Les visions du lieutenant Féraud

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri RIVIÈRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un jour que je parlais des effets singuliers que certaines substances peuvent produire sur le cerveau, voici ce que le lieutenant Féraud nous raconta :

« J’avais reçu l’ordre de me rendre de Toulon à Brest. En arrivant à Paris, je fus pris à la face de douleurs névralgiques si fortes qu’il me fut impossible de continuer ma route. Comme je n’étais pas assez riche pour me faire traiter dans un hôtel, je sollicitai et j’obtins d’être admis à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce. J’y entrai à la fin d’une froide journée de novembre, vers cinq ou six heures du soir. Je fus conduit dans la salle numéro un, au lit qui portait le numéro six, et je me couchai aussitôt. Décidément, c’est un triste séjour qu’un hôpital. Je me rappelle qu’à deux ou trois lits de distance de celui que j’occupais, le docteur Larrey et plusieurs médecins étaient debout auprès d’un officier qu’on venait de se décider à amputer d’une jambe. Le blessé avait pu suivre toutes les phases de la discussion. Il était cependant calme et résolu. Quatre infirmiers le posèrent sur une civière pour le transporter dans la salle des opérations. Le lugubre cortège passa devant moi, et je songeai involontairement à ces accusés auxquels on faisait autrefois subir la torture. J’entrevis l’horrible arsenal des coins et des marteaux, des chevalets et des tenailles, et mon imagination se plut à mesurer le temps. Je calculai de la sorte l’instant où le patient devait être étendu sur le matelas de cuir, celui où la scie devait attaquer l’os, et je crus entendre un grand cri d’agonie. Peut-être l’entendis-je en réalité. Au bout d’une demi-heure, en effet, l’officier revint, mais cette fois le drap qui lui couvrait la moitié du corps était taché de sang. Sa tête énergique et fière se renversait en arrière. Il avait les yeux à demi fermés et les lèvres entrouvertes. D’ailleurs, sa pâleur était livide. Après l’avoir accommodé dans son lit, les médecins et les infirmiers se retirèrent.

Nous étions à peu près cinq ou six malades placés assez loin les uns des autres. La salle no 1, qui peut contenir une trentaine de lits et a la forme d’un long rectangle, n’était éclairée à ses extrémités que par deux lampes veilleuses descendant du plafond. Il y régnait un profond silence, que troublaient seulement de temps en temps les plaintes étouffées de l’un de nous. En ce moment, l’horloge du Val-de-Grâce sonna huit heures. Je ne pus m’empêcher de sourire avec amertume. Pouvais-je me douter que j’étais à Paris, dans la ville du luxe.et des plaisirs ? On avait mis sur la tablette de mon lit une potion que je devais prendre dans la soirée. Je la bus et fermai les yeux. Je ne sais trop si je m’endormis, mais voici ce que je rêvai ou plutôt ce que je vis :

Je me trouvai au milieu d’une grande forêt dont les arbres étaient couverts de neige. La nuit était claire quoique sans lune. Autour d’une petite clairière ou pour mieux dire d’une mare complètement gelée, je distinguai vingt loups rangés en cercle. Tous étaient affreusement maigres et efflanqués, mais leurs yeux brillaient comme des charbons ardents. Ces bêtes paraissaient tenir conseil. Un vieux loup, presque blanc, mais deux fois plus grand que les autres, assis sur une éminence du terrain, présidait l’assemblée.

« Mes frères, dit-il, il faut prendre un parti. Il y a trois jours que nous n’avons mangé. Les bergeries sont bien gardées, et le grand louvetier de la province doit faire une battue demain. »

Un long gémissement de ses auditeurs l’interrompit. Quand à moi, je frissonnai de tous mes membres. Si les loups affamés m’apercevaient, il était certain qu’ils allaient me dévorer. Mais, en regardant machinalement le miroir de glace qui était à mes pieds, je vis que j’avais perdu la forme humaine et que j’étais changé en loup. C’était bien moi cependant, car je reconnaissais mes yeux. Cette métamorphose me frappa de stupeur, mais me rassura, et j’écoutai le président, qui poursuivait :

« À tout prix, mes frères, il faut réparer nos forces pour lutter contre nos ennemis. Je sais, à une lieue d’ici, une étable isolée où sont enfermés plusieurs taureaux. Il n’y a avec eux qu’un pâtre et quelques chiens. Nous aurons, il est vrai, à livrer combat, mais nous serons vainqueurs et nous pourrons du moins apaiser notre faim. Voulez-vous attaquer l’étable ? »

Nous fûmes tous saisis d’une humeur belliqueuse. Nous nous levâmes, nous fîmes claquer nos mâchoires en passant notre langue rouge sur nos crocs aigus, et nous poussâmes un hurlement de guerre.

« En route, donc ! » s’écria le vieux loup.

Les sinistres maraudeurs sortirent du bois et s’élancèrent en colonne serrée du côté de l’étable. Chacun retenait son souffle, et la neige étouffait le bruit de la course effrénée. Nous allions si vite que le terrain semblait fuir sous nos pas. Toutefois nous n’avancions point. Nous traversions l’une après l’autre de longues steppes stériles qui se succédaient à l’infini, et où, si loin que s’étendît le regard, ne se montrait aucun vestige d’habitation. De noirs sapins se détachaient seuls sur l’éclatante blancheur du sol. Parfois aussi, quelques loups errant à l’aventure se joignaient à notre troupe, qui se grossissait de ces nouveaux auxiliaires et continuait à se précipiter comme une avalanche. Tout à coup, et comme si elle fût sortie de terre, l’étable se dressa devant nous. Nous bondîmes sur le toit de chaume, qui s’effondra sous notre poids, et nous réveillâmes par de cruelles morsures les taureaux et les chiens. Le combat commença. Les chiens et les loups, le poil hérissé, l’œil injecté de sang, la lèvre retroussée, les crocs en avant, se sautèrent à la gorge et se déchirèrent de leurs ongles. Les aboiements désespérés des uns répondaient aux sauvages hurlements des autres. Tous roulaient pêle-mêle dans les jambes des taureaux, qui trébuchaient, tendaient le cou, ouvraient leurs gros yeux mornes et n’éprouvaient d’abord qu’un étonnement stupide. Ils essayaient de secouer de leur échine les loups qui s’y cramponnaient et les mordaient à la nuque. Bientôt, la douleur les rendit furieux. Les narines dilatées, avec de sourds beuglements, ils baissaient la tête, balayant horizontalement le plancher, éventraient de leurs cornes quelque loup ou quelque chien, et en jetaient dans l’air le cadavre pantelant. À la longue pourtant, leur vigueur s’en allait par mille blessures. Alors, ils battaient de leurs quatre pieds le pavé de l’étable, et s’affaissaient comme de lourdes masses avec un mugissement plaintif. Dès qu’ils étaient tombés, les loups fouillaient dans leurs flancs à pleine gueule. Quand les chiens et les taureaux furent morts, les loups s’enivrèrent à la curée, et l’on n’entendit plus que le bruit de leurs mâchoires qui trituraient les chairs et broyaient les os.

