Le bâton fleuri
par
Jean-Marie ROUGÉ
Dans Plessis-lez-Tours, Louis XI meurt lentement... Il a consulté les médecins les plus doctes, mais personne n’a donné un jour de calme au roi...
Amaigri, courbé, toujours frileux, les yeux caves sous son chapeau de feutre surmonté de madones d’argent, le maître de la France n’est plus qu’un fantôme.
Des visions terribles hantent son esprit. Fait-il quelques pas, aidé par Coictier, il s’écrie : « Je marche sur des cadavres ! je les écrase ! Ah ! la vision est atroce ! » Ouvre-t-on un vitrail ? là-bas, au plus haut poirier de bon-chrétien ou aux branches les plus grosses d’un mûrier, il lui semble qu’un pendu se balance...
« Nostre maistre, dit Olivier-le-Daim, ces arbres sont bien petits !
– Par Notre-Dame d’Embrun ! c’est vrai, » répond Louis, puis il retombe dans de longues méditations. Le corps replié sur sa chaire à haut dossier sculpté, le menton dans la paume de la dextre, il rêve... Son regard erre au loin, vague comme celui d’un grand lévrier. »
Rien ne peut distraire Louis XI. Devant lui, des chiens habillés en soldats exécutent de vaines cabrioles. Seuls, deux Maures de sa garde l’intéressent par leur acrobatie.
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C’est l’hiver. Plessis-lez-Tours prend son vêtement de givre. Pommiers et poiriers sont fleuris de blanc. La neige cache trappes et trébuchets. Près du Cher, rivière qui baigne le Jardin de France, on voit, de la tour du Plessis, un petit point noir et mobile parmi la blanche campagne.
« Bonne Vierge de Cléry ! c’est François de Paule qui se promène, dit le roi. Allez quérir, de suite, l’ermite des Calabres, mon hôte ! »
Un garde écossais enfourche son cheval, et l’ermite François entre, peu après, dans la grande salle du château.
Il est grand et maigre. Sous la capuce, ses yeux noirs reflètent une vision intérieure. Une longue barbe blanche tombe sur son scapulaire qu’une corde de lin retient à la taille. Il s’avance, les pieds nus. Sa main droite tient un petit bâton d’aubépine. Sa senestre reste inerte le long de son vêtement de bure.
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La grande salle du château, avec sa cheminée à hotte, ses landiers énormes en fer forgé et sa charpente en forme de nef présente un aspect à la fois étrange et grandiose. Baux lévriers blancs sont couchés devant l’are où flamboie une bûche de chêne. Une chaire gothique dont les sculptures représentent une chasse aux sangliers, des escabelles, un dressoir où rutile aux lueurs crépitantes des torchères, l’or du vaisselier, forment le mobilier royal. En la chaire, assis sur un coussin en soie de Tours, coiffé du chaperon aux madones d’argent, le grand collier de Saint-Michel au cou, Louis, roi de France, onzième du nom, est penché comme un fauve qui attend une proie.
Sa longue main osseuse soutient son imberbe menton.
Aux pieds du roi, devant ses longues poulaines, un petit basset joue, cependant que quatre archers écossais aux plaids sombres veillent sur sa Majesté.
François de Paule s’avance, lentement faisant sonner, de son bâton d’aubépine, les carreaux fleurdelisés de la grande salle.
À la vue de l’ermite, dès que la portière en tapisserie est tombée, le roi prend place derrière un large paravent de cuir rouge et Olivier le Daim dit :
« Pourquoi tes prières n’ont-elles pas apporté un soulagement à nacre bien-aimé seigneur ?
– Dieu seul est maître, dit François.
– Que doit faire le roi ? demanda Coictier.
– Prier.
– Mais il prie du matin à la vesprée !
– Prie-t-il bien ?
– Ah ça ! dit le roi en quittant le siège qu’il occupait à l’arrière du paravent, ah ça ! François le Calabrais, tu me la bailles belle ! prends-tu ma tête, comme le fit mon astrologue défunt, pour un casque vide ?
– Roi très chrétien, pensez à votre âme !
– Mon âme est en peine, François, guéris-moi, ajoute Louis XI, adouci soudain.
– Priez !
– Mais les chapelets se suivent en mes doigts, et je plie plusieurs fois le jour mes genoux tremblants devant le reliquaire de sainte Catherine d’Alexandrie, et, par pénitence, j’ôte mon couvre-chef pour prier devant vous, ô mes chères Madones !
– Sire, il faut prier à genoux sur la terre dure !
– Tu me railles, François, je te ferai pendre !
– Vous avancerez mon jugement et le vôtre !
– Je te ferai pendre aujourd’hui..., à moins d’un miracle...
– Le roi de France ne peut rien sur mon âme ; il ne peut la persuader, pas plus que moi, être faible, je ne puis faire fleurir ce bâton noueux sans racine, sans sève, et détaché de sa souche...
– Que pensez-vous, Olivier et Coictier ? dit le roi. Mais... voilà le miracle tout indiqué ; François fera fleurir ce bâton, près de son ermitage, au bord du Cher... Qu’on attelle à ma litière mes deux mules les plus lentes..., et j’irai, ma foi ! avec compère Tristan, voir fleurir ton bâton, ô François ! »
L’ermite de la Calabre, entendant le propos du roi, sort appuyé sur son bâton.
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Un pâle soleil éclaire les allées du Plessis. Le château montre ses hautes murailles, sa chapelle et ses trois portes ouvrant sur la grande cour d’honneur.
Porté en litière, Louis XI, escorté d’archers et précédé de Tristan, gagne l’ermitage de François. Ce dernier est en prière, quand le roi et sa suite font halte devant la cabane surmontée d’une croix.
« Le roi vous ordonne de faire un miracle, dit Tristan.
– Chevalier, je n’ai rien à répondre.
– Le roi veut un miracle !
– Dieu seul peut l’accomplir.
– Mon maître exige une preuve de la force spirituelle...
– Ma force, c’est la prière...
– Le roi de France veut un miracle ! Il n’a pas quitté sa grande salle bien chauffée pour te voir, seulement. Opère le miracle sur-le-champ, ou je t’apprendrai ce que mon bourreau habituel sait faire. Prends ta canne, fiche-la en terre ici, devant ta cabane, et, comme tu l’as dit au roi, fais fleurir le vieux bois...
– J’ai dit au roi le contraire !
– Tu mens !
– Non, messire.
– Vois, le rideau de la litière s’agite un peu, le roi s’impatiente ! »
Lors, François saisit son bâton de pèlerin et rudement le plante dans le sol.
Aussitôt il devint épineux et fleurit tout blanc Comme Une aubépine ?
Le rai avance son visage méfiant entre les deux rideaux de sa litière et regarde. Il voit la floraison miraculeuse, et ses petits yeux gris s’illuminent.
François prie avec ardeur. Émerveillé, Tristan s’approche du bâton la main tendue ; mais deux longues épines lui piquent les doigts, le sang coule, et la neige, sur la torrs, se tache de gouttelettes pourpres.
Jean-Marie ROUGÉ, Histoires du jardin
de la France, Mame, 1943.
Note de l’auteur : Le bâton du Calabrais, ajoute la légende tourangelle, a poussé des racines. Suivant les dires traditionnels, c’est un buisson d’épine « blanche » qui fleurit près de Tours, aux bord du Cher au lieu dit « Saint François ».