Le bois de l’ange
par
Jean-Marie ROUGÉ
I
Sur le sommet d’une colline, le château féodal élève ses tours massives que surmonte un donjon. Les douves profondes entourent les murs épais. Une rivière roule ses eaux au bas du coteau. Les saulaies échevelées se mirent dans la nappe liquide, et des bois, de-ci de-là, montrent des sapins, des chênes et des bouleaux. Sur un sentier rocailleux, un cavalier armé de pied en cap monte vers le fort. La silhouette bientôt grandit, et le veilleur du château en l’apercevant s’écrie : « Aux armes ! aux armes ! »
Devant le pont-levis qui est relevé, le cavalier inconnu s’arrête au bord de la douve, tirant d’un olifant quelques sons rauques et prolongés ; il s’écrie : « Ouvrez ! de par le Seigneur Dieu ! »
Aussitôt le pont-levis s’abaisse, et le cavalier entre dans le château.
Un page prend la bride du cheval, cependant qu’un écuyer aide l’inconnu à descendre de sa monture essoufflée.
Le chevalier est aussitôt introduit près du seigneur, et, à voix basse, ils délibèrent entre eux. Que se disent-ils ? Quelle est la mission dont est chargé le nouveau venu ? Est-ce un envoyé du roi ? Est-ce un complot qui se trame ? un ordre qui se donne ?
Quelques servants aux écoutes ont entendu cette fin de phrase : « Pierre l’Ermite nous l’enseigne, et Dieu le veut. »
II
Dans le château, par un beau matin de printemps, tout semble pris d’une activité inaccoutumée. Des laquais ont ouvert les portes des chambres et préparé la plus grande table de la plus vaste salle, comme pour un festin. Mais il n’y a ni venaison, ni fruits, ni fleurs aucunes en ce lieu des agapes seigneuriales. Seulement, le vieux chapelain est venu bénir un pain frais et le vin tenu dans les hanaps d’argent.
Quelle est donc la mystérieuse fête qui s’annonce ? Pour qui ces préparatifs ? Le vieux chapelain regarde soudain l’entrée de la salle où passe le seigneur suivi de la dame de céans, de ses enfants et des nombreux teneurs de fiefs dont il est le suzerain.
Les enfants et leur mère semblent d’une tristesse profonde. Et le dernier rejeton de la lignée seigneuriale mêle ses sanglots aux pleurs de sa mère. Le chapelain récite la prière consacrée aux voyageurs et il implore la clémence divine. Alors un serviteur apporte une longue tunique blanche portant au centre une croix rouge. On en revêt le seigneur, et c’est un nouveau chevalier de la Croix, un croisé, qui va partir pour les pays d’Orient vers le tombeau du Christ.
Ayant fait ses adieux à sa famille et à tous ceux qui relèvent de sa dignité temporelle, le seigneur monte à cheval, suivi de son écuyer et de deux hommes d’armes, et bientôt, du faîte élevé du donjon, on n’aperçoit plus les silhouettes des rapides voyageurs.
III
Dans le port d’Aigues-Mortes, une nef, avec son châtelet et ses deux mâts aux voiles blanches, arme pour traverser la mer immense où bientôt la caravelle va voguer au gré des vents.
Le seigneur est là dans sa maison flottante où ses hommes d’armes et ses chevaux sont abrités aussi. Des vivres et des barils d’eau douce complètent la cargaison. On fait route vers le port de Jaffa, terre lointaine d’où partiront les croisés pour la Jérusalem sainte.
Mais a-t-on bien compté avec les vents contraires et les tempêtes ? Ne va-t-on pas craindre Charybde et Scylla ? et les courants dangereux ? et l’Etna, cette forge de Vulcain vengeur ?
Combien de jours la nef va-t-elle fendre la mer calme ou furieuse ? Ne va-t-on point être entraînés loin de la route à suivre, et quelque barbaresque ne viendra-t-il pas livrer combat en mer à la nef légère ?
Ainsi pensait le seigneur croisé.
Enfin, après de longs jours et des nuits sombres, éclairées seulement par la torchère de l’esquif, on aborda au port tant désiré.
À peine amarré au bas de l’échelle marine que va gravir lentement le seigneur, une foule de gens, les uns vêtus à l’orientale, las autres portant des habits des insulaires de l’île de Malte et de Chypre, se précipitent sur le pont du navire. Ceux-ci débarquent les chevaux, ceux-là s’emparent de caisses lourdes et d’outres pleines de vin de France ; et bientôt toute la cargaison et ceux qui montèrent la nef quittent l’embarcation, où seuls restent les mariniers.
Par des ruelles sombres, étroites et tortueuses, le chevalier, suivi de ses fidèles servants, gagne la citadelle qui, formidable, regarde la mer et semble dominer le désert proche. Tel est encore aujourd’hui, dans une région voisine, le célèbre « Krak des Chevaliers ».