Tant que le combat avait duré, j’étais resté accroupi sur le dos d’un taureau, mais sans lui faire aucun mal. De là, comme d’un observatoire, j’avais dominé les horreurs de la lutte. Lorsqu’elle fut terminée, je sortis de l’étable et je vaguai au hasard dans la campagne. Malgré le souvenir du spectacle auquel je venais d’assister, je me sentais léger, dispos et d’une humeur folâtre. Aussi, je marchais le nez au vent en chantonnant des motifs d’opéra-comique. Je me retrouvai bientôt sur la lisière de la forêt d’où nous étions partis, mais elle m’apparut cette fois dans toute la splendeur d’une belle nuit d’été. La lune, dont les rayons filtraient à travers les arbres, l’inondait de molles clartés. De douces brises l’agitaient. Ce n’était plus une forêt, c’était un parc. Le sable des allées était fin et ratissé, et j’avais devant moi un petit château bâti en briques, orné de tourelles et de clochetons. Je me dirigeais de ce côté, lorsque je fus arrêté à l’improviste par un large fossé.

« Tiens, m’écriai-je en riant, un saut-de-loup ! » Et d’un bond je le franchis.

J’entrai dans le château par une fenêtre ouverte du rez-de-chaussée. Les murs de la grande salle où je pénétrais étaient couverts de panoplies et de trophées de chasse. Il y avait une grande quantité de grands bois de cerfs, des hures de sangliers, des têtes de loups et de renards.

« Je suis sans doute, pensai-je, dans la demeure du grand louvetier. Il doit y avoir ici une louvetière ; il n’y a pas de château sans châtelaine. »

Ce fut véritablement à pas de loup que je montai l’escalier. Au premier étage, je poussai successivement plusieurs portes, qui s’ouvrirent sans bruit, et j’arrivai à la fin dans une chambre parfumée, mystérieusement éclairée par une lampe d’albâtre. C’était là que dormait la femme du grand louvetier. Je jetai autour de moi de joyeux et curieux regards. Les murs étaient tendus de satin jaune brodé de larges fleurs, toutes chimériques. Les meubles de style Louis XV, à pieds contournés, étaient ornés de marqueteries représentant des instruments de musique, des fruits et des feuillages. Sur la cheminée, un éléphant vert supportait une large cassolette de vermeil où brûlaient des pastilles de Téhéran. Les vêtements de la dame gisaient épars sur le tapis. La robe, en s’affaissant sur elle-même, avait gardé des plis voluptueux. Les bas de soie s’enroulaient encore aux bâtons de la chaise sur laquelle leur maîtresse s’était assise pour se déchausser, et près d’eux se cambraient, tout orgueilleuses de leur petitesse, de mutines pantoufles mauresques. Quant à la dame, elle dormait d’un calme sommeil, dans un lit à colonnes, auquel on n’arrivait qu’en gravissant les quatre marches d’un escabeau en bois doré. Elle était admirablement brune et blanche. Ses cheveux, relevés sur son front en opulentes torsades, la couronnaient d’un diadème ; ses épaules rondes étincelaient ; sa poitrine, délicatement bombée, se soulevait d’un mouvement égal. Ses bras nus, terminés par de ravissantes mains à fossettes, s’étendaient nonchalamment en dehors du lit. Jamais de ma vie aucun visage de femme n’avait produit sur moi une plus puissante et plus étrange impression. C’était la royauté féminine dans ce qu’elle a de plus imposant et cependant de plus gracieux. Certes, si elle s’était vue ainsi surprise dans son sommeil, ses yeux, qu’elle tenait fermés, auraient lancé des flammes, et ses narines roses se seraient gonflées de colère. Et pourtant, les désirs naissaient sur ses lèvres et voltigeaient autour de son corps, dont un drap de fine batiste voilait, sans les cacher, les purs et suaves contours. Afin de la mieux voir, je m’étais assis sur la plus haute marche de l’escabeau ; j’avais les plus folles aspirations de tendresse, et je songeais au profond bonheur que je ressentirais à emporter une pareille femme dans quelque retraite inaccessible, où elle serait à jamais séparée du monde et n’appartiendrait qu’à moi. Je m’imaginais qu’à force d’amour je me ferais aimer d’elle. C’est ainsi qu’en face de cette princesse au bois dormant, je recommençais, à mon insu, le conte de la Belle et la Bête. Malheureusement, j’avais oublié que j’étais la bête. Une grande glace, placée au fond du lit, et dans laquelle je ne cherchais certes pas mon image, vint me le rappeler. J’étais un loup, un vrai loup, dont la toilette avait été même fort dérangée par ma nuit de course et de bataille, et je n’avais conservé d’humain que les yeux. Je fus pris d’une rage froide et d’un irrésistible mouvement de fureur. Je mordis à la main la femme du grand louvetier, et, pendant qu’elle s’éveillait en jetant un cri d’épouvante et de douleur, je m’enfuis par la fenêtre.

Toute vision disparut alors, et je crois que je m’endormis réellement. Le lendemain je racontai au médecin de la salle, au moment de la visite, ce qui m’était arrivé pendant la nuit. L’impression que la belle dame avait produite sur moi était si vive encore, que je terminai en disant :

« Je suis sûr que, si je la rencontrais, je la reconnaîtrais entre mille autres femmes.

– Oh ! oh ! fit le docteur après m’avoir écouté, donnez-moi donc la feuille du numéro six. »

L’interne la lui présenta.

