine et lui, longtemps arrosé de leurs sueurs ; pas une motte de terre qu’ils n’aient eux-mêmes tournée et retournée. Ah ! ils ont tous deux rudement travaillé ; mais la terre le leur a rendu. Que de milliers de bottes de foin, de gerbes de blé, ils ont ensemble récoltées et engrangées !
Et, dans un mois, la terre aussi sera à un autre...
Anselme revient, triste, à la maison.
Après le déjeuner, tandis que sa femme remet les choses à leur place, un hennissement lointain vient jusqu’à eux.
– Je vais faire un petit tour chez Ladouceur, dit Anselme.
Catherine regarde son homme s’en aller, et l’on dirait qu’un sourire passe dans ses rides. Puis, la voilà qui dénoue son tablier, met sa coiffe, et prend aussi le grand chemin... N’est-ce pas vers la maison de France Villeneuve quelle se dirige ?
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* *
Une heure après, Anselme Letiec revient de chez Ladouceur. Mais qu’est-ce que cela ? Il tient une bride, et au bout de la bride il y a la Grise !
Comme il va entrer dans l’étable, il entend la voix de sa femme :
– Range-toi, Nez-Blanc.
Il regarde : Catherine a été chercher Nez-Blanc ! Pendant qu’il ramenait la jument, elle a ramené la vache.
Et voici que la Grise, comme à l’accoutumée, entre toute seule dans l’étable, va se ranger à sa place, à côté de Nez-Blanc, et passant sa bonne tête par-dessus la barrure, fait entendre un petit hennissement de joie, pendant que Nez-Blanc rumine, contente. Les deux bêtes marquent, à leur manière, qu’elles sont heureuses de se retrouver, et chez elles.
L’homme et la femme, face à face, se regardaient, embarrassés.
Catherine s’expliqua la première :
– J’ai pensé, dit-elle, qu’en attendant qu’on s’en aille au village, on serait bien aise d’avoir du lait. J ‘ai demandé à France de nous laisser Nez-Blanc pour un mois... D’ailleurs, ça me désennuiera, de la traire et de la soigner.
– Eh ! bien, dit Anselme à son tour, il m’est venu dans l’idée que ça ne serait peut-être pas une méchante affaire, si, avant de vendre, je labourais la pièce du nordêt. Ladouceur m’a prêté la Grise pour un mois.
– Mais tu n’as point de charrue !
– Faut que je te dise... j’en ai emprunté une.
– Mais, après avoir labouré la pièce du nordêt, qu’est-ce que tu feras de la Grise, pendant tout un mois ?
Anselme ne sut d’abord quoi répondre.
– Il y a toujours de petits charroyages à faire, dit-il enfin. De travailler un peu, ça passera le temps.
– Comme tu voudras, ajouta Catherine.
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– Labourer une pièce de terre et soigner une vache, il n’y a pas là de quoi occuper longtemps un paysan et une paysanne habitués à travailler du matin au soir.
Chaque jour, l’un ou l’autre inventait une raison pour emprunter une charrette, un outil, un instrument, et s’employer à quelque ouvrage ; c’était l’étable à nettoyer, une pagée de clôture à réparer, le jardin à sarcler, et tantôt ceci, et tantôt cela.
Ces occupations passagères n’étaient qu’un leurre ; ils n’y prenaient d’ailleurs qu’un intérêt fort mince. Désœuvrés, Anselme et Catherine, comme des âmes en peine, passaient les journées à ne savoir que faire. La vie leur devint bientôt ennuyeuse comme un carême.
Deux semaines, mornes et lentes, se passèrent ainsi. Anselme ne riait plus, et souvent Catherine pleurait dans son tablier, eux dont la vieillesse alerte avait été si gaie. Cependant, ni l’un ni l’autre n’avait encore osé avouer ses regrets.
*
* *
Un soir que, n’ayant rien fait de la journée, ils sentaient l’oisiveté peser plus lourdement sur leurs épaules, Anselme se décida à parler :
– Catherine, je commence à me demander si la vie de rentiers est faite pour nous autres. On a beau dire et beau faire, on est heureux quand on travaille.
Catherine eut un soupir de soulagement, comme lorsqu’il arrive quelque chose qu’on attendait depuis longtemps et qui tardait à venir. Cependant, elle voulut peut-être s’assurer davantage de ce qui se passait dans la tête de son mari, car elle répondit :
– Mon pauvre Anselme, on ne peut pas dire encore. Dans quinze jours, la terre sera vendue, et on ira vivre au village ; peut-être qu’alors ça ira mieux.
– La terre sera vendue, répéta Anselme, la terre sera vendue... Ce n’est pas fait encore. Elle sera vendue, si je veux la vendre !... Tiens ! Catherine, veux-tu que je te dise ? Eh ! bien, j’ai peur qu’on le regrette.
– Comme tu le dis, la vente n’est pas faite. On pourrait garder notre bien... Il est vrai qu’on ne serait pas des rentiers.
– Mais on resterait ici ; on garderait la Grise.
– On garderait Nez-Blanc.
– On pourrait racheter une partie de notre roulant... Qu’en penses-tu, ma vieille ?
– Il n’y a pas à dire, répondit-elle, on serait heureux. On l’était, avant. Vois-tu bien, mon vieux, il y a une chose à laquelle on n’avait pas pensé : c’est que le bon Dieu ne nous a pas mis sur la terre pour vivre de nos rentes.
– On aurait dû consulter monsieur le Curé, avant de rien décider.
– Je suis sûre qu’il nous aurait déconseillés.
– Catherine, m’est avis qu’on a manqué d’avisoire, dans cette affaire-là ! Pourquoi abandonner la terre ? J’ai encore bon pied bon œil.
– À la dernière courvée, chez les Cormier, il n’y avait pas une jeunesse pour t’accoter.
– Achetons un roulant ! fit Anselme.
– Comme tu voudras, répondit Catherine.
Tous deux souriaient, joyeux pour la première fois depuis quinze jours.
De bonne heure, le lendemain, Anselme était rendu au village.
– Monsieur le notaire, plus besoin de vous occuper de cette histoire de vente : je garde mon bien.
Et il ajouta, par manière d’explication :
– On fatigue trop, à ne rien faire.
Adjutor RIVARD.
Recueilli dans Conteurs québécois 1900-1940,
choix et présentation d’Adrien Thério,
Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1988.