Le soir venu, le chevalier, après avoir bu l’hydromel de la bienvenue, s’en est allé seul sur la plus haute des tours. Les dernières lueurs d’un crépuscule ardent caressent la surface aplanie de la mer. Un calme mystérieux s’étend sur toutes choses. Ce silence qui l’entoure ne serait-il pas pour le guerrier du Christ un dernier moment de douceur précédant des instants plus agités, des privations, des souffrances ? Soudain il lui semble alors revoir, entre deux rayons du couchant attiédi, son château parmi les bois. Des êtres qui lui sont chers animent cette image, qui peu à peu rentre dans le mystère des flots et disparaît.
IV
Dans le grand désert, à l’arrière d’une petite dune de sable, une troupe de croisés attend l’heure du combat.
Là se rassemble la fleur de la Chevalerie française. Jeunes et vieux, sous l’armure pesante et la cote de mailles, lances en avant, la visière du heaume baissée, ils foncent sur l’ennemi qui s’est approché.
Les Sarrasins aux chevaux qui caracolent agitent leurs cimeterres et vocifèrent bruyamment.
« Montjoie Saint-Denis ! » s’écrient les Francs ; et le heurt des sabres courbes sur les longues lances, le hennissement des chevaux, le frôlement des armures, le bruit des étriers froissés, retentissent dans le désert, où le nautisme des horizons semble contraster.
Le combat continue : ici, un cheval sans cavalier s’enfuit ; là, tombé de sa monture, un croisé reste inerte sous son vêtement de fer. Plus loin, des infidèles frappés à mort gisent sur le sable ensanglanté. Qui va gagner bataille ? qui l’emportera ? La croix du Christ ou le croissant de Mahomet ?
La lutte est imprécise. Alors le seigneur chevalier, flanqué de ses deux suivants et précédé de son écuyer, s’élance dans la mêlée et défie en combat singulier le chef de la troupe adverse. Il va pourfendre le Maure, quand un Sarrasin décoche à son cheval une flèche meurtrière, et la bête et son cavalier roulent sur le sol.
V
Terrifiés, les croisés battent en retraite après avoir combattu avec courage, mais dans une lutte inégale pour le nombre.
Le chevalier reste seul, étendu roide dans le sable. Des Sarrasins se précipitent sur ce gisant, mais ils s’enfuient au plus vite en le laissant comme mort, ennemi sans intérêt pour eux, puisqu’il n’y a point de rançon pour trépassé.
Et la mort n’est pas venue fermer les yeux et clore le cœur du chevalier désarçonné. Mais alors que sa pensée est encore tout entière en son cerveau, que garde le casque de fer, le chevalier est en grande pitié de lui-même. Ne pouvant plus remuer ni dans sa cuirasse, ni dans ses jambarts, ni dans ses brassards qui l’ont blessé lors de sa chute, il recommande son âme au Ciel, à son Ange gardien surtout : « Bon Ange de Dieu, dit-il, ayez-moi en bon secours. Ne reverrai-je donc plus ma dame si douce et bonne, et mes enfants jolis, et le castel de mes pères ? Si je dois, en purgatoire, expier mes fautes, donnez-moi, ô mon bon Ange, la joie de revoir, ne serait-ce qu’un instant, ce que j’aime tant sur la terre périssable. Prenez-moi en vos bras invisibles. »
VI
... Et c’était au temps des Rogations. Le vieux chapelain, la dame et les enfants et de nombreux manants du voisinage s’en allaient en procession jusqu’à la petite croix du bout d’un sentier qui se perdait parmi les bois, et l’on entendait alors : « Omnes sancti Angeli et Archangeli », et les voix d’enfants répondaient : « Orate pro nobis. »
Tout à coup une autre voix redit dans la chênaie le même répons des litanies. Le cortège s’arrête, surpris et comme effrayé. Deux paysans s’aventurent vers le fourré d’où semble partir la voix : « Grand Dieu, dit l’un d’eux, c’est messire notre maître. » Et l’on se précipite. C’est à n’en pas croire ses yeux !
« Il vit », dit la dame. « Il est là, notre père », disent les enfants. « Gloire à Dieu ! » ajoute le chapelain.
« C’est miséricorde divine, murmure le seigneur, car c’est mon bon Ange qui, me sortant des ombres de la mort, m’a porté à travers les espaces jusqu’à vous. C’était mon ultime désir avant de mourir de soif et de faim, seul dans le désert affreux, où, sentant ma dernière heure approcher, je recommandai mon âme à l’Ange qui veille sur moi depuis mon berceau.
« De cette grâce remerciant Dieu, je désire en fixer le souvenir en appelant, pour les générations futures, le coin de cette forêt : le Bois de l’Ange. »
Jean-Marie ROUGÉ, Histoires du jardin
de la France, Mame, 1943.