« Monsieur, dit-il sévèrement à l’interne, après avoir lu, tâchez une autre fois de ne pas vous tromper en écrivant les prescriptions que je vous dicte. Quant à vous, cher monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi, vous avez pris un peu trop de belladone, voilà tout. Mais je ne crois pas que vous en soyez fâché. »

Quand le lieutenant Féraud eut fini de parler, il y eut parmi nous un instant de silence.

« Vous doutez ? nous demanda-t-il.

– Je ne doute pas, répondit un jeune poète qui se trouvait là, de la sincérité de votre récit, mais je crois que l’influence de votre imagination a été plus grande que celle de la belladone sur la vision que vous avez eue.

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je vais essayer de vous convaincre. »

Il alla à son secrétaire et en rapporta un coffret de Boule qu’il ouvrit devant nous. Il y avait dans ce coffret plusieurs flacons contenant des poudres ou des liquides de différentes couleurs.

« Voilà, dit-il, mon existence artificielle de rêves, d’apparitions et d’extases. C’est celle-là qui me console de la vie réelle, car je m’ennuie parfois, je vous l’avoue, de n’être encore que lieutenant d’infanterie de marine à quarante ans sonnés. Maintenant, monsieur Denon, dit-il en s’adressant au jeune poète, vous devez avoir quelque ouvrage en train.

– Oui, j’ai un drame en cinq actes et en vers : Caracciolo.

– Et à quel endroit en êtes-vous ?

– Je n’en suis encore qu’au premier acte, aux portraits du roi de Naples et de la reine Caroline.

– Vous ne les avez pas écrits ?

– Non.

– Eh bien, vous allez les écrire.

– En vers ?

– Sans doute et je ne pense pas que ces vers-là soient inférieurs aux autres. »

Nous fûmes tentés de nous récrier.

« Seulement, continua le lieutenant Féraud, comme vous aurez probablement tout d’abord quelque chose des saintes fureurs de la pythonisse sur son trépied, vous me permettrez de vous attacher. »

Il se servit de son ceinturon de sabre pour lier Denon au dossier de son fauteuil.

« À présent, tirez la langue. »

Il prit dans un flacon une pincée de poudre brune, et la mit sur la langue de Denon.

« Avalez, lui dit-il, et attendons. »

Nous n’attendîmes pas longtemps. Au bout d’un quart d’heure à peine, Denon se mit à trembler, son front se couvrit de sueur, ses yeux s’égarèrent, ses traits devinrent menaçants.

« Vous êtes tous des lâches, nous dit-il. Vous me frappez parce que je suis sans défense, parce que vous savez que je ne puis vous rendre les coups que vous me portez. Mais patience, murmura-t-il avec une méchanceté sournoise, l’instant de la vengeance arrivera. Je vous surprendrai au détour d’une rue ou au coin d’un bois et je vous tuerai à coups de poignard dans le dos. »

Après quelques efforts inutiles pour rompre ses liens, il se calma assez vite. De sombre qu’il était son visage s’éclaira par degrés et peignit bientôt une vive extase. Il releva le front, jeta par un geste inspiré ses cheveux en arrière, puis laissa tomber sa tête dans ses deux mains.

« Oh ! c’est bien cela, dit-il. Voici lady Hamilton et sir William qui causent ensemble. Je les entends distinctement, mais comme ils parlent vite. Oh ! je ne veux pas perdre un mot de ce qu’ils disent. Qu’on me donne une plume, de l’encre. »

Le lieutenant Féraud roula vers lui une table où il y avait ce qu’il faut pour écrire. Alors, d’une main emportée par la fièvre, Denon traça les vers suivants :

 

 

                            LADY HAMILTON

 

                Alors dans votre vie

Il ne vous reste rien ?

 

                                SIR WILLIAM

 

                Oh ! pardon, s’il vous plaît.

Il me reste de voir le monde comme il est.

J’aime dans l’homme, acteur de ce spectacle étrange,

Le bien comme le mal, l’or ainsi que la fange.

Pourvu qu’il soit frappé d’originalité,

Chaque type ici-bas a pour moi sa beauté.

J’aime le profil fin comme un camée antique

D’un prince, d’un prélat, d’un adroit politique,

Ou, taillés dans un bloc d’audace et de terreur,

Les traits d’un grand tribun ou d’un soldat vainqueur.

 

                            LADY HAMILTON

 

Et cela vous suffit ?

 

                                SIR WILLIAM

 

                Oui, je vis en artiste.

Ce spectacle parfois ou m’égaie ou m’attriste,

M’intéresse toujours. – Tenez, voyez le roi,

Pour le moindre danger il est rempli d’effroi ;

C’est un cœur soupçonneux, à l’amitié fatale ;

Au moment qu’il trahit, il tend sa main royale.

C’est un lâche égoïste, il est fourbe, impudent,

Tout le monde le sait. – On l’aime cependant.

La populace en fait ses plus chères délices ;

Elle retrouve en lui ses instincts et ses vices,

Ses penchants vils et bas, et, se reconnaissant

Dans ce bouffon cruel, perfide et menaçant,

Sceptique et paresseux, moins roi que lazzarone,

Elle fait presque un Dieu de son « bon roi Nasone. »

 

                  LADY HAMILTON, avec amertume

 

Et le laisse chasser sans lui porter secours.

 

                         SIR WILLIAM, avec ironie

 

Le dévouement se fait plus rare tous les jours,

Pauvre roi !

 

                            LADY HAMILTON

 

                Mais la reine !

 

                                SIR WILLIAM

 

                Ah ! oui, votre héroïne

Les fureurs de Néron, le sang de Messaline,

Folle jusqu’au délire, impuissante à la fois,

– De ces reines qui font décapiter les rois, –

De l’orgueil et des sens, point de cœur et point d’âme,

C’est la fatalité sous les traits d’une femme

 

                            LADY HAMILTON

 

Vous êtes bien sévère.

 

                                SIR WILLIAM

 

                Oh ! je fais des portraits.

Et...... non...... de la critique.

 

 

Après avoir écrit avec hésitation ces deux dernières lignes, Denon s’arrêta, posa la plume sur la table et nous regarda.

« Où suis-je ? balbutia-t-il.

– Sur terre, mon cher poète, lui répondit le lieutenant Féraud ; mais vous avez écrit les portraits du roi de Naples et de la reine Caroline. Vous pouvez les lire, ils sont là devant vous. »

Denon prit la feuille de papier et la lut avec étonnement.

« Ah ! dit-il avec une sorte de regret, pourquoi n’ai-je pu continuer ?

– Parce que l’effet de la substance que je vous avais donnée s’était épuisé et que votre intelligence a repris ses droits. Quelque habile ouvrier que soit le cerveau, l’intelligence ne le laisse agir en dehors d’elle que lorsqu’elle ne peut faire autrement. Dans ce cas même, il n’a fait qu’exécuter sous l’influence d’un excitant physique la tâche qu’elle lui avait préparée, car déjà sans doute elle avait entrevu de quelle façon elle dépeindrait le caractère du roi et celui de la reine. Le cerveau, habitué à servir sous ses ordres, n’a fourni que la forme, l’expression et les couleurs. »

En ce moment, un ancien élève de l’École normale, devenu professeur de philosophie, interrompit le lieutenant Féraud.

« Vous ne vous apercevez point, cher ami, lui dit-il, que vous concluez précisément contre ce que vous voulez prouver. Où est l’influence de la drogue que vous avez fait prendre à Denon, si le cerveau n’a pas cessé d’obéir à l’intelligence ?

– Elle existe, répondit le lieutenant, en ce qu’il a obéi à l’intelligence, mais à l’insu de cette dernière. Il n’a travaillé, il est vrai, qu’en vertu d’indications qu’elle lui avait données. Mais la limite de ces indications une fois dépassée, il fût tombé dans le désordre et l’incohérence. En un mot, l’effet de l’amanite, car c’est la seule substance que j’ai administrée à M. Denon, a été de surexciter le cerveau sans que l’intelligence eût conscience du travail qui s’accomplissait et pût le contrôler aucunement. Et la preuve, c’est que notre poète n’a conservé nul souvenir de ce qu’il avait écrit. – Voulez-vous à votre tour que je vous prenne pour le sujet d’une expérience ?

– Volontiers.

– En votre qualité de philosophe, vous ne devez pas être superstitieux ?

– Je ne crois pas l’être non plus.

– Eh bien ! vous allez probablement le devenir.

– Sans que je puisse le constater alors, si je ne dois, comme Denon, garder aucun souvenir de ce qui se sera passé en moi.

– Vous en garderez, au contraire, le plus complet souvenir, car ce n’est pas la même substance que je vais vous faire prendre, et vous analyserez parfaitement vos sensations. Votre intelligence ne pourra nullement intervenir dans les phénomènes dont votre cerveau sera le théâtre, mais elle y assistera en spectatrice et n’en laissera échapper aucun. »

De même qu’il avait fait pour Denon, le lieutenant Féraud mit une pincée de poudre jaunâtre sur la langue de Larive. – C’est ainsi que s’appelait le professeur.

« Ah ! dit celui-ci au bout de quelques minutes à peine, quelle sensation profondément mystérieuse ! Il me semble que je ne comprends, que je ne conçois, que je ne distingue plus rien avec mon cerveau de la manière ordinaire. Le siège de mes sentiments et de mes sensations est dans mon estomac. C’est par là que je vois, que j’entends, que je vis. »

Il devint fort triste. Toute sa physionomie exprima un profond abattement et ce fut d’une voix lamentable qu’il reprit :

« Quel bien périssable que la vie ! C’est en vain que nous essayons de lutter contre ses déceptions et ses chagrins. Toute créature est mise ici-bas pour pleurer et pour souffrir. L’espérance n’existe que pour nous tromper. Elle nous prend par la main, nous montre des bonheurs qui reculent sans cesse devant nous et ne nous conduit qu’à de nouvelles angoisses. Ah ! que cette raison dont nous sommes si fiers est peu de chose et quel détestable usage nous en faisons ! C’est elle qui nous apprend à douter, à discuter en insensés avec le Très-Haut, lorsque nous devrions nous rappeler sans cesse cette parole de l’Évangile : – Pulvis es et in pulverem reverteris 1. – Le ver du tombeau, c’est la seule philosophie vraie. Ah ! voilà que j’essaie encore de conclure et que je proclame le néant. Mais Dieu s’irrite ; il me punit par le spectacle anticipé de ses vengeances. Il y a tout autour de moi des flammes qui sortent de terre, des globes de feu qui voltigent à mes côtés. Ils me percent de leurs pointes acérées comme le fer d’une lance, et la blessure se fraye un passage à travers mes chairs et me brûle la moelle des os. Ô mon Dieu ! pourquoi m’ouvrez-vous votre enfer ? Voici les satans qui viennent. Ces archanges déchus ont dû souffrir comme nous. Ils ont un sourire d’une implacable tristesse. Ils se drapent tout entiers de leurs ailes noires. Il leur suffit de leur regard pour me pousser vers les portes du gouffre. Je ne veux pas entrer, je ne veux pas perdre toute espérance. Je prierai, mon Dieu ! je prierai jusqu’à la fin de mes jours ! N’écrasez pas votre misérable créature avant qu’elle ait eu le temps de se repentir, grâce ! grâce ! »

Il se releva et sembla vouloir éviter de ses deux mains étendues les êtres imaginaires qui l’obsédaient.

« Ah ! tu n’étais pas convaincu ! murmura le lieutenant Féraud, mais je le suis, moi. J’ai expérimenté toutes les horreurs, toutes les délices de ces visions qui s’emparent du cerveau lorsque l’intelligence ne le gouverne plus. N’ayez pas peur, messieurs, fit-il en se tournant vers nous, la crise va bientôt finir. »

Larive, en effet, reprit peu à peu son visage ordinaire, seulement il resta très pâle.

« Vous vous souvenez ? lui demanda Féraud.

– Oui, j’ai eu d’épouvantables terreurs, un découragement sans limites que toute ma force et toute ma volonté étaient impuissantes à maîtriser. Je voyais, je sentais, je ne pouvais m’arracher à cet affreux rêve. Vous m’avez envoyé au sabbat, continua-t-il en essayant de sourire.

– Je vous ai envoyé à un sabbat tel qu’un homme de votre intelligence et de votre éducation peut le comprendre.

– Il y a donc plusieurs sortes de sabbat ? demandai-je.

– Il y en a autant qu’il y a de religions, et autant encore qu’il y a de façons de comprendre la religion dans laquelle on a été élevé. Mais celui de tous sur lequel on a le plus de données, c’est le sabbat du Moyen Âge. C’est à celui-là que les magiciens envoyaient les hommes crédules qui les consultaient alors, et que les sorcières de nos campagnes envoient encore aujourd’hui les paysans par un moyen analogue à celui dont je viens de me servir avec M. Larive. Je ne répondrais pas que ce fût précisément de l’aconit-napel, mais ce devait être quelque substance semblable employée en breuvage ou en frictions.

– Et qu’y voyait-on ? demanda Denon.

– Oh ! des choses très vulgaires et très banales, mais qui n’en étaient pas moins d’un aspect saisissant pour des imaginations naïves. Il y a une gravure du XVIIIe siècle, qui me plaît beaucoup, et qui représente le départ d’une jeune fille pour le sabbat. La scène se passe dans le laboratoire d’une sorcière. Ce ne sont partout que hiboux empaillés avec des yeux de verre et les ailes éployées, alambics et cornues, livres cabalistiques et têtes de morts. La jeune fille, entièrement nue et vue de dos, est à cheval sur un balai et en face de la cheminée par laquelle elle doit s’élever dans les airs. Au feu de cette cheminée chauffe dans une marmite la préparation magique. La vieille y a trempé ses mains et se dispose à oindre les poignets et les reins de la jeune fille. Un chat, gravement assis, aux yeux ronds d’un vert clair, surveille avec intérêt l’opération. C’était là l’initiation, plus poétique sans doute que dans la réalité, car la fantaisie du peintre avait le droit, dont elle a usé, de la rendre attrayante par l’heureuse antithèse de la vieillesse décrépite et de la beauté dans sa fleur. Ce qui se passait ensuite, les récits et les procédures du temps nous l’apprennent. Quand la friction était suffisante, il semblait qu’on s’envolât jusqu’au-dessus du lieu où se tenait le sabbat. C’était généralement dans une clairière, au milieu d’un bois ou dans quelque site sauvage de la campagne ; alors on redescendait et on prenait terre. Quelques-uns apercevaient, au centre du cercle formé par les assistants, une cruche de grès d’où Satan sortait sous la forme d’un bouc qui atteignait immédiatement à des dimensions colossales. À la fin de la cérémonie, ce bouc revenait à ses proportions ordinaires, s’amoindrissait encore et se réintégrait dans sa cruche. D’autres disaient qu’ils l’avaient vu pareil à un tronc d’arbre, avec un visage de ténèbres, n’ayant ni bras, ni pieds et assis sur un trône. À d’autres encore il apparaissait sous la forme d’un homme noir, grand et fort, ayant des cornes, mais dont les contours étaient plus ou moins arrêtés. Il y en avait qui le voyaient avec deux visages, l’un à la place habituelle, l’autre à cet endroit dont on se sert plus communément pour s’asseoir. De l’avis de plusieurs, son second visage se trouvait derrière la tête. Dans diverses circonstances il prenait la forme d’un chien, d’un loup, d’une souris, d’un rat, d’un chat noir ou d’un bœuf, et le trône sur lequel il daignait siéger était d’or et richement orné. Vous le voyez, Satan ne leur apparaissait guère que sous la forme que l’Écriture lui donne ou sous celles que la superstition lui assigne. S’il pouvait se trouver un homme qui n’eût l’idée d’aucune religion, cet homme, mené au sabbat, n’apercevait, en dépit de toute friction et de tout breuvage, le diable sous aucune forme, ou plutôt, puisque nous avons tous inné en nous cet instinct qui nous fait croire à l’existence de la divinité, il verrait sinon le diable, du moins Dieu sous une forme assurément fort intéressante, car elle serait tout à fait neuve.

– Et moi, demandai-je au lieutenant Féraud, n’avez-vous pas, comme ces messieurs, quelque drogue à me donner ?

– Ma foi non, me répondit-il ; je voudrais en avoir quelqu’une innocente, comme le laurier ou l’agnus castus, qui ferait de vous un poète pendant quelques minutes ; mais je n’ai plus que ces deux derniers flacons.

– Eh bien ?

– Je ne veux point essayer sur vous les substances qu’ils contiennent. Les effets en varient à l’infini, selon les tempéraments, et il est impossible de régler la durée ou le genre de phénomènes qui se produisent. L’intelligence les contemple, mais ne peut en rien les diriger ou les prévoir. Le résultat est presque toujours complètement opposé à ce qu’elle désire avec le plus de force. Les crises en sont dangereuses et touchent à la folie.

– Comment appelez-vous ce que renferment ces flacons ?

– Dans celui-ci, reprit le lieutenant Féraud, il y a de l’oxyde nitreux. On l’appelle aussi gaz hilarant ; mais l’étiquette ne signifie rien. On donne souvent des noms plaisants à ce qu’il y a de plus terrible ici-bas. L’intelligence a, pour transmettre au corps et au monde extérieur ses sentiments, ses passions et ses pensées, un admirable instrument – le cerveau. Toute manifestation de la vie de l’intelligence se traduit par une vibration de cet instrument. Eh bien, le gaz hilarant s’empare si complètement du cerveau qu’il le soustrait à l’action de l’intelligence. Elle en est réduite à voir un agent physique prendre sa place et jouer son rôle, et, sans cesser d’être, elle ne peut que planer au-dessus de ce cerveau et de ce corps, dont elle est isolée, et observer ce qui s’y passe. Le cerveau, dans ce cas, peut se comparer à une harpe qu’on enlèverait à l’artiste qui s’en sert d’habitude, à laquelle des mains ignorantes ou brutales feraient rendre des sons incohérents et douloureux, ou que parfois aussi les brises du soir feraient vibrer d’une façon merveilleuse et divine. L’artiste n’est plus qu’un auditeur indigné, attendri ou ravi en extase. »

Le lieutenant Féraud s’interrompit un instant, mais aucun de nous ne prit la parole.

« L’oxyde nitreux, continua-t-il, met en émoi toutes les parties du cerveau. Il va de l’une à l’autre avec une extrême rapidité, et, semblable à Vaucanson, dont l’automate s’acquittait des fonctions animales de la vie humaine, il force le cerveau à accomplir, en les parodiant, les actes de l’intelligence. Tantôt il surexcite cet organe particulier, qui, obéissant à nos craintes religieuses, évoque les spectres, les fantômes et les chimères. Et, comme je le disais il y a peu d’instants, les ministres des vengeances célestes ne se montreront pas sous la même forme à l’adorateur de Bouddha qu’à celui du Christ. Il chatouillera ces parties de notre cerveau qui traduisent au-dehors notre espérance et notre joie, et ce seront alors, chez l’homme ordinairement le plus triste, d’extravagantes manifestations de plaisir. Si c’est au cervelet et aux ganglions rachidiens que s’adresse ce capricieux agent, d’incroyables efforts musculaires se produiront. S’il sollicite les organes qui sont les interprètes de nos facultés aimantes, nous nous répandrons en effusions de tendresse. Tel homme, sous l’influence du gaz hilarant, sentira s’éveiller ses instincts de combat et de destruction, et frappera de ses poings tout ce qui se trouvera à sa portée, les arbres, les murs et lui-même. Tel autre aura de bienheureuses visions et conversera avec les esprits. C’est alors le penchant au merveilleux qui se développe. Parfois le gaz hilarant mérite bien son nom quand il irrite les fibres qui correspondent à la haute opinion que l’homme a de lui-même. La risible victime se pavanera dans son orgueil et prendra des airs de profond dédain pour ceux qui l’entourent. Le savant proclamera avec une conviction absolue et d’un ton prophétique que l’univers ne se compose que d’impressions, d’idées, de plaisirs et de peines. Puis viennent les métamorphoses d’esprit et de goût les plus bizarres. Le plus sérieux homme d’État se livrera à toutes les facéties d’un histrion sur les planches. L’homme le plus sobre ne voudra plus se nourrir que de mets truffés. Les excentricités surgiront à leur tour. J’ai vu un acteur qui, pour déclamer Victor Hugo avec plus d’emphase, renversa la tête et le haut du corps tellement en arrière qu’il tomba sur le dos. Un soldat, à qui j’avais fait prendre de l’oxyde nitreux un jour d’hiver, s’est jeté à terre, et, en se roulant sans relâche d’un bout à l’autre de la caserne, s’est transformé en un véritable cylindre de neige.

– Et vous-même, avez-vous pris du gaz hilarant ? demanda Larive.

– Souvent. C’est une substance dont les effets imprévus m’amusent aujourd’hui, mais son premier essai a été terrible pour moi. Je venais de souper avec une femme. À la fin du repas, je lui proposai de prendre ensemble du gaz hilarant ; seulement, je le lui offris sous la forme d’une pâte qui, dès qu’elle l’aurait mangée, lui procurerait des rêves délicieux. D’abord, nous restâmes quelque temps sans rien dire. Mais tout à coup ma compagne changea de couleur et me sauta à la gorge en me criant d’une voix caverneuse : « Assassin, tu m’as empoisonnée ! Au secours ! au secours ! » Déjà sans doute la séparation de mon intelligence et de mon cerveau s’était opérée, car je reçus une commotion électrique, et m’imaginant qu’en effet je l’avais empoisonnée, je n’eus plus d’autre idée que de cacher mon crime et d’empêcher ma victime d’appeler à l’aide. Je me jetai donc sur elle à mon tour, en murmurant sourdement : « Tais-toi, tais-toi, ou tu es morte ! » Dans la lutte son peigne tomba, et ses cheveux, qu’elle avait magnifiques, se défirent. Je les réunis dans ma main en une seule tresse, et, enroulant cette tresse autour de mon poignet, je traînai la malheureuse créature par la chambre, en criant plus fort qu’elle : « Tais-toi, tais-toi ! » Je cherchais en même temps quelque arme qui pût me servir à la tuer. Au bruit que nous faisions, plusieurs personnes montèrent ; lorsque j’entendis les pas qui se rapprochaient, je lâchai la femme, et, rempli de terreur à la pensée qu’on venait m’arrêter, je courus à la fenêtre pour me précipiter dans la rue. Par bonheur les volets étaient fermés. Tandis que je cherchais à les ouvrir, on se saisit de moi, et j’en fus quitte pour des convulsions qui durèrent trois heures.

– Peste ! dis-je au lieutenant Féraud, le récit que vous me faites là ne me donne pas l’envie de tenter l’épreuve. Qu’y a-t-il dans votre dernier flacon ?

– De l’opium tout simplement. Et, si vous voulez savoir à quoi vous en tenir sur les propriétés de cette substance, lisez le livre le plus effrayant et le plus complet qu’on ait écrit à ce sujet, les Confessions d’un mangeur d’opium 2. Pour moi, l’opium est le roi des poisons cérébraux, car les rêves et les sensations qu’il procure arrivent à un degré inouï d’intensité. Il n’y a point de mots pour rendre l’horreur de la tristesse dans laquelle il nous plonge, ni le grandiose des visions qu’il suscite. Ce sont des formes de femmes revêtues des traits de celles que j’ai le plus aimées au monde qui m’apparaissent, qui joignent les mains, et qui se séparent de moi en me brisant le cœur. Ce sont des adieux éternels, accompagnés de soupirs tels que peuvent seuls en pousser les profondeurs de l’enfer, puis des ruisseaux de larmes, puis encore d’éternels adieux. Tout ce que je puis imaginer d’épouvantable à voir pendant une nuit obscure surgit en fantômes à mes yeux ; et les couleurs, d’abord incertaines et confuses de ces fantômes, en arrivent bientôt, par la puissance chimique et sans égale de mes rêves, à briller d’un insupportable éclat. Dans quelques cas, le premier effet que je ressens de l’opium est l’extase à laquelle succède tour à tour la détresse absolue, escortée de ses gémissements et de ses cris, et la jouissance infinie où l’âme et les sens se noient à la fois. J’espère, j’admire, je me prosterne, je me crois transporté dans le ciel. Je n’ai plus conscience du temps ; l’éternité m’emporte sur ses ailes dans ses abîmes d’azur ; j’entends des sons et des voix dont aucune symphonie humaine ne saurait donner une idée : les anges m’apparaissent avec des harpes d’or, et cela jusqu’à l’heure où, comme un essaim de tourmenteurs, s’assemblent à ma vue et bourdonnent à mes oreilles des démons, des masques et des spectres. Alors j’aperçois dans l’air des géants armés qui se livrent, à la façon des guerriers d’Odin, d’interminables combats. J’entends le cliquetis de leurs armes, et je me mêle à eux tantôt avec de grands éclats de rire, tantôt avec de sombres transports de rage. Mes yeux s’allument d’un feu qui n’est pas celui de la terre, et mon corps, plus léger et plus élastique, bondit de place en place sans presque effleurer le sol.

– Ah ! mon cher lieutenant, s’écria Denon, quel bonheur pour l’opium qu’il existe des hommes d’esprit et d’imagination comme vous pour raconter de pareils rêves, et surtout pour les avoir. Jusqu’à présent, en fait de mangeurs ou plutôt de fumeurs d’opium, je n’avais vu que les Turcs, et vous m’avouerez qu’en général ils font mal augurer de l’extase qu’on peut éprouver. À les contempler assis sur leurs jambes repliées, roulant leurs chapelets entre leurs doigts et tirant à intervalles réguliers des bouffées de leurs narguilés, on pourrait les prendre, comme la cigogne de leur pays gravement campée sur une patte, pour l’emblème de la stupidité dans l’immobilité.

– Vous plaisantez, fit doucement le lieutenant Féraud ; il me semblait cependant que vous deviez être convaincu. » Il remit les flacons à leur place accoutumée, referma le coffret et le reporta dans son secrétaire.

« Dieu vous préserve, dit-il en revenant avec un triste sourire, de cette existence intermédiaire entre la veille et le sommeil, et à laquelle on ne peut plus renoncer quand on a pris l’habitude de s’y livrer. »

Il était minuit. Nous serrâmes la main de notre hôte, et nous nous retirâmes.

Cette conversation avait eu lieu à Paris quelques jours avant la déclaration de la guerre d’Orient. Chacun de nous suivit sa destinée. Larive continua de faire son cours de philosophie aux élèves de son lycée. Denon travailla avec ardeur à son drame de Caracciolo. Je rejoignis mon port, et le lieutenant Féraud, qui venait de permuter avec un officier de ligne, partit avec son régiment pour Constantinople. C’était un acte d’indiscipline dont il s’était rendu coupable dans sa jeunesse qui avait empêché le lieutenant Féraud d’avancer. Sans la guerre, cet homme si intelligent et si brave serait resté lieutenant toute sa vie. Mais en Crimée il regagna rapidement le temps perdu. On reconnut en lui un de ces rares officiers dont le corps se bat avec fureur, et dont l’esprit reste au feu plein de lucidité, de ressource et de sang-froid. À Inkerman, il fut nominé capitaine ; à la prise du Mamelon Vert et au 18 juin, il gagna ses épaulettes de chef de bataillon et fut fait officier de la Légion d’honneur. Au mois de juillet, j’arrivais moi-même en Crimée, et je fus détaché à terre aux batteries de siège des attaques de droite. Ce fut alors que je revis le commandant Féraud. Je le trouvai changé, mais à son avantage. Ses grands yeux bleus, doux et énergiques à la fois, avaient un limpide regard, Son visage s’était éclairci, et sa bouche souriait volontiers sous son épaisse moustache. Je lui fis mes compliments sur sa belle santé et sur son avancement.

« C’est la poudre, me répondit-il, qui a fait tout cela. Mais, ajouta-t-il avec gaieté, ce n’est pas la poudre de mes petits flacons.

– Vous avez donc rompu, lui dis-je, avec l’amanite, l’aconit-napel, le gaz hilarant et l’opium.

– Complètement, fit-il. La vie artificielle du cerveau, voyez-vous, n’est bonne que pour les gens qui s’ennuient. Mais, quand on a des émotions véritables, on n’a plus besoin de s’en procurer de factices. Ah ! la guerre est une belle chose. Elle fait vivre à pleine poitrine, à plein cœur. Les rêves les plus fantasques ne valent pas la fiévreuse réalité du danger. Les globes de feu qui voltigeaient autour de notre ami Larive se compareraient mal à la bombe qu’on voit monter avec lenteur dans le ciel en décrivant sa gracieuse parabole, et qui, arrivée au point extrême de sa course, s’abat avec la rapidité de la foudre au milieu de la tranchée. Les lances de flamme de ces démons courent et frappent moins vite que les obus lorsque, semblables, avec leur aigrette rouge, aux messagers de mort des ballades allemandes, ils ricochent la nuit en bondissant et s’élancent vers leur proie. Le « garde-à-vous » sonné dans les ténèbres retentit bien autrement à l’oreille que le monotone concert des séraphins sur leurs harpes d’or. Les embuscades à quelques pas de l’ennemi, les sorties des Russes, le crépitement de la fusillade, l’enivrement de la lutte, bien mieux que les jouissances extatiques, font vibrer les fibres de notre être les plus nobles, les plus généreuses, les plus intimes. Et enfin, puisqu’on ne peut vivre ici-bas sans aimer, on a pour ses soldats, pour ces grands enfants qui vous aiment, eux aussi, et meurent en vous souriant, cette large et puissante affection des hommes forts entre eux, qui laisse loin derrière elle les mièvres et égoïstes tendresses de l’amour des femmes.

– Ah ! commandant, que vous ont fait les femmes ?

– Rien, mais peut-être n’en ai-je jamais trouvé qui m’aimassent comme j’aurais voulu être aimé. »

Notre camp de marins était établi à Inkerman, et le régiment du commandant Féraud était près du moulin. Nous étions voisins, par conséquent, et nous nous voyions souvent. Le soir surtout, tandis que la musique exécutait ses symphonies, nous aimions à nous asseoir sur le banc du gourbi, et à nous reposer de la chaleur accablante du jour, tout en contemplant le feu d’artifice qu’on tirait à Sébastopol. La conversation du commandant était grave et enjouée tour à tour. Il était fier de sa nouvelle vie. Il regrettait seulement qu’elle fût venue aussi tard.

« Que vous importe, lui disais-je, vous serez colonel à la première affaire, et, si la guerre se prolonge, vous deviendrez général.

– Je l’espère bien », me répondit-il.

Le jour de l’assaut arriva enfin. La veille au soir, le 7 septembre, en relevant d’un accès de fièvre – j’avais contracté, depuis quelque temps, les fièvres d’Inkerman – j’allai voir le commandant Féraud. Je ne le trouvai pas sous sa tente ; mais, comme je me sentais un peu faible, je me couchai sur son lit. Je commençais à m’assoupir lorsqu’il entra.

« Hé bien, mon cher enfant, me dit-il, c’est pour demain. »

Les deux autres chefs de bataillon et le chirurgien-major vinrent dîner avec nous. Le repas fut sérieux, et on se sépara de bonne heure. Chacun sans doute, en prévision de la mort qui pouvait le frapper le jour suivant, avait quelques dernières dispositions à prendre. Le commandant Féraud et moi nous restâmes seuls. Le commandant rebourra sa pipe et resta quelques instants silencieux.

« Ils sont heureux ceux-là, dit-il enfin ; s’ils meurent, quelqu’un les pleurera, tandis que moi...... »

Il n’acheva pas, se mit à sourire et me tendit la main. « Bah ! je suis injuste ; vous penserez bien quelquefois à moi, mon ami ?

– Je penserai toujours à vous, commandant. C’est vous, au contraire, qui n’aurez peut-être plus le temps de penser à moi quand vous serez colonel et général.

– Moi, général ! mais je serai tué demain !

– Quelle idée vous prend là ?

– Vous vous rappelez, dit-il sans répondre à ma question, le récit que je vous ai fait, il y a à peu près deux ans à Paris, de la singulière vision que j’avais eue autrefois au Val-de-Grâce, sous l’influence de la belladone ? Hé bien, quoiqu’il y ait longtemps de cela, j’ai toujours pensé à cette femme du grand louvetier. Elle était si admirablement belle, et d’une beauté si séduisante et si sympathique ! D’ailleurs, elle ne m’était point tout à fait inconnue. Il me semblait que je l’avais déjà vue, mais où, à quelle époque, dans quelle circonstance, il m’eût été impossible de le dire. Ce n’est que tout dernièrement, et à force de plonger dans mes souvenirs, que je me suis rappelé. Autant qu’une femme de vingt ans peut se comparer à une enfant de dix, ma belle au bois dormant ressemblait à une pauvre et jolie petite fille que j’avais beaucoup aimée lorsque j’étais jeune, et qui est presque morte dans mes bras. Alors j’ai éprouvé un vif désir de revoir cette enfant dans tout l’éclat de la jeunesse et de l’amour telle que m’était apparue la femme du grand louvetier, et je me suis imaginé que je réussirais en prenant de nouveau de la belladone. J’en ai donc pris avant-hier.

– Et vous avez réussi ?

– Oui ; mais au lieu de revoir une belle dame voluptueusement couchée dans un lit à colonnes et bercée par d’heureux songes, j’ai vu une jeune fille vêtue de blanc, un peu pâle quoique souriante, qui a fixé sur moi un doux et profond regard. Elle m’a fait signe de la suivre et m’a conduit aux batteries noires que je dois précisément attaquer demain. Là, je me suis trouvé tout à coup au milieu de la fusillade et environné de Russes. J’ai eu cependant le temps de chercher des yeux l’apparition, qui s’effaçait à demi dans un nuage de poudre et de fumée, mais qui me disait très distinctement : « À bientôt, mon ami. » Vous voyez qu’en fait de présages de mort, celui-là est aussi clair que possible. »

Je ne répondis pas grand-chose au commandant, et je le quittai peu après avec de tristes pressentiments. Je revins au camp le cœur serré. La nuit était obscure, et un grand vent tourbillonnait autour des tentes. Çà et là, on voyait la lueur d’une lampe vaciller sous la toile. C’était quelque officier qui veillait et écrivait à sa famille. Pour tous l’heure était solennelle, car on ne pouvait se faire illusion sur le combat de géants qui allait se livrer le lendemain. De tous ces hommes qui, dans les deux camps, étaient en ce moment pleins de force et de vie, vingt mille devaient, avant qu’une autre nuit fût arrivée, s’endormir d’un éternel sommeil sur le champ de bataille. Mais c’est là le destin de la guerre, et il n’y a qu’à s’incliner devant lui et à attendre son bon plaisir. Le lendemain, à midi, je pus voir, de ma batterie, le commandant Féraud s’élancer des tranchées avec son bataillon et courir à l’assaut du Petit-Redan. Il n’y avait que quatre-vingts mètres à franchir, mais c’est déjà trop pour qu’on puisse échapper à une décharge. La mitraille russe frappa le bataillon aux deux tiers de sa course, et le fit flotter sur lui-même comme atteint d’ivresse. Le commandant Féraud enleva ce qui restait de ses hommes, et disparut avec eux derrière les ouvrages ennemis. Malheureusement, au bout de quelques minutes, le bataillon fut ramené. Nous vîmes nos soldats repasser par les embrasures ou par la crête des épaulements, et se laisser glisser le long des talus, sur le penchant et à l’abri desquels ils se mirent à tirailler. Mais, si avidement que je le cherchasse au milieu d’eux, je n’aperçus plus le commandant Féraud.

En ce moment, où la douloureuse émotion d’assister au combat sans en partager les dangers nous oppressait le cœur, nous eûmes à tirer sur des vapeurs qui s’approchaient de la côte pour prendre en flanc nos colonnes massées au Mamelon Vert et dans la gorge de Malakoff. Je descendis de mon observatoire pour surveiller le tir, et je cessai de suivre les péripéties de la lutte qui se continuait aux batteries noires. Le soir, vers huit heures, de même que j’étais revenu la veille de la tente du commandant Féraud à Inkerman, je retournai de la batterie au camp. Le vent s’était apaisé, la nuit était calme et silencieuse. Ce silence me semblait étrange, tant j’étais habitué, depuis trois mois, à entendre chaque nuit le bruit de la fusillade et du canon. Je me dirigeais tout pensif vers un feu qu’entretenait une sentinelle avancée. Je marchais dans l’ombre, de sorte que le soldat ne me vit que lorsque je fus à trois pas de lui. Il bondit sur ses pieds en brandissant une hache et en me criant : – Qui vive ? – Je lui répondis : – Officier. – Et je passais quand, à la lueur de la flamme, je lus sur les boutons de sa capote le numéro de son régiment.

Ce ne fut qu’en tremblant que je me décidai à l’interroger :

« A-t-on des nouvelles du commandant Féraud ? lui demandai-je.

– Oui, me répondit le soldat. Il est mort. »

Pauvre commandant Féraud ! L’apparition ne l’avait pas trompé.

 

 

Henri RIVIÈRE, L’envoûtement et autres contes.

 

 

 

 



1 « Tu es poussière et poussière, tu redeviendras. »

2 De l’écrivain anglais Thomas de Quincey (1785-1859).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net